Publié le lundi 13 janvier 2003 | http://prison.rezo.net/extrait-du-rapport-prisons-une/ Extraits du Rapport du Sénat 1999-2000 c) Les malades mentaux : vers la prison-asile Depuis vingt-cinq ans, une véritable révolution s’est opérée : le credo de la psychiatrie moderne est désormais " d’ouvrir " les hôpitaux psychiatriques. Les possibilités offertes par les traitements chimiques, la chimiothérapie (psychotropes, anxiolytiques, lithium, antidépresseurs) et la psychothérapie ont permis d’améliorer de manière très importante les soins dispensés. Un malade suivant une chimiothérapie n’est plus considéré comme " dangereux " : il est ainsi mis " en liberté " ... ce qui permet de fermer un lit d’hospitalisation. Le " discours " psychiatrique a connu une révolution parallèle, le malade mental étant considéré comme étant un malade comme un autre. En témoigne une déclaration du Conseil syndical des psychiatres des hôpitaux du 24 septembre 19749(*) : " Le terme même d’anormalité mentale fait référence à une conception caduque de l’aliénation ; il n’y a pas plus d’anormalité mentale qu’il n’y a d’anormalité cardiaque ou gastrique. Il y a seulement des malades qui méritent d’être pris en charge, c’est-à-dire soignés. " Ensuite, il faut rappeler que le phénomène de délinquance est un phénomène second, qui n’est pas lié ontologiquement à l’état de santé mentale du délinquant. Il ne saurait donc être question de bâtir une conception des soins et des systèmes thérapeutiques à partir d’une conduite de délinquance. " Enfin, il est un fait que les soins psychiatriques sont donnés dans des services de soins situés dans le cadre de l’hospitalisation publique ou privée et dans celui des institutions extra-hospitalières qui y sont annexées. " Il ne saurait donc être question d’y modifier fondamentalement la qualité des rapports contractuels qui s’établissent entre les soignants et les soignés, en introduisant des considérations de restrictions des libertés des uns comme des autres. S’il existe un problème de délinquants anormaux mentaux, dont il est compréhensible qu’ils puissent avoir des difficultés à séjourner dans les services pénitentiaires courants, il appartient à l’administration pénitentiaire d’adapter ses propres services à sa propre clientèle. " Ce rôle essentiel est pour le moins paradoxal, puisque la " délinquance ", en tant que telle, ne semble pas les intéresser. " Le psychiatre n’a pas pour vocation de traiter la délinquance. Même si des déterminants psycho-sociologiques ou culturels sont en cause, elle résulte d’un choix au sens sartrien du terme. Elle relève de la sphère privée au même titre que le choix religieux, politique ou sexuel. (...) Un psychiatre ne saurait accepter de prendre quelqu’un en charge thérapeutique pour sa délinquance ".10(*) Par ailleurs, certains psychiatres avouent très clairement les limites de leur spécialité : " La psychiatrie, dès qu’elle se trouve sollicitée, non plus de donner un avis sur l’éventualité de l’état de démence au temps de l’action ou sur la présence d’une pathologie mentale précise et avérée, mais de rendre compte d’une grande partie des conduites d’infraction, se retrouve devant un dilemme. Ou bien elle mesure lucidement les limites de son savoir et aussi de son savoir-faire, mais au prix de décevoir une demande à certains égards légitime et de laisser sans réponse des questions graves, faute d’explications rationnelles fondées sur des connaissances effectives ; ou bien elle dépasse ce qu’elle sait, allant vers un usage sans critique de l’analogie et de l’à-peu-près, c’est-à-dire, au bout du compte, vers un croire savoir et faire croire que l’on sait infiniment préjudiciable à la vérité et à la déontologie. "11(*). La commission a pu constater que ce discours théorique était confirmé, chaque jour, par la pluralité des diagnostics des psychiatres, à propos du même patient : on lui a indiqué dans la " prison-asile " de Château-Thierry, qu’un détenu avait fait l’objet de quatre avis psychiatriques successifs et différents. Un consensus s’est naturellement dégagé sur la nécessité de réformer l’article 64. L’article 122-1 du nouveau code pénal distingue les personnes dont le trouble psychique ou neuropsychique a aboli le discernement, qui ne sont pas pénalement responsables, et celles dont le trouble a altéré le discernement. Cette rédaction permet, contrairement à celle de 1810, de distinguer les " fous " des " demi-fous ". " La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. " La dernière phrase du second alinéa de cet article pourrait laisser entendre que le juge est incité à diminuer la peine, en accordant des circonstances atténuantes. En fait, certaines juridictions y ont vu l’opportunité d’appliquer une peine plus lourde. La commission tient à rappeler que le Sénat, lors de la discussion du code pénal, avait proposé une solution différente, selon laquelle la juridiction pourrait décider que la peine serait exécutée dans un établissement pénitentiaire spécialisé doté de services médico-psychologiques et psychiatriques appropriés. Les psychiatres, s’appuyant sur le deuxième alinéa de l’article 122-1 du nouveau code pénal, ont interprété la loi dans un sens univoque. A leur sens, peu de troubles psychiques ou neuropsychiques abolissent le discernement de la personne ou entravent le contrôle de leurs actes. En conséquence, le nombre d’accusés jugés " irresponsables au moment des faits " est passé de 17 % au début des années 80 à 0,17 % pour l’année 1997. Lorsque l’irresponsabilité est prononcée, le juge d’instruction est amené à se dessaisir en rendant une ordonnance de non lieu, le tribunal correctionnel prend une décision de relaxe et la cour d’assises doit prononcer un acquittement. L’infraction commise doit donc être oubliée ; elle n’a été qu’un révélateur de la maladie de son auteur. Mais ses troubles psychiques graves subsistent. Il convient cependant de rappeler qu’une procédure quasi systématique d’information du préfet par les autorités judiciaires compétentes permet, au titre de l’article L. 348 de la santé publique (loi du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux), de placer l’auteur de l’infraction en hôpital psychiatrique. Certains psychiatres souhaitent que l’on déclare le plus tard possible l’irresponsabilité dans le cours de la procédure judiciaire, cette dernière ayant une " valeur thérapeutique ". Un certain consensus existe -semble-t-il- sur le fait qu’il ne faille pas déclarer l’irresponsabilité : " la responsabilisation du malade dans la démarche de soins est difficilement compatible avec une irresponsabilité totale sur le plan pénal "13(*). Les experts psychiatres sont ainsi tentés de ne pas déclarer irresponsables des personnes qui seront difficiles à gérer en hôpitaux psychiatriques : dernier maillon de la chaîne, les prisons sont là pour accueillir les malades mentaux ! Les spécialistes s’accordent en effet sur le chiffre de 30 % de détenus souffrant soit de troubles psychiques à leur entrée de détention, soit de troubles s’étant révélés au cours de leur détention. Cette estimation a été confirmée par les interlocuteurs de la commission. Afin de répondre à cette situation, le système pénitentiaire s’est doté, dès 1986, de services médico-psychologiques régionaux. Il en existe aujourd’hui 26 en France pour 187 établissements. Dans la pratique, ces SMPR ne sont pas en nombre suffisant pour " gérer " la maladie mentale en détention. L’augmentation du nombre de détenus nécessitant l’application de l’article D. 398 du code de procédure pénale est un signe de cette évolution. En effet, cet article permet aux établissements pénitentiaires de procéder à des hospitalisations d’office dans les hôpitaux psychiatriques. Les unités pour malades difficiles (UMD) de Montfavet, Villejuif, Sarreguemines et Cadillac ne comptent qu’un peu plus de 400 places, le nombre de leurs lits étant d’ailleurs en diminution. Ce chiffre de 400 places ne doit d’ailleurs pas abuser : loin d’être réservées aux malades provenant des lieux de détention, elles sont appelées à recevoir l’ensemble des personnes, placées en hôpital psychiatrique, dont le comportement est considéré comme dangereux. Le placement d’un détenu en UMD nécessite donc de longs délais, les hôpitaux spécialisés disposant par ailleurs de très peu de places en " milieu fermé ". On peut comprendre que les juges ne soient pas tentés d’infléchir la pratique des psychiatres, la mise en liberté de fous dangereux étant particulièrement difficile à admettre pour l’opinion. La fin des asiles traditionnels laisse aussi de côté les malades mentaux errants ou en situation de précarité, qui suivent leur traitement de manière tout à fait hasardeuse. La gestion de ces malades en détention est une lourde charge. Ils nécessitent, par nature, beaucoup plus d’attention, d’écoute, et de soins. En raison d’une dérive psychiatrique et judiciaire, des milliers de détenus atteints de troubles psychiatriques errent ainsi sur le territoire national, ballottés entre les établissements pénitentiaires, leurs quartiers disciplinaires, les SMPR, les UMD, les unités fermées des hôpitaux pénitentiaires... Le tout sans aucune cohérence. Paradoxe terrible, la réforme du code pénal et la nouvelle " pratique " des psychiatres ont abouti à un résultat inattendu : de plus en plus de malades mentaux sont aujourd’hui incarcérés. La boucle est bouclée : la prison, aujourd’hui en France, est en train de retrouver son visage antérieur au code pénal napoléonien.
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