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Le temps qui tue

Publié le jeudi 9 octobre 2003 | http://prison.rezo.net/le-temps-qui-tue/

Information – PRISON-JUSTICE n° 82 – septembre 1997
L’heure fuit ; le temps s’évade…
ARAPEJ-ILE DE France
Association réflexion action prison et justice – Membre de la FARAPEJ

LE TEMPS QUI TUE
De Jacques Lesage de La Haye
Ancien détenu, psychologue, Professeur à l’université de Paris VIII
Auteur de “ La machine à fabriquer des délinquants ”, éd. Lesage de La Haye, 1981 ; “ La guillotine du sexe ”, éd. du monde libertaire, 1992 ; “ Le cachot ”, éd. Caractères, 1993 ; “ L’Homme de métal ”, éd. Existence, 1996 ; “ Une psychopolitique du corps, l’analyse reichienne ”, éd. Atelier de création libertaire, 1996.

Comment répondre au rythme déshumanisant du temps carcéral sans repères spatio-temporels ? Jacques Lesage de La Haye nous livre son expérience.

Lorsque le détenu est condamné, se pose la question de la durée de la peine. S’il s’agit de perpétuité, avec une peine incompressible de vingt ou trente ans, il ne reste plus d’espoir. A partir de quarante ou cinquante ans, pour le détenu, c’est vécu comme une condamnation à mort.
Mais l’être humain est un incorrigible optimiste, même s’il existe un fort pourcentage de désespérés. Il s’accroche à la moindre parcelle d’utopie. Des milliers de concentrationnaires ont accepté de survivre dans les conditions atroces du camp de Treblinka, parce qu’ils savaient que quelques centaines d’entre eux réussiraient à s’évader. Si le quinquagénaire a été condamné à une peine de sûreté de dix-huit ans, il se dit qu’il sortira avant soixante-dix ans et qu’il a peut-être une chance de vivre quelques années en liberté.
De même, le prisonnier âgé de trente ans garde les yeux fixés sur la borne des soixante, avec son incompressible de trente ans. Il aménage le temps à l’intérieur d’une “ spirale de métal ”, comme le dit si bien François Boujon à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy, ou bien s’installe dans un cadre a-temporel, qui transforme sa prison en cryo-pénitentier (cf. “ Demolition Man ”).
Le choc de l’arrestation est tellement violent que c’est comme si le temps s’arrêtait. Puis le second choc, celui de l’incarcération, enfonce le prisonnier dans une chape de béton qui ressemble à un tombeau. L’individu se retrouve en état de stupeur. Il lui est impossible d’intégrer l’événement. Le passage de la vie à la mort lente est inimaginable pour toute personne qui n’est pas allée en prison. Il a pourtant été beaucoup écrit sur le sujet. Mais sans doute résistons-nous à de telles vérités qui nous glacent d’horreur. Il est difficile d’admettre que les prisons sont des mouroirs et constituent, en fait, de vastes chambres de torture. La conscience que l’on dérange se venge par le silence.
Quoi qu’il en soit, l’immobilité forcée, le manque d’air, l’impuissance obligée, l’arbitraire de la porte fermée, l’incertitude quant à l’avenir et l’angoisse de l’enfermement, parfois claustrophobique, contribuent à plonger le détenu dans un état de confusion vertigineux.

Lorsque la souffrance est trop atroce…
La période de crise initiale, par sa violence traumatique, entraîne un maximum de suicides. Pour beaucoup, la condensation du temps, la perte des repères, la restriction spatiale et l’absence de futur entraînent un désespoir sans fond. Le sujet se sent pris dans une souricière. Il ne lui reste plus de solution. L’espace, en se resserrant, abolit le temps. C’est l’étouffement statique.
Aucune dynamique n’existe plus. Et la femme ou l’homme, pris dans une telle nasse, n’a plus qu’une issue. Il supprime le problème, au lieu de le résoudre, selon la formule d’Albert Camus. Lorsque la souffrance est trop atroce, il n’existe qu’une seule urgence : la faire cesser, quel que soit le moyen. L’effroi du citoyen libre et rationnel ne traduit rien d’autre que le télescopage de deux univers incompatibles, bien que conjoints.
A partir de là, pour les rescapés du suicide de la première heure – en prison, ne l’oublions pas, on se suicide dix fois plus qu’à l’extérieur – tout est possible. La question-clef se pose dès lors : “ Comment vais-je m’organiser pour effectuer ma peine ? ”
Et les réponses affluent :
Je vais attendre le jugement.
Je monte une cavale.
Je fais du sport.
J’entreprends des études.
Je crois en Dieu, ou je fais semblant, et je vais au culte ou à la messe. En plus, ça me permettra de voir des potes.
Je dénonce le non-respect des droits de la personne incarcérée et je me positionne dans le statut de prisonnier en lutte.
J’essaie de travailler par tous les moyens (un détenu sur deux est au chômage), afin de cantiner revues, télé, radio, cassettes, vêtements… Je consomme pour oublier.
Je m’enferme dans l’obsession sexuelle et essaie de compenser la frustration par les livres, les journaux et la télévision, si le parloir ? ? ? ? ? ? ?
Je m’enfonce dans le délire, pour échapper à l’insurmontable réalité.
Je m’envole dans l’imaginaire : j’écris, je peins, je fais de la musique, je m’immerge dans l’univers informatique…
Il existe beaucoup d’autres solutions. Tout le problème est la réappropriation du temps. Il n’est pas possible d’accepter d’être ainsi sadisé, à moins d’être masochiste. Le temps est synonyme de vie. Et la prison se définit comme la non-vie. Celui qui nous balance en pleine tête : “ Je suis un mort-vivant ”, ou “ Je me suis masturbé quatre mille fois ” nous signifie qu’il est quelque part mort.

Se métamorphoser en machine de guerre
Or, cela se vérifie par l’étranglement de l’espace que réalise le temps immobile. Si le temps se contracte au point de ne plus se dérouler en une ligne de vie naturelle, il opère un véritable bétonnement autour de l’espace. L’être se pétrifie, tombe en léthargie, se met en parenthèses ou meurt à petit feu.
Le problème de la culpabilité entre alors en ligne de compte. Si le prisonnier a le sentiment d’avoir commis une faute, il peut accepter partiellement ou totalement la punition. Dans le contexte judéo-chrétien de notre civilisation, c’est la dialectique du mal et de la rédemption par la souffrance. Le crime ou le délit peut être vécu par le “ coupable ” comme une faute de vie. Il se sanctionne donc par une douleur infligée. C’est encore un peu la loi du talion et la justice comme vengeance. Or, la vie se déroule à travers le temps. Nous nous retrouvons dans la théorie de la relativité. Et la plus implacable punition est celle qui consiste à retirer des années de vie au “ fautif ”.
S’y soumettre, c’est se complaire dans la jouissance morbide du pardon accordé grâce à la souffrance. Nous comprenons très bien pourquoi la plupart des détenus repoussent avec fureur l’idée même de culpabilité. Ce serait accepter sur le mode masochiste la mort partielle, totale ou symbolique qui leur est administrée par la société. Ils mettent dès lors en place des mécanismes de défense, de véritables blindages, contre cette reddition sans conditions. C’est pourquoi ils sont si nombreux à devenir obsessionnels ou paranoïaques. La prison est un univers totalitaire qui rend fou. Pour s’en défendre, il est indispensable de se métamorphoser en machine de guerre.
Alors, comment faire ? L’être humain naît, croît, vieillit et meurt à travers le temps. Si l’on y regarde de plus près, nous constatons que le temps n’est rien d’autre que le déroulement de notre vie. En des termes différents, il n’est rien d’autre que nous-mêmes à la naissance, au cours de l’enfance, de l’adolescence, de la vie adulte, de la vieillesse et de la mort. C’est une autre façon de parler de nous-mêmes.
A partir de là, le prisonnier sait parfaitement qu’il s’agit de lui et de personne d’autre. Son calcul va être de prévoir à quel âge il pense sortir de prison. Cela est-il jouable ? Ou vaut-il mieux essayer de s’évader ? En attendant, comment va-t-il s’y prendre, en attendant la libération ?
Ces prévisions sont le principal de la vie des détenus. Elles se tranforment souvent en “ cinéma ” et en plans sur la comète. Va-t-il s’agir d’un projet qui tient la route ou allons-nous déboucher sur des impasses ?
J’ai décidé de reprendre des études. Cela va me demander des années. Je vais passer des examens et entasser les diplômes. Comme ça, j’aurai plus de chances de m’en sortir et de m’insérer.
Moi, je vais faire de la culture physique et me “ branler ”. Il faut passer le temps. Je ne suis pas un “ enculé ”. Je ne vais pas me mettre à plat-ventre devant l’administration et jouer le jeu du bon détenu.
Le premier a réussi son insertion. Le second est mort.
Un autre paramètre est retenu par le détenu : le temps qui passe. Même si le plus important est le jour “ J ” de la sortie, la “ quille ” pour les anciens militaires, le problème de l’occupation du temps, dans l’intervalle, reste primordial. Cela se traduira-t-il par de l’occupationnel, du travail, de l’art, de la lutte et de la résistance, de la culture ou de l’acquisition du savoir ?

Un temps destructeur
L’idéal est la combinaison de temps “ à tirer ”, de la préparation à la sortie et de la mise en place d’un maximum d’atouts pour la réussite de l’insertion. Tout dépend comment le prisonnier va se le dire. Il peut ressentir le temps à passer en prison comme un cadre écrasant et s’avouer incapable de le gérer. C’est la porte ouverte à toutes les dérives. Rien d’étonnant, en pareil cas, à ce qu’il efface la réalité dans un délire irréversible. Nous pouvons aussi comprendre qu’il préfère se supprimer. Nous avons alors à nous interroger sur la lourdeur des longues peines sensées améliorer les individus.
Elles sont tellement destructrices qu’elles finissent par les tuer. Ils ne parviennent pas à supporter le laminage qu’elle exerce sur eux sous couvert de les rééduquer et de les réadapter.
Les opérations Kamikaze qui se soldent par une chute d’un toit, une balle dans la peau sur un mur ou une prise d’otages se terminant dans un bain de sang ne valent pas mieux. Elles signifient clairement que le détenu a choisi d’en finir. Nous rejoignons la mythologie du héros, qui tombe les armes à la main et meurt debout.
Sans avoir le même panache ou la même énergie, celui qui se lance dans une grève de la faim sans soutien médiatique arrive à un résultat identique. Le temps était trop long. Il a mieux valu mourir.
Qu’il en ait ou non clairement conscience, le prisonnier qui refuse de se laisser étouffer par l’espace et désespérer par le temps a davantage de chance de s’en sortir. Il se réapproprie ces données et décide de se prendre en charge. A la limite, il transcende les murs et relativise la durée. Le temps n’est pas un espace à franchir. Il s’agit tout simplement de moi qui vieillis. L’intolérable, c’est que cela se fasse tandis que je ne vis pas. Comment vais-je y remédier ?
La première réponse consiste à retarder le vieillissement, pour que la vie soit à nouveau possible après la libération. Si je fais du sport, ce n’est pas pour impressionner les camarades et les matons, en jouant les gros bras, c’est seulement pour me forger une santé à toute épreuve. Je dois rester jeune. Mon cœur fonctionne comme une horloge. Mes muscles sont souples et résistants.
Je fais aussi attention à mon alimentation. J’étudie la diététique et mange, outre le plaisir, pour nourrir au mieux mon corps. J’essaie de dormir comme un bébé. Si j’ai des insomnies, je fais de la relaxation ou du yoga.

Prendre soin de soi
Pour ma survie psychique, je choisis des livres, des émissions et des films que j’utilise comme de véritables produits de substitution. Je me réalise à travers les histoires qui me sont racontées dans les romans ou au cinéma. De même, en matière d’affectivité et de sexualité, acculé à la plus totale misère, je compense par les films et les livres-érotiques, les rêves, les souvenirs, le courrier, les parloirs aseptisés et la masturbation.
S’il est possible de décrocher une place à l’atelier ou au service général, c’est comme à l’extérieur. Cela permet de s’occuper, de ne pas voir le temps passer et d’avoir de quoi cantiner. Plus encore, c’est se donner les moyens de supporter ce présent qui n’en finit pas et le rapprocher de ce futur qui se perd à l’infini. Et, surtout, cela permet de s’améliorer, d’arriver à un équilibre et de résister à l’érosion de la mort lente.
En fait, au cœur de la prison, tout tourne autour du “ moi ”. C’est l’univers de la régression. Il n’apparaît de progrès possible qu’en prenant bien soin de soi. Maîtriser le temps, c’est retarder l’usure du corps, surmonter la lassitude morale et renforcer la pulsion de l’être vivant.
Nous avons trop tendance à nous en remettre au destin. C’est la fatalité, dit-on. Il s’agit, en réalité, de déterminismes que nous n’avons pas su prévoir et analyser. La caractéristique de la prison est de nous mettre le dos au mur. Instinctivement, nous réagissons ou nous implosons. Le retour sur soi est inévitable. Encore ne faut-il pas le prendre comme une obligation ou une punition, même si le contexte général nous incite à la honte, au repentir et à la contrition.
Le comble, pour un détenu, est d’arriver à prendre son destin en main, alors que tout le déresponsabilise. Mais ce peut être le secret de sa réussite. S’il réalise que la souffrance qu’il a infligée à autrui lui revient en boomerang, par le biais de la vengeance sociale, il en déduit qu’il lui faut prendre soin de lui-même. Il s’attachera à se faire du bien, ce qui lui permettra, plus tard, de prendre conscience de l’existence de l’autre. Il est désormais capable d’entraide et de solidarité.
Paisiblement et non pas dans la haine ou le désespoir.
Se réapproprier le temps, c’est inventer un art de vivre qui développe le potentiel énergétique, augmente l’ouverture du corps et de la pensée, et même accroît la longévité de la matière.
En un mot, c’est ressourcer le dynamisme et la plasticité du moi sur l’axe et dans la perspective de son orbite existentielle.