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2 Effets de l’incarcération sur le corps des détenus

Publié le jeudi 11 septembre 2003 | http://prison.rezo.net/2-effets-de-l-incarceration-sur-le/

Deuxième partie : Effets de l’incarcération sur le corps des détenus.

L’hypothèse selon laquelle l’espace carcéral s’imposerait comme une contrainte sur le corps des individus détenus dépasse largement les données matérielles de l’architecture des prisons puisqu’elle pose également la question de l’enfermement physique des reclus et de ses conséquences. Je considèrerai que les « contraintes » du milieu carcéral résultent non seulement des conditions matérielles (l’espace prison), mais aussi des effets de l’incarcération sur les individus. Ces dernières sont des manières de voir, d’agir et de se sentir qui s’imposent aux individus indépendamment de leur volonté, voire même de celles de leurs geôliers ou de l’institution.
Dans la première partie, je vais tenter de montrer comment les détenus, à travers leurs écrits symbolisent les espaces de la prison et les conséquences qui découlent de la situation d’enfermement sur leur propre identité. Dans la seconde partie, j’analyserai les témoignages sous l’angle du corps comme sujet (objet ?) de l’enfermement.

I L’individu enfermé dans les espaces de la prison.

« Je suis en cellule X, pour un temps à rayons X, et dans l’espace X. Je suffoque, mais mon moral lèche les murs. J’use cette matière qui pense me tenir comme un mort vivant. »
Michel

Le principe d’enfermement s’articule précisément autour de la mesure d’isolement des prisonniers. Qu’ils soient plusieurs dans une cellule, ou qu’ils soient seuls, l’espace qui leur est attribué pour vivre tient nécessairement une place centrale. Les désagréments générés par la promiscuité en prison ont d’ailleurs été pointés à maintes reprises [1], de même que les effets destructeurs produits par l’isolement total [2]. Les témoignages recueillis ont permis de faire ressortir plusieurs types de représentation sur les espaces que les détenus occupent et dans lesquels ils vivent au quotidien. Ces représentations sont communément partagées par les détenus du corpus et semblent découler intrinsèquement de la situation d’enfermement dans un espace confiné. Il importe d’emblée de souligner le fait que les expressions écrites sur le vécu carcéral semblent difficiles à définir avec les termes du langage ordinaire de la vie sociale. L’utilisation courante des métaphores leur permet certainement de donner plus de force et de caractère aux mots (j’ai retenu les images qui revenaient le plus souvent).

« Il ne s’agit pas de dire l’indicible, car bien sûr ces mots ne font que qualifier des souffrances sans évoquer un seul instant l’intensité infinie de leur réalité »
Joel Troussier

Deux lignes directrices se sont imposées lors de l’analyse, qui s’entrecroisent constamment autour des thèmes évoqués, mais restent distinctes. D’une part, les qualifications de l’espace d’enfermement (la prison, la cellule, la porte ou les grillages…), sont chargées de symboliques fortes (personnalisation des espaces, des murs qui témoignent du passé…). D’autre part à l’intérieur de cet espace, les représentations que les prisonniers ont d’eux-mêmes montrent une déshumanisation progressive et l’omniprésence de la mort dans la vie.

1.1 Représentations de détenus sur les contraintes spatiales.

« Ne pas ouvrir la porte, sceller la sortie, s’emmurer, refuser, repousser de toutes ses forces, s’arquebouter contre l’intrusion, la violation d’un espace ou il n’y a déjà plus de place. »
Jean-Marc

1.1.1 Le reclus dans son espace carcéral : quelles frontières ?

Dans les textes analysés, les individus incarcérés décrivent la « prison » comme une entité, comme un tout. C’est un « univers », un « monde », une « armure » qui les isole de la société civile et leur donne la forte impression, au-delà de l’isolement, d’être ignorés. L’adjectif « inconnu » est souvent employé, comme si les prisons étaient à l’extérieur d’une société qui les méconnaît ou les ignore : c’est un « village inconnu caché dans la cité ».
 
Toutes les prisons sont confondues pour se retrouver dans des caractéristiques communes
« Du fond de cette cage, de cette prison ou d’une autre, d’ici ou d’ailleurs… »,
l’isolement y est toujours le même.
« C’est comme un puits du fond duquel vous regardez vers le haut, vers le ciel, vers la terre, et là, dans l’ombre, vous attendez... ».

Il semble qu’il existe une fracture nette entre le « monde extérieur » et le « monde de la prison ». Le premier sert principalement de repère aux reclus, j’y reviendrais par la suite. Cependant, l’atmosphère des institutions carcérales se définit parfois en référence à elle-même : « Le ciel de la prison est un ciel monotone », encore une fois, comme si l’univers carcéral était une entité autonome à part entière, isolée.

Les prisons sont décrites par l’intermédiaire d’images sombres et profondes dont les individus ne peuvent s’échapper (physiquement et moralement) : de « longs entonnoirs », des « puits », des « gouffres ». L’institution pénitentiaire peut même changer d’allure et prendre corps en attaquant la chair des prisonniers : elle est un « monstre » qui « ronge », « broie », « digère » et « étouffe » les corps des captifs dans son « ventre ». Certains écrivent qu’elle les a « enfantés », « mis au monde », dans un espace monstrueux.

« La prison, cette mère porteuse artificielle et dégénérée qui hait tant la vie dans ses embryons qu’elle ne souhaite qu’enfanter des monstres. »
Sandrine

Enfin les métaphores utilisées pour décrire la prison font largement référence à un univers morbide, qui s’oppose au « monde vivant ». L’espace est qualifié par l’obscurité, la couleur noire et les cauchemars. Les reclus éprouvent et ressentent la vie dans la prison comme une vie dans la « pénombre », en « enfer », dans des « maisons hantées », ou des « abîmes ». L’emprisonnement fait référence à l’idée d’enfoncement dans un « tunnel », un « gouffre », un « trou » ou une cage. La solitude donne l’extrême impression d’être enfermé dans un « tombeau » dont la seule issue serrait une « mort lente », ils vivent la prison comme un « trou noir qui mène au désespoir », « la nuit a jeté un voile sur ma non-existence ».
Alors que le temps, notion qui parcoure toutes les étapes de la vie carcérale, semble totalement échapper aux détenus, ce sont les parois de la prison qui deviennent temporelles (ou a-temporelles). L’obscurité des lieux et l’idée de mort entourent les représentations des détenus sur ce milieu et renforcent leur sentiment permanent de peur dans un temps dont ils ne maîtrisent pas les tenants et les aboutissants.

« Et cette obscurité épaisse qui fige dans le temps, sans espace, inexorablement, les racines de la peur, pénètrent et cherchent, se fixent dans le froid humide de ces parois de pierre »
Jean-Marc

Toujours à travers les expressions écrites, je constate que les souffrances (psychologiques physiques et sociales) et la solitude dues à l’enfermement se matérialisent dans les espaces de la prison. Les murs sont la condition la plus matérielle de l’enfermement. Chaque détenu passe le temps de son incarcération dans une (ou plusieurs) cellule, leur quotidien et les sentiments qu’ils éprouvent ne peuvent échapper aux murs qui les entourent. Trois caractères particuliers se dégagent des expressions écrites.
- Les cloisons, les barreaux, les portes (…) se personnalisent, prennent vie, pour devenir de fidèles compagnons de route carcérale.
- Les murs et les objets sont les témoins, permanents du temps qui s’écoule. Ils gardent en eux les histoires passées et un morceau de vie de chaque prisonnier.
- Ils symbolisent aussi la coupure d’avec le monde extérieur et l’écrasement physique des individus.

1.1.2 Personnalisation des espaces :

L’espace d’encellulement individuel a un rôle particulièrement important dans la vie du reclus puisqu’il est une des conditions de l’incarcération. Cet espace incarne les sentiments ressentis (les amertumes, les joies) et particulièrement la solitude. Les contacts entre le détenu et son espace d’enfermement peuvent êtres extrêmement tactiles, les deux se mélangent, s’affrontent, se resserrent l’un contre l’autre.

« Je touche du front, des joues, des mains, le mur le plus imprévu, le plus sourd ! »
Inconnu
« La cellule est un bruit qui pénètre le corps du prisonnier par surprise dans le claquement sec d’une rupture de conscience quand le chaos des serrures lui boucle l’intérieur, comme une fêlure de l’esprit, du fer contre la chair tendre des organes les plus précieux qu’aucune gangue ne protège. »
Sandrine

Cette fusion est tellement forte que les objets quotidiens et les parois finissent par prendre des formes vivantes. Les détenus leurs confèrent des facultés humaines. C’est ainsi que les murs « parlent », « transpirent », sont « vivants » ou « tristes ». Et bien au-delà des mots, les murs « écoutent » et « tolèrent » chaque pleur et chaque fantaisie cellulaire. Mais ils semblent partager aussi le quotidien de leurs hôtes avec tristesse, la nuit ils « souffrent », « gémissent » et « pleurent ». La porte « fiancée de ces murs », qui s’ouvre et se referme malgré eux sur leur solitude pour observer leurs mouvements à travers « son œil central », les bruits de clefs, sont autant de détails qui marquent un quotidien qu’ils ne peuvent que subir.
La condition d’existence qu’engendre l’enfermement physique d’un individu est donc particulièrement ambiguë puisque les reclus se sentent souvent menacés par leur environnement matériel.

« Décrit-on une cellule, cet étau de béton de fer et de contraintes aux dents féroces qui mordent l’âme et le corps »,
Micha
« Les murs, ceux de la cellule et de l’enceinte essaierons de m’avaler. »
Idoia

Les cellules paraissent être des espaces dans lesquels la souffrance physique et psychologique s’exacerbe, d’autant plus qu’elles sont les témoins passifs de ces souffrances individuellement éprouvées et collectivement ressenties.

1.1.3 Des murs témoins du temps et du passé.

Les objets de la prison semblent garder les souvenirs du temps passé. Les allusions sont nombreuses sur les multitudes de graphitis ou de tâches laissés par les prédécesseurs. Ainsi, les couvertures et balluchons, jaunis par le temps, donnent l’impression d’avoir été partagés collectivement. Presque tous parlent des pierres gravées (symboliquement) de souvenirs. Une lettre écrite par un jeune homme, en 1941, confirme que cette impression traverse les époques et les prisons :

« Toutes ces lettres effacées parlent pourtant.
Elles ont vécu, ces pensées fussent un instant. (…)
Sur ce vieux lit où je rimaille ces vers perdus,
Sur ce traversin où je baille à bras tendus.
Combien d’autres ont mis leur tête, combien ont mis
Un pauvre corps… »
Pierre

Le passé carcéral incrusté dans les murs fait référence à des interprétations amères voire morbides. La peur de voir des morts dans les parois de la cellule s’exprime de manière récurrente.

Les murs, « tristes témoins passifs de la peine des hommes. D’autres avaient souffert, gravé leur désespoir, crachés leur haine... Étaient morts... Avant moi. »
Patrice

La difficulté se situe certainement dans le fait que les souffrances et la solitude vécues personnellement apparaissent comme étant quelque chose de bénin et ordinaire puisque partagé par tant d’autres… L’insistance des actes répétés et l’idée de continuité de la communauté carcérale s’imposent avec force. Les murs sont là et rappellent qu’ils sont des milliers à avoir vécu des solitudes comparables. Le présent est un lieu de passage qui introduit chaque jour un peu plus l’être prisonnier dans l’appartenance à cette communauté. Ce présent carcéral (ou « incarcéré ») semble à mi-chemin entre la mémoire (ce qui n’est plus et pourtant gravé), et ce qui existe (et qui va persister). Ainsi, face aux quatre murs d’une cellule, l’individu incarcéré peut se sentir comme appartenant déjà aux marques du passé.

« Sur ce mur dont la couche de plâtre tombe en morceaux je devine la forme imprécise d’une femme. Non, ce n’est pas moi. J’espère ne jamais me voir reflétée dans ces murs. »
Idoia

Le futur fait partie de l’espace cellulaire puisque les murs ne changeront pas et reflètent des temps qui se ressemblent. Le présent de chaque incarcéré semble hors du temps puisqu’il ne lui appartient pas, il est aussi aux autres temps et aux autres prisonniers.

« Les barreaux, une fois encore sont de la plus inoxydable des composites : temporels… »
Nicolas

Dans une lettre adressée à un ami qui sort de prison, une femme résume ainsi :
« Chaque pierre de chaque mur me parlera sans cesse de toi. »
Et elle continue en expliquant
« Je serai un peu plus libre aussi, dès que tu le seras, et je me réjouis déjà de tout ce que je verrai par tes yeux ».

L’appartenance à la communauté des détenus paraît aller bien au-delà de l’incarcération. Le détenu libéré reste donc symboliquement à l’intérieur de la prison, il permet aussi aux autres prisonniers de sortir un peu de l’espace carcéral [3]. Ainsi, les frontières de l’espace carcéral semblent-elles être une zone floue où tout, même les sorties, alimentent l’aspect expansif de l’enfermement (on reste « prisonnier » même au-dehors).
 
1.1.4 Les frontières entre la cellule et le monde extérieur.

Le monde extérieur sert à voir clair dans l’obscurité carcérale. Pour les détenus, la société reflète le temps avant l’incarcération et le temps de vie qui s’écoule sans eux. Les regards sur l’extérieur permettent l’obtention de repères, de référence pour le présent incarcéré. Les désirs de voir et de savoir ce qui se passe derrière les grillages sont nombreux. Chaque élément de la prison qui peut servir à imaginer ou se projeter au-dehors est autant d’indications sur la vie qui s’écoule derrière les enceintes. La cour de promenade permet par exemple de ressentir l’infinie grandeur du ciel, et la petitesse des personnes. Les barreaux aux fenêtres rappellent la situation d’enfermement, tout en laissant échapper la vie du dehors.

« Lorsque je regarde cette fenêtre sans rideau, je suis de nature à l’objet de sa contribution, c’est à dire que je vis avec cette fenêtre et qu’elle me sert à voir la vie. »
Michel

Comme les murs, la nature ou la ville environnant la prison, permettent de caractériser l’individu et les sentiments qu’il éprouve sur le moment. Ainsi les oiseaux inspirent la liberté et l’évasion par les rêves.

« Le besoin de respirer cet air de liberté qui filtre si faiblement à travers les barreaux de la lucarne se fait plus pressant. »
Patrice

Mais les éléments de la vie du dehors peuvent devenir signes de l’impuissance des actes comme dans ce témoignage :

« Dehors, il neige à tout va, des flocons surgissent, se posent en bas, volant au gré du vent, se retrouvant à terre, immobiles combattants. Prisonniers de leur court destin, futiles attributs d’une nature peu enclin à les laisser libres de leur sort, ils tiennent pour quelques instants, là-bas, dehors. Assistant impuissant à leur déchéance, ils me ressemblent, perdus dans l’errance, me liquéfiant au fil des jours, ma blessure a tracé mon parcours. »
Nicolas

L’impossibilité de voir quelques bouts de ciel ressemble parfois à un traumatisme qui peut devenir violence pour les détenus. Le caractère violent est particulièrement exprimé par des critères physiques, comme si leur corps s’écartelait pour se sentir en vie, pour se sortir de l’ombre. Les parois font référence au manque de visibilité sur le dehors qui continue à vivre sans eux. Elles compriment leur corps et renforcent leur impuissance.

« Dans ce bloc de pierre, je m’arrache les mains, je m’écorche le corps à chercher la lumière »
Jean-Marc
« Et la prison, c’est ça... Absence, éloignement, impuissance, manque, détresse. Un tunnel qui vous écarte de la vie dehors, comme si tout à coup on vous voilait les yeux, on vous attachait les mains, les pieds, et on vous enlevait la voix comme on éteint une radio. »
Idoia

Les détenus cherchent à s’échapper de la réalité carcérale par l’intermédiaire du monde extérieur. La plus belle expression retenue vient d’une femme qui serait prête à se contorsionner pour obtenir une petite satisfaction visuelle.

« Des mois, déjà, que je ne vois pas les étoiles. La lumière des réflecteurs est trop puissante... Peut-être que... si je m’allonge par terre, sur les dalles, et que je colle mon visage contre le mur de cette cellule, juste sous la fenêtre, je pourrais chercher un angle où la lumière soit reflétée par la vitre, et... qui sait... ! Je pourrai peut-être voir quelques-uns de ses petits points brillants qui nous ont tant fait rêver... Mais j’avais oublié le barbelé, au-dessus de la fenêtre. Ce qui brille, ce sont pas les étoiles. Ce sont les lames. »
Idoia

Les grilles sont là, comme les enceintes, pour empêcher les reclus de s’évader physiquement et psychologiquement. De cette situation (sécurité oblige !), les détenus vivent dans un espace restreint qui leur donne l’impression de se faire broyer. Le désir d’évasion mentale est constant. Cet univers est hostile au point que la vie se recherche ou qu’elle soit.

La perte des repères sociaux et affectifs engendre la création de repères matériels et temporels. L’espace cellule devient familier au point que les détenus lui donnent un caractère humain (personnalisation et identité). Les murs les rattachent sans cesse à leur condition de détenu, ils deviennent comme le prolongement du corps. La solitude et la mort sont pris dans les serrures du temps de la détention. Les individus captifs vivent le manque de contact avec l’extérieur comme une violence extrême et morbide, tandis que la limite entre la matière de la cellule et leur propre corps est à tel point incertaine qu’elle doit être vécue comme difficilement divisible.

1.2 Identités menacées par les espaces ?

« Je suis dans un monde sans lumière qui m’éclaire, je suis au fond d’un puits asséché qui m’abreuve, je suis dans un lointain désert où tombe la pluie, je suis dans une salle comble où je suis seul, je suis dans la plus grande solitude où j’ai plein d’amis, je suis dans un cimetière où je renais, je suis simplement, enfin, je suis. »
Dossier copies, Patrick

La vie en prison implique l’homogénéisation des pratiques individuelles et sociales. Les comportements sont définis par ce qui est proscrit, non par les possibilités accordées. Les individus n’ont aucun choix d’action, ils doivent se plier, courber l’échine. La grande majorité s’adapte aux règles, du moins en apparence, espérant en tirer des avantages (permission, conditionnelle…) : selon les paroles d’un détenu « il y a 90 % de canards [4] en prison ». Le pouvoir de dire « non » reste une exception, la négation est un des rares espaces de liberté individuelle. Malgré l’acquiescement quasi général, l’écriture fait part des doutes continuels, des questionnements du monde alentour, de soi même prisonnier des murs.

Et si les espaces et les objets prennent vie, ce sont les hommes qui semblent perdre peu à peu de leur humanité. L’utilisation des métaphores reflète l’extrême violence du vécu carcéral qui ne peut être décrit qu’avec des termes qui sont à la mesure de cette réalité. Écrire ce vécu est une manière de se regarder à l’intérieur d’une situation insoutenable dans laquelle personne n’accepte facilement et sans craintes de se voir vivre ou dépérir.

Trois critères se dégagent du champ lexical utilisé dans les témoignages quant à la définition que les détenus se font d’eux-mêmes, ils sont liés plus ou moins directement avec les symboliques qu’ils confèrent aux espaces :
- L’homme incarcéré, impuissant face à ses conditions de vie, se sent « objet » de sa peine.
- L’homme est réduit à l’état animal.
- L’homme ne vit pas en prison, il survit, un peu.

1.2.1 L’homme objet.

Le peu de marge de manœuvre dont disposent les prisonniers et l’isolement dû à l’incarcération produisent des effets sur la manière dont les individus se sentent considérés par les personnels administratifs, et par conséquent sur leur identité.
Au-delà des différences entre les représentations que se font les détenus d’eux-mêmes, deux types de marques identitaires s’imposent à tous : le numéro d’écrou et la nature du délit commis. L’amputation identitaire la plus communément exprimée passe par la perte du nom, remplacée par le numéro d’écrou.
Force est de constater qu’à l’intérieur de la société civile toutes les instances qui gèrent une grande quantité d’individus utilisent la numérotation. L’impression de se sentir devenir un dossier quelconque dans la masse, ou un numéro peut être considéré existant ailleurs que dans l’univers carcéral. La grande différence se trouve dans les causes de l’incarcération qui ne sont pas indépendantes de l’identité attribuée au reclus. Les crimes ou les délits sont ici le véritable lieu d’identité, et ce pour chacun des groupes en présence (détenus, surveillants, agents sociaux…). Le mandat de dépôt conditionne toute la vie en détention. Selon le crime ou délit auquel il se réfère, les reclus peuvent se faire accepter ou être tenus à l’écart à l’intérieur même de la prison. Les « pointeurs » par exemple ne peuvent sortir en promenade, les risques de représailles sont fondés, ils finissent par vivre l’isolement dans l’isolement.

L’impression de faire partie des meubles de la prison tient au peu d’autonomie dont les prisonniers disposent. Dans les cours de promenade ou dans les couloirs, le sens de la marche est tellement défini par des règles officieuses mais bien réelles, que les prisonniers se regardent parfois marcher comme s’ils étaient des « automates ». Lors des transferts, ils ne sont tenus au courant qu’à la dernière minute, mais peuvent attendre des heures avant de partir vers une destination qui restera inconnue jusqu’à l’arrivée. Revient alors régulièrement l’impression d’être un « paquet » transbahuté, une « marchandise » trimballée d’usine à usine… Leur avenir ne leur appartient que partiellement puisqu’il a été tracé par d’autres. Le présent est conditionné par les règlements et la vie sociale contraignante de la prison. L’impression que leur corps devient objet de l’administration et se transforme en se déshumanisant est bien traduite par ces deux citations. Ils ne sont plus des hommes ou des femmes mais des choses qui souffrent.

« L’individu devient propriété perpétuelle totalement dépendant de la « justice » et de la pénitentiaire. »
Jean, L’envolée.
« Ici tu es « dans » la prison, et non « en » prison, ce qui veut dire que je fais partie des objets. »
Michel
« Ma vie ne m’appartient plus. Je n’existe plus ou si peu... »
Sébastien

Le temps de l’incarcération est déterminé indépendamment de leurs actes, il semble finir par entamer la chair du prisonnier. Certains se considèrent comme « des plaies ouvertes », ou des « matières d’écorchures ». Les images utilisées pour caractériser l’enfermement corporel dans un temps et un espace qui écrasent font largement référence au corps. J’irai plus loin dans l’analyse dans le chapitre suivant, mais je tiens à souligner ici la perte d’identité sous-entendue par les représentations corporelles des détenus. Ainsi, ceux ayant déjà accompli un long séjour en prison sont décrits comme des « pendules détraquées » ou « squelette à pantoufles ».
Quant au passage au mitard* (quartier disciplinaire), ils s’y décrivent comme objet jeté à même le sol ou « sac à viande ». Ces expressions sont autant de signes qui marquent les déformations de l’individu en objet ou en masse informe.

« Ici ! Pourrir, pour ne plus être qu’un tas de chairs ensanglanté, à vif dans sa colère. »
Nicolas

1.2.2 L’homme animal et / ou végétal

En ce qui concerne les métaphores utilisées dans le champ lexical de l’animalité, les expressions qui reviennent sans cesse répondent directement à l’espace cellule qualifié de « cage ». En conséquence, les prisonniers se disent vivre comme des « animaux encagés ». Cette image se fonde aussi en partie sur la privation d’autonomie. Moins nombreux sont ceux qui se qualifient de « bête », bien que le terme revienne parfois.

« Ils m’ont jetée là, comme une bête, m’oubliant dans un univers sans âme qui me ronge plus sûrement que la rouille. »
Patrice

Ce qui découle des frustrations physiques de la captivité n’est pas sans jugement haineux vis à vis de l’institution carcérale. Cette dernière est caractérisée dans les textes par la violence qu’elle génère chez les détenus. Les conditions de vie en prison sont responsables du caractère « sauvage » des individus. Plusieurs récits expliquent comment ce lieu transforme « l’homme civilisé » en « animal sauvage », en « fauve aux griffes récidives », prêt à tout pour survivre.

Les textes écrits au mitard sont particulièrement virulents et les jours passés y sont perçus comme participant à la décadence physique et morale. Durant cette période d’isolement total, les prisonniers ne peuvent cesser de penser à la situation qu’ils sont en train de vivre et qu’ils ne tolèrent pas. Lors du retour en cellule, un jeune détenu se décrit comme étant devenu un « enfant sauvage ».
« Encastré à l’ombre, aux ténèbres sociales, que surgisse le monstre à tête d’enfant, chialant sa rage. »

Les utilisations métaphoriques de végétaux sont moins coléreuses, mais rappellent la même idée de frustration et de lutte contre un univers qui détruit l’homme prisonnier en l’obligeant à se plier à des règles considérées comme barbares.

« Mais comment ne pas se sentir comme un arbre qui était en fleurs et que l’on a arraché de sa terre, pour le mettre à l’ombre, dans un coin stérile et solitaire ? De ce coin, je tourne mes branches, encore avec des fleurs, vers les rayons absents, inaccessibles.  [5] »
Idoia

Face à cette forme de dépossession de leur corps et de leurs possibilités physiques, l’homme et la femme incarcérés semblent lutter pour ne pas végéter. La métaphore du roseau qui « se plie mais ne se tord pas » illustre l’idée selon laquelle le prisonnier doit lutter pour ne pas être trop atteint par les transformations physiques et morales qu’entraîne la prison.

De ces deux critères de comparaison, le monde animal semble ressortir dans les moments où le détenu se sent agressé et donc prêt à devenir agresseur, tandis que les références au monde végétal sont de l’ordre du désir de survie.

1.2.3 L’homme et la mort

L’être prisonnier de « sa cage » ressent surtout la forte impression de se sentir mourir. Dans une cellule, il semble que la mort puisse tenir lieu d’identité, ou du moins il semble que l’individu ait à se battre contre l’impression d’être « enterré vivant ». La récurrence des termes morbides est frappante. Presque tous s’accordent sur le fait qu’ils se sentent « cloîtrés » et « enterrés », ils se désignent comme étant des « morts vivants », des « fantômes », ils vivent une « non existence », entre « la tombe et la vie ».

Les premières semaines d’incarcération peuvent être vécues comme une mort et une re-naissance. La prison accouche d’un être que l’individu lui-même n’a pas encore l’impression de connaître. La métaphore de la prison comme « mère porteuse » tient de ces arguments.

« J’étais nu, nu et atroce. La réalité d’une naissance est ainsi : sale. La vie m’a dégueulée dans son monde, sans le choix de rien, sauf celui d’imposer l’existence, à l’être. Je me suis donc retrouvé enfermé à l’ombre, où l’étrange clarté du pourquoi a l’indécence de se taire. (…) Et j’ai même chialé. Oui, renaître à 20 piges n’épargne pas la douleur, celle-ci fut poignardante. (…) Accroché à l’hier, accouché au présent, je suis cette plaie ouverte qu’il sied sur demain de nourrir. Ma mère m’a condamné à mort me forçant vie, cette assassine que j’aime, et c’est pour une seconde fois que je crève. Ainsi en est le hasard, un embryon sur le retour, un avorton ensanglanté, expulsé des entrailles, de VOS entrailles, à tous. »
Nicolas

Cette conception de la prison « meurtrière » est reprise dans de nombreux textes. Si ce type de reproche est fréquent dans des passages à caractère politique, il n’est généralisable en aucun cas. Ce qui l’est par contre c’est l’effort constant de définir sa vie de reclus par rapport à l’état de mort lente (j’approfondirai cette idée dans la partie suivante). Les deux notions de vie et de mort sont difficilement séparables et les questions qu’elles impliquent reviennent tout au long de l’existence. Cependant les représentations de détenus font apparaître la cellule, leur espace de vie, comme étant un tombeau. Le quotidien ne peut donc échapper aux idées mortifères.

« Est-ce la vie ? Quel triste sort de se voir séparé du monde... de se sentir à l’étroit comme dans une tombe ! Cloîtré. » 
Inconnu
« Je traîne. Je traîne mes pieds, mon corps, et aussi toutes ces chaînes invisibles pour ceux qui ne connaissent pas les prisons, ces maisons hantées. Oui, quelque part, nous sommes un peu comme des fantômes qui attendent que la vie veuille bien les reprendre, attendre encore et toujours de pouvoir s’asseoir à nouveau dans le train de l’existence, mais cette fois, dans le sens de la marche. » 
 Idoia

Le silence de l’isolement favorise la peur de mourir et de disparaître du monde social. La solitude et l’angoisse de la mort trouvent leur forme extrême à travers le raisonnement suivant : si personne ne me voit, si personne ne m’entend, c’est que je suis mort. Tout est prétexte à ne pas se croire mort, les bruits les plus naturels (battements cardiaques) comme les plus insupportables peuvent devenir signes de vie.  [6]

« Je ne suis pas mort-vivant, j’ai mon cœur qui bat. »
Michel
« Des fois, lorsque les cris des autres détenues s’arrêtent, que les coups sur les portes ou sur les murs ne font pas partie de l’univers sonore insupportable qui nous harcèle et agresse sans répit, lorsqu’ils cessent parce que des images attachent des centaines de regards à l’écran de la télévision, parce que ce soir-là personne ne se coupe les veines des avant-bras, c’est alors que j’ai l’impression d’être enterrée vivante. »
Idoia

Les images et métaphores paraissent servir à l’expression des craintes et de la solitude. Il ne faut pas considérer les représentations que les détenus se font d’eux-mêmes comme transparaissant uniquement à travers ces images de l’homme objet, l’homme animal ou l’homme mort. Ils se sentent vivre, et c’est bien ce caractère de vie qui transparaît dans ces images de non-vie. Vivre enfermé dans une cellule pour purger une peine, seul ou à plusieurs, ne semble pas apporter d’assurance quant à l’identité des individus en co-présence. Il semble que la prison entraîne une transformation de l’identité individuelle, notamment à travers la diminution des liens sociaux. Les diverses manières dont les prisonniers semblent vivre leur isolement s’expriment globalement, mais sous différentes formes métaphoriques, par une déshumanisation.

Enfin pour conclure, le point commun de toutes les caractéristiques utilisées dans la description de soi-même en prison, semble bien provenir de ce changement identitaire. L’identité individuelle prend place à travers l’identité carcérale attribuée. Rejeté du regard des autres, de la société, l’homme prisonnier ne se sent plus exister. L’identité de reclus se construit à travers les regards ou non-regards extérieurs. Or, comment se sentir vivre dans un univers qui brise la vie individuelle et sociale et qui propose la solitude extrême comme solution de rachat et d’amendement ? Un jeune homme résume :
« Je ne suis personne car personne ne me voit. »

Un signe de vie tente de persister pour percer les murs. C’est finalement un processus de déshumanisation qui est décrit dans les textes. L’assujettissement entraîne un anéantissement et une destruction de la personne physique et morale. La mort est vécue et entendue quotidiennement pour rappeler que la vie existe encore un peu, malgré tout. L’impersonnalité de la cellule ne cesse de rappeler des conditions d’existence identiques par-delà les individus et les époques. Paradoxe terrible, la cellule impersonnelle est aussi la plus profonde intimité du détenu, le prolongement de son corps. La dualité corps-esprit est perte d’identité : le corps est dans la cellule, l’âme est enfermée dans le corps et s’exprime à travers lui. 

II Le corps objet (sujet ?) de l’enfermement.

2.1 Le système de soin en milieu carcéral.

2.1.1 Contextes historico-culturels du corps incarcéré.

Les interprétations de détenus au sujet des modalités dynamiques de leur corps (les gestes et les déplacements) sont étroitement et nécessairement dépendantes du contexte culturel carcéral (par opposition à des signes corporels qui seraient « naturels »). À l’intérieur de toutes les prisons, les pratiques autorisées sont issues de réglementations et législations qui peuvent apporter non seulement une dimension « politique » aux gestuelles des prisonniers [7], mais surtout une dimension « culturelle », socialement partagée.
Comme je l’ai montré dans l’analyse précédente, l’environnement matériel carcéral induit des considérations et symboliques néfastes pour les reclus qui sont extériorisées sur le mode de l’écrit. Reste à se demander de quelles manières sont décrites les répercutions des conditions de vie sur leur corps. Pour ce faire, les analyses de médecins et des témoignages d’infirmier(e)s serviront de base dans la description des effets de l’enfermement sur les usages sociaux du corps carcéral et de ses représentations par les principaux auteurs concernés.

2.1.2 Conditions de vie générales dans l’environnement carcéral.

Le parc pénitentiaire est très hétérogène quant aux conditions d’hébergement et de vétusté des locaux. L’environnement carcéral est parfois responsable de situations alarmantes. De nombreux bâtiments ne sont pas entretenus et ne répondent pas aux normes de sécurité. La précarité de l’hygiène en milieu pénitentiaire est de nature à compromettre tout effort sérieux d’éducation à la santé. La vétusté d’un grand nombre d’établissements, qu’elle touche les cellules, les sanitaires ou l’ensemble des bâtiments, contribue à dégrader les conditions de vie. Le phénomène de « surpopulation carcérale » [8], due à la banalisation de la détention provisoire, aux lenteurs administratives et surtout à l’augmentation de la durée des peines après l’abolition de la peine de mort, renforce la difficulté de vivre en prison (notamment la promiscuité dans les cellules) et rend difficile le bon déroulement du travail des agents (sociaux, de surveillance, médecins, visiteurs…).

Le mode de vie en prison, dans son fonctionnement actuel, est caractérisé par une forte sédentarité, des régimes alimentaires peu variés et peu équilibrés, de même qu’une inactivité responsable d’une consommation excessive de tabac et de télévision. Il ne contribue guère à la reconstruction de l’individu et vient souvent renforcer les situations de précarité existant avant l’incarcération. Restent les défaillances d’organisation qui portent parfois gravement préjudice aux détenus, notamment les soins dentaires pour lesquels des attentes de plusieurs mois peuvent se produire, les transferts des détenus nécessitant des soins à l’hôpital : le manque de gardes médicales effectuées la nuit et la difficulté d’alerter le personnel de surveillance en cas d’urgence... Le décalage entre les objectifs de réinsertion et la mauvaise santé des reclus est largement considéré comme une forme de perversité au sein du milieu carcéral. Les effets provoqués par les conditions de vie tendent à empêcher l’efficacité du système de soins et à écarter ce dernier de ses objectifs principaux.

2.1.3 Le système de soins : avancées et limites.

La communauté de détenus concentre des sous-populations généralement « défavorisées » avant l’incarcération en matière d’accès aux soins. L’institution carcérale met de plus en plus en avant la nécessité d’apporter une éducation à la santé, des soins mieux adaptés aux problèmes physiques rencontrés et des aides à la reconstruction physique. L’institution « totale » d’hier, pour reprendre les termes d’Erving Goffman, repliée sur elle-même, et vivant en vase clos, s’est lentement ouverte vers l’extérieur, particulièrement dans les années 90. Les pouvoirs publics ont favorisé l’ouverture des prisons, multipliant les intervenants externes. Les réformes successives accompagnent la promotion du décloisonnement de l’administration pénitentiaire, notamment grâce à l’insertion des équipes médicales du Ministère de la santé.
Je vais dresser un état des lieux général en trois points :
- L’émergence du secteur médical et accès aux soins en milieu carcéral.
- Des enjeux de santé publique.
- Le corps médical : de la difficulté d’agir dans un contexte de suspicion.

A Émergence du secteur médical et accès aux soins en milieu carcéral

L’organisation des soins en prison a connu une évolution importante au cours des deux dernières décennies. Dans le passé, les soins aux détenus étaient dispensés par les services infirmiers et médicaux de l’administration pénitentiaire. Le ministère de la justice assurait et gérait l’ensemble de ces services situés au sein des établissements de détention : installation et aménagement des locaux, achat des équipements médicaux, recrutement, rémunération et gestion du personnel médical et des auxiliaires. Le ministère de la santé n’avait pas compétence pour intervenir en milieu carcéral [9], à l’exception des actions de prévention et de dépistage de certaines maladies infectieuses comme la tuberculose ou les maladies sexuellement transmissibles. Les détenus ne bénéficiaient pas, sauf exceptions, d’une prise en charge des soins par les régimes de sécurité sociale.

Le constat de l’importance du nombre des détenus atteints du Sida [10], en 1989, participe à l’ouverture des prisons vers des secteurs dont elle n’est pas spécialiste. Comme le note Anne-Marie Marchetti l’affaire du sang contaminé, « a attiré l’attention sur l’extension de l’épidémie au sein d’une population dont l’état de santé ne préoccupait guère jusque-là l’opinion publique, elle a par ailleurs rappelé combien les enceintes des prisons étaient des cloisons peu étanches, ce qui impliquait par voie de conséquence que l’on améliore la prise en charge sanitaire des détenus pour mieux protéger la population non captive et - accessoirement ? - pour les protéger eux-mêmes. [11] » 
Ainsi le nombre important d’individus atteints du sida a renforcé la volonté de réformer les situations sanitaires du milieu carcéral :
 La réforme du 18 janvier 1994, relative à la santé publique et à la protection sociale, constitue une avancée considérable dans la prise en charge des personnes détenues. Plusieurs réflexions et actions la précèdent : en 1985 l’infirmerie centrale des prisons de Fresnes devient « établissement public hospitalier » et en 1995, « établissement public de santé nationale ». En 1986, des Services Médico-Psychologiques Régionaux* (S.M.P.R. [12]) sont créés en faveur de la lutte contre les maladies mentales et pour l’organisation de la sectorisation psychiatrique. La publication, en 1993, du rapport du Haut Comité de Santé Public intitulé La santé en milieu carcéral [13], aboutie au re-fondement de la législation en matière de soins. Désormais l’organisation des soins sera rattachée aux hôpitaux publics dans le cadre de protocoles signés par les prisons et les établissements hospitaliers voisins. Dans les textes, les pratiques intra-muros doivent êtres « identiques à celles qui sont en vigueur extra-muros ». Des Unités Consultatives de Soin Ambulatoires* (U.C.S.A.), constituées de médecins généralistes, d’infirmières, de dentistes… sont créées dans chaque établissement.
Les équipes de soins deviennent professionnelles, ce qui constitue non seulement une rupture radicale avec le système précédent, mais qui favorise surtout la mise en place de procédures hospitalières relatives à la distribution des médicaments, à la désinfection des appareils, à la prescription d’examens complémentaires. À cette date, tous les détenus sont affiliés au régime général de la Sécurité Sociale ainsi que leur famille, et plus récemment au service de Couverture Maladie Universelle. À compter de leur libération, ils bénéficient du maintien de ces droits pendant une année. Toutefois, s’agissant des détenus étrangers en situation irrégulière, l’ouverture des droits à prestation se limite à eux seuls, et uniquement durant leur incarcération.

B Des enjeux de santé publique.

 La prison est un lieu qui favorise les infections, les épidémies et renforce les maladies transmissibles (Hépatites, M.S.T., tuberculose, sida...). Pourtant il n’existe que trop peu de moyens de se soigner correctement. Les grâces médicales ne sont souvent prononcées qu’au seuil de la mort. La mise en contact des personnes porteuses contagieuses et des personnes saines contredit dans la pratique les efforts de prévention sanitaire.
Le dispositif de soins en santé mentale n’est pas en mesure de répondre à une demande en augmentation. En 1997, le pourcentage des entrants en prison souffrant de troubles mentaux était évalué entre 14 % et 25 % chez les hommes et jusqu’à 30 % chez les femmes. Selon l’enquête, L’organisation des soins aux détenus,  [14] effectuée par des inspecteurs des services judiciaires et des inspecteurs des affaires sociales (I.G.S.J. et I.G.A.S. [15]) :
« - la proportion de psychotiques suivis a considérablement augmenté dans certains S.M.P.R. ;
- la consommation de psychotropes ne cesse de croître ;
- les agressions des personnels de surveillance ont été multipliées par 2,7 en 5 ans. L’ensemble de ces incidents n’est pas imputable aux seules personnes souffrant de troubles mentaux, mais elles y contribuent notablement ;
- certains détenus suivis par des S.M.P.R. se révèlent très dangereux, commettant des agressions graves, et même des meurtres, sur leurs codétenus ou le personnel ;
- les suicides ont plus que doublé en 10 ans, de 1990 à 1999. »
Il semble que les troubles multiples du comportement cachent une réalité complexe qui voudrait que certains individus ne soient pas soignés comme ils devraient l’être. Les meurtres entre co-détenus ne constituent pas systématiquement un centre d’intérêt pour l’administration malgré le devoir de responsabilité de l’institution. Tout se passe comme si les prisons remplaçaient les hôpitaux psychiatriques. Il serait pourtant excessivement dangereux de masquer les réalités sociales des individus derrière la simple qualification de « déviance à la loi ». La prise en considération des troubles psychiques devrait certainement proposer d’autres mesures que l’enfermement carcéral.

L’exemple des toxicomanes répond aussi à cette hypothèse, en effet de par leur dépendance à un produit illégal ils font des écarts à la règle et sont envoyés en prison sur ce motif. Pendant longtemps, l’autorisation de traitement de substitution a été rejetée en prison. Les efforts de bon nombre d’associations ont favorisé l’émergence et l’application des mesures de prévention existant à l’extérieur.
Mais la question est de savoir si la prison est un lieu dans lequel toxicomanes ou personnes atteintes de troubles psychiques peuvent se sortir de leur dépendance ?

Les pratiques addictives (alcool, drogues, médicaments) et le phénomène de polytoxicomanie apparaissent comme les éléments majeurs des nouvelles formes de dépendance auxquelles sont confrontés les soignants en prison. L’étude de la D.R.E.E.S. relève que 20 % des entrants déclarent consommer deux produits parmi les suivants : psychotropes, drogues illicites, alcool, tabac et 7,1% déclarent pratiquer la combinaison alcool-drogues. Plusieurs enquêtes ponctuelles confirment l’importance de cette polytoxicomanie : plus de 50 % des détenus suivis en 1998 par le Centre Spécialisé de Soins aux Toxicomanes (C.S.S.T.) de Fresnes étaient polytoxicomanes, les associations de produits les plus fréquentes étant héroïne-cocaïne et produits de substitution-cocaïne.
En 1996, l’autorisation de mise sur le marché du Subutex (dont la prescription ne pouvait se faire jusque-là qu’au sein des C.S.S.T.), pouvant être désormais prescrit par les médecins généralistes, va entraîner un essor important des traitements de substitution. Tous les personnels médicaux ou de surveillance ne voient pas ces traitements d’un bon œil et considèrent fort mal la population de toxicomanes. Le docteur Bloch-Lainé déclare que « La toxicomanie est encore tenue par de nombreux médecins qui exercent en prison pour une délinquance plutôt que pour un état pathologique. Cette délinquance semble ne réclamer pour beaucoup de ces médecins que des mesures répressives et punitives dont le "sevrage imposé" fait partie. La substitution n’est, pour ces médecins, qu’une façon de remettre aux "drogués" une drogue légitimée, et, en aucune manière, la substitution n’est, à leur sens, un outil thérapeutique. Alors, les traitements de substitution sont interrompus, parfois brutalement, habituellement contre le gré du substitué, et systématiquement sans en référer au précédent médecin traitant de l’intéressé(e). » [16] Des seringues ne sont que trop rarement distribuées et par voie de conséquence inévitablement partagées, ce qui expose les détenus à des risques de contamination au VIH et aux hépatites. De plus, la circulation de drogues en prison révèle à l’évidence que l’enfermement ne peut en aucun cas constituer une réponse adaptée aux problèmes de la toxicomanie.
Le poids majeur de l’alcoolisme n’est pas réellement pris en compte alors que près de 34% des entrants déclarent une consommation excessive d’alcool. De façon générale, cette dépendance est largement mieux acceptée dans la société française, l’alcool est un produit « légal » et peu d’associations de soutien travaillent sur cette thématique en milieu fermé.

Ni en France ni ailleurs, la prison n’est libérée des contradictions ou des aberrations que lui imposent les lois. D’un côté, on prétend régler le problème des drogues par l’incarcération. De l’autre, on laisse la santé des usagers emprisonnés se dégrader. Les questionnements actuels concernent le renforcement de la prévention et l’organisation d’un véritable suivi après la sortie. Ce sont de vastes chantiers qui doivent être rapidement menés pour prévenir les problèmes de santé publique qui persistent dans les prisons françaises.

C Le « corps médical » : de la difficulté d’agir dans un contexte de suspicion.

L’exercice de la médecine, dans le contexte très particulier de « sécurité carcérale », apparaît, après plus de six ans de réforme, comme étant un travail laborieux et de longue haleine. Les médecins restent manifestement trop peu nombreux  [17] à travailler dans ces sites, les permanences sont assurées mais insuffisantes pour répondre aux diverses demandes de l’administration et des détenus. La santé selon Philippe Lecorps, « bien que présentée comme un droit fondamental par les instances nationale et supranationale (recommandations du Conseil de l’Europe, comité des ministres du 18 octobre 1993), la prise en charge de la santé ne permet pas de faire abstraction de l’aspect sécuritaire propre à la prison. Les deux administrations doivent alors apprendre à connaître et à respecter les missions et contraintes de l’autre. [18] »

Les soins médicaux s’agencent mal avec les conditions carcérales. Tous les lieux sont conçus pour optimiser la surveillance. Les conditions de travail sont loin d’être avantagées par la structure des locaux. Les médecins et infirmières doivent accepter les règles et adapter leur exercice ; les problèmes d’éthiques que posent cette situation (secret médical…) sont largement soulevées dans les recherches menées par l’Ecole Nationale de Santé Publique.

La gestion des communautés en co-présence n’est pas évidente. Malgré les avancées législatives de 1994, l’autonomie du corps médical reste relative et aléatoire, non seulement par ce que certains médecins tiennent trop largement compte des crimes commis par les détenus et pas assez de leurs souffrances et de leurs maux, mais surtout par ce que qu’ils ne peuvent voir les malades que lorsque ces derniers sont amenés par un surveillant. Ils dépendent donc dans une large mesure de la seule volonté de l’équipe de surveillance.
Je me permet de citer deux textes, écrits en 1994, qui marquent les situations médicales qui existaient avant la réforme :

« Quand je suis arrivé au C.D. de Joux-La-Ville, j’ai passé comme dans toutes les prisons où l’on passe, une visite médicale de routine. On vous prélève du sang et on vous demande si vous avez des problèmes et de quel type. J’avais pour ma part mal au gros orteil de mon pied droit. J’étais mal dans mes pompes… (…) J’ai donc accepté de me faire opéré. Voilà les conditions dans lesquelles s’est déroulée cette fameuse opération. Il y avait au C.D. un infirmier (…) qui avec un surveillant m’installèrent sur une table dans une grande pièce ou il y avait deux armoires en verre contenant du matériel pour différentes interventions. À ce moment là, un homme est rentré dans la pièce (…) il me dit qu’il était médecin et que c’est lui qui allait pratiquer l’ablation de mon ongle. Il a sorti un bistouri dont je ne sais même pas si il était stérilisé, d’une armoire en verre et a commencé par me découper l’ongle sans m’anesthésier. En fait il a essayé de me décoller l’ongle de la peau en passant le bistouri entre la peau et l’ongle pendant que les surveillants me tenaient le pied et la jambe à quatre mains. Bien évidemment je souffrais le martyr et j’ai failli m’évanouir. Je me suis retrouvé couvert de sueur avec la tête qui tournait et une terrible envie de vomir. Comme je hurlais, ils ont décidé de m’anesthésier. Ils ont a peine mis quelques gouttes d’anesthésiant et ont recommencé immédiatement. J’ai à nouveau failli tombé dans les pommes. Je leur ai dit et ils ont décidé de me réanesthésier plus en profondeur. Ils ont alors changé de seringue en ont pris une plus grosse et une fois y avoir introduit le liquide anesthésiant, m’ont saisi le pied à quatre mains pendant que le médecin appuyait comme un sourd sur la seringue. L’aiguille est bien rentrée mais après avoir crevé le cartilage de mon gros orteil et traversé le pied, est ressorti de l’autre côté. Maintenant que mon pied baignait dans une marre de sang, ils allaient pouvoir vraiment commencer l’opération. »
Vincent

… Sans commentaires…

« Prison hôpital des Baumettes… vous connaissez ? Un endroit tristement gris, sans vie, un lieu caché à la vue de la société, tellement c’est inhumain. Dans ces endroits, seuls les détenus, leurs geôliers et quelques soignants y ont accès. On sent à travers ces murs suintants la misère, la douleur, le désarroi des taulards qui s’y font soigner et puis cet hôpital a son quota de morts, car on y survit. Mais beaucoup meurent en prison de cancer, d’infarctus, de SIDA etc. Ils meurent dans la solitude tels des animaux dans leur cage. Ils meurent car des juges, des jurés, des procureurs les ont condamnés à des peines tout en connaissant leur état de santé. La peine de mort bonne gens, est officiellement abolie depuis 1981, mais officiellement elle sévit toujours. La prison hôpital des Baumettes est un bâtiment semblable à la maison d’arrêt, le malade y est pris en charge par la pénitentiaire. Mis dans une cellule sale et poussiéreuse, sans produit d’entretien, sans eau chaude, avec une couverture datant de la dernière guerre posée sur un matelas recouvert d’une housse datant de la même époque. Sur cette couverture, une paire de draps guère plus grand qu’une serviette de bain, le malade y doit faire son lit, son ménage, sa vaisselle et nettoyer le sol à l’eau froide. Le malade n’a le droit qu’à trois douches par semaine et deux heures de promenades exiguë par jour. La première personne que le détenu rencontre dans cet enfer, c’est un surveillant-chef, qui lui dicte le règlement et le médecin qui ne viendra qu’un jour ou deux après. Ce que j’écris, je l’ai vu et vécu. Étant donné ma maladie, car je suis Séropositif, je suis appelé à y retourner en cas d’aggravation et croyez-moi, même si je devais en mourir, je n’y retournerais pas et je ne serai pas le premier, ni le dernier à agir ainsi. » « Si malheureusement le SIDA se déclare, je pourrais obtenir une conditionnelle médicale mais au dernier moment, d’où je n’aurais qu’une autonomie gestuelle limitée sortir de prison pour intégrer une chambre d’hôpital histoire de mourir libre n’est guère réjouissant. »
Jean-Michel

Encore aujourd’hui, la cohabitation entre les surveillants et les médecins ressemble trop peu à une coopération. Les lois de 1994 demeurent incomplètes et ne rassemblent pas le personnel du monde pénitencier et les médecins pour un travail plus en collaboration. L’administration pénitentiaire a tendance à se décharger sur les praticiens de santé en ce qui concerne les « incidents » suscités par la vie en détention (tentatives de suicide par exemple). Selon Marc Bessin, il existe le risque de voir s’établir « un cloisonnement (...) entre les conditions de détention d’un côté qui seraient du registre de l’administration pénitentiaire et le problème de l’accès aux soins de l’autre qui reviendrait à l’hôpital. Cette différentiation entre deux territoires distincts (...) irait à l’encontre d’une cohabitation entre deux logiques professionnels amenées à se rencontrer. »  [19] De plus les frontières entre ces deux groupes ne sont pas toujours claires. Les surveillants doivent veiller, observer et signaler les détenus susceptibles d’avoir recours à des interventions médicales. Ils transmettent les demandes des reclus et les convocations médicales… Ils occupent le terrain qui est censé être attribué aux praticiens. Toutefois, les bénéfices de la médecine sur les populations carcérales ne leur sont jamais attribués. Par rapport aux médecins, le statut de surveillant ne confère que très peu de valorisation sociale, ils ont souvent l’impression d’être dénigré, et peu reconnus.
Ce décalage d’image ne fait qu’accentuer la distance entre les deux groupes et rend plus difficile encore leur partenariat pourtant indispensable. Paradoxalement, quand il existe, la complicité entre les personnels entraîne de la méfiance. Les détenus expriment régulièrement des remarques suspicieuses envers la complicité des personnels de surveillance et les médecins. La méfiance repose sur des frontières floues et instables entre les deux groupes. Les auteurs cités en amont écrivent qu’« en l’absence de position franchement exprimée, s’impose avant tout l’idée que les professionnels viennent apporter leur contribution à l’objectif de défense sociale et de sûreté de la pénitentiaire, participant à une conspiration dirigée contre eux. » [20] L’administration demande effectivement aux médecins de participer au déroulement des modalités de la peine de certains détenus (les rapports fournis pour orienter le Projet d’Exécution des Peines, par exemple). Cette contribution est largement identifiée par les détenus comme appartenant à une instance décisionnelle radicale.

« La santé ce n’est point un problème m’étant fait une raison. Je fonce vers le point de non retour : la dialyse avant un ou deux mois. Nous avons demandé avec mon avocat une liberté conditionnelle médicale à la JAP (juge d’application des peines), elle n’est pas contre mais il faut qu’un expert affirme que mon état est incompatible avec la détention. Ce qui est une autre paire de manche… L’expert est donc venu, il ne doit pas connaître de situation incompatible avec la détention. Il est vrai que tout cela est subjectif. Même mort on peut très bien rester dans une cellule. »
Inconnu

D’autres voient se dessiner dans le pouvoir médical les intérêts de l’administration et dénoncent le peu de considération accordée aux décisions médicales.

« Le médecin effectue ses visites deux fois par semaine au QI, elles sont pratiquées le plus souvent au travers de la grille de sécurité : le détenu dans la cellule, le personnel médical sur la coursive derrière la grille en présence des gardiens. Le secret n’étant plus qu’une notion abstraite dans ces espaces de non-droit, de mort lente, de torture blanche. Le service médical est le plus souvent la caution morale de l’Administration pénitentiaire. Lorsque son avis est requis pour une éventuelle prolongation d’isolement, il n’est que consultatif ! »
Le Résilient, L’Envolée

Dans tous les cas, les semaines d’attente en vue de l’obtention d’un rendez-vous médical renforcent l’idée selon laquelle les médecins ne servent pas la cause des détenus mais bien celle du système carcéral. L’angoisse de voir des codétenus chuter psychologiquement et physiquement amènent à penser que les médicaments donnés participent à la décadence des individus.

« S. est revenu du mitard mais dans un état lamentable. Je ne sais pas ce qu’on lui a fait mais je crois que ce sont les fameuses piqûres comme on a vu à Fresnes. C’était ces piqûres qui ont rendu R. fou avant le procès. S. est si éloigné de la réalité qu’il ne sait plus ou il se trouve. Il était comme ça pendant trois jours, le troisième jour il a cassé tout dans sa cellule y compris le robinet qui a inondé tout l’étage. On est venu le chercher pour le remettre au mitard où on le gardera pendant plusieurs jours encore, où plusieurs semaine, où même plusieurs mois, pour savoir si il simule sa maladie avant de l’envoyer à Château -Thierry comme d’habitude. »
Afro-américain

Les questions soulevées par ce genre de considérations (qu’elles soient fondées ou non) amènent les collectifs à dénoncer les pratiques médicales qu’ils considèrent comme des actions réfléchies qui servent le système pénitentiaire au détriment de la vie des détenus. La prescription médicamenteuse et en particulier les psychotropes sont perçus comme un moyen utilisé en vue de contrôler le calme dans la détention. De fait, les reclus ne connaissent pas avec certitude le contenu des médicaments proposés ce qui les amènent à douter des objectifs des actes médicaux.

« Nous tenons également à dénoncer le scandale des usages de produits de substitution dans le monde carcéral. Bien trop souvent, la tranquillité en détention a pour prix le maintien de détenus en état de dépendance à des drogues de substitution. Certains détenus se transforment même durant leur détention en drogués alors qu’ils ne l’étaient pas lors de leur incarcération. »
Communiqué clandestin de prisonniers de la centrale d’Arles

À cette difficulté de reconnaissance de la relation médicale s’ajoute aussi des aspects plus personnels qu’ils soient parfois positifs (certaines maladies nécessitent des soins quotidiens, pour les détenus concernés, se rendre dans ce lieu aide d’une certaine manière à sortir de l’ordinaire carcéral), ou souvent négatifs puisque les relations avec les médecins les obligent à reconnaître leur vulnérabilité physique (phénomène généralisé dans la société civile propre aux maladies graves et/ou endémiques). Marc Bessin et Marie-Hélène Lechien notent ainsi que « par leurs soins, leur proximité immédiate avec l’intimité de la maladie ou du vieillissement, ils [les médecins] officialisent en quelque sorte la trahison du corps. » [21]

Les contributions et l’efficacité de la médecine en milieu carcéral sont encore largement insuffisantes pour répondre aux indigences de ces populations, et dans une autre mesure aux besoins des familles concernées par la captivité de l’un des leurs. On peut se demander si les principales préoccupations de l’administration pénitentiaire, et derrière elle du Ministère de la Justice, sont sanitaires et/ou sociales, car elles paraissent éminemment répressives. En effet, la majorité des budgets, chaque année, sont dépensés dans l’optique de la prévention-évasion-répression. Aussi, les pratiques médicales sont souvent dénigrées, elles ne semblent pas faire partie des véritables priorités au regard du peu de moyens qui leur sont accordé. À ce sujet, le docteur Pierre Barlet est clair, « la qualité du plateau technique et soignant ne suffit pas à inscrire la survie dans la vie, que le temps de la fin de vie - comme celui de l’entrée dans la vie – revêt une signification particulière dans la prise de sens d’une trajectoire de vie, mais aussi dans l’élaboration des liens tissant d’autres trajectoires ; que priver un sujet du libre partage de ce temps revient donc à le mutiler, mais à mutiler aussi ceux qui sont en lien avec lui ; que, enfin de compte, l’acharnement dans la sanction déshumanise aussi bien ses auteurs que ses victimes. »  [22]

2.2 Des corps en souffrance…

Dès lors qu’il n’existe plus d’autre moyen d’expression, l’utilisation du corps peut être un outil employé (consciemment ou inconsciemment) en vue d’obtenir quelques reconnaissances individuelles et sociales. Corinne Lanzarini qui a étudié les usages du corps des sous prolétaires de la rue, s’est intéressée au corps comme langage chez les populations démunies. « Tant qu’il n’est pas irrémédiablement atteint, le corps peut jouer le rôle d’une surface de communication avec les autres. Corps de la honte sociale qui provoque et attire la compassion momentanée, privée ou publique. Corps de la sollicitation sociale qui devient le réceptacle de la « demande » de soins. Deux situations essentielles peuvent être décrites dans le cadre du langage du corps : interpeller les autres par des manifestations plus ou moins reconnues et légitimes de son corps. Et n’avoir plus que son corps comme lieu d’échange avec les représentants du monde ordinaire. »  [23] Or, en ce qui concerne l’accès au système de protection médicale, il s’effectue par l’interpellation du corps. Soit les détenus sont médicalement dépendants (personnes âgées, sidéens, toxicomanes…), soit ils se trouvent dans des situations de faiblesse corporelle qui impliquent l’intervention de médecins. L’urgence de la situation est parfois loin d’être reconnue dans l’immédiateté, plusieurs heures ou jours de souffrances peuvent advenir avant intervention médicale [24].

Les analyses issues des témoignages montrent que la captivité engendre des effets irrémédiables produits par les exigences de la détention. J’expliquerai, point par point :
- le corps prisonnier souffre de la situation d’enfermement carcéral-corporel.
- Le corps somatise pour montrer sa souffrance d’être.
- Et enfin, l’environnement carcéral paraît à tel point destructeur que certains n’hésitent pas à se donner la mort.

2.2.1 … Par les conditions de la réclusion.

Je viens de montrer les deux raisons qui expliquent que la médecine éprouve des difficultés à remédier aux problèmes de santé des détenus. La première est due à la précarité de la majorité des individus, le seconde tient dans les conditions de réclusion qui causent et renforcent les troubles physiques.
Je m’attacherai, dans ce chapitre, à montrer comment les témoignages de détenus font référence d’une part à une situation de vie dans la non-vie qui participe à la détermination physique et psychique. Dans un deuxième temps, je présenterai comment la situation carcérale conduit à la mutilation des cinq sens. Enfin j’expliquerai comment l’abstinence sexuelle est vécue et décrite en réclusion.

A Le corps en survie.

La répétition des considérations mortifères, dues aux conditions de vie en prison, implique, de la part des détenus, l’apprentissage d’usages sociaux intégrés dans une dynamique d’auto conservation. Pour ne pas se laisser mourir dans l’esprit ou dans le corps, il semble nécessaire d’intégrer son être dans une organisation de « survie » qui peut prendre différentes formes (sauvegarder ou détruire son corps-souffrance, combat politique…). Autrement dit il s’agit d’un combat pour la vie et le corps reclus devient un outil de communication avec son environnement. Selon Corinne Lanzarini, « le corps n’est pas qu’une surface intrinsèque d’interpellation, il est aussi un passeur, un outil de médiation. Présenter son corps est une porte d’entrée à l’expression de la souffrance sociale. Pour parler d’elles, les personnes (…) exposent une souffrance corporelle (maladie, douleurs, blessure). Le corps peut donc constituer le médiateur le plus pratique, lorsqu’il est impossible d’exprimer une souffrance sociale. » [25]. L’idée selon laquelle tous mouvements, gestes, manières de faire et de bouger sont corrélés avec l’environnement social, culturel et économique prend une ampleur particulière en détention. L’apprentissage de règles coercitives et astreignantes ne peut qu’engendrer un sentiment d’anéantissement de la personnalité, de la même manière que ces pratiques et situations de vie aboutissent à une destruction corporelle.

« Ici l’on ne vit pas on subsiste, un peu. »
Xavier

 Le contrecoup de la « mort lente », si vivement ressentie, mène les détenus à avoir l’impression de vivre en position de survie. Ils éprouvent l’enfermement et la privation de liberté à l’intérieur même de leur chair. L’individu peut manifester un « refus d’être » (qui n’est pas forcément volontaire) particulièrement à l’occasion des premiers jours d’enfermement. Plusieurs détenus disent par exemple ne plus pouvoir consommer d’aliments.

« Depuis quarante-huit heures, je n’ai rien avalé. Je devrais avoir faim. Aucune lueur d’envie dans mes yeux tristes. Rien que du dégoût. Ma gorge serrée par le malheur qui m’accable refuse d’avaler quoi que ce soit. Mon corps crie famine. Mon esprit lui refuse toute nourriture. De nouveau, je contemple le plateau, absent, indifférent. Juste un peu d’eau. J’ai soif, même très soif. À force de pleurer, ma langue est pâteuse. Je croyais qu’un homme ne pleurait jamais. Je m’étais trompé. Inlassablement, de nouvelles larmes perlent au coin de mes yeux rouges de sommeil. »
Patrice

Il semble que les reclus réagissent physiquement à la transformation de leur espace vital, ainsi il est courant de voir des individus grossir ou maigrir dans des proportions incroyables. Par ailleurs, un autre aspect retient l’attention : le ralentissement ou l’accélération de la vieillesse corporelle. Évidemment les détenus malades (mal soignés ou non) sortiront de la détention avec des marques corporelles visibles (par exemple, les problèmes dentaires ne trouvent que rarement satisfaction) ainsi qu’une fatigue physique. A contrario, il est commun de ne pas réussir à donner d’âge à un ancien détenu [26], comme si le temps de la prison parachevait la conservation des corps. L’image corporelle se trouve, par une autre voie, particulièrement valorisée en prison. Deux conséquences de l’enfermement s’inscrivent aux deux positions extrêmes de leur expérience : la dégradation ou l’épanouissement corporel (par le sport).

Dans l’analyse de cette situation carcérale, les usages sociaux des sous prolétaires à la rue peuvent à nouveau être comparables : « lorsque les grandes dimensions de l’intégrité sociale viennent à disparaître (place économique, affective, sociale, culturelle, politique, territoriale), le dernier blindage individuel demeure, avant la mort, la préservation de la surface corporelle. Cette réduction à l’individualité physique, propre à tous les déracinés, et particulièrement accentuée pour les personnes qui ont perdu la plupart de leurs supports sociaux, confine l’individu en survie précaire à une gestion corporelle, comme si, l’ensemble des malheurs sociaux se figeant sur la dernière matérialité opposable aux contraintes externes, la personne en viendrait à concentrer ses derniers efforts sur ce rempart ultime. » [27]

Dans une situation de survie, le corps est en partie autonomisé et devient l’essentiel de l’instance à protéger, ainsi que le seul moyen d’interpeller l’extérieur.

B Les cinq sens mutilés.

Le vécu carcéral et le quotidien imposé amoindrissent les facultés physiques. Plusieurs médecins ont dressé un état général de la perte progressive des cinq sens au cours des incarcérations. La nature de l’environnement spatial et social a des répercutions sur les usages sociaux et sur les stimulations sensorielles des individus incarcérés.

La vue baisse. J’ai montré comment l’absence d’horizon visuel sur l’extérieur s’accompagne de la recherche de « luminosité ». L’effet pervers de la « pénombre carcérale », si souvent qualifiée, repose dans la souffrance oculaire (anomalie de la vision) qui s’aggrave avec l’augmentation du temps de détention.
De plus, la vue semble se disqualifier par l’observation continuelle, aussi bien des détenus que des surveillants. L’infirmière Denyse Villermay explique qu’en « prison, on est toujours sous le regard de quelqu’un. Dans les cellules, petites et surpeuplées, impossible de s’isoler pour la toilette et les besoins naturels et à ces contraintes s’ajoutent les fouilles obligatoires. On se sent toujours nu et vulnérable, exposé à la surveillance qui suit le moindre des mouvements et l’intimité est difficile à conserver. » [28] Les relations sociales entre les divers membres de l’institution s’en ressentent, le regard franc est perçu comme une provocation [29].

Le goût et le plaisir gustatif s’amoindrissent également. Les repas servis par l’administration sont toujours insipides et présentés dans des gamelles uniformes. Ils ne suffisent pas à une alimentation saine et fortifiante. Les détenus qui ne peuvent pas cantiner  [30] perdent au fur et à mesure le plaisir, la saveur et la convivialité que suppose le partage des repas. Durant chaque période difficile (attente de jugement, transferts…) un grand nombre de reclus perdent leur appétit, comme si leur esprit refusait à leur corps de s’alimenter.

En ce qui concerne l’odorat, l’infirmière Denyse de Villermay résume, « La prison a une odeur, l’odeur de l’autre, celui que l’on fréquente jour après jour, 24 heures sur 24. Cette obligation de proximité entraîne une anesthésie progressive et quasi définitive de l’odorat. À trop sentir (odeurs sui généris, sueur, excréments, urine, remugles locaux d’origines diverses : murs-moisis, alimentation avariée...), on finit par ne plus rien sentir, par ne plus pouvoir se sentir les uns les autres. » [31]

Quant au toucher en prison, il est quasi inexistant. Les gestes quotidiens, les objets identiques et l’espace particulièrement réduit, amoindrissent les sensations. Les contacts entre détenus sont censurés, les liens tactiles souvent marqués par le soupçon. Outre les poignées de mains, chargées d’une particulière intensité, qui renvoient à l’appartenance au même sous groupe, les autres gestes trop rapprochés sont considérés comme suspects. Les contacts physiques avec les surveillants sont souvent des relations d’évitement pour deux raisons : la première est empreinte de défiance, du fait que les uns exercent leur pouvoir sur d’autres qui le subissent ; la seconde en découle, car à travers les fouilles régulières et les palpations intimes, le corps devient objet de suspicion jusque dans ses orifices. Ces actes sont incontestablement vécus par les détenus comme des violences fortes qui renforcent une certaine distanciation entre les deux communautés. Mais au delà même de la suspicion liée au contact, de nombreux détenus ressentent progressivement, au fur et à mesure que dure la peine d’emprisonnement, une incapacité physique à toucher ou à être touché. Cette difficulté est particulièrement douloureuse lors des visites au parloir où la réticence d’être touché par l’autre crée un malaise pesant (alors même que sa présence est souvent positive).

À l’opposé des autres sens, l’ouïe semble s’exacerber, qu’elle soit sollicitée par trop de bruits, ou au contraire par leur absence. Les bruits de portes, de verrous, de chasse d’eau rythment le quotidien en prison. L’oreille est stimulée par les cris du personnel car la communication des ordres se fait en hurlant, avec aussi les détenus qui pleurent ou entrent dans des crises de nerfs. Lorsqu’il y a promiscuité, chaque mouvement, chaque geste et respiration sont entendus par les codétenus. Mais l’encellulement individuel aiguise aussi l’oreille à chercher la communication à travers les murs et les barreaux. En toute circonstance, les pas d’une présence dans les couloirs ou l’arrêt d’un surveillant derrière l’œilleton sont autant de bruits perçus et guettés par les reclus, une situation qui peut être vécue comme un traumatisme. La surveillance s’exerce donc aux deux niveaux des agents et des détenus.

Ainsi, je l’ai montré, l’univers carcéral altère au moins partiellement, les fonctions vitales de l’homme :
- La fonction de nutrition : on sait que l’alimentation en prison, loin d’être équilibrée, couvre mal les besoins vitaux des individus ;
- La fonction de respiration : seulement quelques heures par jour à l’air libre pour ceux qui n’en sont pas privés, et le reste du temps confinés dans un espace réduit où l’on partage, souvent à plusieurs, quelques mètres cube d’air saturé ;
- La fonction de relation : on a vu, au fil des pages, combien les organes sensoriels et le système nerveux, porteurs de cette fonction vitale sont endommagés et entraînent des dérèglements. Par exemple, l’isolement produit aussi la perte ou l’augmentation de la parole. Dominique Faucher note que « certains s’inquiètent de parler à haute voix dans leur cellule, d’autres se referment dans un mutisme complet. »  [32] Les quartiers d’isolement sont les lieux qui renforcent le plus la perdition ou l’exacerbation des sens. L’isolement sensoriel est accompagné de la perte de la vie sociale. Ce n’est par hasard que les Quartiers de Haute Sécurité* (Q.H.S.) ont été fermés en 1982, ce n’est pas par hasard non plus que les passages réguliers et quotidiens des médecins en Quartier d’Isolement* (Q.I.) sont obligatoires. Reste à se demander s’il existe réellement des différences entre les Q.H.S. et les Q.I…
- Enfin, la fonction de reproduction portée par les organes sexuels est, elle, complètement annihilée. Comme l’a écrit Anne Marie Marchetti « les relations sexuelles sont hors la loi en prison » [33]. Cette privation totale « est la pire des brimades corporelles, c’est une torture » [34].

C Vivre l’abstinence sexuelle.

La réclusion torture par la frustration physique et/ou morale, à tel point que les besoins naturels de l’homme deviennent insupportables…

« D’un organe de plaisir et d’amour, la prison fait un objet de torture et de haine. »
Sandrine
« Les frustrations affectives et physiques sont parmi les plus difficiles à gérer quand on est privé de liberté. »
Vincent

… et dont les conséquences se perpétuent parfois au-delà du temps de l’incarcération. Ainsi un ancien détenu explique l’irréversibilité due à la privation de sexualité :

« Je viens de faire treize ans de maison centrale, étant sorti quatre fois en permission, je n’ai pas touché une fille, je ne suis pas "homo", mais de ce côté, ça ne fonctionne plus beaucoup : tant d’années privé de femmes, on en prend l’habitude. Cela ne me manque pas beaucoup. »
Ancien détenu

Plus encore que le désir, il a perdu jusqu’au besoin, c’est sa virilité même qui s’est éteinte. Cette destruction partielle des fonctions ou des sensations naturelles, on la retrouve chez Vincent qui explique que, des années après, s’il peut encore faire l’amour, il est devenu totalement insensible aux caresses de l’autre.
Les titres d’ouvrages écrits par d’anciens détenus comme La guillotine du sexe  [35] disent bien la souffrance et la déchirure de ces sexualités mutilées, comme A.H.B. le résume dans ces vers :

« Ne me croyez pas un vantard
Mais à déjouer dans ma mémoire
Tant de nuits d’amour solitaire
Me voilà affamé de chair
Certains sont sortis sexe en berne
D’autres avec des ventres de pierre
Moi le fantasme me gouverne
La prison m’a rendu pervers. »
A.H.B.

Pour supporter l’insupportable, puisqu’on ne peut faire taire les exigences du corps, la masturbation devient une pratique largement partagée.

« La privation de sexualité pousse les hommes à la masturbation et/ou la sodomisation, voire même aux violences sexuelles exercées sur autrui... »
Duszka

Et si l’homosexualité « de circonstances » fait aussi partie de l’univers carcéral, elle entraîne parfois, comme l’écrit Duszka, femme de prisonnier, des violences sexuelles qui détruisent moralement et physiquement la victime comme l’agresseur, qui peuvent aboutir à l’irréparable.

« Dans la cellule qui se trouvait juste à côté de la mienne, un détenu pakistanais se faisait systématiquement violer par un de ses codétenus, un gros détenu turc avec un physique porcin. Malheureusement pour le pakistanais, il ne parlait pas un mot de français ou presque. La seule chose qu’il était capable de prononcer durant ces différents viols c’était « au secours ; au secours ». Ces viols, tous les surveillants savaient qu’ils avaient lieu et à quelle heure, mais ils ont préféré laisser faire jusqu’à ce que le pakistanais égorge le gros turc. »
 Vincent

La violence et l’extrême souffrance générées par l’abstinence sexuelle sont en partie « canalisées » par le système pour éviter trop de désordres personnels et de troubles à l’ordre pénitentiaire. Le recours aux films pornographiques régulièrement diffusés dans tous les centres apporte à la fois une compensation (bien piètre et fugitive) mais souvent aussi, un sentiment de médiocrité et de honte. Le paradoxe entre l’interdit des relations sexuelles et la permission des jouissances physiques devant des films pornographiques est souvent dénoncé par les détenus.

« Il me faudrait aborder le sujet tabou, relatif au déséquilibre mental, psychique et physique qu’engendre, au fil des années, l’interdiction de rapports sexuels avec une femme. Un déséquilibre qui, avec l’apparition de la télé dans les prisons, s’amplifie encore avec la propension de films pornos sur les canaux intérieurs des établissements, alors que la réglementation des parloirs interdit et condamne tous gestes trop intimes. »
Inconnu

De fait, le seul rapport à la sexualité passe par la pornographie. Cette intrusion dans « l’intimité » d’autrui rend d’autant plus paradoxale la représentation du corps reclus meurtri et frustré par la situation carcérale. Ces films leur renvoient leur propre image d’homme peureux de devenir impuissants, en tous les cas moins puissants que les acteurs… La frustration quotidienne n’empêche pas le sentiment de honte qu’ils peuvent éprouver en regardant d’autres faire ce qu’ils voudraient tant partager. Les images vues au même moment par toute la détention amènent à des situations absurdes : « le bal des chasses d’eau » ou « la nuit de noces » sont des expressions qui se réfèrent à la masturbation de chacun face à la cuvette des W.C., ainsi les bruits des chasses d’eau deviennent risibles et paradoxalement la masturbation presque sociale…

« Les pieds froids, la main glacée… Entre les flatulences de l’un et les ronflements de l’autre, dans la solitude peuplée des hommes hantés de spectres féminins ; apprendre à jouir les dents serrées pour ne pas réveiller l’obscénité du rire, la pornographie de la honte. »
A.H.B.

2.2.2 Des corps qui somatisent...

Dans l’espace réduit de la cellule, il n’est pas rare que le détenu cède à la claustrophobie. La cellule engendre des sensations d’étouffement, les poumons sont oppressés par l’angoisse.

« Etrange sensation de se vider, de ne plus être, angoisse et désespoir, une raideur glaciale qui envahit, qui durcit, qui possède, absorbe, tue… »
Jean-Marc

Le temps d’incarcération est aussi un temps de réflexion sur le délit ou le crime commis. La peine juridique s’efface pour laisser place à la peine personnelle. Parfois la chair devient lieu de sanctions et de pénitence.

« Je me suis salie par cette horreur qui infecte mon corps. Cette douleur me fait mal de jour en jour en me lançant des coups de couteau dans le cœur. »
Catherine

Cette jeune femme continue…

« Tellement j’ai mal, j’aimerais crier, mais je n’y arrive pas. »

L’objet de la peine semble enfermer l’individu dans son enveloppe corporelle. La parole n’arrive plus à exprimer les tourments. Le corps devient langage. La souffrance morale se transforme en douleur charnelle. Le mal de vivre est intense et les moyens de l’exprimer sont si faibles que la parole devient elle aussi prisonnière.

« La violence de mes battements cardiaques trouble le silence pesant. (…) Je veux crier ma haine. Aucun son ne sort de ma gorge. »
Patrice

Plus la privation dure, plus elle semble engendrer une croissance de la souffrance physique. Les sentiments éprouvés tel le chagrin, la tristesse, l’ennui, la haine se matérialisent. L’enfermement spirituel est ressenti physiquement.

« Quand on est privé un certain temps des biens principaux que la nature nous accorde, petit à petit, les racines de la souffrance s’accrochent et s’enracinent en nous. Cela devient un mal physique difficile à combattre, car il croît de plus en plus. »
Pavel

Exemple du corps en cri : les automutilations.

Dans un univers où la dimension visuelle de contrôle est privilégiée, c’est souvent par des marques corporelles que quête identitaire et souffrance psychique se donnent à voir.

« Il fut un temps où je « m’amusais » à me pendre, allant jusqu’aux limites de la perte de conscience... goût froid sur la langue. C’était le truc qui me permettait d’arrêter la spirale des pensées délirantes qui te rongent le cerveau, l’impression que ta tête va exploser. Silence. Cris dans la tête... acide qui te becquette la cervelle, doucement, lentement...
Mais aujourd’hui, j’ai une autre technique que j’ai découvert par hasard (coupure accidentelle) ; lorsque le cerveau déconne trop, lorsque j’entre dans un monde autre derrière lui, alors je me fais des coupures sur le corps ; les petites brûlures des coupures, la vue du sang, ça fixe l’attention dessus... et calme, stoppe un peu l’enfer dans la tête. »
Michel V.
 [36]

Autrement dit quand le mal être devient insupportable, la violence exercée sur soi permet (en quelques sortes) de faire taire momentanément la douleur mentale.

« Comment avale-t-on une fourchette ? C’est un moyen de protestation, de révolte et de détresse auquel s’adonnent certains. C’est assez terrible de voir combien l’être humain, privé de tout, acculé au désespoir par ses semblables, parvient à se faire du mal pour souffrir moins, pour appeler à l’aide, pour clamer sa désespérance. En effet, lorsque l’on se heurte à un pouvoir absolu et arbitraire, deux solutions se présentent : combattre l’adversaire afin de le meurtrir ou retourner la violence contre soi-même afin de ne pas agresser l’autre.  » [37]
Philippe Maurice

L’automutilation peut être perçu comme un moyen de refuser les principes de l’incarcération. Comme l’expliquent Nicolas Bourgoin et Caroline Girard : « La plus grande fréquence des conduites auto-agressives chez les détenus est liée en grande partie aux contraintes du milieu carcéral qui réduisent la variété des modes de contestation légitimes. En effet, la population carcérale, dominée dans sa relation avec le personnel de l’institution, se voit interdire le recours à toute une gamme de techniques d’expression et de protestation comme le vote, la manifestation ou la grève, et l’auto-agression peut alors apparaître au détenu comme le seul recours pour refuser la situation qui lui est faite. »  [38] Les agressions contre soi permettent finalement de reprendre possession de son corps contre ceux qui en ont la garde, c’est aussi une libération de l’emprise institutionnelle qui montre que le reclus peut se dérober à la règle, refuser de se soumettre et de rester passif…

« Lorsqu’on n’en peut plus, il ne nous reste d’autre recours pour attirer l’attention vers ce qu’on nous fait vivre, que celui de sacrifier le peu que nous avons, le peu qui nous reste, et le mettre en jeu pour que les sirènes d’alarmes fonctionnent. L’impuissance nous entoure. »
Idoia

Le simple fait d’agir autrement que les prescriptions carcérales rompt ainsi le cours figé des (non)évènements. Il est classique d’observer que le sujet passe à l’acte pour déclencher une modification du cours des choses : de ses conditions de détention, c’est-à-dire de son espace, ou de la procédure judiciaire, c’est-à-dire de son temps. Ce n’est parfois que ce jeu subtil avec la mort qui peut le faire se sentir exister, dans la mesure où exister c’est être capable justement d’influer sur le cours des choses. Selon Pierre Barlet, « L’institution pénitentiaire elle-même valide ce mode d’expression : ce n’est pas la mettre en accusation que de reconnaître que certains aspects inhérents à son fonctionnement ont pu jusqu’ici conforter cette contrainte au langage du corps. Par ailleurs, c’est dans l’atteinte ou la plainte somatique que réside l’unique droit de revendication reconnu au détenu ; en effet le droit au soin lui reste ouvert sans doute parce que à la fois exclusif de toute notion de plaisir (incompatible avec celle de sanction) et dégageant la responsabilité de l’institution vis à vis de ses propres effets iatrogènes. » [39] Les tentatives de suicide et les automutilations sont des pratiques très largement punies par la pénitentiaire, il arrive souvent que les détenus se retrouvent au quartier disciplinaire suite à une auto-agression. La participation de l’individu à la destruction de son enveloppe corporelle trouve son point culminant dans le suicide.

2.3 …et qui meurent

« Mais que faire ici bas pour un incarcéré
Que se taire et subir avant d’être tué.
Tué normalement, tué et tout son être »
Xavier

L’accumulation et l’augmentation des suicides en détention  [40] est un sujet préoccupant et source d’inquiétude pour les détenus. En moyenne un suicide tous les trois jours est comptabilisé, soit sept fois plus que dans la population générale. Les premiers mois de l’incarcération constituent les temps majoritaires durant lesquels les détenus se donnent la mort : dans la moitié des cas, ils étaient enfermés depuis six mois, et 16% depuis quinze jours. Philippe Carrière  [41] identifie quelques situations particulières « propices » au passage à l’acte :
- l’entrée et le choc d’incarcération,
- certains motifs d’incarcération, notamment chez les criminels et les agresseurs sexuels,
- l’arrivée de nouvelles affaires qui repoussent la sortie pendant l’incarcération,
- le sentiment d’une « dégradation sociale » et la chute du niveau social à l’entrée en prison,
- le placement en quartier disciplinaire (conditions de vie particulièrement sordides),
- et le sentiment d’injustice face à la mise en quartier disciplinaire.

2.3.1 Le suicide, phénomène tabou.

Le rapport du comité national de prévention du suicide en 1999, arguait que la formation du personnel est extrêmement délicate. « La sensibilisation du personnel à la thématique du suicide n’a pas été analysée comme objectif à atteindre (…) les demandes de formation n’ont peut être pas pu s’exprimer en temps utile, en raison d’un non dit très pesant sur le sujet, ou n’ont pas été prises en considération par manque d’écoute. Le personnel s’est montré plus demandeur de formations analysées en terme de recettes pratiques plutôt qu’en terme d’analyse sur la question centrale du rapport à l’autre et plus précisément du respect de l’autre » [42]. Les suicides et les tentatives de suicide ont fait l’objet de mesures pénitentiaires, qui s’avèrent être inappliquées dans la majeure partie des établissements. De plus, les solutions proposées par l’administration pénitentiaire, notamment l’observation des « détenus à risque » pendant la nuit, peuvent être vécues par les prisonniers comme une nouvelle forme de contrainte. Les surveillants, dans ce cas, sont chargés de vérifier la « bonne santé » du détenu à intervalles réguliers, parfois tellement rapprochés que le sommeil a du mal à se trouver. L’observation comme mesure de prévention se transforme en « pression sécuritaire » et peut avoir comme effet l’accentuation de la contrainte à laquelle chaque détenu souhaite échapper.

Les questionnements à propos de la thématique du suicide en prison sont loin d’être évidents. L’administration pénitentiaire est théoriquement garante de l’intégrité physique des individus dont elle a la charge. Pour autant, sa responsabilité n’est jamais admise lorsqu’un détenu s’est donné la mort. Cette contradiction conduit à ne parler que rarement de ce sujet tabou, au sein des murs, comme à l’extérieur.

Le parallèle effectué actuellement par certains experts  [43] en psychopathologie criminelle et psychologie entre les comportements auto - et hétéro-agressifs chez les détenus me paraît ambiguë. Ils cherchent à démontrer que ce sont des schémas identiques qui amènent les détenus au meurtre ou au suicide. Une question se pose : à quoi peuvent servir ces principes analytiques sinon à considérer les actes suicidaires comme étant intrinsèquement pathogènes ? Ne doit on pas traiter le sujet avec prudence et cesser de considérer que les détenus sont des « détraqués mentaux » ? Dans la mesure où, si ce phénomène prend de l’ampleur avec le temps, ses causes pourraient être recherchées dans des principes qui dépassent la seule psychologie des individus ?

2.3.2 Le suicide… un thème inlassablement évoqué.

Il est particulièrement impressionnant de voir à quel point la mort est présente dans l’esprit des détenus. À cela s’ajoute la visibilité des formalités appliquées en cas de suicide ou de mort en détention, qui renforce la peur et l’angoisse des détenus. L’arrivée du Samu, la panique liée à l’événement et l’après suicide sont autant de chocs psychologiques qui restent gravés dans les consciences. Aucune prise en charge psychologique n’est conçue pour résorber les traumatismes des individus qui côtoyaient le détenu décédé.

« Vraiment, je ne suis pas bien en ce moment. De plus, il y a eu un suicide. Je suis tout écrasé. Je n’arrive pas à manger, mais j’ai encore envie de combattre un peu. Je n’ai pas d’autres nouvelles, j’attends l’avenir avec angoisse, c’est tout. »
Michel

La mort d’autrui nous renvoie systématiquement à notre propre mort. L’idée de pouvoir mourir en milieu carcéral sans être sauvé à temps, n’est pas qu’une simple impression. Elle se fonde sur des réalités largement dénoncées. « La nuit demeure le moment le plus propice aux angoisses de mort »  [44] du fait du manque de personnel médical de nuit et dans une plus large mesure par la lenteur et le peu d’intervention possibles des surveillants qui ne possèdent pas les clefs des cellules [45]. Le temps de se rendre compte du danger de mort et de contacter le surveillant chef (seul à détenir les clefs) est souvent trop long, quand on sait que quelques secondes suffisent pour être asphyxié.
Le manque de transparence et d’explication rend les morts suspectes aux yeux des reclus et des familles. Les parents concernés par de tels faits éprouvent le besoin de comprendre les conjonctures de la mort pour faire leur deuil. Les informations concernant les circonstances d’un décès sont rarement divulguées et leur obtention nécessite un travail acharné et des soutiens extérieurs. Les doutes et les suspicions persistent à régner, d’autant que les imprudences, inattentions et négligences des personnels de surveillance sont souvent dénoncées. Des procès sont en cours contre l’administration pénitentiaire mais elle n’a pas été jusqu’à présent considérée comme responsable. Depuis plusieurs années, des associations se sont crées, dont les membres marquent une volonté de rendre publiques les conditions qui ont permis une mort possible en détention [46].

Échapper au vide temporel et à la solitude carcérale.

D’après la somme de textes recueillie, ce ne sont pas uniquement les individus suicidaires qui évoquent leur propre mort. Bien au contraire, la peur de se sentir dépérir en réclusion est généralisée [47]. L’angoisse de la mort, je l’ai expliqué, permet aux reclus de se savoir en vie. Pour eux le doute, de même que la souffrance, finissent par être des signes de vie. Le temps de l’incarcération est éminemment destructeur. Il apparaît presque impossible de continuer à vivre sans aucune perspective de changement.

« Perpétuité tu sens le cadavre. (…) Le temps mon fatal bourreau, qui aiguise ma mort. Le salaud. (…) Le temps, m’attire dans son étreinte, où la mort guette une plainte. Perpétuité… plus d’identité. Mourir, la dernière liberté.
Inconnu

La solitude, quand elle s’inscrit dans la durée, ne permet en aucun cas une éventuelle construction positive de l’être isolé. La mort s’anime constamment dans les esprits et la fatigue due à l’inactivité carcérale entraîne la contemplation de sa propre destruction physique et morale. Il faut être fort pour résister. Il est probable que l’expression orale ou écrite de ce traumatisme qui se perpétue donne à l’homme incarcéré la force de se redresser et de tenir debout.

« Je ne me décourageais pas, je n’avais peur de personne, je n’avais à perdre que ma vie misérable. Souvent, j’ai imploré la mort, le repos de cette vie d’enfer. Toujours, j’ai su me relever à temps ! »
Ancien détenu

2.3.3 Pouvoir et maîtrise de la vie sur son propre corps.

Philippe Maurice explique lors d’une évasion…
« Je cultivais la certitude d’une mort plus ou moins proche, mais ce serait au moins une mort en liberté et là, la vie me semblait merveilleuse, car l’idée de mourir sans chaînes me faisait aimer la vie, alors que la vie sans liberté me faisait aimer la mort. Etre disposé à mourir rend plus fort puisque l’on sait que plus rien ne peut arriver, rien d’autre que la mort. » [48]

Comment vivre dans un univers à tel point hostile que le corps et l’esprit sont vécus comme broyés et déstructurés ? Comment retrouver un semblant de liberté si ce n’est en se donnant l’impression de contrôler un tant soit peu le cours des évènements… Le pouvoir de se sentir vivre passe par la maîtrise de son corps et l’idée même de ce contrôle redonne à penser la vie dans la mort (symbolique et/ou physique).
Les auto-agressions font référence au corps qui s’exprime pour se faire remarquer dans sa dérive, de même que la tentative ou le suicide accompli. Ici, c’est l’expression écrite qui permet d’échapper à l’acte fatidique du suicide. En parler, c’est peut être éviter le pire, c’est refuser l’irrémédiable et reprendre la maîtrise de son existence.
Celui qui attente à sa vie ne le fait ni par courage ni par lâcheté. Il le fait par désespoir car, dans l’instant il n’imagine pas pouvoir continuer à supporter un jour de plus ses souffrances.

« Mon seul plaisir, me savoir assez con pour m’euthanasier, quand j’aurai l’héroïsme de le faire. Car il ne suffit pas seulement de courage pour se butter, mais aussi l’antique référence de la lucidité. »
Nicolas

Contrôler son corps et contrôler sa mort, c’est en définitive, être maître de sa vie. Il paraîtrait logique d’expliquer que les considérations morbides, exacerbées en prison, existent au détriment de la « liberté » individuelle. Et pourtant, le suicide ne pourrait-il pas être entendu comme le dernier cri lancé à « l’assemblée carcérale » pour rappeler non seulement que les détenus sont des êtres que l’on fait vivre en léthargie, mais aussi pour signifier que l’institution « mangeuse d’hommes » est la cause de la souffrance morale et de la mort physique ? Le suicide serait donc le dernier acte de liberté possible.
Si les actes suicidaires ne vont pas dans le sens de cette explication, les écrits et les paroles de détenus semblent s’accorder sur le suicide comme dernier moyen de crier son désespoir. Les détenus sont détruits par la réclusion et en conséquence l’institution est suspectée d’engendrer la mort.

« Mort de prisonniers malades laissés sans soins appropriés, mort de prisonniers arrivés au fond du désespoir qui, fatigués d’espérer, ont préféré choisir eux-mêmes le moment de la triste fin à laquelle vous les aviez destiné. »
Collectif des Prisonniers de Lannemezan
« Survivre ainsi, condamné à vie, pour la seule faute d’être né !!! Je ne suis pas pessimiste, juste pris d’une lumière imposée. Et pourquoi ne pas crever. Choisir, au confort, la MORT, histoire de se donner une nouvelle fois l’illusion d’être libre, tout en se demandant, sceptique jusqu’au bout des ongles, si la chose n’est pas voulu par un autre... »
Nicolas

Et beaucoup de signaler que tout le monde sait et que personne ne fait rien. Outre les considérations morbides livrées dans les correspondances, l’expression orale « il sent la corde » est régulièrement utilisée en détention lorsqu’un détenu est susceptible de se donner la mort. Écrire les symptômes de sa destruction, ou de celle d’un codétenu, permet d’extérioriser une douleur interne insupportable à vivre. L’écriture n’engendre aucune libération des souffrances ressenties mais permet de les partager avec autrui. L’écriture carcérale, en alarmant ses lecteurs est un moyen de ne pas se sentir totalement seul à subir les effets de l’incarcération.
Les anciens détenus qui militent dans des associations contre les conditions de détention dénoncent le système carcéral comme étant mortifère « il n’y a pas de suicide en prison, il n’y a que des meurtres par ce que la prison pousse au suicide et que les matons laissent faire » [49]… et Edgar Roskis de continuer : « Il y a vingt ans, la peine de mort à été abolie en France. Pas le suicide. » [50]

La réflexion menée dans cette deuxième partie m’a permis de montrer à quel point le corps des détenus était sensible aux effets de l’incarcération. En effet, le corps apparaît comme le deuxième espace d’enfermement, comme une cellule supplémentaire à l’intérieur des murs de la prison. Alors que les espaces sont personnifiés dans les écrits, le corps se déshumanise, devient tantôt un objet, tantôt un animal sur lequel le détenu n’a plus de prise aucune, hormis celles de la libération par la souffrance, par la mort ou par l’écriture .

Le recours fréquent aux moyens extrêmes que sont l’automutilation et le suicide, montrent que le corps est avant tout, en prison, un instrument dont on se sert pour communiquer, appeler à l’aide. C’est souvent cette insensibilisation du corps comme « souffre douleur » que les détenus sentent vivre, puisqu’ils redeviennent quelque part maîtres de leurs actes.

Reste à se demander comment le futur est possible dans un corps manifestement en souffrance ? Il s’agira dans la troisième partie de déterminer comment le contenu des lettres rassemblées apportent des éléments sur le sens de la peine subie, en fonction des objectifs de l’institution pénitentiaire. Où comment les reclus se représentent d’une part leur insertion dans la machine carcérale et d’autre part un temps qui tue l’envie de vivre. Mais encore, les témoignages qui décrivent des atmosphères et dressent des tableaux de la Pénitentiaire qui démontent les possibilités de réalisation des projets d’humanisation des prisons et de réinsertion sociale des détenus dans la vie civile. C’est ce que je vais tenter de montrer.

[1] Louis Mermaz (Président), Jacques Floch, La France face à ses prisons. Commission d’enquête, Paris, Assemblée Nationale, 2000, n°2521

[2] Fermeture des QHS en 1982

[3] Cf. Chapitre III « Rapports avec l’extérieur »

[4] Les dits « canards » sont ceux qui ne réagissent pas à la coercition de l’institution par crainte de sanctions disciplinaires

[5] Cette femme est en prison pour avoir participé à des mouvements indépendantistes basques. Il importe de souligner que la référence à l’arbre déraciné répond à l’éloignement à sa terre de revendications.

[6] C’est certainement pour cette raison que le mitard est un lieu qui favorise le développement des sentiments violents. La solitude y est telle que l’abandon et la prostration mentale deviennent à la limite du supportable

[7] La dimension économique ne sera pas abordée, malgré l’hypothèse selon laquelle le travail des reclus, et par conséquent les gestuelles qui s’en suivent, peuvent être intégrés dans un système économique d’utilisation de main d’œuvre « bon marché »

[8] Au sujet de la « surpopulation carcérale » particulièrement forte dans les maisons d’arrêt, voir les travaux de Pierre Tournier

[9] …à l’exception des « programmes 13000 » : centres semi-privé qui sont à l’origine, dans une certaine mesure, de l’insertion des services médicaux privatisés à l’intérieur du secteur pénitencier.

[10] Selon le rapport du Sénat, La France face à ses prisons, la prévalence du VIH est actuellement quatre fois supérieure en prison qu’à l’extérieur. Peu de programme d’échange de seringues, susceptible d’éviter certaines contaminations par les virus du sida ou des hépatites, sont mis en place, les consultations personnalisées sont rarement possibles à cause du manque de temps du personnel médical. Le dépistage est proposé dès l’entrée en détention, sous réserve de l’accord du patient

[11] Anne-Marie Marchetti, La prison dans la Cité, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, PAGES

[12] Les S.M.P.R. existaient depuis 1986 sur une très petite échelle. Une définition plus complète est proposée dans le glossaire

[13] Haut Comité de Santé Publique, La santé en milieu carcéral, Rennes, Ecole Nationale de Santé Publique, 1993

[14] Thomas Fatome, Michel Vernerey, Françoise Lalande, Blandine Froment et Martine Valdes-Boulouque, L’organisation des soins aux détenus, Rapport d’évaluation, Juin 2001, (p 6)

[15] Inspection Générale des services judiciaires et Inspection générale des affaires sociales

[16]  Jean-François Bloch-Lainé, « Expérience et point de vue d’un médecin généraliste », medecine-penitentiaire.com

[17] En l’an 2000, 996 médecins se partageaient le territoire français : 309 généralistes, 246 spécialistes hors psychiatrie, 257 psychiatres, 184 dentistes et un hôpital pénitentiaire national à Fresnes. Ces chiffres proviennent de l’ouvrage de Anne-Marie Marchetti, La prison dans la Cité, Paris, Desclée de Brouwer, 1996

[18] Philippe Lecorps (dir), « La santé en prison. Objet complexe d’échange entre détenus, surveillants et personnels soignants. », Rennes, Ecole Nationale de Santé Publique, 2001. (p 11)

[19] Marc Bessin, L’hôpital incarcéré ? Modalités de cohabitation des logiques hospitalières et pénitentiaires, Paris, Groupe d’Analyse du Social et de la Sociabilité (GRASS)/Institut de Recherche Européen sur les Sociétés Contemporaines (IRESCO), juin 1994

[20]  Marc Bessin, L’hôpital incarcéré ? Modalités de cohabitation des logiques hospitalières et pénitentiaires, Paris, Groupe d’Analyse du Social et de la Sociabilité (GRASS)/Institut de Recherche Européen sur les Sociétés Contemporaines (IRESCO), juin 1994, p.107

[21] Marc Bessin, Marie-Hélène Lechien, Soignants et malades incarcérés. Conditions, pratiques et usages des soins en prison. Lyon, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Centre de Sociologie Européenne et Centre d’Etude des Mouvements Sociaux, 2000, (p 350)

[22] Pierre Barlet, « L’éthique dans l’expertise du détenu », 37ème réunion Italo-Belge-Franco-Suisse 19.09.1997 medecine-penitentiaire.com (l’auteur est médecin généraliste)

[23] Corinne Lanzarini, « Les usages du corps des sous-prolétaires à la rue », in Joubert, Précarisations, risques et santé, Paris, INSERM, 2001, (p. 222) (p. 217-227).

[24] Dans quelques situations extrêmement critiques (morts en détention, cancers non soignés…), il est arrivé que des familles se retournent contre l’administration pénitentiaire pour non assistance à personne en danger

[25] Corinne Lanzarini, « Les usages du corps des sous-prolétaires à la rue », in Joubert Michel, Précarisations, risques et santé Paris, INSERM, 2001, (p. 224) (p. 217-227)

[26] Les peines de quelques années, et particulièrement les longues peines semblent moins abîmés physiquement par le temps que les personnes hors les murs, mais attention, je parle ici du regard et de l’apparence

[27] Corinne Lanzarini, « Les usages du corps des sous-prolétaires à la rue », in Joubert Michel, Précarisations, risques et santé, Paris, INSERM, 2001, (p. 218) (p. 217-227).

[28] Denyse Villermay (de), « Les détenus malades de la prison », Revue de l’Infirmière, N°1 janvier 1996. medecine-penitentiaire.com

[29] Anne-Marie Marchetti dans Le temps infini des longues peines et Léonore Le Caisnes dans Une anthropologue en Centrale, font référence dans leur ouvrages respectifs que lors des entretiens, les détenus n’osaient pas les regarder, baissés leur regard jusqu’à l’installation d’une relation de confiance

[30] « Cantiner » signifie acheter des denrées spécifiques, considérées par l’administration comme n’étant pas de première nécessité, (exemple : le beurre, les produits frais…) et vendu par l’intermédiaire des services de la prison

[31] Denyse Villermay (de), « Les détenus malades de la prison », Revue de l’Infirmière, N°1 janvier 1996

[32] Dominique Faucher, Ethique médicale en milieu carcéral. Suivi des personnes détenues en quartier d’isolement, Paris, Université Denis Diderot - Paris VII, 1999. PAGES ??? (Dominique Faucher est médecin attaché à l’U.C.S.A. de Fresnes.)

[33] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités. Le temps infini des longues peines, Paris, Plon 2001, (p 230)

[34] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités. Le temps infini des longues peines, Paris, Plon 2001, (p 230)

[35] Jacques Lesage de la Haye, La guillotine du sexe, Paris, Laffont, 1978

[36] Michel Vaujour, Au pied du mur ; 77 raisons d’en finir avec toutes les prisons, Montreuil, L’Insomniaque, 2000, (p 201)

[37] Philippe, Maurice De la haine à la vie, Paris, Gallimard, 2001, (p 58).

[38] Nicolas Bourgoin et Caroline Girard, « Les automutilations et les grèves de la faim en prison », Revue de science criminelle et de droit comparé, juillet – septembre 2000, (p 660). (657-666)

[39] Pierre Barlet, « La détention comme modèle expérimental de contrainte au langage du corps », Communication à la Journée du CHLS du 10.04.1999. medecine-penitentiaire.com

[40] Le nombre de suicide a doublé sur la période de 1987 à 1996 (138 sur cette dernière année). Observatoire International des Prisons, Prisons : un état des lieux, Paris, L’esprit frappeur, 2000, (p 91)

[41] Philippe Carrière, membre du comité national de prévention du suicide, Louis Mermaz (Président), Jacques Floch, La France face à ses prisons, Commission d’enquête, Paris, Assemblée Nationale, 2000, n°2521, (p 224)

[42] Louis Mermaz (Président), Jacques Floch, La France face à ses prisons, Commission d’enquête, Paris, Assemblée Nationale, 2000, n°2521, (p. 226)

[43] Nicolas Combalbert, Anne-Marie Favard et Marc-André Bouchard, « Etude des liens entre comportements auto – et hétéro-agressifs et de leur facteurs de risque chez les détenus », Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, n°1, 2000. (37-47)

[44] Marc Bessin, Marie-Hélène Lechien, Soignants et malades incarcérés. Conditions pratiques et usages des soins en prison. Lyon, Ecole des Hautes études en Sciences Sociales, Centre de Sociologie Européenne et Centre des Mouvements Sociaux, 2000, (p 130)

[45] La nuit, les clefs sont déposées dans des coffres par mesure de sécurité : par peur des prises d’otages ou des évasions

[46]  Notamment l’association des Familles en Lutte contre l’Insécurité et les Décès en Détention (F.L.I.D.D.) et Ban public (association pour la communication sur les prisons et l’incarcération en Europe) qui a ouvert un observatoire des suicides en prison

[47] L’évocation des métaphores morbides a largement été expliquée dans le premier chapitre

[48] Philippe Maurice, De la haine à la vie, Paris, Gallimard, 2001, (p 88)

[49] Un détenu raconte… « Avec Faress, je crois qu’il y avait quelque chose de louche car il n’avait pas de tendance suicidaires, mais les surveillants en avaient marre et ont fait leur mieux de s’en débarrasser. Le mitard de la M.A.V.O. n’a aucun endroit où on peut se pendre et en outre on avait pas le droit d’y garder ses affaires à cette époque (1995). Mais on prétend qu’il s’est pendu. Si j’ai pu vaincre mes propres tendances suicidaires c’est parce que j’ai cru qu’il fallait quelqu’un pour témoigner, pour dire la réalité qui se cache derrière l’image artificielle de perfection que se fait la société française. » Afro-américain

[50] Edgar Roskis, « Les prisons françaises d’Action Directe aux droits communs », Le monde diplomatique, juillet 2001, (p 16-17)