Information – PRISON-JUSTICE n° 82 – septembre 1997
L’heure fuit ; le temps s’évade…
ARAPEJ-ILE DE France
Association réflexion action prison et justice – Membre de la FARAPEJ
LE TEMPS EN MILIEU CARCÉRAL
Temps institutionnel et temps vécu
De Catherine Pauchet, in Revue Pénitentiaire, 1984, p. 151.
Produit de l’enfermement, temps étranger au nôtre, il altère pour ceux qui le subissent jusqu’à la perception du temps pénal, de la Justice et de la société.
Du temps pénal au temps carcéral
Coupée du temps social et dans son temps institutionnel : la prison. La détention commence par la condamnation prononcée ou à venir : une peine qui s’exprime en jours, mois, années ; la perpétuité étant l’ultime limite qu’impose la durée de la vie. Le détenu “ fera son temps ”, celui que vont lui dicter la loi et les juges.
Le temps pénal va définir des séquences, inscrire des termes, peser l’acte, en tirer l’équation faute/exclusion temporaire. S’il semble immuable, le temps social qui lui sert de référence, en revanche, évolue. Le monde d’aujourd’hui, nous dit-on, va plus vite qu’il y a un siècle : l’ordinateur en est un exemple. Il peut, en une minute, effectuer le calcul qui demanderait une journée au mathématicien.
Chaque heure acquiert de nos jours un prix qu’elle ne possédait pas hier quand on songe à la quantité de choses qu’il est possible d’accomplir durant ce laps de temps. Etre condamné à un, cinq ou dix ans en 1982 n’a assurément pas la même valeur qu’une condamnation identique lors de la formulation du Code Pénal (1810). Passer un, cinq ou dix ans en détention à présent, c’est perdre un temps devenu précieux parce que le monde se transforme sans que l’on s’en aperçoive, parce qu’à la sortie, l’on ne reconnaîtra plus son quartier, ses amis… Bref ce qui constituait sa vie auparavant. Même pour une “ petite ” peine (moins d’un an). Ce sentiment est vif. La mode, vestimentaire ou musicale, change rapidement : saura-t-on alors s’y adapter en sautant des étapes, pourra-t-on s’insérer dans le discours de son groupe sans connaître les derniers films, les derniers orchestres dits “ pop ”. Le libéré, surtout s’il est jeune, est partagé entre la gloire de figurer au rang des “ durs ” grâce à l’incarcération et la crainte d’être dépassé par les événements.
Cela est d’autant plus vrai que la condamnation a été sévère : une peine de vingt ans nous paraît une éternité durant laquelle le monde aura été plus profondément troublé qu’en plusieurs décennies au xviii et xixe siècles. Dans le cas d’une peine à perpétuité, l’allongement de la durée de la vie rend la détention plus longue qu’aujourd’hui, plus lourde à supporter. La législation correspond donc à un temps abstrait, figé, représente une entité que l’on devrait respecter en tant que figuration de valeurs transcendantes, ancestrales dont la transgression mérite un châtiment certain et immuable. Elle ne tient pas compte du temps vécu ni du temps social en constante évolution.
Ce décalage aurait pu servir un pouvoir politique et législatif légaliste qui aurait été satisfait en demandant l’application stricte de toute la loi. On constate toutefois que de nombreux magistrats jugent les faits délictueux en fonction de textes certes, mais en modulant la distribution du temps/sanction suivant une perspective temporelle plus personnelle et, de ce fait, utilisent moins le haut de la gamme des peines prévues sans que leur désir de punir soit remis en cause pour autant. Aussi le qualificatif de “ laxistes ” accolées à ces magistrats est-il excessif.
En matière de peines, le temps réel est bien entendu très important mais la mesure de la montre ne suffit pas à expliquer la révolte que bon nombre de détenus connaissent contre leur temps carcéral. On doit essentiellement se reporter au temps vécu au rapport que chaque individu entretient avec les événements de son existence et qui modifient son appréhension de l’écoulement des heures. Rappelons ici que les prisonniers sont issus dans une immense majorité des classes pauvres ce qui les condamne à avoir une perception du temps vécu caractéristique de leur origine sociale car en réalité, il n’existe pas de temps absolu, invariable quelle que soit l’époque ou la catégorie socioprofessionnelle. Ainsi, de nombreux auteurs (Lumbroso, Di Tullio, Pinatel, De Greef, Selosse, S. Clark…) ont mentionné que les délinquants vivaient surtout dans le présent sans se soucier des conséquences de leurs actes et des sanctions, sans planifier leur futur… Or, ces capacités s’acquièrent par la stabilité psycho-économique et par une éducation appropriée telle qu’on la reçoit dans les couches élevées de la société.
Vivre au jour le jour est “ un style de vie ” (Hoggart, 1971), résultat d’une vie plus que difficile où chacun, loin de s’occuper du lendemain, n’en finit pas de subir le quotidien. De plus, “ la majeure partie des changements qui marquent leur vie arrivent de façon soudaine et imprévisible ” (Leshan, 1952). Dans ces conditions, “ les prolétaires sont condamnés à l’égarement… la constance, la persévérance ne sont pas pour eux ” (Engels, 1878). Lorsque survivre devient une urgence au point de s’emparer du présent, l’avenir ne peut être investi. Pour un délinquant – à plus forte raison un détenu – vivre présentement signifie vivre dans l’intemporalité, éviter la souffrance d’un devenir qui s’annonce sombre. Ainsi, connaît-il “ un défaut d’organisation dans la durée ”, un “ abandon à l’impression du moment ”, une “ absence de réflexion ” (Pinatel, 1971) bref une soumission à l’impulsion, facteur d’échecs. Tous les malfaiteurs ne sont pas arrêtés. Vont en prison principalement ceux qui se sont faits prendre c’est-à-dire qui n’ont pas su organiser, attendre, prévoir, agir.
Au carrefour du temps
Le prisonnier se situe en quelque sorte au croisement de son temps pénal qui lui fixe une durée maximale à passer sous les verrous, de son temps d’appartenance sociale qui le restreint culturellement et économiquement, de son temps institutionnel qui va modeler, cadencer l’enfermement. Rejeté, hors du temps des autres, il se sent persécuté. Aussi vit-il pleinement le temps de sa peine. Une fois le terme fixé, il compte le temps qui le sépare de sa libération. Chaque instant pèse quant à la valorisation de son temps vécu. Il sait que dans la société actuelle, le temps est de plus en plus estimé. Il se sensibilise à la perte qu’il subit et qui devient plus douloureuse au point que progressivement, sa peine sera ressentie comme davantage répressive.
Personne ne vit son temps de façon indépendante mais au contraire, se plie aux rythmes et aux habitudes du groupe parfois volontairement, le plus souvent inconsciemment. Il ne peut en être autrement si l’on veut s’y intégrer et le refus d’intégration n’est nullement synonyme d’une reprise de sa liberté d’action. Cela est d’autant plus vrai que l’on appartient à l’institution pénitentiaire : institution qui enserre totalement les pensionnaires qu’elle est censée améliorer et ce “ travail au corps ” s’accomplit d’abord par l’accaparement des temps personnels au profit d’un temps collectif, réglementé, saccadé, valorisé.
L’idéal pénitentiaire serait d’ailleurs que seul existe le temps collectif, administratif. En réalité, chaque détenu finit par construire et défendre un petit temps personnel (et un petit espace personnel) indispensable à son intégrité psychique. Le temps pénitentiaire est un temps aliénant car obligatoirement dominateur. L’enfermement est une mesure à visée éducative : la vie sociale qu’il sécrète ne peut s’organiser dans l’intemporalité mais nécessite des perspectives dans lesquelles s’inscrivent des hommes et des techniques, une adaptation et une progression, autrement dit elle s’oppose aux habitudes sociales de l’enfermé, plutôt porté vers le présent et l’insouciance.
On constatera que suivant le temps auquel il a été condamné, l’administration pénitentiaire place le détenu dans un établissement particulier répondant à deux critères : a) le type d’incarcération ; b) la durée de la peine (exemple : les maisons d’arrêt de détention pour les condamnés à une courte peine, les centres de détention pour les condamnés à une peine moyenne ou longue avec un régime dit de “ resocialisation ”).
Dès le départ, il s’insère donc dans un cadre précis qui peut d’ailleurs évoluer au fil de la peine.
En détention, le temps joue un rôle dans la mesure où tout y est réglementé, prévu, découpé. Chaque tâche s’effectue à un moment spécifique et devient pour le prisonnier un instant de crainte ou de joie. Dans le ronronnement quotidien, tout dérangement se traduit souvent par une souffrance. Chaque individu conjugue son temps avec celui des autres soumis, comme lui et avec lui, à des contraintes identiques. Toute activité prend sa place, avant et après une autre, suivant un plan statique dont les diverses phases sont connues à l’avance et où rien n’est laissé au hasard. Grâce à cette pesanteur temporelle, à la cohérence des faits et des gestes imposée par la direction la machine institutionnelle devrait pouvoir fonctionner et assurer sa mission.
Ainsi se construit progressivement un temps éloigné du champ de la conscience qui contribue à l’intériorisation d’habitudes voire d’automatismes. Le but en est l’apprentissage d’un nouveau comportement, résultant d’une nouvelle personnalité, basée sur de nouvelles attitudes. L’homme transformé de la sorte devrait pouvoir donner à toute situation la réponse que la société attend de lui. L’apprentissage sera d’autant plus rigoureux que le délit est grave. On trouvera là en partie l’explication du moindre taux de récidive parmi la population soumise à un emprisonnement long et pénible où la discipline de l’établissement doit signifier à chacun sa faute et la nécessité d’un “ traitement ” régulier rendu obligatoire par l’acte criminel, où les activités, brisant le temps continu de la prison, fonctionnent comme des rappels à l’ordre.
L’enfermement, loin d’être uniquement la privation de liberté et rien que cela, s’appuie sur de multiples contraintes au rang desquelles figurent la suppression de l’organisation et de la jouissance de son temps personnel, moyen de cœrcition par excellence (on pourrait concevoir une prison où les enfermés seraient coupés de l’extérieur mais libres de leurs mouvements à l’intérieur), pour ramener l’individu à une position d’obéissance, tribut de sa transgression des lois. La présence du juge de l’application des peines, au sein de l’établissement pénitentiaire, marque la volonté institutionnelle de mesurer l’évolution des sujets et rendre le poids du temps carcéral plus “ payant ” pour le détenu et la société.
Le temps du prisonnier
Mis à part si l’on se réfère à l’heure officielle donnée par la montre, le temps vécu reste profondément subjectif. Beaucoup de chercheurs s’accordent pour constater de grandes différences individuelles dans l’évaluation temporelle tout comme dans l’élaboration de procédés d’adaptation pour lutter contre la pesanteur de la vie carcérale, procédés qui ne sont d’ailleurs pas toujours une réussite. Bon nombre de comportements du prisonnier constituent un moyen, plus ou moins bien adapté, de lutter contre un temps qui, autrement, leur paraîtrait envahissant voire destructeur et le deviendrait effectivement.
Un psychologue américain constate que le temps du prisonnier se divise rigidement en passé : moment de l’entrée dans l’institution, présent : exécution de la peine, futur qui commencera après la libération et que chacune de ces périodes a ses demandes comportementales, ses satisfactions, ses anxiétés nécessitant des ajustements différents et adaptés (Megargee, 1970).
Toutefois, on peut distinguer deux paramètres qui explicitent le mieux la conception de son temps par le détenu : 1) s’il est prévenu ou condamné ; 2) la peine qui lui reste à subir après sa condamnation définitive. D’une certaine manière, on dira que le prisonnier fonctionne en se posant à lui-même des bornes temporelles. D’abord, il borne le temps à son procès, puis, cette borne reculera en fonction de la durée de détention qu’il pense devoir faire compte tenu de sa condamnation, anticipant souvent sur les remises de peine, etc.
Les prévenus (c’est-à-dire les prisonniers non jugés, ils constituent en moyenne 40 % de la population pénale) ont une conception du temps plutôt dynamique. En effet, leur sort ne s’est pas encore joué définitivement et la perspective du procès les stimule. Ils mènent un combat, celui qui va consister à “ s’en tirer pas trop mal ”. Beaucoup de spéculations psychologiques ou intellectuelles, donc, pour savoir ce qu’il faudra dire ou taire, ce que telle ou telle partie dans l’affaire mettra en avant. Une bonne idée de défense et ce seront quelques mois gagnés, une bonne idée de l’accusation et ce seront plusieurs mois perdus. Bref, l’individu joue avec le temps (en quelque sorte avec lui-même). Il argumente pendant des heures, s’imagine devant la cour, éventuellement devant les jurés, s’inquiète de la qualité de son avocat, évalue le verdict. Il peut lui sembler être le maître de son temps. Chaque jour, le scénario est recommencé, différent de celui de la veille et de celui du lendemain, accompagné d’espoirs nouveaux et de désespoirs.
La vie du prévenu n’est pas aussi repliée sur la cellule que celle du condamné : les parloirs plus nombreux, les visites de l’avocat, la comparution devant le juge d’instruction au tribunal, le régime plus souple favorisent une passation du temps rapide due aux extractions de sa cellule, à des rencontres interindividuelles plus nombreuses, à une activité physique et émotionnelle intense, prenante, où l’on se sent fortement impliqué. Le procès est une période ambiguë, à la fois attendue et crainte, longue et courte, souvent très décevante et angoissante : beaucoup de comparants, de faible niveau culturel, impressionnés par le cérémonial et le rituel, ne saisissent pas très bien ce qui se passe. Frustrés de ne pouvoir s’exprimer, ils se fixent sur le verdict qui n’en finit pas d’arriver et sortent “ vidés ” et/ou révoltés.
Par opposition, le temps du condamné devient statique. Il marque la transition vers une sortie plus ou moins lointaine que l’on espère grignoter par une remise de peine ou la libération conditionnelle. Finis la spéculation intellectuelle et les jeux de l’imagination, une limite s’inscrit dans la réalité, elle ne peut être travestie et l’individu doit l’affronter. À partir de là commence la vie quotidienne du prisonnier.
Y a-t-il unicité rythmique et temporelle dans une prison ? Pas réellement. Il est juste de dire qu’il existe des séquences de temps et des groupes qui remplissent ces séquences. Sitôt que le nombre des prisonniers dépasse plusieurs dizaines, tout le monde ne peut faire le même mouvement en même temps. Par exemple, la promenade est obligatoire mais elle s’effectue groupe par groupe. Ce roulement répond à deux critères : d’abord permettre le bon fonctionnement de l’établissement, ensuite, éviter que s’installe une fusion temporelle pour empêcher une trop grande cohérence entre les groupes, d’où surgirait la révolte. L’existence de sous-groupes répond mieux aux besoins de l’administration et de la discipline. L’essentiel demeure qu’il règne une cohésion temporelle entre des groupes interchangeables car le système ne pourrait pas non plus fonctionner dans l’individualisme voire l’hostilité des individus entre eux.
En fait, la journée commence à 7 heures par le petit déjeuner ; entre 11 h 30 et 13 h 30 se déroulent le déjeuner et la distribution du courrier du matin. La journée se termine à 17 h 15 par le dîner puis la distribution du courrier du soir à 18 heures ; enfin, extinction des lumières à 23 heures. Il ne s’agit pas là de l’emploi du temps de l’ensemble des prisonniers mais d’une catégorie. D’autres auront plus de promenade s’ils n’ont aucune occupation ou plus de cellule.
L’adaptation au temps carcéral et ses crises
D’une manière générale, dans la journée, les détenus arrivent à avoir quelques occupations. Un effort est fait dans certains établissements pour que les prisonniers qui n’ont ni travail ni études bénéficient de davantage de promenade ou de sport, ceci afin d’éviter de trop longues journées en cellule. Il faut compter aussi avec la visite du médecin, du psychologue, de l’éducateur ou de l’assistante sociale lorsqu’il y en a, du visiteur de prison… autant de gens que le détenu rencontre en dehors de la cellule. On peut donc dire que la catégorie de ceux qui restent 23h/24 en cellule constitue une minorité. Le moment le plus pénible est le soir après la fermeture définitive des portes, quand le sujet va rester face à lui-même.
La “ qualité ” du prisonnier joue beaucoup dans la lutte contre le temps carcéral. A cet égard, l’étudiant fait figure de privilégié : d’abord, les cours en salle de classe l’occupent facilement, ensuite, il est capable de vivre avec lui-même en lisant, révisant ses leçons, préparant ses devoirs… idem pour les “ intellectuels ” qui sauront meubler leur quotidien. Le travailleur aussi subira moins la pesanteur temporelle : une activité, même rébarbative est préférable au vide. Ceux qui ont des relations à l’extérieur (famille, correspondants trouvés à la suite d’une annonce dans le quotidien “ Libération ”) écriront beaucoup.
En fait, la prison est un champ clos, autarcique, mais cela ne signifie pas qu’il ne s’y passe rien. Au contraire, il y règne une ambiance, il s’y produit des faits et des rencontres, il y existe une vie interne (sport, cantine, cinéma, bibliothèque, étude, travail…) qui le transforme en petite ville où chacun tente d’aménager, suivant ses moyens (financiers, intellectuels, sympathie…) son temps, avec plus ou moins d’intensité. Cette adaptation constitue d’ailleurs un danger car, progressivement, cette vie interne va devenir intérieure au détriment de l’idée du monde extérieur. Les observateurs sont souvent surpris de voir avec quelle rapidité les repères habituels ont été supplantés au profit de repères carcéraux nouvellement mis en place. Ainsi, peut-on estimer que près des 3/4 des détenus arrivent à supporter le temps sans trop de langueur, ne serait-ce que parce que rien de nouveau ne vient accrocher l’esprit.
On trouve tout de même des catégories d’individus qui ne s’intègrent pas, trouvent le temps long, s’efforcent de le “ faire passer ” ou de le “ tuer ” : les condamnés à une courte peine d’emprisonnement, les prisonniers depuis peu qui n’ont pu couper leurs liens avec l’extérieur, les anxieux, les dépressifs, ceux qui sont trop pauvres pour agrémenter leur quotidien (par l’achat de biens de consommation, surtout de nourriture), les délaissés, soit à cause du délit commis, soit par manque d’affinités avec leur entourage immédiat, ceux qui sont incapables de s’occuper par eux-mêmes, les emprisonnés depuis très longtemps. Il faut dire que tous les prisonniers connaissent, à une époque ou à une autre, des moments d’ennui, d’attente, marques de leur dépendance, de l’intrusion du temps d’autrui dans le leur. Sinon, ils réagissent comme chacun d’entre nous : quand ils ont une activité, d’une certaine unité, intéressante, le temps semble passer plus vite que s’ils en ont une monotone ou morcelée. Aussi doivent-ils éviter de se laisser happer par le présent carcéral : attendre le repas, le courrier, la promenade… est le meilleur moyen de prendre conscience du temps, de l’allonger, d’en souffrir si l’attente ne comble pas comme souhaité. On remarquera que le détenu, peu à peu, apprend à organiser son temps efficacement, en particulier en se fixant une ligne de conduite : planification de toutes les activités, partage de la journée en temps de travail et de repos, rédaction d’un journal… qui constituent des buts précis à atteindre afin d’éviter l’attente et l’ennui, les temps morts et les trop-pleins.
Une image populaire veut d’ailleurs que le détenu soit celui qui reste dans un perpétuel ennui et qui compte les jours le séparant de sa libération, un peu à la manière du soldat accomplissant son service militaire. En réalité, le détenu compte les jours quand il est très proche de la sortie ou qu’il a été condamné à une peine très courte. Le mode de comptage se fait par mois pour une petite peine (moins d’un an) et pour une peine plus conséquente en années d’abord, puis en mois lorsque la liberté apparaît “ palpable ” du fait soit d’une libération conditionnelle soit d’une libération définitive. À ce moment-là, il se tourne entièrement vers l’avenir, le passé devenant effrayant. Il semble qu’il y ait des crises d’adaptation environ tous les six mois durant les premiers temps de l’incarcération, qui disparaissent après trois ans de détention. “ Au bout de cinq ans, tu ne sens plus rien, tu fais partie des meubles ”. Le condamné à perpétuité, quant à lui, spécule peu sur le temps dont il ne prend réellement conscience qu’au moment de la commutation. L’apparition d’une limite fonctionne comme une révélation du temps : désormais, il fait des projets, entreprend des études, compte les années qui le séparent de la libération.
En détention, l’heure est donnée par les mouvements de l’établissement. C’est une heure imprécise bien que peu fluctuante mais suffisante. Chacun sait, suivant les bruits ou les odeurs, le passage du “ facteur ”… quel moment de la journée environ il est. Ce rapport au temps a été quelque peu modifié après la réforme de 1975, par le port de la montre autorisé pour les détenus. Tous n’en ont pas. Certains préfèrent l’imprécision de l’institution qui fournit une touche de nonchalance dans la discipline générale. D’autres, au contraire, portent la montre. Ils deviennent “ prisonniers ” de cet instrument et non plus du bruit ou de l’odeur. C’est, pour eux, une façon aussi de raccrocher leur attente, leurs espoirs à l’extérieur, d’avoir l’impression de suivre le mouvement de la cité en même temps que celui de l’établissement, une façon aussi de s’assurer de manière objective que le temps a réellement passé, surtout le soir, quand on attend alors qu’il n’y a plus rien à attendre, que la répétition des jours occulte tout insolite. L’immense majorité des détenus ont une perspective temporelle assez courte mais il est intéressant de noter que tous connaissent, avec la plus grande exactitude, au jour près, la date de leur libération. D’ailleurs, l’Administration pénitentiaire tient elle-même un compte très rigoureux.
Perception du temps et relation à la Justice
Une incarcération de longue durée se répercute sur la conception du temps – et de la société – qu’en retire le prisonnier. Ainsi, les notions de faute et de justice évoluent-elles au fil des ans. La conscience de la faute n’est pas évidente chez le prisonnier (et le délinquant en général). Il manque bien souvent la conscience de l’acte délictueux, sauf dans les cas de “ gros ” délits. Pour beaucoup, la société est clouée au pilori avant l’acte, en quelque sorte elle est fautive vis-à-vis de l’enfermé et cette idée ne peut aller qu’en s’accentuant. En fait, quand un individu est condamné à dix ans ou plus, il peut se dire au début qu’il méritait sa peine au vu de son crime.
Mais, à mesure que progresse l’emprisonnement, on observe deux phénomènes. D’une part, la mémoire va atténuer la gravité du délit par une sorte d’autojustification qui tendra à innocenter le passé, voire à le faire disparaître. Cela est d’autant plus facile que l’on trouve souvent un détenu qui a “ fait mieux ” (ou pire) ou un autre qui, pour un crime identique, a “ écopé moins ”.
D’autre part, la cadence à laquelle s’écoule le temps en prison, loin de s’accélérer, a tendance à devenir interminable. En conséquence, le détenu voit s’accroître le sentiment – déjà latent – d’une injustice compte tenu de sa faute, minimisée et de la détention, devenue plus pesante. Cette impression est encore accentuée par la bataille pour la libération conditionnelle. Rares sont les détenus qui l’obtiennent dès qu’ils seraient en droit de l’obtenir et rares sont ceux qui envisagent qu’elle pourrait leur échapper au moment voulu. Ils se fixent donc un terme au-delà duquel ils comptent être libérés. Leur sortie se concrétise : ils s’organisent psychologiquement et parfois extérieurement, comme s’il était effectivement prévu qu’ils sortent. Le refus administratif, courant lors de la première demande, accroît fortement le sentiment d’injustice. Incapables de formuler un discours, les prisonniers ont ainsi tendance à s’appuyer sur le temps pour justifier leur révolte.
Pour des condamnés à une longue peine, le plus grave demeure sans conteste ce que l’américain Clemmer a appelé “ la prisonnarisation ”, autrement dit l’intégration des normes carcérales, la transformation de l’individu en un rouage pénitentiaire : “ Plus j’avance dans le temps, plus j’ai des doutes quant à ma réinsertion. On dirait que la prison ne me fait plus peur, je l’ai oubliée ”. La routine a rendu leur vie indifférenciée, les jours se suivent en se ressemblant. Désormais, le détenu devient incapable de produire son propre temps, de s’autonomiser à tel point que l’on peut raisonnablement émettre des doutes quant à la capacité du libéré de vivre normalement dans la communauté libre.
Il faudrait aussi que la perspective de l’avenir soit suffisamment stimulante pour renverser cette tendance à l’effacement de la personnalité. Mais l’on observe un dramatique blocage quant à l’avenir. Peu de détenus sont capables de dire avec quelques précisions ce qu’ils aimeraient être ou faire après leur libération, laquelle les angoisse souvent. La prison n’est pas exclusivement la cause de cet état. Beaucoup craignent de reprendre leur vie antérieure, vie peu valorisante, semée d’échecs. Sans projet, ayant pleinement conscience qu’ils n’ont aucun rôle personnel à jouer, leur horizon ne peut apparaître que fortement limité. Cet avenir incertain, cet horizon bouché qui, à l’extérieur, seraient une caractéristique individuelle, deviennent, en détention, deux éléments socialisés par le groupe.
En conclusion, on peut dire que l’étude des réactions du prisonnier à son temps vécu devrait favoriser la réflexion juridique et pénitentiaire dans deux domaines. D’une part, il faudrait s’interroger sur la nécessité pour l’individu, mais aussi pour la justice et la société, de condamner à des peines qui soient de faible durée ou au contraire très longues. D’autre part, lors du procès, les juges étudient un acte en fonction de textes et pas vraiment un individu en action, encore moins en devenir (ce qui serait à vrai dire plutôt difficile). Cette procédure devrait s’accompagner du pouvoir pour ceux qui entourent quotidiennement le détenu d’arrêter la peine à partir du moment où le temps restant à accomplir ne peut qu’être ouvertement nocif pour tous : personne, institution et société.