Publié le mercredi 10 septembre 2003 | http://prison.rezo.net/2-art-en-prison-une-reconstruction/ Deuxième partie : Art en prison : une reconstruction de soi Debout… toujours… Qui peut vraiment raconter les souffrances imprimées dans ces murs de silence ? Qui peut décrire les cris et les douleurs qui sont imprégnés dans ce béton sans couleur ? Combien de rires mais aussi combien de suicides sont inscrits dans ces registres insipides ? Un cri dans la nuit, un cri dans le jour, un cri qui finit, un cri pour toujours… Jamais malgré toute cette pesanteur, je ne laisserai éteindre mon espoir et sa lueur. De par ces murs, on peut ressentir le désespoir et le cafard mais jamais je ne deviendrai un taulard ! Barreaux à la fenêtre, au loin des barbelés qui s’enchevêtrent ; murs de béton, cour de goudron ; tout est fait pour nous écraser pour nous faire disjoncter… Malgré ces interdictions, malgré ces restrictions, je tiendrai jusqu’au bout car à jamais je resterai debout ! Force et détermination, La création artistique participe à la reconstruction des personnalités et identités individuelles, engendrant de nombreuses analyses psychologiques. La mode est à l’art-thérapie, né dans les hôpitaux psychiatriques et se développant en dehors. Cependant, il nous faut distinguer le champ de l’art et de la thérapie. ? En finir avec l’art-thérapie « Le théâtre ne doit pas être thérapeutique. La thérapie est réservée aux malades. Même si les détenus sont des handicapés sociaux. » Les acteurs interrogés refusent tous le terme d’art-thérapie, jugé humiliant car réservé aux malades mentaux. Né au 19e siècle dans les hôpitaux psychiatriques en effet, l’art-thérapie ne se limite point cependant aux seuls « malades ». Ses interventions s’étendent désormais, pour Jean-Pierre Klein [2], au champ social, « aux handicapés, vieillards, marginaux, adolescents [3] » non touchés par la folie ou autres névroses pathologiques. Pour l’auteur, l’art-thérapie serait alors un accompagnement thérapeutique des personnes en difficulté (psychologique, physique ou sociale) à travers leurs productions artistiques (œuvres plastiques, sonores, théâtrales, littéraires, dansées etc.). Un accompagnement adaptable, donc, au contexte carcéral. Plus que soigner, la thérapie par l’art prétend en effet réaliser « un projet de développement, d’épanouissement, d’accomplissement de soi-même [4] ». Non destinée aux seuls malades, elle panse le malaise, la souffrance et le mal-être des individus, souffrant ou non de troubles psychiatriques avérés. La thérapie ne désigne-t-elle pas « l’application méthodique de techniques psychologiques déterminées pour rétablir l’équilibre affectif d’une personne [5] » ? « Je refuse de faire du travail social ou thérapeutique. Je refuse cette instrumentalisation de l’art. Je ne suis pas là pour soigner mais pour faire du théâtre. » L’art, rappelle Jean-Pierre Klein, « n’a pas destinée à être thérapeutique, la transformation du créateur n’étant pas son but, même si elle se produit parfois et dans un sens favorable [7] ». L’art n’a pas vocation à traiter les individus. La thérapie ne vise pas l’esthétique. Selon Caroline Legendre, « l’atelier d’art-thérapie privilégie l’expression picturale libre et spontanée et le contenu exprimé par rapport aux notions de technique et d’esthétique [8] ». Distinguons donc art et thérapie. Mais reconnaissons les effets psychologiques, sociaux et humains insufflés par une pratique artistique source de reconstruction de l’individu et de son rapport à l’autre. « Le théâtre n’est pas thérapeutique, même s’il met en route un processus d’élaboration de leur existence.(…) Le théâtre pose constamment le problème du rapport à l’autre, du rapport au monde qui nous entoure. (…) Ca ouvre des portes, fait sauter des murs, force des barrières. Mais ce qui en jaillit, je le laisse aux psychologues. » La création artistique en détention, si elle ne vise pas un traitement thérapeutique des prisonniers, participe largement à la reconstruction d’eux-mêmes et de leur identité personnelle. La peine de prison correspond à une privation de liberté. En réalité, le détenu abandonne, outre sa liberté, sa dignité, sa fierté, ses responsabilités… une part de son humanité… En créant, il recouvre une parcelle de sa liberté, la maîtrise de sa vie et de son temps, une reconnaissance volée par l’institution, autant de qualités inhérentes à l’être humain. Chapitre 1 : Des petits bouts d’homme libre Le théâtre, la musique, la danse ou la peinture ne briseront ni les serrures ni les barreaux, ne détruiront point les miradors, ne rendront guère la liberté au prisonnier. Mais ils ouvriront peut-être d’autres portes, d’autres fenêtres vers un ciel plus bleu, loin de la cellule et des murs. Une passerelle vers quelques minutes de liberté enchaînée… Par la pratique artistique, le détenu renoue en effet avec des sensations et des droits d’homme libre, recouvrant humanité et « liberté ». Il redécouvre le plaisir et le désir, le sentiment de liberté et la parole. ? La redécouverte du plaisir et désir « Jouer, ça apporte des sensations terribles. Après c’est dur de rentrer, on voudrait en parler mais on est tout seul dans sa cellule. Le soir après les répétitions, je ne pouvais pas dormir. » « Le théâtre, c’est plus fort qu’un hold-up. » « Le théâtre est un accélérateur d’existence. Les prisonniers me disent souvent : ‘c’est génial, c’est comme un braquage’. Le même coup de stress avant de monter sur scène… » Plus qu’un simple divertissement, plus qu’un simple amusement, le théâtre déclenche pour les personnes interrogées de l’excitation, des émotions et des sensations fortes. Les pratiques artistiques créent donc des formes de plaisir, voire de sensations extrêmes dans un espace où elles n’ont habituellement pas leur place. L’enfermement, avec ses contraintes, ses obligations, ses interdits, son objectif premier de sécurité, laisse en effet peu de place au plaisir. Voire le renie volontairement. Les détenus, coupables, ne se doivent-il pas, pour beaucoup, de purger une peine dans la souffrance et l’insatisfaction ? Le plaisir créé par la pratique artistique, rare, voire exceptionnel entre les murs s’en trouve alors multiplié. Pour Anne-Marie Marchetti, « à première vue, certaines joies ne diffèrent pas de celles vécues à l’extérieur : faire de l’aquarelle, chanter etc. Mais si toutes ces satisfactions banales prennent un relief particulier, c’est qu’elles sont vécues en prison, lieu de confinement et d’austérité, où elles n’ont pas toujours été possibles [9] ». L’intensité du plaisir s’expliquerait en partie alors par l’emprisonnement de l’individu. « En prison, quand on est enfermé, on a peu de sensations, de choses qui nous font vibrer. Les sensations sont décuplées. Dehors, ça ne peut pas être pareil. (…) Je ne pourrais pas retrouver ce genre de sensations dehors. » « La détention rend le théâtre plus fort que dehors. C’est plus fort car l’atmosphère est différente. Il n’y a rien d’autre que le décor de la prison. » Outre le plaisir, le détenu redécouvre le désir, le désir de créer, le désir d’exister, le désir d’agir. Pour Jean-Pierre, les intervenants artistiques « sont des machines à fabriquer du désir », « mettent en place des machines à fabriquer du désir ». Leur travail « relève de l’éveil ou du réveil d’un désir puis de son accompagnement [10] ». Le prisonnier retrouve un désir perdu avec l’incarcération, renoue avec une sensation propre à l’homme, propre à l’homme libre. Il manifeste à nouveau, pour Jean-Pierre, un désir d’exister, un désir de vivre, de vivre une vie dont il serait l’auteur. « Quand la personne a pris conscience du désir et de sa réalité, quand elle se l’est approprié, c’est une victoire immense. Même si elles ne sont pas nombreuses, c’est immense ! Je ne parle pas d’insertion, cette question du désir peut se manifester de mille manières y compris le désir d’aller mener la vie qu’on a envie de mener, mais ne pas être sujet de sa vie, être auteur de ses propres jours. [11] » Le prisonnier redécouvrant plaisir et désir renoue donc avec des sensations d’homme libre. Peut-il oublier les murs qui l’enferment, rompre les chaînes qui le retiennent, retrouver le « dehors » le temps d’une pièce, d’un tableau, d’une chanson ? ? L’évasion dans les murs « Mes seuls moments d’évasion : les parloirs avec la famille et les répétitions de théâtre. » « Après le spectacle, les détenus te disent, « c’est fou, j’ai eu l’impression d’exister ailleurs, de ne plus être ici . [12] » » La participation à une activité permet, nous l’avons vu, de rompre la monotonie des journées carcérales, de briser la circularité du temps et la rigidité de l’espace, d’échapper un tant soit peu à l’emprise contraignante de l’institution. La création artistique offre-t-elle au détenu l’occasion d’une fuite vers d’autres imaginaires, d’un voyage au-delà des murs et des barreaux, d’un oubli de la détention ? Certains détenus considèrent l’art en prison comme un moyen d’évasion, comme un échappatoire à l’univers et la souffrance carcérales. Le sentiment d’enfermement, les sombres pensées, et la douleur du prisonnier s’envoleraient donc, portés par les ailes du stylo ou du pinceau, se perdraient dans les cordes des guitares ou la magie du théâtre. Selon Léonard Pelletier, ancien détenu devenu peintre : « Peindre est un moyen de voyager au-delà des murs et des barreaux de ce pénitencier. A travers mes peintures, je peux être avec mon peuple, en relation avec ma culture et mon esprit. Je peux observer de jeunes enfants souriants danser dans leur costume traditionnel, voir mes ancêtres en prière, soutenir le regard intense d’un guerrier. Lorsque je travaille ma toile, je suis un homme libre. » Mais la pratique artistique suffit-elle, peut-elle, doit-elle effacer les murs, les souffrances, l’odeur de la prison ? Certains acteurs rencontrés nient ainsi toute possibilité d’évasion par l’art. Parce que ce n’est pas le rôle de l’art. Parce que ni la scène, ni la toile, ni la feuille de papier ne sauraient dissimuler, même temporairement le poids de l’enfermement. Parce que la prison, enfin, sert souvent de cadre et de muse à la création. « L’évasion est un mythe. L’art ne sert pas à s’évader mais à se confronter à la réalité. Ca ne ramène qu’à la réalité. (…) L’art aide à comprendre la réalité. » « La réalité est trop présente, trop dure, pour que ce petit moment nous fasse rêver. La prison reste toujours présente. » « Automatiquement, on va parler de ce que nous vivons. (…) On est obligé d’écrire nos peines, nos joies, nos douleurs, et tout ça est compressé dans une cellule. C’était aussi une façon pour nous de pouvoir s’extérioriser… » L’art ne transporte pas les corps au-delà des murs, mais certains esprits oui. Des prisonniers retrouvent une parcelle, une once, des miettes de liberté entre les barreaux. Et d’ « humanité », l’homme se définissant en partie par sa liberté. Libres dans leur tête, libres dans leurs mots, les prisonniers recouvrent, par la parole, la dignité humaine et la liberté d’expression… ? La parole retrouvée « L’expression artistique donne la ‘parole’ à des personnes supposées ne plus en avoir du fait de leur mise au ban de la société. » Les bruits de clés et de portes qui s’ouvrent et surtout se ferment, les cris des uns et les pleurs des autres masquent le silence de beaucoup de prisonniers, empêchés ou refusant de s’exprimer. L’expression d’un mécontentement ou d’une revendication se heurte généralement à l’indifférence du personnel, voire au rapport disciplinaire et à la sanction. Le contrôle (ou la menace de contrôle) du courrier, la censure ou l’autocensure, les visites surveillées pèsent sur le détenu, empêchant une liberté d’expression démocratique [13]. L’absence d’écoute, dénoncée par beaucoup, oblige le détenu à se taire. « En prison, on n’est jamais écouté » dit Laurentino. Enfin, l’isolement de certains détenus, l’individualisme régnant à l’intérieur des murs, la crainte de se dévoiler freinent la prise de parole. « Les prisonniers ne s’emparent de la parole que dans des espaces clos, dans des micro-espaces, dans l’intimité des murs de l’incarcération. » La pratique artistique permet au détenu de s’exprimer, de renouer avec une parole niée, oubliée, sans destinataire. L’écriture, le théâtre, mais aussi la peinture, la danse, la musique, le dessin (etc.) permettent alors au détenu de s’exprimer et de s’exprimer librement. Le son d’une guitare ou d’une voix, un pinceau, un stylo, un corps traduisent et transmettent des émotions, libèrent un message, une parole. L’activité théâtrale me paraît particulièrement intéressante à étudier, libérant la parole par la parole elle-même et obligeant l’exposition publique. L’acteur s’exprime avec son corps, « premier mot du vocabulaire théâtral, principale source de son et de mouvement [14] », corps qu’il affiche, qu’il expose, qu’il fait parler devant le spectateur. L’acteur s’exprime avec sa voix, portant à nouveau une parole… « J’ai découvert un espace de parole avant tout. » La parole trouve un public, les mots un sens. Sur scène, comme au cours des répétitions, le détenu se sent écouté, incité à parler, à libérer une parole emprisonnée. « Sur scène, l’auditoire est attentif. On a l’impression d’être écouté, ce qui n’est jamais le cas en prison. » « Pour la première fois on nous écoutait dans un autre lieu que le prétoire*. [16] » Ainsi, pour Jean-Christophe, « le théâtre redonne une parole et une dignité aux prisonniers tant qu’ils sont devant le public ». L’expérience artistique offre à l’individu des espaces, des temps d’expression possibles. La prise de parole théâtrale nourrit, d’autre part, « dedans » comme « dehors », les confiances personnelles, obligeant l’acteur à s’exprimer haut et fort en public, à affronter le regard d’autrui, à « s’ affirmer », pour reprendre les mots de Laurentino. Capable enfin, grâce à sa parole, de s’exprimer, d’émouvoir, de faire rire, de fasciner, le détenu se découvre des capacités inconnues. « Le théâtre m’a permis de m’exprimer plus aisément en public. J’ai surmonté la peur de l’exposition en prenant du plaisir à communiquer mes émotions. » La prise de parole permet donc au détenu de (re)gagner une confiance en soi entachée par l’incarcération, de recouvrer une dignité, voire une humanité reniée en prison. L’humanité ne se définit-elle pas en effet par la parole ? Les ateliers artistiques offrent donc aux prisonniers un espace de parole et de liberté d’expression particulièrement marginal en détention. Cette liberté dépend encore une fois de l’intervenant qui choisit ou non de laisser la parole aux participants. Ainsi les témoignages des différentes personnes interrogées révèlent deux réalités opposées… « C’étaient des pièces de théâtre déjà écrites… On choisissait ce qui nous paraissait le plus facile, enfin, parmi ce que qu’il nous proposait lui ; il avait déjà fait ses choix. On ne crée pas, on ne nous donne pas les moyens de créer, donc ça n’a pas de sens. L’intervenant arrive, il a choisi les pièces qu’il veut nous faire jouer. Il ne nous donne pas réellement le choix. J’avais proposé de monter un atelier d’écriture, d’essayer de créer nous-mêmes…C’est ça la création. (…) Mais il a refusé… Pour des problèmes de temps… En même temps c’était une astuce… Pour lui, si une détenue se met à écrire, elle va forcément parler de la prison, de ce qui se passe en prison, et c’est ça qui lui faisait peur. » « Il n’arrivait pas avec son truc déjà ficelé, « prêt- à- jouer ». A peine apportait-il un bout de texte qu’il le soumettait aux acteurs, attendant leurs contributions dans la mise en scène et la mise en corps du spectacle lui même. » « Au théâtre, on avait une véritable liberté d’expression, une grande marge d’improvisation. Jouissant d’un espace d’expression, les détenus « disent des choses », disent quelles choses ? L’extériorisation « Mon dernier tableau est une marine. J’avais pris un modèle de voilier naviguant sur une mer étoilée, avec un ciel sans nuage. Le tableau fini représentait un vieux galion espagnol, naviguant sur une mer en furie, toutes voiles déployées et lacérées, le tout sous un ciel en guerre où l’obscur se côtoyaient. Plus rien à voir avec le modèle. Les autres étaient plus gais, Saïd-André exprime, voire libère, dans ses toiles, des sentiments difficiles à extérioriser en détention. Il privilégie ici le pinceau au détriment des mots pour jeter sur la toile des sentiments impossibles à garder pour soi. Ainsi, il écrit : « Ce que l’on n’arrive pas à exprimer par des mots car la prison nous les a volés, on peut le dévoiler par la pratique artistique ». L’utilisation d’un médium, comme un instrument, ou une toile, par exemple, permet de parler de soi au travers de l’objet. Les détenus expriment aussi leurs sentiments, leurs souffrances et espoirs avec des mots, criés, chantés, vomis, crachés sur le papier. David, Ban Public [17] La pratique artistique plonge donc tout d’abord le détenu dans un processus d’extériorisation et de formulation de soi. S’exprimer, c’est sortir ce qu’il y a en soi, sortir de son enfermement, sortir de l’enfermement. S’exprimer, c’est extérioriser son être et créer, c’est concrétiser cette expression de soi. La pratique artistique aide l’individu à se façonner des moyens d’expression, à partir de ce qui, en lui-même, reste informulé, indicible. Ou à l’évacuer à l’aide de mots jetés sur la feuille, crachés du stylo, sortis de soi. Le détenu, en écrivant cède en effet à « l’envie de crier ses mots (ses maux), l’envie de témoigner pour dépasser et partager ses souffrances et le désir d’enraciner ses peurs et ses cris sur une feuille de papier [18] ». L’exorcisme de la souffrance permet aussi au détenu de supporter la condition carcérale. L’extériorisation par l’art deviendrait dès lors une nécessité : créer pour survivre. « J’ai remarqué qu’on vit mieux son enfermement en s’adonnant à des activités artistiques. La création est un exutoire qui permet d’exprimer la colère, la haine, la frustration, les espoirs. » L’expulsion des émotions, des sentiments, des sensations de haine, de révolte, de souffrance et des pulsions permet au détenu de mieux canaliser son agressivité, de dompter sa haine, de dire plutôt que faire. La pratique artistique peut aider le sujet en souffrance à privilégier l’image et la parole plutôt que l’acte violent et destructeur [19]. « Le théâtre m’a aidé à me repositionner, à canaliser mon énergie, à faire autre chose que des conneries.(…) Avant, je ne savais pas comment m’exprimer. » L’expression artistique permet généralement aussi au détenu de formuler et véhiculer un message, une idée, en toute liberté. De l’individu exprimant dans sa toile ou sa chanson l’amour de sa femme ou de son fils à celui exposant ses idées politiques, l’éventail demeure large… L’expression d’idées Grâce aux ateliers artistiques, certains détenus peuvent aborder, explorer et développer des sujets qui les intéressent particulièrement, donner une opinion qu’on n’interroge jamais en détention. « C’est l’actualité qui décide en général. Cette année par exemple, il nous était impossible de passer à côté de la bouffonnerie diplomatique et le raffut fait autour de la décision américaine de faire la guerre à l’Irak. (…)Il s’agit de transmettre notre perception des évènements en étant de ce côté-ci du monde » Les prisonniers s’expriment donc et se font entendre, nouveauté dans leur trajectoire carcérale. L’art, enfin, politique voire révolutionnaire pour certains acteurs rencontrés, devient une forme d’engagement à part entière, un instrument de lutte contre le système carcéral qui opprime, contre un régime critiqué. Ainsi, pour Augusto Boal, « le théâtre est nécessairement politique (…) Le théâtre est une arme [20] ». Les prisonniers dénoncent, attaquent, résistent… « On a joué ‘La loterie à Babylone’ de Borges, un texte subversif sur les rapports de force dans la société, sur le tirage au sort des places, des statuts pour être plus juste l’un envers l’autre. Les surveillants n’ont pas vraiment perçu le côté revendicatif de la chose mais nous, ça nous a fait du bien. » « Le théâtre est une arme. Le théâtre en prison doit être un théâtre de résistance. » De même, Guillaume qui participait à un atelier d’audiovisuel passait sur le canal interne de la prison des documentaires et des émissions subversives, « avec des positionnements radicaux sur la société », « contre l’incarcération », « dans la lignée de Bourdieu ». La pratique artistique redonne donc au prisonnier une parole, une liberté d’expression qui lui permet d’extérioriser ses pulsions et sa souffrance, et d’exprimer ses idées, politiques notamment. L’art devient un moyen de résistance à un système qu’il dénonce, qu’il combat. Il résiste ainsi à l’institution mais aussi à la force d’anéantissement de l’incarcération. Il a le pouvoir de dire non, de lutter, de penser… Et de rester un homme digne refusant de se soumettre… Une manière de rester acteur de sa vie ? Chapitre 2 : De spectateur à acteur de sa vie Devenir auteur et acteur de sa vie : difficile pari entre les murs déresponsabilisants et infantilisants de la prison. Le prisonnier, spectateur de lui-même et de son existence, assiste à la représentation de sa propre vie, d’une vie que d’autres écrivent… La création artistique, obligeant le détenu à construire, à s’investir, à projeter, le pousse de la salle jusqu’à la scène, des confortables gradins du public jusqu’à l’estrade… ? Du subir à l’agir Une prison infantilisante « La prison constitue une vie artificielle, une ‘vie hors la loi sociale’ » [21], engendrant une déresponsabilisation du détenu. La vie carcérale semble nier toute capacité d’action et de mobilisation des détenus, réduisant à l’extrême leur champ d’autonomie et d’initiative individuelle. L’incarcération marque en effet tout d’abord la prise en charge administrative de l’individu. Corinne Rostaing rappelle en effet que les détenus ne choisissent ni la composition de leur repas, ni les personnes partageant leur intimité, ni leur travail, ni les marques des produits qu’ils « cantinent », ni le médecin ou psychologue à qui ils vont se confier [22]. L’incarcération supprime la jouissance de droits fondamentaux. Des domaines de décision relevant habituellement de la volonté individuelle requièrent, en détention, le consentement des autorités. Les détenus ne peuvent, par exemple, ni décider de se marier ni vendre un bien sans demander à un intermédiaire de faire les démarches nécessaires. L’incarcération gomme les autres identités des individus (père de famille, étudiant, travailleur…), réduisant, voire éradiquant l’autorité ou la responsabilité qui en émanaient. L’incarcération engendre une subordination permanente des détenus. Les prisonniers doivent obéissance et déférence au personnel pénitentiaire qui ordonne, surveille, sanctionne. L’incarcération réduit sévèrement l’initiative : les interventions physiques, orales ou écrites s’évanouissent au quartier disciplinaire, dans le rapport d’incidence ou dans l’indifférence notoire, dans la censure du courrier. L’information, symbole de pouvoir, franchit rarement la frontière entre personnels et prisonniers. On demande aux détenus de se rendre au point central sans leur en donner le motif (visiteur, avocat, rendez-vous avec un gradé, signature d’un papier…) ; l’annulation d’une activité n’est ni annoncée ni justifiée [23] ; les refus aux demandes des prisonniers restent injustifiés . Le caractère autoritaire et arbitraire du système de décisions renvoie les détenus à leur impuissance infantile. La personne incarcérée n’est donc plus maîtresse de ses choix, de ses actions, de son autonomie. La perte de contrôle de leur propre vie, la réduction du champ d’initiative personnelle, la position de subordination permanente apparaissent ainsi comme les éléments les plus difficiles à supporter en détention. Ces formes d’infantilisation et de déresponsabilisation des détenus ne resteront pas, d’autre part, sans conséquence à leur sortie. S’il existe des stratégies de réaction et d’action pour alléger le poids des contraintes et du contrôle, elles ne masquent guère l’état de dépendance dans lequel se trouve le prisonnier. La transformation de l’acteur en agi, de l’activité en passivité définit le vécu carcéral, entretenant parfois, pour Corinne Rostaing, un état de dépendance antérieur à l’incarcération [24]. Le système carcéral aménage, cependant, des aires permettant un retour de l’initiative personnelle et de l’autonomie. Les ateliers artistiques semblent ainsi aider le détenu à reprendre le contrôle de sa vie, de transformer passivité en activité, de renouer avec une dimension humaine fondamentale : l’agir. Le retour de l’agir Par la pratique artistique, le prisonnier retrouve l’activité, la responsabilité et l’initiative individuelle gommées par le système carcéral. Le participant rompt tout d’abord avec l’immobilisme et la monotone répétition des journées carcérales. Il refuse de « s’installer » en cellule, d’attendre que le temps passe et que les portes de la prison ne s’ouvrent. Il agit… Il réinvestit sa vie… Ne la laisse pas lentement couler sous les flots carcéraux… Il nage, la tête hors de l’eau, avançant droit devant, s’échappant des courants paralysants d’une institution enveloppante. A contre courant… S’affranchissant des bouées infantiles de la garderie pénitentiaire… Il ne sombre pas, ne flotte pas, passif sur une mer immobile, il bouge ! Le détenu se réapproprie sa vie et ses choix, sa peine et son enfermement. Il redevient acteur de sa vie et de sa détention. Il choisit lui-même de s’imposer un certain nombre de contraintes et d’exigences, de s’investir et de se dépasser. Les ateliers étudiés, loin de la cour de récréation infantile et divertissante, supposent en effet le respect de diverses règles et contraintes. L’activité exige un engagement du participant, une présence assidue, l’acquisition d’un rythme temporel, des efforts à fournir. Mais ces contraintes, non imposées arbitrairement par l’institution demeurent acceptées, choisies même par le participant. Les règles dictées par l’Administration Pénitentiaire réagissent de manière immuable les rouages de la machine carcérale sans que les détenus n’aient de prises sur elles. Au contraire, la présence et les efforts déployés par le détenu s’inscrivent dans une logique volontaire, sont l’objet d’une réappropriation. D’externe, impersonnelle et subie, la contrainte devient interne, personnelle et voulue. De même, le participant choisit lui-même de s’investir dans une activité artistique. Et de lui consacrer temps, énergie et travail. Ne vivant plus passivement son existence carcérale, le détenu s’engage réellement dans la pratique élue, dans un projet dont la finalité lui appartient. « Lorsque tu travailles avec des groupes, tu passes beaucoup de temps à les mettre en énergie. Là il y a une énergie fabuleuse. A partir du moment où les détenus ont décidé de bosser avec toi, tu obtiens une confiance absolue, un réel investissement. Un engagement que tu ne trouves pas avec des comédiens professionnels. [25] » « Pour quelques cas, oui, la prison peut devenir un espace privilégié pour la création artistique. Certains détenus ignorent et découvrent soudain qu’ils ont des doigts en or et une imagination débordante ! Ca peut alors donner des résultats fabuleux. Le détenu va mettre alors toute son énergie, tout son temps dans son art. » Les détenus participant à l’atelier musique du centre de détention de Loos Lès Lille demandaient à l’intervenant de leur prêter un instrument afin de travailler en cellule. De même, Guillaume, participant à un atelier audiovisuel préparait les séances en dehors des plages réservées à l’atelier afin de ne pas perdre de temps et d’avancer plus vite. Si plusieurs facteurs spécifiques à la détention peuvent expliquer la force de cet engagement, ils n’en réduisent pas sa portée. Pour Manu, l’enfermement crée un temps libre important à combler : « A l’intérieur, on a le temps, le temps de laver, de rincer. Plus qu’à l’extérieur, où on a moins le temps de rentrer dans le rôle ». Pour Jean-Christophe, le prisonnier joue, non pas pour recevoir un cachet mais pour la survie d’un atelier menacé perpétuellement de disparition. Il n’en demeure pas moins que les détenus s’investissent, travaillent, se dépassent… Il retrouve de plus des rôles de responsabilité au sein de l’atelier. « Tous les deux mois nous tournons. A un moment donné, tout le monde a occupé chacun des postes. L’accès à un poste de responsabilité en oblige certains à se faire violence et à se mettre pour une fois au devant de la scène. » Les activités artistiques participent donc à diminuer les effets infantilisants de l’institution carcérale, redonnant au détenu choix, possibilités d’investissement, initiatives et responsabilités. De même, elles permettent au participant de se réapproprier un temps qui lui échappe. ? Du temps actif au temps passif « C’est tellement intolérable de savoir que le temps existe pour tous, sauf pour moi. Le temps peu de gens ont conscience à quel point cette notion est importante pour l’équilibre humain. Notre esprit a foncièrement besoin de ce repère pour se situer, pour s’évaluer, pour espérer. Comme tout homme, je subis les assauts du temps, je vois mon corps vieillir sans que rien autour de moi ne change. Dans cette peine existe un cheminement qui vous fait passer par des instants vous amenant à d’autres. De supplice en supplice, de renoncement en renoncement…au fil du temps. De ce temps que l’on ne vous compte pas et qui finit par ne plus compter que comme douleur. [26] » La détention implique pour l’individu la perte du temps et de sa maîtrise, maîtrise qu’il recouvre partiellement grâce aux activités artistiques. Un temps carcéral subi « En prison, le gouvernement peut disposer de la liberté de la personne et du temps du détenu [27]. » L’entrée en prison marque la fin de la maîtrise du temps. La personne incarcérée ignore tout d’abord quand elle sortira de prison, soit parce qu’elle n’a pas encore été jugée, soit parce qu’elle dépend des remises de peines et des pénalités éventuelles.« Il faut faire son temps » répètent souvent les détenus. Faire son temps sans savoir combien de temps… Dans l’attente perpétuelle… Attente de la libération, attente des activités et des visites, attente de l’ouverture des portes pour chaque déplacement... Imprévisible, le temps d’incarcération. Imprévisible, le temps à passer dans un établissement avant un transfert prochain. Imprévisibles, les changements de cellule, les visites, les convocations prévenues in extremis. A l’intérieur des murs, le temps s’impose au détenu. Subi, le temps carcéral passe lentement, se répète à l’infini. La pesanteur temporelle inhérente à la prison créé une impression de monotonie, de journée interminable. Journée à l’emploi du temps non contrôlé. Dépendant des horaires fixés par l’établissement. les prisonniers ne choisissent pas librement les heures de repas, de visites, de promenades comme à l’extérieur. Le temps carcéral apparaît prévu, réglementé, haché par de nombreuses obligations. Le rituel de la prison morcelle la journée de telle façon qu’il devient difficile de se consacrer à une tâche personnelle sans être interrompu. Au découpage institutionnel s’ajoutent les allées et venues liées à l’instruction (visite de l’avocat, convocation chez le juge…). En position d’attente et de soumission permanentes, ils dépendent des surveillants qui ouvrent la porte de la cellule, les accompagnent à un parloir, à une activité etc. « Le surveillant vient les chercher en avance pour les visites médicales, les déplacements au tribunal, quitte à les faire attendre longtemps.(…) Il faut apprendre à attendre. (…) Les détenus ont le temps d’attendre, si bien qu’ils finissent par ne plus avoir de temps pour eux [28]. » L’organisation bureaucratique de la prison alourdit ce sentiment de dépossession de son propre temps et laisse une faible marge pour se préserver un temps à soi. Les femmes incarcérées étudiées par Corinne Rostaing se plaignent régulièrement de « manquer de temps » pour écrire ou pour lire. Les détenues perdent ici toute notion de gestion de leur temps, l’organisation trop réglementée de la prison laissant peu de place à l’initiative personnelle [29]. La prison dépossède les détenus de leur temps, leur en ôtant le contrôle et la maîtrise. D’autre part, l’incarcération est souvent comme du temps perdu. Du temps passé loin des siens, hors d’une société qui se transforme, qui évolue sans eux. Du temps passé sans le vivre. Du temps volé, kidnappé, non récupérable. Le détenu, non maître de son temps, apparaît passif, déresponsabilisé et infantilisé. Le morcellement et l’imprévisibilité du temps freinent les constructions de projets, les investissements à long terme. Selon Jacques Toubon : « un grand nombre de détenus se révèlent soit passifs, soit révoltés et incapables de se projeter dans l’avenir, faute de repérer les étapes qui marqueront l’exécution de la peine [30] ». La réappropriation du temps « En prison, je voulais absolument occuper mon temps et de manière intelligente. » Certains prisonniers, soucieux en détention de remplir son temps, de rompre avec la monotonie et l’ennui carcéraux, n’espèrent pas seulement occuper les journées qui passent, mais les rentabiliser, ne pas perdre leur temps, le gérer. La participation aux ateliers artistiques semble offrir au détenu une nouvelle maîtrise de son temps, temps qu’il occupe « intelligemment », qu’il investit, qu’il contrôle. Le suivi d’activités suppose tout d’abord l’acquisition d’un rythme temporel plus ou moins contraignant : lever le matin, organisation de l’emploi du temps, etc. Mais surtout le détenu choisit de se réapproprier son temps en s’investissant dans des projets à plus ou moins court terme, en ne sombrant guère dans l’inactivité et l’immobilisme, en rentabilisant les mois, les années passées derrière les barreaux. Les détenus participant aux activités artistiques acceptent d’envisager l’avenir, même proche, d’investir temps et énergie dans un projet futur. Le temps ne coule plus gratuitement mais retrouve un sens, une logique. Des objectifs se profilent, à court ou à long terme : représentation de théâtre, concert, livre, exposition de peinture, film, mais aussi projet de sortie basé sur les métiers du son, comme pour Saïd-André par exemple. Les détenus ne cèdent pas à l’inactivité tentante de la prison, vivifiant le temps mort de la peine. Pour Anne-Marie Marchetti, il s’agit de « ne pas s’installer en détention [31] », ne pas plier sous le poids du temps infini qui ne passe pas. Ce temps, il ne faut guère le laisser mort mais l’occuper, l’investir, s’en emparer. Une manière aussi d’échapper à l’immobilisme de la prison et de garder un pied extra-muros. Ainsi, les personnes interrogées multiplient les activités, artistiques ou non. Francine animait en détention une émission de radio, a participé à des ateliers de théâtre, de musique, d’audiovisuel, tout en suivant des cours de philo, des activités sportives etc. De même, Allen travaille la semaine, enchaîne ateliers d’écriture et de théâtre le vendredi après-midi, passe son DEUG d’histoire… Manu, obligé de s’occuper pour « tenir le coup » a décidé de « faire plein de choses » : théâtre, sport, écriture, échecs, lectures, cours de portugais etc. Ainsi, les ateliers semblent réunir des personnes refusant de s’enliser dans le temps carcéral et de s’activer. Occuper son temps, oui, mais pas n’importe comment ! Les personnes interrogées valorisent particulièrement les activités artistiques et culturelles, intellectuelles. Là encore, les individus engagent une lutte contre l’abrutissement du temps carcéral, refusant de devenir un légume et maintenant voire développant leurs capacités intellectuelles. « Si on me prend mon temps, je veux en faire quelque chose », répètent-ils à Anne-Marie Marchetti [32]. Ces prisonniers refusent de perdre totalement le temps d’incarcération, temps perçu comme volé, comme arraché à l’individu. Ils recherchent désormais une certaine progression, une évolution, trouvées notamment dans la pratique artistique. De même ces pratiques apportent un savoir-faire, des connaissances intellectuelles, culturelles et techniques etc. Rappelons néanmoins que cette gestion du temps (et tout le rapport au temps en général) dépend étroitement de la durée de la peine, ainsi que de la socialisation antérieure, des ressources du prisonnier… Le prisonnier se réapproprie donc un temps qu’on lui confisque doublement, en l’enfermant et lui en ôtant toute maîtrise. Les ateliers permettent de se le réapproprier partiellement, d’en détenir à nouveau les clés. Le prisonnier, grâce à la pratique artistique combat donc l’infantilisation et le vol du temps carcéraux. Il recouvre deux qualités humaines essentielles et par là même sa dignité. Il revalorise ainsi une image dégradée par l’incarcération. Chapitre 3 : La revalorisation de « l’image blessée » Humilié, bafoué, privé de toute dignité, le détenu subi une double regard négatif : le sien et celui d’autrui. La création artistique génère souvent une reconnaissance de soi et des autres, reconnaissance redorant l’image entachée par l’expérience carcérale. ? Une prison humiliante « En prison, on n’est pas considéré comme des êtres humains ». ? La reconnaissance de soi « Grâce au théâtre, je me suis senti capable de faire quelque chose, de faire autre chose que des braquages. » Y, comme beaucoup de détenus participant à un atelier artistique, s’est découvert de nouveaux désirs et horizons, des dispositions et des compétences certainement ignorées auparavant. Ne surestimons point néanmoins le poids et l’impact des ateliers artistiques dans la révélation de soi. Ainsi, Y, s’il évoque son expérience théâtrale avec un enthousiasme particulier, reconnaît l’effet valorisant d’autres activités exercées en détention, le passage de son D.E.A.U [37] et ses études universitaires notamment. La pratique artistique ne suffit guère à la reconstruction identitaire de l’individu mais participe largement à la revalorisation de son « image blessée ». Le détenu, en s’investissant dans une activité et un projet artistiques, lutte tout d’abord, nous l’avons vu contre l’infantilisation et la déresponsabilisation carcérales. Acteur de sa propre vie, il recouvre quelque peu sa dignité d’homme, égaie une image assombrie par une institution enveloppante et infantilisante. Mais plus que responsable, il devient créateur. Plus qu’acteur, il devient auteur. Le détenu construit et se reconstruit. Il crée et se recrée. La création artistique engendre une reconstruction identitaire. Ainsi, « l’identification de soi en tant que sujet capable de s’inscrire dans une dynamique de création revalorise la confiance placée en soi [38] ». Le détenu, défini comme destructeur, commence à construire. D’auteur d’un crime, il devient auteur d’une œuvre. Pour Caroline Legendre, psychologue, « le plaisir de se percevoir ou de s’apercevoir comme auteur d’une œuvre permet de renégocier, de valoriser et de restructurer la relation à soi [39] ». Une première reconnaissance en tant que sujet créateur permet une revalorisation de son image et donc de sa personne. Une seconde apparaît avec la réalisation. Des sentiments de plaisir, de satisfaction, ou de fierté peuvent en effet émerger dans la contemplation de ses œuvres, de ses réalisations. D’autant plus que le détenu ignorait voire reniait généralement ses capacités auparavant… La majorité des prisonniers ne possède en effet aucun repère précédent et ne peuvent présumer de leurs aptitudes. Il s’agit donc d’une découverte de soi en tant qu’être capable de créer, et de créer quelque chose de beau, de percutant, de reconnu, de valorisé. Ainsi, un ancien détenu témoigne : « On essaie avec nos crayons, nos pinceaux, et puis un jour, on est plus surpris que l’intervenant d’avoir réussi à faire quelque chose de bien. Ce qui se passe chez nous, c’est que l’on se dit : et bien on n’est pas si con que ça (…). On se regarde différemment [40] ». Et d’autant plus que le pari demeure parfois risqué. Outre la crainte d’échouer, la peur de se lancer, certains détenus se mettent, avec leur pratique artistique, en danger. Ainsi l’acteur de théâtre se jette dans le vide, sans filet, affrontant le risque de la scène. « Accepter de faire du théâtre est le plus grand risque que j’ai pris dans ma vie ». « En peinture, on ne se met jamais en danger. On fait la toile, on l’expose et le travail est fini. (…) La toile se suffit à elle-même. Au théâtre, on est obligé de se faire violence, d’apprendre un texte, et de le dire à haute voix devant plusieurs personnes. [41] » Le détenu participant aux activités artistiques, acteur de sa propre vie et sujet créateur, affronte risques et appréhensions avant de se découvrir des capacités ignorées de lui-même. Fier de sa démarche, fier de son engagement et de son investissement, fier de ses réalisations, il peut désormais rompre avec l’image salie, abîmée, dégradée, que lui renvoie la prison. Il se reconnaît une valeur que l’institution lui refuse. Il porte un regard et jugement différent, plus positif sur lui-même. Ainsi, un ancien détenu témoigne : « Peindre c’est montrer les richesses que l’on a en nous, ce dont on est capable si on nous en donne les moyens. On n’est pas que des bons à rien, on est en prison, mais tout n’est pas négatif [42] ». Pour Caroline Legendre, psychologue, la pratique artistique permet la « restauration du narcissisme (au sens du minimum amour de soi-même) » déjà traumatisé dans la réalité de l’histoire des détenus par des évènements traumatiques. « Ils s’aperçoivent qu’il existe quelque chose d’intéressant en eux . [43] » « Ca donne une image différente de soi, différente de celle que nous renvoie l’administration pénitentiaire, les surveillants. D’habitude, on est sans cesse rabaissé. Là, tout à coup, on se sent et on se sait capable de faire quelque chose de bien. » Le détenu se prouve ainsi à lui-même comme aux autres qu’il est capable d’y arriver, de produire et de créer. Ainsi, Manu se dit « content d’avoir réussi à le faire, surtout parce que les autres ne me croyaient pas ». Ainsi, l’individu, fier et satisfait de lui et de sa création, cherche aussi dans le regard d’autrui une certaine reconnaissance indispensable au recouvrement de sa confiance. ? La reconnaissance des autres « J’apprécie de voir l’assistance captivée par mes faits et gestes. C’est un peu narcissique, je l’avoue. Un moyen comme un autre de remonter dans sa propre estime après être passé par le stade obligatoire de la dépréciation. Tout ou presque nous renvoie à notre condition de détenu. Je veux dire en détention, bien sûr. Mais quand je joue, je ne suis pas loin d’oublier que je suis incarcéré. J’ai conscience de renvoyer une image autre que celle du « dangereux criminel ». La reconnaissance d’autrui, des autres détenus, des proches, des intervenants et des professionnels, offre au détenu une revalorisation de son image, de son estime. Prouver aux autres paraît aussi important que se prouver à soi-même, être reconnu aussi satisfaisant que se reconnaître. L’autre, témoin des réalisations, porte un regard extérieur positif particulièrement valorisant pour le détenu créateur. L’autre reconnaît un travail, un investissement, des capacités souvent insoupçonnées des deux. Les autres détenus « Les détenus ne participant pas aux activités n’ont pas un regard particulier sur ceux qui s’y investissent. Je suppose que c’est la même chose à l’extérieur. Certains d’entre eux s’extasient parfois devant une marqueterie ou un tableau, d’autres les regarderont par politesse, beaucoup ne prendront même pas la peine d’y jeter un coup d’œil. » « Les autres détenus s’en foutent, ils ne nous prennent pas au sérieux. » L’indifférence, voire l’attitude moqueuse adoptées par certains détenus freinent la reconnaissance espérée. Peu de détenus s’intéressent aux pratiques artistiques déployées en détention. Peu de détenus accordent de l’importance au travail et passions des prisonniers partageant leur peine. Peu de détenus assistent aux représentations, théâtrales notamment. Selon Jean-Christophe, « en général, il n’y a que quelques détenus pour un spectacle ». Certains prisonniers, et notamment les autres participants des ateliers, manifestent néanmoins un intérêt certain, voire admiratif, satisfaisant une confiance en mal de reconnaissance. Le regard positif des autres détenus porté sur les réalisations des participants aux ateliers artistiques valorise une image de soi souvent dégradée. Le criminel ou le délinquant ne perd guère le stigmate imposé par la détention mais devient tout au moins le criminel ou le délinquant sachant peindre, jouer, écrire etc. Selon certaines personnes rencontrées, les représentations de théâtre offrent aux acteurs une reconnaissance inattendue. Les autres détenus, conscients de la prise de risque liée au passage sur scène, admirent le courage, le travail, voire le talent insoupçonné des acteurs. Selon Jean-Christophe, l’image au sein de la prison évolue même : « les autres les regardent avec plus de respect ». Les proches « J’enregistre un disque pour ma famille, mes amis. Comme ça, ils auront une partie de moi chez eux. C’est important que mes enfants sachent que leur père sait faire autre chose que des conneries ». Le lien avec les êtres chers a souvent été entaché par la déception et la honte face aux actes commis et à l’incarcération. En partageant sa création avec ses proches, le détenu retrouve une certaine fierté dans leur regard, estompant quelque peu ces sentiments destructeurs. Et la reconnaissance des êtres aimés, de la famille notamment, se reflète sur le détenu, sur le regard qu’il porte sur lui-même. Un prisonnier participant à un atelier d’arts plastiques écrit ainsi : « Je dois avouer que ceci fût bénéfique, non seulement pour moi mais aussi pour ma femme qui a découvert en moi une nouvelle facette. Pour ma femme qui a perdu un peu de fierté suite à mon incarcération, elle a retrouvé cela, chez nous, c’est une mini-galerie et quant elle a du monde tout le monde est surpris par la qualité de mon travail » [44]. L’intervenant et les professionnels « Poisson il croit en nous, il croit en moi en tant qu’acteur. Il est convaincu qu’on peut percer. » « Dans mon parcours, j’ai fait du théâtre et j’aurais bientôt une cassette de mes prestations, c’est une pièce qui a été filmée. On l’a crée ensemble. Je dois avouer que j’y ai pris un vif plaisir, surtout lorsque nous avons été filmés (j’ai toujours rêvé de cinéma). Le plaisir a été aussi que je me sentais bon et que c’est aussi ce que m’ont fait ressentir les autres acteurs comme si j’avais cela dans le sang. Evidemment je suis content d’avoir monté une pièce de théâtre en donnant la réplique à de vrais acteurs qui étaient satisfaits de mon jeu, de plus nous avions de l’estime les uns pour les autres. » Le sentiment de reconnaissance des autres constitue une expérience clairement positive. Et cette reconnaissance apparaît plus valorisante encore lorsque ces autres vivent de cet art : des « vrais acteurs », des vrais musiciens, des vrais peintres etc. Le regard positif des intervenants ou des professionnels baignant apparemment dans un environnement artistique, habitués aux prestations d’autrui ou d’eux-mêmes, visiblement connaisseurs de techniques ignorées du grand public, semble particulièrement satisfaisant. Ils apparaissent, aux yeux des détenus, plus exigeants, plus aptes à porter un jugement objectif, à évaluer des compétences. Leur reconnaissance, jugée plus difficile à obtenir et fondée sur des critères dits objectifs, engendre un sentiment de fierté et une satisfaction immenses. Cette reconnaissance entre même parfois dans des cadres plus officiels, plus visibles. Ainsi, le film Sans Elle(s) d’Anne Toussaint, auquel Guillaume, ancien détenu, a participé, a reçu plusieurs prix : « C’est un film qui a eu son petit succès, qui a été primé dans plusieurs festivals ». La société « Ils ont affronté le choc de la représentation, c’est-à-dire assumer un corps, une image sociale, une culpabilité. [45] » Le détenu exposant ses œuvres à l’extérieur, jouant devant un public réunissant des « personnes de l’extérieur », écrivant dans un recueil publié, participant à la réalisation d’un film projeté dehors, peut espérer une certaine reconnaissance hors des murs de la prison. Cette reconnaissance participe à compenser un rejet, un mépris ressenti de la part de la « société civile ». La prison condamne en effet au nom de la société un acte qui l’a lésée, le détenu payant, selon l’expression courante, sa dette à la société. Là encore, le sentiment de honte peut se compenser par une certaine fierté devant la reconnaissance du « dehors ». Et c’est devant cette société que l’on a voulu protéger d’un individu dangereux que le participant peut à nouveau s’exposer, dans une logique différente. La création artistique introduit donc dignité et « humanité » à l’intérieur des murs carcéraux. Le détenu recouvre en effet des plaisirs, une liberté intellectuelle et une parole d’homme libre ; il (re)devient acteur de sa propre vie et maître de son temps ; il revalorise devant lui-même comme devant les autres une image dégradée par une trajectoire personnelle souvent difficile et un passage en prison infantilisant et humiliant. Le détenu, reconstruit ainsi, avec stylo, pinceau, piano ou caméra, une identité blessée, une personnalité fragilisée… Avant de reconstruire un rapport à l’autre souvent, selon Jean-Pierre, « très primitif, une existence à l’autre très fragile. C’est dans cette reconstruction avec l’autre que le détenu prépare une réinsertion sociale, un retour possible dans la société humaine. Peut-on aussi espérer une réinsertion professionnelle ??? [1] Ban Public, prison.eu.org [2] Psychiatre, Jean-Pierre Klein, dirige l’Institut national d’expression ,de création, d’art et de thérapie [3] Jean-Pierre Klein, L’art-thérapie, Que-sais-je ?, PUF, Paris, 1997, p. 3 [4] Jean-Pierre Klein, L’art-thérapie, Que-sais-je ?, PUF, Paris, 1997, p. 8 [5] Dictionnaire de la psychologie, 1991, Larousse Références, p.103 in Elise Poissonnet, Le Détenu face aux pratiques culturelles et artistiques, op. cit. [6] Sous la direction de Caroline, Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier Création et prison, op. cit., p.153 [7] Jean-Pierre Klein, L’art-thérapie, op. cit., p.119 [8] Sous la direction de Caroline, Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit., p.157 [9] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, op. cit., p. 123 [10] Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre à la Villette, op. cit [11] Actes du groupe de travail des 30 et 31 octobre à la Villette, op. cit [12] Entretien avec Jean-Christophe Poisson, Cassandre, op. cit., p.8 [13] Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p. [14] Agusto Boal, Le théâtre de l’ opprimé, La Découverte, 2001 [15] Entretien avec Jean-Christophe Poisson, in Cassandre, op. cit., p.9 [16] Documentaire Touche pas à mon poste, op.cit. [17] Ban Public, prison.eu.org [18] Anne-Julie Auvert, Ecrire pour survivre, mémoire de maîtrise de sociologie , Nanterre, 2002 [19] Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit. p.156 [20] Augusto Boal, Le théâtre de l’ opprimé, op.cit. [21] Corinne Rostaing, La Relation carcérale, op. cit., p.133 [22] Corinne Rostaing, La Relation carcérale, op. cit., p.133 [23] Corinne Rostaing, La Relation carcérale, op. cit., p.135 [24] Corinne Rostaing, La Relation carcérale, op. cit., p.135 [25] Entretien avec Jean-Christophe Poisson in Cassandre, op. cit., p.9 [26] Lettres de prisonniers, site de Ban Public « prison.eu.org » [27] C.Lucas, De la réforme des prisons ou de la théorie de l’enfermement, Paris, Editions Legrand, tome II, 1838 [28] Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.125 [29] Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.126 [30] Note du garde des sceaux de 2 mai 1996 lors du lancement du « projet d’exécution de peine » dans les établissements pour peine in Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, op. cit., p.265 [31] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, op. cit., p.279 [32] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, op. cit., p.279 [33] Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.37 [34] Corinne Rostaing, La relation carcérale, op. cit., p.247 [35] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, op. cit., p.38 [36] Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op.cit.., p.134 [37] Diplôme d’Accès aux Etudes Universitaires [38] Lionel Ballanger, La confiance en soi, Paris, ESF Editions, 1994, in Elise Poissonnet, Le détenu face à la pratique culturelle et artistique, op. cit. [39] Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit., p.158 [40] Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit., p.158 [41] Documentaire Touche pas à mon poste, paroles d’acteurs, filages (extraits), réalisation Jean-Christophe Poisson, Planches Contact, 2001 [42] Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit., p.158 [43] Sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire et Christian Carlier, Création et prison, op. cit., p.159 [44] Elise Poissonnet, Le détenu face aux pratiques culturelles et artistiques, mémoire IEP Lille, 2000 [45] Cassandre, Entretien avec Jean-Christophe Poisson, op. cit., p.8 |