Publié le mardi 28 janvier 2003 | http://prison.rezo.net/genealogie-de-la-prison-moderne/ I Introduction Projet et utopie S’il y a un mot que les architectes emploient très souvent, c’est bien le mot "projet". Ils en abusent même. Ainsi disent-ils souvent devant une réalisation : "c’est un beau projet" au lieu de "c’est une belle architecture". Cet abus de langage révèle l’importance égale qu’ils accordent à deux temps bien distincts : 1) La phase d’élaboration, qui s’étend depuis l’instant où rien n’existe, où tout paraît possible, à celui où tout se décide. 2) La phase postérieure à la réalisation, où l’utilisation effective de l’espace validera ou non les idées qui ont présidé à son élaboration. Le projet reste alors une aventure passée et future. Un projet n’est jamais vraiment terminé. Arrêtons-nous un instant sur sa signification habituelle. Un projet d’architecture délimite toujours un nouvel espace où se développera un mode de vie particulier par rapport au monde extérieur. Par exemple, un projet de maison individuelle est avant tout le projet de vie d’une famille dans sa future maison, bien séparée du reste de la société. Il y a dans tout projet une part d’utopie. L’auteur du projet est donc nécessairement double, l’architecte et le client, même si les termes utilisés différencient les deux rôles : d’un côté le projet architectural, de l’autre ce qu’on appelle "cahier des charges" ou "programme" ou encore rien du tout lorsque le projet du client s’exprime simplement par le dialogue. Les décisions prises au niveau du projet ne détermineront pas, heureusement, la vie future dans l’emprise architecturale, mais en favoriseront certains aspects et en empêcheront d’autres. L’importance de ces décisions sur la vie future varie selon la nature du projet. Elle sera d’autant plus grande que l’emprise architecturale est éloignée au relativement étanche par rapport au reste du monde et que les futurs occupants sont destinés à y séjourner longtemps. Si de surcroît ils doivent constituer une population assez importante, c’est à un véritable projet de société que nous sommes confrontés. Et la part d’utopie devient prépondérante. Les prisons répondent tout à fait à cette situation. Et particulièrement les prisons pénales (la prison ne devient une peine légale qu’en 1991) qui ont dû répondre à une nouvelle problématique de l’enfermement : le temps passé en prison doit avoir un sens, un contenu. Cette problématique pourrait se formuler ainsi : quelle vie instaurer dans la future prison pour que l’infraction qui a causé l’incarcération ait le moins de chance possible de se reproduire après la libération du détenu, et quelle architecture inventer pour favoriser cette vie. Il est évident qu’un projet de société, dans ses principes tout au moins, doit être défini par le client et non par l’architecte. Dans le cas des prisons, le client est l’ensemble des citoyens. Ce sont eux qui financent et utilisent les prisons dans le cadre de la politique pénale. Les citoyens délèguent l’étude du projet au gouvernement, qui le délègue au ministère de la Justice qui le confie à l’administration pénitentiaire. C’est elle, en définitive, qui établit le programme. Projet et réforme Pour en terminer avec la notion de projet, il faut insister sur le fait qu’un projet n’est pas une réforme, on projette de nouvelles prisons ou un nouveau système pénitentiaire alors qu’on réforme les anciennes prisons ou l’ancien système. Pourtant, la rédaction des cahiers des charges remis aux architectes peut laisser croire qu’il s’agit tantôt d’un projet, tantôt d’une réforme. Prenons l’exemple de la cour de promenade, telle qu’elle est définie dans le cahier des charges du centre de détention de Mauzac et dans celui du programme 13000 établi en 1987, soit un an après la mise en service de Mauzac. Pour Mauzac, les auteurs du programme ont décidé que, contrairement à ce qui se faisait avant, la cour de promenade serait remplacée par une place servant de liaison entre les pavillons d’hébergement et tous les espaces d’activité. Le cahier des charges précise qu’elle sera paysagée et exprime clairement sa fonction sociale : c’est le lieu privilégié de rencontre des 252 détenus mais également de rencontre avec le personnel. Cette fonction est par ailleurs justifiée par la philosophie de l’ensemble du projet. Pour le programme 13000, les auteurs du cahier des charges ont repris les dispositions qui existaient dans la plupart des établissements existants : cour entourée de murs et de grillages, jamais contiguë aux façades de bâtiments, contrôlée par un poste de surveillance surélevée. Par ailleurs sont précisées la hauteur de ses clôtures et sa surface. Mais aucune indication n’est donnée sur sa fonction sociale alors que d’évidence, cette cour joue un rôle primordial dans la vie sociale des détenus. S’il s’agit pourtant bien de projeter de nouvelles cours et non de corriger ou restaurer des anciennes, on doit aussi admettre qu’on ne refait pas le monde tous les jours et rien n’empêche les auteurs du programme d’adopter, après mures réflexions, des dispositions antérieures qui deviennent ainsi une part du nouveau projet. On doit alors supposer qu’ils se seraient contentés de noter dans le cahier des charges les conséquences architecturales de leurs intentions sans exprimer les fonctions sociales qui les justifient. Il en est ainsi de la plupart des prescriptions de ce cahier des charges. Elles permettent à l’architecte de travailler, en les respectant, mais elles ne dévoilent pas les intentions réelles du client. Le projet, dans son essence, n’est pas dit. Mauzac est l’exception qui confirme la règle. C’est pourquoi j’ai cherché à découvrir ce projet initial qui a produit notre système pénitentiaire actuel et nos prison dites "modernes". Méthodologie J’aurais pu chercher ce projet dans les programmes antérieurs, mais d’une part leur accès m’était difficile, d’autre part je craignais fort qu’ils ne s’inspirent de programmes encore plus anciens. J’ai donc procédé de la manière suivante, en trois étapes : 1) Identifier les caractères qui spécifient sans ambiguïté l’architecture des prisons de notre parc pénitentiaire. 2) Déterminer à partir de quelle époque ces caractères sont apparus dans la conception des prisons. 3) Découvrir quel a été le projet qui a produit cette conception en mettant en parallèle les plans des prisons réalisées et le contexte de l’époque considérée. Il ne s’agit pas de la naissance de LA prison pénale, qui a fait l’objet de fameuses recherches, mais de la naissance de NOS prisons pénales. Une recherche fondée sur des réalisations et les circonstances qui ont nécessairement influencé les auteurs des programmes. Il ne s’agit pas de théories ou de discours mais de décisions. Une sorte de généalogie de nos actuelles prisons. II Généalogie de l’architecture carcérale moderne Pour identifier ces caractères, je n’ai pris en compte que les prisons qui ont été conçues et construites pour être des prisons pénales. J’ai également exclu Mauzac. Ces caractères sont les suivants : 1- Un bâtiment unique, plus ou moins tentaculaire compose la zone où les détenus peuvent avoir accès. C’est ici que vit la population pénale et que travaille le personnel. Toutes les liaisons sont intérieures. Ce premier caractère pourrait aussi bien s’appliquer aux hôpitaux. 2- Chaque espace fonctionnel destiné aux détenus est conçu comme une prison : cellule, ateliers, salle de classe, cour de promenade sont des prisons dans la prison. 3- Toutes ces micro-prisons sont reliées entre elles par un réseau de circulations où travaille le personnel de surveillance. Les détenus n’y font que passer pour aller d’une prison à l’autre, sous le contrôle des surveillants. De ces 3 caractères découlent les conséquences suivantes : - Gardiens et gardés ne vivent pas dans le même espace. Le gardien garde la micro-prison toujours depuis l’extérieur (alors que dans un hôpital, les infirmières travaillent très souvent dans la chambre des malades). Cette situation renforce leur identité relative de gardien et gardé et donc leurs relations antagonistes. - Il n’y a pas d’urbanisme. Pour les surveillants, la prison est un lieu unique de travail. Pour les détenus qui y vivent 24 H sur 24 la position relative des différents lieux de vie leur est indifférente puisqu’elle n’a de sens que par rapport à la commodité du travail des surveillants. Les couloirs ne sont pas des lieux de promenade. Celle-ci est prévue dans une cour spécifique sans arbre et contrôlée depuis un poste de surveillant surélevé et extérieur. Notons que Mauzac présente les caractères absolument opposés. L’ancêtre de nos prisons : la prison départementale Tous ces caractères spécifiques de notre architecture carcérale étaient donc présents dès les premières réalisations. Autre constat remarquable : pendant plus d’un siècle, les nouvelles prisons qui correspondent à notre portrait-robot ont été des prisons départementales. La fonction de cet établissement correspond presque exactement à celle de nos actuelles maisons d’arrêt. Cette généalogie appelle plusieurs remarques : 1- Les prisons départementales, comme d’ailleurs les prisons ordinaires de l’Ancien Régime dont elles sont issues, accueillent des prévenus et des très courtes peines. Les condamnés à des peines moyennes sont envoyés en maisons centrales, qui n’ont pratiquement jamais fait l’objet de constructions nouvelles, la première étant celle de Rennes pour les femmes, mise en service en 1870. Les maisons centrales sont des manufactures gérées par un entrepreneur général privé auquel l’Etat vend la main-d’œuvre pénale. Les condamnés à des peines plus lourdes sont envoyés au bagne, aux travaux forcés, dans les arsenaux puis dans les colonies ; deux types de peine qui sont sous la responsabilité de la Marine et non de l’administration pénitentiaire. 2- Ces nouvelles prisons sont relativement tardives par rapport au nouveau code pénal de 1792 et très peu nombreuses par rapport au nombre total des prisons départementales qui étaient encore environ 400 au milieu du 19ème siècle. Ce qui signifie que, dans leur grande majorité, ces prisons départementales n’étaient rien d’autre que les prisons de l’Ancien Régime ou des bâtiments récupérés, comme les biens nationaux, et réaménagés. 3- La construction et les gros travaux de ces prisons sont à la charge des départements. Ces frais constituent un supplément d’impôt pour les contribuables. La politique locale a toujours été celle du moindre coût, en tout cas à court terme. Le projet des nouvelles prisons départementales Les points communs - Le principe de sécurité assurant la garde des prisonniers ne change pas : il consiste toujours à enfermer un ou plusieurs prisonniers dans un cachot, une geôle ou une cellule, trois termes différents pour désigner en fait le même dispositif : un local suffisamment sûr (épaisseur des murs, barreaux à la fenêtre, porte et serrure) pour permettre au geôlier-gardien-surveillant de ne pas avoir à assurer une surveillance constante car un gardien n’a pas qu’une seule geôle à sa charge. La règle de l’encellulement de jour et de nuit dans les prisons départementales, toujours en vigueur dans nos maisons d’arrêt, n’a fait qu’entériner le principe d’enfermement des prisons ordinaires, principe d’ailleurs beaucoup plus ancien et presque universellement pratiqué. - Le deuxième point commun est l’absence de "traitement pénal" qui puisse mettre en cause le premier point. Le travail pénal, si cher aux doctrinaires du 19ème siècle car censé combattre l’oisiveté mère de tous les vices, a été développé à outrance, sous forme d’esclavage, dans les maisons centrales, mais n’a existé que très accessoirement dans les prisons départementales. Il s’effectuait alors en cellule (en tout cas jusqu’en 1855) et ne demandait pas de contrôle vu la nature des travaux. La chapelle a été positionnée de façon à ce que les détenus n’aient pas à sortir de leur cellule mais puissent voir l’office par l’entrebâillement de la porte. - Ces deux points communs, le principe sécuritaire de la geôle et l’absence d’activité à l’extérieur de celle-ci, associés à la brièveté du séjour en prison départementale (1 mois en moyenne à Mazas), font de ces établissements des prisons-salles d’attente : les prévenus en attente de jugement, les condamnés en attente de libération ou de transfert. Les « innovations » Toutes les innovations sont en réalité des dispositions consécutives à des contraintes de gestion et à des objectifs administratifs. La capacité des nouveaux établissements : réduire progressivement le nombre des prisons par rapport à la situation de l’Ancien Régime (plusieurs milliers) répond à une préoccupation administrative : meilleur contrôle, constitution d’une hiérarchie, économie de gestion. Les nouveaux établissements ont une capacité relativement grande. Mazas comporte 1200 cellules. La cellule individuelle : A partir du moment où le principe sécuritaire de la geôle a été reconduit sans l’ombre d’une hésitation, la cellule individuelle n’est rien d’autre qu’une geôle ou un cachot individuel. Ce n’est pas une invention mais une variante, qui présente pour les fonctionnaires de l’administration en formation les avantages suivants : - moins de surveillance à effectuer lorsque le prisonnier est isolé, à part le risque de suicide : l’isolement cellulaire apparaît comme la seule alternative à la promiscuité. -.possibilité de mieux respecter la législation sur la séparation des différentes catégories pénales. - moins de risque, pense-t-on, de propagation des épidémies. Pour les financiers et notables départementaux, la cellule individuelle n’a que l’inconvénient d’être plus chère. Ces raisons expliquent que les nouvelles prisons aient été programmées avec des cellules individuelles mais en très petit nombre. Si l’on s’éloigne des instances de décisions qui ont établi le programme, pour pénétrer dans le champs de la médiatisation, de la doctrine et des discours, on constate qu’il faut toujours qu’une doctrine officielle puisse justifier les réalisations. En l’occurrence, l’isolement cellulaire a trouvé chez certains doctrinaires un argument pour le moins étonnant : ils lui ont attribué une fonction dans le traitement pénal qui aurait été, sans elle, pratiquement inexistant dans ce type d’établissements : l’isolement devait conduire le prisonnier au repentir dans le face-à-face avec sa conscience, valeur inestimable qu’on n’avait jamais pensé à attribuer au cachot. La prison-couloir de service En résumé, le programme des nouvelles prisons départementales, l’ancêtre de nos actuelles prisons, est une prison-salle d’attente pour les détenus et une prison-couloir de service pour les gardiens. C’est la prison ordinaire de l’Ancien Régime, réétudiée pour prendre en compte la capacité des nouveaux établissements et les impératifs de gestion et d’organisation administrative. L’architecture a traduit les exigences de garde des détenus dans un réseau de circulations qui a découpé l’espace carcéral en ensembles et sous-ensembles, ce découpage a trouvé sa correspondance dans l’organigramme et la hiérarchie du personnel. Aucune vie sociale n’est envisagée dans ce programme. A sa place, des règles, des normes, le code de procédure pénale, toute une gamme de mesures qui définissent ce que l’administration appelle "le régime de détention". Si, comme on le disait en introduction, un projet de prison doit nécessairement comprendre un projet de société carcérale, il est clair que les nouvelles prisons départementales n’ont pas fait l’objet d’un projet. La prison pénale, en tant que nouveau principe juridique, est bel et bien née. Mais les prisons pénales, en tant que réalisations concrètes étudiées pour cette nouvelle peine, n’ont jamais vu le jour.
Mais on peut reprocher à ma définition du projet de ne pas être adaptée à "l’état d’exception" de la prison. Pourquoi ne pas dire que le projet a justement, exceptionnellement, consisté à supprimer la vie sociale en prison. Il s’agirait alors d’un projet totalitaire, c’est à dire qui aurait l’ambition de maîtriser corps et âme chaque détenu, et le débat bifurquerait sur la question idéologique suivante : le système pénitentiaire doit-il être totalitaire ou non ? C’est aller un peu trop vite, car, comme nous l’avons dit au début, les intentions du projet ne sont pas forcément validées par l’utilisation de l’espace une fois ce projet réalisé. Nous devons donc examiner si la société carcérale existe ou non. Si elle n’existe pas, le projet totalitaire aura été une réussite et la question idéologique se posera. Si elle existe, nous conclurons que ce projet totalitaire n’était qu’une prétention, en somme une erreur de programmation et nous devrons nous interroger sur cette société carcérale non prévue au programme. III La société carcérale Société carcérale prohibée La société carcérale, composée de gardiens et de détenus, a toujours existé et existera toujours. Pour s’en convaincre, il suffit de constater l’acharnement avec lequel depuis plus de deux siècles nous nous efforçons de la combattre ou de l’ignorer. Pour les hommes libres, la vie sociale en prison a toujours été à la limite de l’impensable. Nous avons préféré l’idée de son inexistence, ou tout au moins celle que tout était fait par notre administration pénitentiaire pour l’empêcher : les prisons ne doivent pas être des lieux de vie mais des lieux de traitement ou d’attente. Qu’elles ne le soient pas en fait importe peu pourvu que les discours, les mesures, le code et les règlements nous le laissent croire. Depuis la règle du silence, imposée aux détenus dès 1839 et abrogée seulement en 1972, jusqu’au port du capuchon, nous avons laissé l’administration déployer toute une panoplie de mesures inhumaines, grotesques et inutiles afin d’empêcher la communication entre détenus et creuser le fossé entre gardiens et gardés. La seule alternative à la promiscuité est devenue très tôt l’isolement. La prison idéale est la prison individuelle. L’urbanisme est interdit intra-muros. Société clandestine La société carcérale, dans la réalité concrète et historique de ses prisons, s’est constituée par défaut, dans le vide ménagé par le refus obstiné d’élaborer à l’intérieur de ses murs un projet de société. Un refus qui a fait l’objet d’un consensus national encore d’actualité : pas question pour les uns d’offrir une vie sociale à ceux qui ont rompu le contrat social, pas question pour les autres d’instaurer en prison une vie sociale spécifique qui ne ferait que renforcer l’exclusion occasionnée par I’enfermement ; un projet de société ne serait légitime que pour le monde libre, là où, à travers le débat démocratique, se conduit la politique pénale. La prison ne serait donc qu’une parenthèse dont la durée est à ce point surdéterminée par des justifications antérieure (l’infraction), postérieure (la réinsertion) et extérieures (la réparation et la neutralisation) que la vie au présent en détention est dénuée de toute réalité officielle. C’est donc une société totalement clandestine qui s’est créée en prison, une société que l’administration a dû apprendre à gérer officieusement, à la satisfaction générale, en opposant régulièrement aux critiques éventuelles les impératifs de sécurité, le manque de moyens, la surpopulation, autant de raisons que personne n’a finalement osé contester. Evolutions récentes On a pu croire au cours de ce dernier quart de siècle que la société libre s’apprêtait à accorder à la société carcérale une sorte de reconnaissance, à défaut d’autonomie, susceptible de la faire sortir de la clandestinité. De nombreuses mesures disciplinaires, instaurées pour isoler au maximum le détenu, ont été adoucies, voire supprimées (par exemple la règle du silence). Des droits ont été accordés aux détenus. La prison devait cesser d’ « infantiliser », mais les inciter à se « responsabiliser », à participer à la gestion de leur vie en détention. Une certaine liberté de mouvement a été imaginée : le système des unités de vie de 15 à 20 détenus a vu le jour (1974). Il est vrai que ces initiatives se sont surtout concrétisées dans les établissements pour peines et dans des structures existantes peu adaptées à ces innovations. Celles-ci, d’ailleurs, ne se sont pas intégrées dans un projet global qui aurait, dans la cohérence, transformé le système pénitentiaire, la formation du personnel et le code de procédure pénale. S’en suivirent des résultats mitigés et des résistances. Cette tendance aurait cependant pu se développer plus pleinement dans les projets des nouveaux établissements. Ce fut le cas de Mauzac, centre de détention de 252 places réalisé entre 1984 et 1986 mais qui restera l’exception et sera très vite marginalisé. Le programme 13000 lancé en 1987 a marqué un point d’arrêt à la volonté de changer la vie en détention. Ce programme a renoué avec le système pénitentiaire traditionnel tout en détournant le débat sur la vie carcérale au profit de celui sur la délégation de gestion de certains services au secteur privé. Nous sommes entrés dans l’ère des "services". La vie sociale en prison se réduit généralement dans les discours aux services sociaux mis en place pour tenter d’assurer l’insertion ou la réinsertion des détenus. La vie sociale officielle Ce n’est pas que l’idée de la réinsertion soit nouvelle (même si elle ne figure dans le code que depuis peu en tant que mission de l’administration ), son utilité publique est apparue dès l’origine de la prison pénale. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle parviendrait presque à nous faire oublier la vie en détention, tant l’objectif de réinsertion, dans sa projection sur le futur extra-muros, l’emporte sur l’état présent intra-muros. Présenté sous forme de prospectus, cet objectif afficherait les thèmes suivants : -Un programme prometteur : la préparation à la sortie. -Une action, commencée dès le milieu des années 70 : ouvrir la prison sur le monde extérieur par des partenariats avec d’autres institutions (éducation, santé) et des intervenants extérieurs (dont de nombreux bénévoles) - La vie sociale du détenu : autonomie en cellule individuelle (toutes les commodités y compris la douche), facilité d’accès à tous les services sociaux du programme : conseiller d’insertion, conseiller en droit, spécialistes de la santé, de la formation professionnelle etc. - Une architecture dite "moderne" : la prison individuelle reliée à ses dépendances sociales par des couloirs propres, spacieux et clairs. Un tel programme a de quoi désarmer les plus farouches pourfendeurs de « l’institution totalitaire », telle qu’elle était décrite dans les années 60 et 70 par de brillants intellectuels. Si telle est effectivement la perspective, n’est-ce pas le signe que la vie carcérale, avec tous ses dangers, est en bonne voie de disparaître, que la prison est en train de se fondre dans la « cité » ? Il ne resterait plus alors qu’à chercher à élargir encore l’ouverture et à s’assurer que les tâches matérielles d’intendance et de sécurité, somme toute accessoires et bien entendu sous l’entière responsabilité de l’administration, soient exécutées correctement, avec humanité, conformément aux droits de l’homme, dans le respect de la dignité de la personne humaine, etc. Légiférer mettrait d’ailleurs notre conscience à l’abri. Un contrôle externe efficace finirait de nous rassurer. Illusion ou fuite en avant ? Il suffirait de regarder l’architecture d’une cour de promenade et son mode de surveillance dans les prisons modernes ou en construction (programme 4000) pour réaliser que les discours sur la réinsertion n’ont aucunement ébranlé le système pénitentiaire et la vie en détention qu’il impose. Il faut admettre que la coupure architecturale occasionnée par l’enceinte de la prison en fait une société particulière. Il faut admettre la coupure « utopique » opérée par la prison pénale ou refuser cette prison pénale, ce cadeau empoisonné que nous ont légué les juristes du 18ème siècle - la vie y restera toujours différente de la vie libre, même si elle peut s’en rapprocher. Insertion et réinsertion dans la société carcérale Paradoxalement, c’est en inversant la problématique actuelle de la réinsertion que la vie en prison a le plus de chance de se rapprocher de la vie libre. En effet, se donner comme objectif premier d’insérer ou réinsérer un détenu dans la société libre, c’est oublier que la mission première de l’institution pénitentiaire est d’insérer ou de réinsérer ( dans le cas d’un récidiviste), un homme libre, prévenu ou condamné, dans la société carcérale. Mission tellement incontournable que personne n’a cru utile de l’identifier. Il est pourtant indéniable que cette insertion ou réinsertion joue un rôle beaucoup plus important dans la vie et la transformation du détenu que l’insertion ou la réinsertion dont on a coutume de parler. A tel point d’ailleurs que ces dernières consistent souvent en grande partie à désinsérer le détenu de la vie carcérale plus qu’à l’insérer dans la vie libre. Par souci d’utilité publique, la société se trouve ainsi dans l’obligation de tenter de réparer ce qu’on appelle avec résignation « les effets néfastes de la détention » : nous sommes dans la logique inverse de la réparation que certains aimeraient voir effectuer par le condamné à l’égard de la victime, de la société et de lui-même ! Examinons les conséquences de cette inversion. L’insertion du détenu dans la société libre implique une phase de préparation à la sortie qui se situe en fin de détention (surtout pour les longues peines) et une action de l’institution sur le détenu ( action autrefois coercitive, aujourd’hui incitative., par exemple le PEP, programme d’exécution des peines) pour le préparer à entrer dans une société sur laquelle nous n’avons, du moins en prison, aucun moyen d’agir ( la société libre est ce qu’elle est !). L’insertion de l’homme libre dans la société carcérale s’effectue dès l’entrée en prison. Aucune action n’est donc possible sur l’entrant ( il est ce qu’il est, quelque soit son infraction ou présumée infraction) . La seule question qui doit alors se poser est la suivante : dans quelle société carcérale voulons nous l’insérer ou le réinsérer ? Cette question concerne tout particulièrement les maisons d’arrêt d’où sortent plus de 90% des détenus libérés et qui "forment" les moins de 10% restant envoyés en établissements pour peine. IV Conclusion Le fait qu’on n’ait jamais voulu former ce projet de société a abouti à cette situation aberrante : nous avons la prétention de resocialiser des individus en leur imposant la pire des vies sociales qu’on puisse imaginer. Combattre hier l’existence de cette société carcérale ou la tolérer aujourd’hui comme un mal nécessaire, c’est refuser d’établir un véritable projet de prison qui, sans doute, entraînerait de profonds changements dans les modes de gestion de la sécurité, la formation du personnel, le code de procédure pénal et la carte pénitentiaire. C’est se résigner à limiter l’enjeu architectural à la conception de couloirs et au confort de la cellule. Christian Demonchy |