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0 Introduction

Publié le jeudi 11 septembre 2003 | http://prison.rezo.net/0-introduction,3279/

L’écriture carcérale est le produit d’expériences d’hommes et de femmes prisonniers d’un territoire qui les ampute traditionnellement de la parole. Cette écriture carcérale est un acte, la mise en pratique d’une volonté de dire, d’exprimer cette expérience recluse. Les textes éphémères des reclus sont les témoins d’une culture, d’un temps et d’un espace, une réalité saisissable des pratiques et de l’environnement social décrits.

Les expériences de claustration, de solitude, de promiscuité, d’absence d’horizon, induites par l’incarcération entraînent la destruction sociale, physique et psychologique de l’être incarcéré. Face à son propre anéantissement, le reclus doit accomplir un travail de deuil sur son histoire passée, il se situe alors dans le présent entre les murs du désespoir, le sentiment d’abandon, la détresse… Quand vient la nécessité de lutter contre la mort, le besoin de crier ses maux, l’envie de témoigner pour dépasser et partager ses souffrances et le désir d’enraciner ses peurs et ses cris sur une feuille de papier, surgit alors l’aventure du face à face entre le prisonnier et les mots. Le récit de vie investit le détenu, le transforme et le force à se redéfinir. Il se cherche et s’exerce à l’intérieur de lui-même et de son espace.

Écrire l’ordinaire morbide de sa vie carcérale est une épreuve terrible qui renvoie le reclus face à sa propre situation et pourtant, elle donne la possibilité au scripteur de se réapproprier la vie qui lui a échappé à travers la possibilité de se dire tel qu’il se représente, de sortir du rôle d’objet qui lui est assigné pour redevenir sujet de son existence.

En devenant écrivain, il donne à voir, par ses écrits, sa quête personnelle et identitaire. Par les mots, il dessine une peinture contemporaine de la géographie humaine et territoriale carcérale. Il laisse à travers lui des marques spécifiques, une description minutieuse de sa vie dans un lieu particulier et une époque donnée, qui resteront à jamais indélébiles. Écrire devient une raison de vivre et la correspondance un lien vital avec le monde extérieur.

Tous les textes qui émanent des prisons ont l’objectif commun de chercher une reconnaissance par la lecture d’autrui. Ils sont autant de traces écrites qui font sortir les détenus hors les murs et leurs permettent de retrouver une existence sociale. L’écriture est un combat (parfois involontaire) qui marque la volonté ne pas être oublié du monde, de ne pas, sans cesse, rester immobile. Au contraire, l’écriture est un usage social qui mobilise entièrement l’être mental et physique.

La prise d’écriture constitue donc un effet de la situation carcérale qui permet la résistance et le témoignage en même temps qu’un moyen de supporter la condition carcérale.

En écrivant les détenus agissent. Ils rendent compte de leurs représentations et du vécu de leur expérience, ils matérialisent leurs sensations et sentiments (souffrance, haine, révolte…) et enfin l’expression écrite force une recomposition de leur conscience de soi et du monde. Le mode de l’écrit permet la manifestation, la communication et la revendication de leur humanité dénigrée par leur réclusion. La logique de l’écriture carcérale tient son caractère vital pour la santé mentale, dans ce qu’elle permet de conserver ou de recréer une intégrité de pensée, elle permet à la mémoire et à la réflexion de ne pas être totalement détruits par la prison. C’est une forme de résistance au système.

Appréhender les situations de prise d’écriture comme un acte volontaire peut, par conséquent, être une voie d’accès à l’analyse des rapports et des usages sociaux du corps en prison, dans le sens ou l’écriture solitaire est une pratique sociale qui dépeint un tableau vivant et réaliste des situations carcérales. Les écrits des reclus sont culturels et historiques dans ce qu’ils représentent. Avant de procéder à l’analyse des formes de l’écriture carcérale, il paraît nécessaire d’introduire et de rappeler les grands traits de l’évolution de l’institution carcérale française de manière à expliciter la place accordée actuellement aux reclus. Aussi avant de montrer les apports de l’écriture carcérale sur les effets de l’incarcération, il importe de souligner la définition des usages sociaux du corps captif dont un des aspects repose justement dans l’acte d’écriture.

INTRODUCTION

L’écriture carcérale est le produit d’expériences d’hommes et de femmes prisonniers d’un territoire qui les ampute traditionnellement de la parole. Cette écriture carcérale est un acte, la mise en pratique d’une volonté de dire, d’exprimer une expérience recluse. Les textes éphémères des reclus sont les témoins d’une culture, d’un temps et d’un espace, une réalité saisissable des pratiques et de l’environnement social décrits.

Les expériences de claustration, de solitude, de promiscuité, d’absence d’horizon, induites par l’incarcération entraînent la destruction sociale, physique et psychologique de l’être incarcéré. Face à son propre anéantissement, le reclus doit accomplir un travail de deuil sur son histoire passée, il se situe alors dans le présent entre les murs du désespoir, le sentiment d’abandon, la détresse… Quand vient la nécessité de lutter contre la mort, le besoin de crier ses maux, l’envie de témoigner pour dépasser et partager ses souffrances et le désir d’enraciner ses peurs et ses cris sur une feuille de papier, surgit alors l’aventure du face à face entre le prisonnier et les mots. Le récit de vie investit le détenu, le transforme et le force à se redéfinir. Il se cherche et s’exerce à l’intérieur de lui-même et de son espace.

Écrire l’ordinaire morbide de sa vie carcérale est une épreuve terrible qui renvoie le reclus face à sa propre situation et pourtant, elle donne la possibilité au scripteur de se réapproprier la vie qui lui a échappé à travers la possibilité de se dire tel qu’il se représente, de sortir du rôle d’objet qui lui est assigné pour redevenir sujet de son existence.

En devenant écrivain, il donne à voir, par ses écrits, sa quête personnelle et identitaire. Par les mots, il dessine une peinture contemporaine de la géographie humaine et territoriale carcérale. Il laisse à travers lui des marques spécifiques, une description minutieuse de sa vie dans un lieu particulier et une époque donnée, qui resteront à jamais indélébiles. Écrire devient une raison de vivre et la correspondance un lien vital avec le monde extérieur.

Tous les textes qui émanent des prisons ont l’objectif commun de chercher une reconnaissance par la lecture d’autrui. Ils sont autant de traces écrites qui font sortir les détenus hors les murs et leurs permettent de retrouver une existence sociale. L’écriture est un combat (parfois involontaire) qui marque la volonté ne pas être oublié du monde, de ne pas, sans cesse, rester immobile. Au contraire, l’écriture est un usage social qui mobilise entièrement l’être mental et physique.

La prise d’écriture constitue donc un effet de la situation carcérale qui permet la résistance et le témoignage en même temps qu’un moyen de supporter la condition carcérale.

En écrivant les détenus agissent. Ils rendent compte de leurs représentations et du vécu de leur expérience, ils matérialisent leurs sensations et sentiments (souffrance, haine, révolte…) et enfin l’expression écrite force une recomposition de leur conscience de soi et du monde. Le mode de l’écrit permet la manifestation, la communication et la revendication de leur humanité dénigrée par leur réclusion. La logique de l’écriture carcérale tient son caractère vital pour la santé mentale, dans ce qu’elle permet de conserver ou de recréer une intégrité de pensée, elle permet à la mémoire et à la réflexion de ne pas être totalement détruits par la prison. C’est une forme de résistance au système.

Appréhender les situations de prise d’écriture comme un acte volontaire peut, en conséquence, être une voie d’accès à l’analyse des rapports et des usages sociaux du corps en prison, dans le sens ou l’écriture solitaire est une pratique sociale qui dépeint un tableau vivant et réaliste des situations carcérales. Les écrits des reclus sont culturels et historiques dans ce qu’ils représentent. Avant de procéder à l’analyse des formes de l’écriture carcérale, il paraît nécessaire d’introduire et de rappeler les grands traits de l’évolution de l’institution carcérale française de manière à expliciter la place accordée actuellement aux reclus. Aussi avant de montrer les apports de l’écriture carcérale sur les effets de l’incarcération, il importe de souligner la définition des usages sociaux du corps captif dont un des aspects repose justement dans l’acte d’écriture.

Évolutions du système carcéral français.

Le système pénal français a élaboré différentes formes de condamnations et de peines selon les délits commis. À chaque temps historique et social correspond un traitement de la criminalité particulier qui est fonction de l’appareil institutionnel pénal et juridique, et par définition de l’idéologie propre à chaque époque. De la même manière, les écrits carcéraux répondent à ces temporalités historiques.

Avant le XIXème siècle, les châtiments corporels, le bannissement et la réduction à l’état de servitude (dont la condamnation aux galères) permettaient d’écarter de la société les éléments considérés comme « indésirables ». Les supplices devaient marquer les corps des criminels à travers des traces physiques, visibles par tous pour signifier l’autorité, la toute puissance de la justice et du souverain. « Le corps était alors aussi l’instrument par lequel le condamné publiait son crime et recevait la peine » [1].

En 1764, Cesare Beccaria publie Des délits et des peines. Cet ouvrage attire l’attention de tous les penseurs de l’époque sur les causes économiques et sociales de la criminalité et sur les fondements d’une politique criminelle « éclairée », cohérente et efficace des pouvoirs publics. Des délits et des peines est un ouvrage qui prône la modulation des châtiments en fonction du délit commis, il condamne certains supplices à travers leur « inutile sévérité ». La peine de prison est vue comme un moyen de dissuasion qui doit permettre l’abolition de la peine de mort  [2] « Le frein le plus puissant pour arrêter les crimes n’est pas le spectacle terrible mais momentané de la mort d’un scélérat, c’est le tourment d’un homme privé de sa liberté, transformé en bête de somme et qui paie par ses fatigues le tort qu’il a fait à la société. »  [3]

L’ouvrage de Jérémy Bentham, Le panoptique [4], montre la relation directe entre la philosophie d’une époque (ici fin XVIIIème) et le déterminisme des structures architecturales des prisons sur les détenus  [5] : la Révolution Française marque la volonté d’une « société transparente », à la fois visible et lisible en chacune de ses parties ; les zones obscures représentant les zones aménagées par les privilèges du pouvoir royal. Le principe théorique proposé par Jérémy Bentham répond à cette volonté : à la périphérie se trouve un bâtiment en anneau, au centre une tour percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l’anneau. Le bâtiment périphérique est divisé en cellules dont chacune traverse toute l’épaisseur du bâtiment, à chaque extrémité de cette pièce, deux fenêtres s’ouvrent l’une vers l’intérieur (vers la tour) l’autre vers l’extérieur (la lumière traverse de part en part à la différence du cachot). L’effet du contre-jour permet de saisir de la tour les silhouettes captives dans les cellules. La tour centrale représente le foyer d’exercice du pouvoir, l’entière visibilité des corps, des individus, des choses sous un regard centralisé. C’est un des principes directeurs de l’époque. Le regard devient une technique de pouvoir, Michel Foucault explique dans « L’œil et le pouvoir »  [6] : « Pas besoin d’armes de violence physique, de contraintes matérielles. Mais un regard. Un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s’observer lui-même ; chacun ainsi exercera cette surveillance sur lui-même. »

Le principe d’encellulement prôné au siècle des Lumières est calqué sur l’encellulement monastique. La cellule devait rapprocher les pénitents de Dieu. Les structures carcérales ont toujours répondu à des objectifs sécuritaires et punitifs, non seulement à travers les structures architecturales des prisons, mais aussi à travers les matériaux installés à cet effet (grillages, fenêtre, caméra, mirador…). La surveillance électronique et humaine vise aujourd’hui le contrôle quasi total des individus incarcérés.

L’enfermement carcéral remplace les supplices par une condamnation juridique, une peine légale infligée en vue de voir l’individu s’amender [7]. Le corps supplicié n’est plus la cible première de la répression pénale. Peu à peu, le but de la peine d’enfermement devient double : empêcher le coupable de causer de nouveaux dommages à la société et dissuader les autres d’en commettre.

De même, la lisibilité sociale des châtiments évolue. Jusqu’au XVIIIème siècle, il fallait donner à voir aussi bien l’application du châtiment (exécuté en place publique), que le marquage de l’individu : membres coupés, marques au fer rouge…, signes extérieurs, visibles et permanents de la nature du délit.

Avec le principe d’encellulement, la lisibilité devient plus complexe. Si le choix de la sanction reste affiché socialement (procès publics, affichages des peines, puis chroniques judiciaires, articles et commentaires dans la presse écrite et télévisée), son application devient soigneusement cachée, voire ignorée du monde, derrière les murs de la prison. Les uniques témoignages qui sont fabriqués en ces lieux et qui en sortent pour apporter plus de visibilité sont les textes écrits de détenu(e)s. Ils racontent par des détails ou des analyses précises l’histoire d’un quotidien qui ne transparaît qu’à travers eux.

Si les fonctions sociales de l’enfermement correspondent à un ajustement entre le système judiciaire et son époque historique (c’est-à-dire les bouleversements économiques, politiques, industriels et sociaux), les écritures carcérales font part de ces changements dans leur contenu et dans leur forme. Les fonctions principales de l’institution se résument à la dissuasion, la neutralisation et la destruction [8], comme en écho, les écrits témoignent de ces pratiques contraignantes. Ses missions étant d’enfermer et de punir, elle est très régulièrement l’objet de reproches quant aux modes de fonctionnement jugés archaïques et violents. De ces dernières décennies, ce sont les mouvements protestataires et les émeutes des années soixante-dix qui marquent la plus importante inscription de la prison dans les débats politiques et publics. Ces mouvements collectifs ont été suivis par des attaques particulièrement sévères de la part d’intellectuels vis-à-vis de l’état pénitencier : ils dénonçaient les conditions de vie abominables en détention et donnaient la parole aux reclus. Ce temps révolu, les détenus re-disparaissent dans l’ombre de la vie sociale.

Actuellement, les fonctions officielles de l’incarcération tiennent dans le double objectif de la « protection des citoyens » et de la « neutralisation des délinquants ». L’enfermement carcéral est justifié par la sanction pénale, mais il ne correspond pas nécessairement à une condamnation juridique (c’est le cas des prévenus innocents emprisonnés avant condamnation, par exemple). Depuis plus de deux décennies, la prison est censée être devenue un lieu de « formation » (morale, intellectuelle et professionnelle). La peine privative de liberté devrait pouvoir offrir à l’individu coupable (de crime ou de délit) les moyens de s’amender. En parallèle, les membres de l’institution ont un discours porté sur des volontés de « réinsertion » des reclus à leur sortie. Sous couvert d’« humanisation » des prisons et d’assouplissement des règles et de la vie carcérale, les pratiques pénales depuis l’abolition de la peine de mort, en 1981, ont en fait participé au phénomène d’allongement des peines, antinomique avec les principes annoncés. Il apparaît clairement que les missions de contrôle et de sécurité contredisent ces projets puisque les moyens utilisés sont principalement et historiquement sécuritaires [9].

Il semble que les divergences internes du système carcéral produisent des effets qui inversent l’objectif premier (priver de liberté un individu en vue de l’aider à s’améliorer). Le sociologue Philippe Combessie retrace l’idéologie de ces contradictions, « On a pensé remédier au risque de la contagion du crime par l’encellulement individuel. Quant aux critiques concernant l’insalubrité et l’inconfort des prisons, elles ont suscité deux types de réponses. D’une part, on s’est efforcé d’améliorer les conditions de vie en détention par la modernisation des prisons et par l’institution d’instances de contrôle. D’autre part, on a intégré la pénibilité de l’enfermement et l’inconfort des détentions dans un objectif quasi thérapeutique, dans le droit-fil d’une logique inspirée de la pénitence et de la rédemption chrétienne : souffrir pour racheter ses fautes. Ainsi, la prison devient un dispositif qui traite le mal par le mal (…) [10] »

Les politiques appliquées dépendent d’un lieu et d’une époque donné, elles sont le résultat de volontés propres à des idées et valeurs communément admises. Par conséquent, elles sont éminemment culturelles et les textes de détenus, fruits de cette culture carcérale, peuvent devenir objet de connaissance. André Kuhn a travaillé sur la question de la punitivité  [11] qui serait propre à l’ajustement entre la « punitivité objective » (sévérité des peines qui dépend de la gravité des actes des infractions, de la rigueur de la loi et de l’application juridique) et la « punitivité subjective » (caractérisée par les attitudes et les souhaits de l’opinion publique de voir les peines devenir plus ou moins sévères) [12]. La question se pose de savoir quelles sont les formes de punitivités actuelles, c’est à dire ce que la société accepte dans l’organisation de la gestion de la « délinquance » (écart à la norme socialement admise). Autrement dit, les peines privatives de liberté peuvent êtres envisagées à travers l’enfermement carcéral comme forme de punition infligée à un individu par la société toute entière. C’est à travers l’écriture carcérale que la notion d’« enfermement corporel » ainsi que les usages sociaux du corps des reclus vont être explicités dans ce mémoire en vue de comprendre les formes de traitements punitifs admis et légitimés dans notre société.

Le « corps incarcéré » comme concept.

Le corps il y a deux siècles était l’objet principal de la peine par les supplices et châtiments corporels. Mais, aujourd’hui encore, de la situation de détention découlent quatre phénomènes qui font entrer le corps du détenu au centre de la peine : la neutralisation, l’observation, la surveillance et la destruction.

La notion de « contrôle social » permet de caractériser les rapports de pouvoir au sein de la prison et de comprendre les quatre phénomènes cités précédemment. La définition de l’Encyclopédie Universalis propose d’appréhender le contrôle social comme « l’ensemble des ressources matérielles et symboliques dont dispose la société pour assurer la conformité du comportement de ses membres à un ensemble de règles et principes prescrits et sanctionnés. »  [13] Annoncer qu’une forme de « contrôle social » s’exerce en prison, sous tend d’une part le fait que les autorités canalisent les comportements des individus pour obtenir la conformité des pratiques aux règles établies, d’autre part, que les individus peuvent utiliser des stratégies d’action pour adoucir le contrôle qui s’impose à eux [14]. La suite de la définition proposée souligne que « la maîtrise que les hommes ont sur leur société, et celle que la société a sur eux, sont l’une et l’autre faibles et incertaines ». Le contrôle social n’est pas considéré comme étant « total » ou « totalisant », mais en prison, il s’exerce par la force. Le contrôle pénitentiaire réduit manifestement les comportements des reclus, au point que les résistances et les émeutes sont presque inexistantes.

L’apprentissage par les individus des modèles culturels prescrits par l’institution carcérale suppose des formes de socialisation différentes selon les groupes sociaux qui coexistent dans l’espace prison. Pour les agents administratifs et de surveillance, elle passe par la formation à l’école nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP) et par l’apprentissage sur le terrain. Pour les détenus, l’apprentissage des règles et des normes carcérales s’acquiert dès le début de l’incarcération par des processus plus informels. Les pratiques sociales définies et réglementées par l’institution déterminent les marges de manœuvre des individus et sont contrôlées par les agents institutionnels en fonction des lois. Pour chaque membre des groupes sociaux (à l’exception des agents administratifs qui ne sont pas sur le terrain), l’observation permet d’apprendre les prescriptions et les contraintes du milieu carcéral.

En ce qui concerne les détenus, la diversité des pratiques sociales à l’intérieur de l’espace-prison dépend largement des pratiques culturelles intériorisées avant l’incarcération (particulièrement au niveau de l’utilisation de l’écrit). Cependant les conditions de l’enfermement carcéral se fondent sur l’enfermement corporel dans un espace réduit. La relation entre le corps incarcéré et le milieu d’incarcération suppose l’intériorisation de nouvelles pratiques culturelles proprement carcérales. Dès l’entrée en prison, chaque prisonnier se trouve confronté à la double nécessité d’une insertion et d’une adaptation sociale du fait du changement complet et radical d’environnement.

Les individus incarcérés constituent manifestement une « communauté sociale » très hétérogène du fait de grandes différences (âge, milieu social d’appartenance, nationalité, sexe, mandat de dépôt…). Les parcours sont individualisés et dépendent dans une large mesure des possibilités pécuniaires de chaque détenu. Toutefois, les conditions de détention impliquent des caractéristiques communes dans les comportements et pratiques quotidiennes.

Les significations du fonctionnement corporel ne peuvent se comprendre si l’on fait abstraction du fonctionnement social dans lequel il s’intègre. L’essor de la santé publique dans les recherches en sciences sociales, et notamment en sociologie, montre qu’il est particulièrement pertinent d’élaborer des correspondances entre désordres physiologiques et désordre sociaux, au double niveau du diagnostique et du traitement. En d’autres termes, les dysfonctionnements physiques répondraient au mauvais fonctionnement de la structure carcérale. La santé du corps devient un indice de celle du groupe.

L’uniformisation des usages sociaux du corps en prison est une des conditions de l’application conforme des règles et des principes de l’institution. Le milieu carcéral est un environnement spécifique dans lequel tout est géré et contrôlé (et particulièrement les gestuelles [15]). Les individus et leur corps doivent s’adapter au point qu’ils sont parfois contraints, voire façonnés, par les pratiques incompressibles du milieu carcéral. Marcel Mauss a montré comment les modalités dynamiques du corps ou « techniques du corps » (gestes et déplacements) sont étroitement dépendantes du contexte culturel et social [16]. Faire apparaître les usages sociaux du corps emprisonné à travers la pratique de l’écriture, peut être un moyen de décrire les points d’impact de l’acculturation subie dans une structure bien délimitée. Le langage du corps va être appréhendé en fonction des descriptions littéraires que les reclus livrent dans leurs textes.

C’est sur cette correspondance corps / écriture / société que je souhaite centrer mon analyse des effets de l’enfermement carcéral.

Si les travaux en anthropologie des usages sociaux du corps dans certaines ethnies ont tenté de spécifier l’ensemble de la culture somatique propre à chaque groupe humain, la sociologie du milieu carcéral doit largement pouvoir traiter d’un sujet comme celui-ci.

Le concept « d’habitus physique » développé par Pierre Bourdieu s’attache d’ailleurs à la compréhension de l’acquisition et de l’incorporation des conditions sociales et économiques. Les agents sociaux sont dotés de capital divers (économiques, culturels…). Leurs « habitus » sont définis par la place qu’ils occupent dans un certain espace de relations objectives, à l’intérieur d’un système socialement produit. Le concept « d’investissement » (ici l’acte d’écrire) se définit selon l’auteur comme « inclinaison à agir qui engendre dans la relation entre un espace de jeux proposant certains enjeux (le champ) et un système de dispositions ajustées à ce jeu (habitus). » [17]. Derrière la pratique de l’écrit, existent non seulement des relations de pouvoir qu’il s’agit souvent de dénoncer ou du moins de décrire, mais aussi un enjeu de taille, celui de supporter la détention.

La définition principale retenue pour interpréter les usages sociaux du corps en prison est empruntée à Luc Boltanski, « La culture somatique propre à un groupe n’est cependant pas réductible à un ensemble de règles prescriptives, à un « code », comparable aux codes moraux ou juridiques, explicites, inscrits dans des textes, et auquel les individus devraient se conformer à la façon dont on obéit à une convention, un règlement ou une discipline. Collective et, en ce sens, extérieure aux individus, elle est aussi intériorisée par chacun d’eux sous la forme de schèmes inconscients de pensée, de perception et d’action, ou même incorporée sous la forme de dispositions organiques, de montages physiologiques, d’activités motrices quasi réflexes qui peuvent s’exercer en dehors du contrôle explicite des individus et qui contribuent pourtant à façonner leurs goûts et leurs dégoûts, leurs répulsions et leurs désirs. » [18] Les pratiques carcérales des reclus peuvent être explicitées à travers l’ultime moyen de revendications de l’existence sociale que représente l’écriture, passerelle entre le monde reclus et le monde extérieur.

Il importe de souligner deux objections issues de la thématique du corps comme objet en sciences dites « dures », qui sortent très largement du cadre de mon angle d’approche. Comme le souligne Luc Boltanski : « La constitution du corps en objet de l’analyse sociologique suppose cependant que soit surmonté le morcellement des approches et des techniques d’investigation issu des divisions traditionnelles entre disciplines différentes dont les intérêts sont subordonnés aux demandes sociales auxquelles elles sont sommées de répondre. » [19] Écarter d’emblée ces polémiques permettra de ne pas les envisager comme étant sous jacentes à cette étude.

Très brièvement et sans entrer dans les détails : la diversité des techniques corporelles ne peut être, en aucun cas, déterminée totalement par des conditions matérielles, spatiales ou géographiques. Les relations entre le corps, l’espace de vie carcéral et les interactions sociales en prison seront interprétées dans le but de déterminer dans quelle mesure l’enfermement carcéral, et par définition spatial, peut exercer des contraintes sur le vécu de la personne incarcérée, donc sur l’enfermement corporel.

De même, des conditions biologiques, des mécanismes héréditaires ou des patrimoines génétiques ne peuvent être entendus comme effets déterminants des pratiques corporelles (par exemple, la théorie de la « casquette » comme symptôme « fatal » de délinquance). Ces débats devraient être dépassés, et ne plus exister depuis longtemps, ce particulièrement dans les milieux universitaires (référence au concept de « race » encore utilisé et qui marque une volonté des individus de se sentir « supérieurs »). De fait, rien n’est plus arbitraire que le milieu familial et le milieu social d’appartenance d’un individu. Mais là n’est plus le propos de ce mémoire.

La question principale est de savoir dans quelle mesure et de quelles manières l’écriture carcérale témoigne des usages sociaux des corps en prison et d’une culture carcérale ancrée dans la société actuelle. Pour tenter d’y répondre, j’indiquerai en premier lieu le cadre d’analyse qui sera adopté et définirai les grandes caractéristiques des populations concernées. En deuxième lieu, je m’interrogerai sur la façon dont les détenus définissent et symbolisent, par l’écrit, les usages de leur propre corps dans l’espace carcéral. Je m’attacherai enfin à montrer comment l’inscription des témoignages de prisonniers peut amener à re-considérer sensiblement le sens de la peine vécue et décrite par les usagers eux-mêmes.

[1] Nathalie Papet, Nicolas Lafay, Cyril Manzanera, Jean-Louis Senon, « Du corps supplicié au corps mutilé : réflexion historique dans les champs de la pénologie, de la criminologie et de la psychiatrie comme préalable à la recherche sur le suicide en milieu carcéral. », Forensic n°9, mars 2002. (p 45) (p 45-52) (Ces auteurs travaillent au service hopitalo-universitaire de Psychiatrie Médicale de Poitiers.)

[2] Il importe de rappeler qu’en ce qui concerne l’abolition de la peine de mort, deux siècles après la publication de Beccaria Cesare, les débats et les questionnements étaient toujours d’actualité.

[3] Beccaria Cesare Bonesana, (1764), Des délits et des peines, Paris, Flammarion, 1991, traduction de Maurice Chevalier. (p 128)

[4] Jérémy Bentham [1791], Le Panoptique, Paris, Belfond, 1977

[5] Aussi, à des époques différentes, ont été pensées des structures architecturales qui répondaient aux idéologies : « l’auburien » correspond à l’isolement par le silence, le système « philadelphien » isole par la cellule

[6] Michel Foucault, « L’œil et le pouvoir » entretien avec J-P. Baron et M. Perrot, Dits et écrits 1954-1988, Tome III. Pages ???

[7] La prison, sous sa forme punitive, existe depuis 1789, avant la Révolution française la prison servait uniquement à enfermer les gens en attente de condamnation

[8] La « destruction » physique et psychique des détenus n’est pas un objectif affirmé officiellement par les instances gouvernementales, il n’en demeure pas moins vrai que la destruction fait partie intégrante du processus de réhabilitation. À défaut de détruire l’acte commis, l’individu se voit contraint de se soumettre à l’autorité carcérale afin de se soumettre dehors à l’autorité des règles sociales

[9] L’administration pénitentiaire a fait appel en 2002, sur le territoire national (et outre-mer), à 504 personnels de service social. Chiffre qui comprend les médecins généralistes, les médecins spécialistes, les agents sociaux (autre que les personnels d’insertion et de probation) etc… Depuis janvier 2000, ces personnels ont vu leurs effectifs baisser de 36 personnes. Par contre, les 20 256 personnels de surveillance de l’an 2000 ont vu arriver en renfort 1749 personnes en deux ans et demi, soit presque deux surveillants nouveaux par jour… peut être que ces chiffres laissent apercevoir les priorités du moment ? Ces sources proviennent de la brochure, Les chiffres clés de l’administration pénitentiaire en France, mars 2000 et juillet 2002, Ministère de la justice

[10] Philippe Combessie, Sociologie de la prison, Paris, La Découverte, 2001, (p 11)

[11] André Kuhn, Détenus. Combien ? Pourquoi ? Que faire ?, Berne, Haupt, 1999, (p. 3).

[12] L’auteur souligne que c’est le sens de la punitivité des juges qui a un impact réel sur le sens que donne l’opinion publique à la sévérité des sanctions, et non l’inverse. Ibid (p. 158)

[13] Définition proposée par François Bourricaud dans la synthèse du « contrôle social » de l’encyclopédie Universalis. Citer cet auteur ne signifie en rien que j’accorde une importance primordiale à ses analyses. La citation est tirée d’une source qui me semble être une synthèse objective à retenir

[14] Les principaux concepts utilisés par les auteurs en sociologie sont les « adaptations secondaires » selon Erving Goffman, et la « rationalité de l’acteur » selon Max Weber

[15] Ou les « absence de gestuelles » qui répondent aux longs moments d’attente quotidiens. Le corps parle, même lorsqu’il n’a pas le droit de s’exprimer

[16] Marcel Mauss (1950), « Les techniques du corps », sixième partie, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1997, (p 365-386)

[17] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éd. De Minuit, 1980, (p 34)

[18] Luc Boltanski, définition des « usages sociaux du corps », Encyclopédie Universalis

[19] Luc Boltanski, définition des « usages sociaux du corps », Encyclopédie Universalis