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Tunisie : 15 recommandations pour l’éradication de la torture

Tunisie : 15 recommandations pour l’éradication de la torture
 
Malgré les promesses de changement formulées par le gouvernement provisoire, le phénomène tortionnaire en Tunisie demeure très préoccupant. Les agents des forces de l’ordre suspectés de crimes de torture sont toujours en liberté et, pour la plupart, en exercice et le recours à la torture est, aujourd’hui encore, une pratique courante.. Si les déclarations du gouvernement tunisien concernant lutte contre la torture sont encourageantes, elles doivent s’accompagner de réformes institutionnelles et législatives en profondeur.

Fruit d’un travail de réflexion mené dans la suite de la révolution, l’ACAT-France, l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), Liberté et équité, la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH) et l’Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT) publient aujourd’hui un document présentant 15 recommandations au gouvernement tunisien pour mener à bien la lutte contre l’impunité et l’éradication du phénomène tortionnaire :

1. Adopter un décret reconnaissant le recours massif à la torture sous le régime de Ben Ali
2. Créer des chambres spécialisées dans le traitement des crimes graves commis par des agents publics
3. Préserver les archives
4. Prévoir la responsabilité pénale des commanditaires et complices du crime de torture
5. Prévoir l’imprescriptibilité du crime de torture
6. Adopter un mécanisme national de prévention de la torture
7. Introduire le crime de disparition forcée dans le droit pénal tunisien
8. Permettre la révision des procès ayant pris en compte des aveux prononcés sous la contrainte
9. Suspendre le délai de prescription de l’action publique
10. Contraindre le juge à enquêter à charge et à décharge
11. Donner la possibilité aux avocats de témoigner dans les affaires de mauvais traitements et de torture
12. Permettre aux associations de défense des droits de l’homme de se constituer partie civile dans les procès pour atteintes aux droits de l’homme
13. Créer un fonds d’aide juridictionnelle
14. Créer un fonds d’indemnisation des victimes
15. Créer un organisme d’assistance médicale, psychologique et sociale aux victimes

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À Tunis et Paris, le 18 avril 2011

ORGANISATIONS SIGNATAIRES
Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP)
Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT)
Liberté et équité
Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH)
Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT)
Sous la coordination de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France) 

15 RECOMMANDATIONS CONCERNANT LA LUTTE CONTRE L’IMPUNITÉ ET L’ÉRADICATION DU PHÉNOMÈNE TORTIONNAIRE EN TUNISIE
 

L’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France), l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), l’association Liberté et équité, la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH) et l’Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT) félicitent le peuple tunisien pour son courage dans la réalisation d’une révolution pacifique et salutaire qui a mit fin à 23 ans de dictature au cours desquels la torture et les mauvais traitements ont été utilisés massivement comme méthode d’enquête à part entière et comme moyen de museler l’expression de toute opinion politique ou religieuse jugée dissidente.

Les associations signataires du présent manifeste saluent les déclarations du gouvernement provisoire tunisien appelant à lutter contre l’impunité des graves crimes commis pendant le règne de Ben Ali et à éradiquer le phénomène tortionnaire. L’amnistie générale des prisonniers d’opinion, décrétée le 16 février dernier, est une mesure significative dans la mise en oeuvre de ces déclarations. Il ne s’agit cependant que d’une première étape sur le long chemin à parcourir pour rendre justice aux nombreuses victimes de la dictature et s’assurer que de telles exactions ne se reproduisent jamais.

Les associations et les victimes qu’elles représentent s’inquiètent du fait que les agents des forces de l’ordre suspectés de crimes de torture sont toujours en liberté et, pour la plupart, en exercice et que le recours à la torture demeure aujourd’hui encore une pratique courante. Les autorités tunisiennes doivent immédiatement faire cesser cette pratique et prendre les mesures nécessaires pour en sanctionner les auteurs.

Dans ce but et afin d’accompagner le gouvernement provisoire dans la mise en place d’un régime démocratique respectueux des libertés fondamentales des citoyens, les associations signataires lui adressent les recommandations suivantes :

1 – Adopter un décret reconnaissant le recours massif à la torture sous le régime de Ben Ali
Le gouvernement provisoire devrait, dans les plus brefs délais, adopter un décret reconnaissant le recours massif à la torture par les forces de sécurité sous le régime de l’ex-président Ben Ali et demandant officiellement pardon au peuple tunisien pour les exactions perpétrées.

2 – Créer des chambres spécialisées dans le traitement des crimes graves commis par des agents publics
Des chambres spécialisées dans le traitement des crimes graves commis par des agents publics ou par toute autre personne agissant à titre officiel ou à l’instigation ou avec le consentement exprès ou tacite d’agents publics devraient être créées au sein des tribunaux de première instance des principales villes de Tunisie. Ces chambres spécialisées devraient être à même de fonctionner dès la prochaine rentrée judiciaire. Elles auraient à connaître des crimes suivants :
- tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
- disparitions forcées
- arrestations et détentions arbitraires
- exécutions sommaires, arbitraires ou extrajudiciaires
Seuls des magistrats, procureurs et agents de police judiciaire indépendants et spécialisés pourraient connaître de ce type de crimes. Des garanties institutionnelles devraient être mises en place pour assurer que ni les juges, ni les procureurs, ni la police judiciaire ou tout autre agent public oeuvrant à la lutte contre l’impunité ne subissent de pression dans l’exercice de leur fonction. A cet égard, l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature apparaît comme un préalable indispensable à une bonne administration de la justice.

3 – Préserver les archives
Les autorités tunisiennes compétentes devraient immédiatement adopter des mesures de préservation des archives des forces de sécurité, des tribunaux et de l’administration pénitentiaire. Certaines de ces archives pourront constituer des preuves ou éléments de preuve essentiels dans les procès pour torture.

4 – Prévoir une réforme du Code pénal relative à la responsabilité devant le crime de torture
L’article 101 bis du Code pénal relatif au crime de torture *1 devrait être amendé de sorte à prévoir la responsabilité des commanditaires et des complices de torture.

5 – Prévoir l’imprescriptibilité du crime de torture
Une loi devrait être adoptée prévoyant l’imprescriptibilité du crime de torture.

6 – Adopter un mécanisme national de prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Après avoir ratifié le Protocole facultatif se rapportant à la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le gouvernement provisoire devrait établir un système de visites régulières, effectuées par des organismes internationaux et nationaux indépendants, sur les lieux où se trouvent des personnes privées de liberté, afin de prévenir la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

7 – Introduire le crime de disparition forcée dans le droit pénal tunisien
Cette mesure est essentielle à la mise en oeuvre de la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées et à la répression du crime de disparitions forcées qui a déjà fait plusieurs dizaines de victimes ces dernières années.

8 – Permettre la révision des procès ayant pris en compte des aveux prononcés sous la contrainte
L’article 277 du Code de procédure pénale *2 devrait être amendé pour inclure le cas de prise en compte des aveux prononcés sous la contrainte à la liste des erreurs de faits permettant la révision d’un procès.

9 – Suspendre le délai de prescription de l’action publique
Le gouvernement provisoire devrait adopter un texte généralisant et systématisant l’application de l’article 5 du Code de procédure pénale*3 relatif à la suspension du délai de prescription de l’action publique, afin de suspendre les délais de prescription pour les personnes qui ont été victimes de crimes graves perpétrés par des agents publics, avant le 14 janvier 2011. Il est indéniable que sous le régime de l’ex-président Ben Ali, l’institution judiciaire ne présentait pas les garanties d’indépendance et de sérieux nécessaires à la poursuite des auteurs de tels crimes. Depuis la révolution, plusieurs victimes de torture ont essayé de porter plainte contre leurs tortionnaires pour des actes commis dans les années 90 et se sont vu opposer un refus pour dépassement du délai de prescription. Un tel empêchement constitue un obstacle majeur et inadmissible à la lutte contre l’impunité.

10 – Contraindre le juge d’instruction à enquêter à charge et à décharge
L’article 199 du Code de procédure pénale *4 devrait être amendé pour prévoir la nullité des actes ou décisions contraires à l’obligation fondamentale du juge d’instruction d’enquêter à charge et à décharge. Cette obligation a été massivement violée sous l’ancien régime, les allégations d’extorsion d’aveux sous la contrainte n’ayant jamais été prises en compte.

11 – Donner la possibilité aux avocats de témoigner dans les affaires de mauvais traitements et de torture
Dans le respect de l’article 100 du Code de procédure civile et commerciale *5, la possibilité devrait être donnée aux avocats de témoigner dans des affaires de mauvais traitements et de torture. Les avocats sont en effet parfois les seuls à pouvoir témoigner des tortures subies par leurs anciens clients, lorsque ces derniers sont restés en détention après avoir été torturés et n’ont ainsi pas pu bénéficier d’une expertise médicale.

12 – Permettre aux associations de défense des droits de l’homme de se constituer partie civile
Comme le droit tunisien le prévoit, les juridictions devraient permettre aux associations tunisiennes de défense des droits de l’Homme de se constituer partie civile dans les procès pour tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, disparitions forcées, arrestations ou détentions arbitraires et exécutions sommaires, extrajudiciaires ou arbitraires.

13 – Créer un fonds d’aide juridictionnelle
Le gouvernement provisoire devrait aussi créer un fonds d’aide juridictionnelle pour les victimes et les auteurs des crimes graves énoncés ci-dessous et pour les témoins qui seraient amenés à témoigner, à charge ou à décharge, dans les procès concernant ces crimes. Ce fonds servirait principalement à rémunérer les conseils des victimes et des suspects, lorsque ceux-ci n’en ont pas les moyens, et à indemniser les témoins pour les frais que leur témoignage au procès pourrait occasionner. Par ailleurs, les victimes et leurs témoins devraient bénéficier d’une protection efficace contre toute tentative d’intimidation et autres formes de pression qui pourraient être exercées à leur encontre dans le cadre du procès.

14 – Créer un fonds d’indemnisation des victimes
Le gouvernement provisoire devrait créer un fonds d’indemnisation des victimes des crimes énoncés ci-dessus. Ce fonds indemniserait les victimes qui ne peuvent obtenir des dommages et intérêts des auteurs du crime, parce que ceux-ci ne sont pas connus, ne sont pas solvables ou pour toute autre raison indépendante de la volonté de la victime.

15 - Créer un organisme d’assistance médicale, psychologique et sociale aux victimes
Enfin, la réparation morale accordée aux victimes, à travers la reconnaissance des crimes subis, et la réparation matérielle, à travers notamment l’indemnisation, doivent nécessairement s’accompagner d’une prise en charge médicale. Les autorités tunisiennes compétentes devraient ainsi créer un organisme de réhabilitation des victimes qui fournirait à ces dernières une assistance médicale, psychologique et sociale sans laquelle toute politique de lutte contre l’impunité et de réparation des victimes demeurera incomplète.


 

* 1 Article 101bis du Code pénal : « Est puni d’un emprisonnement de huit ans, le fonctionnaire ou assimilé qui soumet une personne à la torture et ce, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions.
Le terme torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elles ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou lorsque la douleur ou les souffrances aiguës sont infligées pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit. »

* 2 Art. 277 du CPP : « La révision n’est ouverte que pour la réparation d’une erreur de fait commise au détriment d’une personne condamnée pour un crime ou un délit.
Cette révision peut être demandée, quelle que soit la juridiction qui a statué et la peine qui a été prononcée :
- 1. lorsque, après une condamnation pour homicide, sont produits des pièces ou éléments de preuve dont résultent des indices suffisants de l’existence de la prétendue victime de l’homicide ;
- 2. lorsque, après une condamnation, une nouvelle décision condamne pour le même fait un autre accusé ou prévenu et que les deux condamnations ne pouvant se concilier, leur contradiction établit la preuve de l’innocence de l’un ou de l’autre des condamnés ;
 - 3. lorsqu’un des témoins entendus a été, postérieurement à la condamnation, poursuivi et condamné pour faux témoignage contre l’accusé ou le prévenu ; le témoin ainsi condamné ne peut être entendu dans les nouveaux débats ;
 - 4. lorsque, après condamnation, un fait vient à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces inconnues lors des débats sont présentées et sont de nature à établir l’innocence du condamné ou à démontrer que l’infraction commise était moins grave que celle pour laquelle il a été condamné. »

* 3 Article 5 du CPP : « La prescription est suspendue par tout obstacle de droit ou de fait empêchant l’exercice de l’action publique hors celui qui résulte de la volonté du prévenu. »

* 4 Art. 199 du CPP : « Sont annulés tous actes ou décisions contraires aux dispositions d’ordre public, aux règles fondamentales de la procédure et à l’intérêt légitime de la défense.
La sentence qui prononce la nullité en détermine l’étendue. »
Il faudrait améliorer le corpus législatif pour contraindre davantage le juge d’instruction à enquêter à charge et à décharge.

* 5 Article 100 du CPCC : « Les avocats, médecins et autres dépositaires des secrets d’autrui ne peuvent déposer, s’ils ont, à ce titre, connu les faits, objet de la déposition, ou obtenu des renseignements les concernant, même s’ils ont déjà perdu cette qualité, à moins qu’ils n’aient été autorisés à divulguer le secret par ceux qui le leur avaient confié et à condition que leurs statuts particuliers ne le leur interdisent pas. »

 
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