Publié le jeudi 24 avril 2003 | http://prison.rezo.net/je-est-un-autre/ Décidément, cette expérience aura été une des plus difficiles de ma vie. C’était en 2000 et quelques, bien après la grande épidémie mondiale qui a décimé la moitié des habitants de la terre. Tout a commencé quand l’académie universelle de médecine a autorisé la vente des cogito-stimulants, le médicament du troisième millénaire, affirmait-elle. A cette époque, l’Europe entamait sa dernière phase d’unification. Non sans difficulté. Je me rappelle encore les grandes manifestations syndicales des techniciens concepteurs (ils avaient depuis fort longtemps remplacé la classe ouvrière) sur le thème de la parité de la monnaie électronique. Elles parcouraient les autres continents à coup d’immenses défilés virtuels. Les Européens voulaient entrer parmi le bloc des pays robotiquement avancés. J’avais échoué au concours des orateurs d’optimisation en raison d’une émotivité trop importante pis, déçu, m’étais rabattu sur une formation et un emploi d’acteur de défilé revendicatif virtuel. Mon physique répondait précisément au profil de travail ; juste assez d’élocution correspondant au créneau des cadres moyens, l’habillé naturel précisant l’appartenance de classe. L’emploi comportait ses avantages. Pas besoin de sortir de chez soi ; je recevais chaque matin le texte à énoncer ou la pancarte à confectionner, me mettais devant la caméra numérique, puis le siège de la société intégrait ma prestation au sein de mes collègues de travail ; ainsi nous formions un joli défilé virtuel de revendicateurs. Régulièrement, je partais en recyclage pour être au goût du jour des nouveaux thèmes. La dernière fois c’était à l’occasion des formations en huitième année de transvision, un nouveau métier qui consiste à programmer par incrustation d’images plusieurs émissions sur un même écran et réservé aux élites capables de les suivre toutes en même temps. Mon rôle se limitait à affirmer que les pays du sud est asiatique avaient violé les lois sur le partage mondial des connaissances, menant ainsi une concurrence déloyale auprès des européens sur un secteur déjà déficitaire en terme d’emplois. Ce matin-là, au lieu d’user de la langue française, leader sur ce marché, sans doute parce que je n’avais pas pris le temps de bien lire le texte préparatoire, je me suis mis à parler en Anglais avec l’accent d’Oxford, ce dernier étant rigoureusement dévolu aux métiers de la monétique. La malchance voulut que la censure ne s’en rende pas compte. Lors de la retransmission sur le câble européen, le syndicat reçut une avalanche de protestations selon lesquelles leurs manifestants trahissaient leur cause, que le syndicat était passé à la solde de la finance internationale. Bref, je fus viré et pas seulement virtuellement. En 2000 et quelques, les syndicats étaient encore très puissants. Mon licenciement pour faute grave, je le savais, excluait tout espoir de recouvrer un emploi aussi confortable. De plus, en raison de cette erreur rédhibitoire, je me voyais rétrogradé de trois points sur l’échelle des capacités laborieuses et, donc, soumis à l’écart de tout travail à valeur intellectuellement ajoutée. Aujourd’hui, je l’avoue, mes dispositions pour un emploi subalterne n’emportaient pas mon enthousiasme ; mes capacités à l’effort souffraient de sérieuses inhibitions intérieures. Aussi, je me laissais emporter doucement en sûrement vers l’état de passivité dont je savais pourtant qu’il n’apporterait que des ennuis. Quelques mois plus tard, effectivement, j’émettais plusieurs chèques électroniques sans provision. Ce délit me valut un sévère condamnation du tribunal car je n’avais aucune excuse valable qui aurait pu emporter leur clémence. Cinq ans de prison, le maximum. Comme c’était la première fois et que les tests d’aptitude à l’insertion carcérale révélaient une excellente capacité de tolérance aux espaces retreints, on me plaça dans un établissement pilote technologiquement avancé. C’est au cours de la première année de détention que le scandale des cogito-stimulants éclata. Tous les pays en voie de développement informatif avaient favorisé la diffusion de ce produit parmi la population. Il avait pour caractéristique majeure de stimuler les aires cérébrales de l’activité créatrice par une modification de l’ADN messager et il offrait pour avantage de se transmettre génétiquement, donc de bénéficier d’une meilleure capacité, naturelle celle-là, à répondre aux besoins en ressources humaines. La Chine avait servi de test à ce produit car les dirigeants de ce pays, financièrement impliqués dans cette aventure scientifique, possédaient encore les moyens de l’imposer à la population. En le présentant comme un vecteur décisif de la libération des masses intellectuellement exploitées, le cogito-stimulant se diffusa plus efficacement que la pilule contraceptive ; il fut accepté parce qu’il était à la fois génétiquement et individuellement gratifiant. Peu de temps après apparut une soudaine épidémie de méningites cérébro-spinales. En l’espace de quelques mois, les trois-quarts de la population chinoise furent décimés et tous les pays furent cruellement atteints par ce fléau, plus terrible et foudroyant que la pire des pestes du Moyen-Âge. On s’aperçut très vite que les cogito-stimulants en étaient la cause ou, plutôt, qu’ils étaient le vecteur de ces méningites. En effet, conjugué avec l’absorption du moindre excitant pharmaceutique, l’usage de ce produit décuplait les effets et provoquait de soudaines hémorragies cérébrales sexuellement transmissible, son danger se multipliait malgré le retrait à la vente des cogito-stimulants et en dépit d’une intense campagne d’information diffusée sur tout la planète. Aujourd’hui, chacun le sait, ce sont plus de trois milliards d’habitants qui périrent. La terre, cependant, persistait à tourner. Il devenait néanmoins urgent de repeupler les nations par tous les moyens ; les continents continuaient à se livrer à la guerre économique et les structures industrielles souffraient d’une absence cruelle de main d’œuvre. Une entente multipartite accordait exceptionnellement, pour une durée limitée et après validation expérimentale, e droit de reprogrammer les individus sains de corps puis de les cloner cérébralement en se servant de marginaux. La solution la plus simple et la moins onéreuse consistait donc à choisir pour modèles une population carcérale jeune, dont les actes délictueux mineurs avaient représenté un désordre socialement acceptable et non susceptible de récidive. Ce choix revêtait le double avantage de disposer d’une population de référence aisément contrôlable, totalement disponible et facile à étudier. Il convenait également que les individus cérébralement clonés, puisés dans les hôpitaux psychiatriques, passent une courte période en milieu carcéral à fin d’observation scientifique. C’est ainsi que je me suis porté volontaire pour être cloné. En vérité, la perspective d’une grâce exceptionnelle motivait mon acceptation volontaire. Comme moi, il se prénomme Patrick mais c’est un pur hasard. Physiquement il ne me ressemble guère. Mentalement, il est, paraît-il, identique. Pour tout dire, j’attends sa venue avec impatience. Mes dernières expériences en matière de cohabitation cellulaire m’ont grandement éprouvé et j’ai de plus en plus de difficultés à partager l’espace restreint avec quelqu’un. Les autres sont trop différents. J’ai préparé sa venue, dégagé un petit coin pour ses affaires personnelles, tout récuré de fond en comble. Cela fait déjà trois jours que Patrick est là. Ce type m’énerve. Il ronfle la nuit, marmonne pour un oui pour un non. Un vrai béni oui-oui, toujours d’accord avec moi, le sourire à l’extérieur mais n’en pensant pas moins. Il accapare mon espace sous des apparences de gentillesse et parfois, sans prévenir, change radicalement d’attitude ou me parle comme si j’étais un débile. Je le déteste. Et puis, j’ai la nette impression qu’il pense aux mêmes choses que moi, ça me met les nerfs à fleur de peau. Si demain il est encore là, ça va mal finir. Sue ma demande insistance, Patrick est parti la semaine dernière. A sa place, Daniel, un jeune très différent de Patrick… heu… de moi. Nous nous entendons très bien. Faut dire qu’entre temps j’ai longuement réfléchi sur mon semblable. Je sais maintenant combien nous pouvons être insupportables, combien est grande la distance entre ce que nous croyons être et ce que nous sommes réellement. Bucéphale |