Publié le jeudi 11 septembre 2003 | http://prison.rezo.net/3-les-detenus-et-le-sens-de-la/ Troisième partie : Les détenus et le sens de la peine « Etre en prison est comme un voyage dans un train dans le sens contraire de la marche. Les gens qui sont dehors sont assis regardant la vie qui arrive, et le prisonnier, de dos, voit par la fenêtre comment la vie s’en va, sans pouvoir l’attraper. » Les prisons sont considérées comme des institutions, de grands ensembles dans lesquels se manifestent des interactions et des relations de pouvoir entre les divers groupes. Les tensions sont permanentes, de même que les efforts de pacification. En prison, l’atmosphère est entre guerre et paix [1]. Un des moyens coercitifs utilisé par les agents de l’administration, pour assurer la tranquillité de la détention et des reclus, est fondé sur l’intériorisation d’habitudes et d’automatismes. Selon Catherine Pauchet, « chaque individu conjugue son temps avec celui des autres soumis, comme lui et avec lui, à des contraintes identiques. Toute activité prend sa place, avant et après une autre, suivant un plan statique dont les diverses phases sont connues à l’avance et où rien n’est laissé au hasard. (…) Le but en est l’apprentissage d’un nouveau comportement, résultant d’une nouvelle personnalité, basée sur de nouvelles attitudes. » [2]. Dans ce monde où tout est délibérément codé, planifié, des relations avec l’extérieur existent cependant. Elles introduisent dans l’univers des détenus, en même temps que l’espoir du dehors, une série de paradoxes tant sur le rapport aux autres, le rapport à l’extérieur que sur le rapport au sens de la peine et à celui de la réinsertion. I Rapports avec l’extérieur « Décrit-on une cellule, cet étau de béton de fer et de contraintes aux dents féroces qui mordent l’âme et le corps, et ou seulement ce qui vient de l’extérieur a le pouvoir de faire de la lumière. » 1.1 Les types de relations sociales possibles avec l’extérieur. L’incarcération a pour conséquence la perte des rapports sociaux qui la précèdent et la construction de nouvelles formes de liens avec d’un côté la famille et les amis, de l’autre les visiteurs, enseignants, surveillants et avocats (relations nouvelles, propres à la situation carcérale). « L’extérieur » répond à diverses représentations ou images, s’il est particulièrement incarné par les proches, il est aussi, comme le souligne Anne-Marie Marchetti « leur passé, l’actualité politique et sociale du pays, le quotidien du monde libre, l’autre sexe, les animaux et parfois la nature » [3]. J’ai montré, dans la deuxième partie, quelles étaient les frontières entre la cellule et le monde extérieur. Je m’intéresserai ici aux diverses possibilités de nouer des contacts avec la vie sociale extra-muros, à travers les visites et les relations épistolaires. Il importe d’emblée de souligner que certaines caractéristiques du temps de la société civile existent en détention (week-end, vacances et jours fériés), ce qui n’est pas toujours bien vécu par les reclus qui se voient imposer des « jours de repos » qui n’ont de sens et de raison d’être qu’à l’intérieur de la société du travail [4]. « J’aimerais que vous compreniez que ce que pour vous ne sont que quatre phases gribouillées sur un bout de papier où carte quelconque, pour nous c’est la clarté dans ces ombres. Quatre phrases, quatre caresses, quatre rafales de brise qui ne peuvent nous arriver que de l’extérieur. Si vous voyez notre expression, notre sourire, lorsque ces enveloppes blanches arrivent... Cette recharge de moral et de bien-être, la sensation de ne plus être seule, de vous accueillir et vous recevoir le cœur ouvert comme si vous veniez nous rendre visite, comme si cette cellule, tout à coup, s’était remplie de monde ; de ce petit monde si cher à chacune. » Avant d’aborder les thèmes traités dans cette partie, il faut rappeler quelles sont les situations carcérales qui limitent le droit aux visites, aux parloirs ou aux courriers : certains prévenus placés sous main de justice ont interdiction totale de communiquer avec l’extérieur (procédure judiciaire), des individus particulièrement isolés peuvent ne recevoir aucune attention, ils sont principalement confiés aux visiteurs de prison. Lors d’un placement au « mitard », l’expression écrite est autorisée, mais les visites sont suspendues. Et il faut ajouter à cela le fort taux de reclus illettrés, qui ne maîtrisent pas la langue française ou l’écriture. Pour la moitié des membres de la communauté des reclus, l’isolement carcéral est renforcé par l’absence de liens possibles à travers la correspondance écrite. Le réseau de proches va s’amoindrir, sans personne à qui parler, les murs se resserrent et l’homme prisonnier ne pourra en rester intact. « La prison ressemble à un exil îlien où accoste un bateau de temps en temps. » 1.2 L’enfermement, phénomène social, partagé par la famille. Selon l’enquête de l’Insee de 1999 Etude de l’histoire familiale [5], environ 320 000 personnes sont concernées par la détention d’un proche dont 70 000 enfants. Des structures d’accueil associatives se sont multipliées pour accompagner le maintien des liens familiaux : des logements ont été construits aux abords de certaines prisons pour accueillir et soutenir certaines familles qui viennent de loin et qui ne peuvent effectuer des allers-retours dans la journée. Existe aussi l’accompagnement ou la garde des enfants désireux de voir un parent incarcéré [6]… L’administration pénitentiaire qui avait mis en place, puis fermé les « parloirs intimes » (de 1980 à 1986) propose pour le moment et presque uniquement dans les textes, des Unités de Vie Familiales (UVF), en vue de soutenir les condamnés qui ne bénéficient pas d’autorisation de sortie. A contrario des autres pays européens, en France cette mesure n’est encore que très peu développée. Très récemment (septembre 2002), les discours publics de Dominique Perben (actuel ministre de la Justice) vont dans le sens de la fermeture de l’accès aux prisons, les personnes extérieures étant accusées de faire entrer en détention des outils comme le téléphone portable, de la drogue ou des armes [7]. Les entrées en détention risquent aussi d’être de plus en plus surveillées, voire limitées au détriment du bénéfice qu’elles apportent. Quant aux rapports familiaux, il est a noter la difficulté d’être une femme ou un mari ou une mère de détenu. La temporalité carcérale qui s’écoule participe à la dégradation des relations familiales voir à la séparation des couples. Il doit falloir un « amour » particulièrement fort pour dépasser le temps de l’attente de cette retraite imposée et accepter comme le dit Duszka [8] (femme d’ancien détenu), que la symbolique de la table du parloir soit « le foyer du prisonnier ». « Merci à vous, qui vous êtes approchés pour que je ne me sente pas seule, pour que l’on ne m’enterre pas vivante, pour respirer avec moi. (…) Merci parce que vous dehors, et nous dedans, on respire ensemble. » De même pour les proches, décider d’accompagner un ami/amant dans sa peine carcérale, c’est choisir de vivre avec lui la réclusion. Ce qui permet à la solitude du prisonnier de s’estomper un peu, au moins dans son esprit. C’est à travers autrui que les reclus respirent « l’oxygène du dehors », ce sont eux qui concèdent aux rêves la possibilité de s’évader. Ils guident l’imagination et redonnent le sentiment d’exister. À tel point que les sens mêmes des reclus reprennent vie. « Etre lié à un "toi" qui bougeait pour un "moi" immobile. Des yeux, des oreilles, un odorat, qui sont les miens sur ton corps, parce qu’ils voient, entendent, savourent les parfums, pour moi ; tout un être qui s’imprègne de la vie et me la restitue... Tendresse en plus. » Réciproquement, si le sentiment d’exister se partage, il en est de même pour la solitude et l’enfermement. Le quotidien de l’homme privé de liberté reste marqué dans la pensée de ses proches. Il apparaît que lorsque l’amour dépasse les murs et les barreaux de la prison, la femme amoureuse devient elle aussi prisonnière du malheur de l’homme qu’elle aime. À plus large échelle, chaque visiteur ne peut rester impassible face aux moments vécus en détention. Certes, ils apportent un peu de liberté mais ils ressortent avec leur solitude et souvent vivent eux mêmes au quotidien un sentiment d’enfermement. « Chaque seconde de ma vie est désormais seconde de la vie de cet homme, mon homme, que je viens de regarder partir vers les quatre murs gris de son enfermement. Je vis de lui, il vit de moi. Je suis enfermée dans ma solitude aussi sûrement que lui dans sa cellule ; et lui, il est libre de ma liberté. » (...) Elle raconte leur mariage : « c’était la fête. Puis, dans mon dos, alors que j’étais tourné vers mon amour, que les murs avaient reculé, que les bruits n’étaient plus que des murmures, une voix a laissée tomber, là, au milieu de nos regards tendres, de nos doigts enlacés, de notre temps en dehors du temps, les mots fatidiques, les mots-couperet : « Le prochain départ, c’est pour vous, dans cinq minutes ». Les murs ont repris leur place, les derniers mots se sont heurtés au brouhaha. Tu es reparti vers ta cellule, moi vers « ma solitude du dehors ». » Une des contradictions de l’environnement-prison et de ses répercussions sur le psychisme des détenus tient dans ce double mouvement : le soutien moral et la reconnaissance des proches aident les détenus à lutter contre leurs souffrances carcérales et ces souffrances, vécues individuellement, deviennent socialement partagées par la famille et les proches. Mais lorsque la détention est de longue durée [9], les liens familiaux ont tendance à se distendre voire à se désagréger. La culpabilité des reclus face à la portée sociale de leur incarcération renforce la peur de faire subir à la famille la chute individuelle. « Perpétuité ? (…) La mort à petit feu, qui commence par la perte de toutes notions, affectives, familiales, sociales, si on ne parvient pas à entretenir un lien avec l’extérieur. Tout étant fait, pour que ce lien soit brisé… C’est la destruction progressive de toutes les facultés morales, physiques, mentales. Comme un obsédant sentiment d’inutilité, d’être un poids mort et lourd à supporter pour la famille, l’impression d’entraîner sa femme, son amie, dans sa chute en brisant ou en limitant leur propre existence. » Ce sentiment est partagé par les femmes (et hommes) de prisonnier(e)s, qui éprouvent et souffrent de l’incarcération de leur proche mais aussi des conditions d’accès posées par l’administration pénitentiaire. Le regard porté sur les « femmes de parloirs » par les agents administratifs et le monde social en général est à la fois négatif et entaché de soupçon. Soupçon qui semble peser sur l’endurance des proches à persister dans le soutien des incarcérés. « Ne crois pas, femme de parloirs, qu’on t’estime vraiment coupable avec l’homme que tu aimes. On fait semblant seulement. Et il y a un autre paradoxe volontaire : on accuse l’homme tombé de t’entraîner dans sa chute, on te pousse, par assistante sociale interposée, à te séparer de lui. On dit souvent et on fait semblant de croire, qu’il ne t’aime qu’en fonction de tes visites, de tes mandats, de ton courrier. » La destruction de l’individualité est intrinsèquement liée aux fonctions de la peine privative de liberté (faire de l’être coupable un « homme nouveau »). La perte des repères extérieurs doit aussi être entendue comme isolement de la vie sociale. Cette fracture de l’isolement amène l’homme incarcéré à ne plus se sentir comme sujet de son existence, ni vis-à-vis de lui-même ni vis-à-vis d’autrui. L’inconnu cité en amont exprime cette idée par l’impression de vivre dans une parenthèse sociale et personnelle. « Le sentiment de se voir vieillir pour rien. Pour personne. Pas même pour soi. (…) Perpétuité, c’est bien autre chose qu’une simple privation de liberté, c’est la négation de l’individu. Une parenthèse qui fait de nous des moitiés d’hommes. (…) Tiens, voici deux fois que j’utilise ce terme « extérieur ». rien que l’emploi de ce mot, montre à quel point, on s’exclut d’un monde vivant. À quel point on s’inclut dans la parenthèse. » Si la notion de famille perd du sens en détention, des miracles existent parfois. Une très belle histoire d’amour est contée par Micha et Duszka dans leur ouvrage Parloir à quatre mains et à deux cœurs [10] . Elle relate une rencontre entre une visiteuse et un homme subissant une longue peine qui ont appris à s’aimer par-delà les murs des prisons. Ce n’est pas sans tourment, mais leur mariage a permis à chacun de se sentir plus fort que l’administration dans leur volonté d’être libre. « L’amour pénal refait l’homme, debout et fort. Le lien, créé ou maintenu au-delà des contraintes, par-dessus le désir de punir, préserve l’essentiel dans l’homme enfermé. » Tous les deux enfermés dans la solitude et la peine de l’autre, ils étaient pourtant plus libres de leur amour que bien d’autres hommes, et ils sont aujourd’hui heureux et libres d’être et d’être ensemble. Et plusieurs témoignent qu’en prison, seul l’amour permet au temps carcéral de ne plus exister qu’au-delà des frontières. L’amour devient une force, un combat pour la vie qui annihile les aspects morbides, coercitifs et destructeurs de la prison. Fréquemment, lors des retrouvailles, en fin de peine, le présent « libre » continue de s’écrire au passé. Les détenus vivent dans une solitude souvent impossible à oublier et à dépasser. Un passage en prison marque à jamais les corps, les esprits et les relations humaines. La question est de savoir comment les reclus peuvent se raccrocher à un présent dont ils ne font plus partie depuis plusieurs mois ou plusieurs années ? Comment peuvent-ils dépasser leur solitude intérieure, solidement ancrée dans leurs gestes, pour retrouver dans les contacts humains un passé qui leur a échappé ? « J’ai ma fille que j’essaye d’apprivoiser mais je suis trop silencieux et cela est décourageant pour elle. Pour moi, je suis trop enfermé, j’ai encore la tête dans les démons de mon passé... ! Je n’ai pas de repère de vie affective. » Les rapports familiaux sont, somme toute, intégralement déterminés par la détention. N’avoir connu son père ou sa mère qu’enfermés derrière les murs, ne pas avoir eu le temps de construire une relation née au fil du temps partagé, l’interruption de sa vie de couple… Tant d’éléments laissent un vide affectif difficile à combler. 1.3 Les parloirs. Les parloirs, avec la correspondance, sont des lieux où se matérialisent le rapport au monde extérieur. Les reclus disent s’y retrouver « presque entiers », comme si la détention les avait morcelés, coupés en deux et qu’ils ne retrouvaient une partie d’eux-mêmes que par l’intermédiaire de leurs proches. 1.3.1 Le temps d’un parloir. Les retrouvailles qui se créent dans les parloirs dépendent de la façon dont sont agencés les locaux. Selon les sites et le statut du prisonnier, la possibilité de contacts physiques n’est pas toujours évidente. Habituellement la perte des repères et l’évolution des cinq sens se ressent dans la relation à autrui. J’ai expliqué que le « toucher » était inexistant dans les rapports sociaux en milieu carcéral (à l’exception de la poignée de main). Lors des parloirs, les détenus se trouvent face à des personnes qui rappellent les souvenirs et l’espoir de vivre à nouveau libre, ils peuvent enfin toucher et être touché. Pourtant l’impression extrêmement déstabilisante d’être amputé de sa sensibilité physique, de ne plus savoir sentir l’autre dans sa chair, est une donnée qui peut marquer l’état de l’être incarcéré (et qui peut persister après la sortie). « Les grains du sablier parfois coulent bien vite : Et cet homme poursuit… « Il faut faire très vite, on a guère le temps. Car pour ces moments-là le temps s’enfuit si vite, et on ne sait que dire, et on parle, on évite d’alarmer l’être aimé sur les choses d’ici. À quoi bon tout lui dire et tout lui raconter sur la mort dans ces lieux, le cloaque où l’on vit ?À quoi bon expliquer que l’on existe plus, qu’on est là, silencieux, que l’on est au rebut ? Et la sonnerie teinte, le parloir terminé, on n’a pas eu le temps de dire, d’expliquer qu’on aurait bien aimé savoir lui dire « je t’aime ». On n’a pas eu le temps, de l’embrasser, même. » Il est aussi déstabilisant de voir le traumatisme dans les yeux de l’autre qui imagine ce qui arrive. Il n’est pas rare que les gens soient gênés et ne sachent que dire. Et personne ne peut comprendre ni le vécu, ni l’évolution de l’individu après des années de taules. Le reclus devient « Autre » et il est difficile de savoir, pour les uns comme pour les autres, quels sont les changements de mentalité. La rapidité du temps-parloir ne permet pas cette compréhension. Et finalement, les détenus résignés finissent par ne plus rien avoir à dire. « En sortant, au moment de l’au revoir, tout de ce qui était resté bloqué aux portes de la mémoire trouve par où sortir et cela se passe en vitesse, compressé, dans un torrent de mots qui vous inondent, toi et tes visiteurs. On te ferme la porte pratiquement au nez au même temps qu’on te sépare de ceux que tu aimes, et cela sans que tu puisses revenir en arrière, et tu te retrouves si fatiguée d’un coup, avec le bonheur interrompu, défait, ... un peu énervée, et un peu en colère, mais avec ce goût indescriptible ? Jusqu’à la prochaine fois, dans quinze jours... (…) Il faudra attendre d’être seule pour rêver à nouveau. » Et bien souvent les moments qui précèdent ou succèdent la rapidité des retrouvailles persistent par l’intermédiaire de l’écriture. En cela la séparation est moins brutale puisqu’elle perdure encore un temps : on retrouve l’autre, on finit les conversations et on livre les sentiments que l’on a pas eu le temps d’exprimer… sur papier. 1.3.2 Avant et après le parloir… le rêve ? Généralement l’idée d’être visité apporte un plaisir intense. Le fait même de le savoir et de l’imaginer procure de la satisfaction. L’attente du parloir, malgré l’angoisse qu’elle peut générer, est source de fantasme. Fermer les yeux, se rappeler la vie passée et les gestes quotidiens, les écrire, sont des échappatoires à la triste réalité carcérale. « Ce qui vient sous ma plume à cet instant où je te fais partager mon parcours, de la cellule 223 ans... à toi que je vais retrouver toute à l’heure dans ce parloir à quatre mains, à deux cœurs, c’est le voyage que fait chaque détenu vers le seul endroit de la prison où il se retrouve presque entier. Personne ne peut appréhender cela qui ne l’a vécu ! Même le jour et l’heure ne veulent plus rien dire. Regarde, mon amour, aujourd’hui le monde autour de nous en est à vendredi 12 h 30. Mais nous ? » Ce qui a sauvé cet homme c’est un amour partagé, transcendant les enceintes matérielles et le temps. L’amour semble être un phénomène qui donne la force de croire à autre chose qu’à sa « prisonnièration ». Car les rêves et les souvenirs aident à vivre en dehors de la prison. Dans un système répressif déterminé à punir, la conservation des liens amoureux sert à l’acquisition de liberté. Tout comme les autres, les reclus les plus isolés, qui n’ont plus de contact avec l’extérieur se raccrochent à leurs songes et peuvent retracer leur trajectoire de vie afin de s’échapper de temps en temps. Après le parloir, l’angoisse d’être seul à nouveau puis la détresse amènent régulièrement les reclus à ne plus avoir envie de parler. Une phrase communément employée par les détenus eux-mêmes résume la situation « t’es resté dans ton parloir ». Après le partage d’un morceau de vie, vient la séparation d’après parloir, sans cesse renouvelée, le détenu est alors condamné, comme Prométhée, à revivre à l’infini la blessure et l’espoir. L’enfermement carcéral est vécu à travers une solitude extrême. Les entretiens avec la famille ou les amis peuvent être ressentis comme des épreuves, dans le sens où les détenus doivent essayer, au moins pour un temps, de mettre leur solitude de côté. L’anxiété des retrouvailles est renforcée par des temps d’attente : le visiteur annonce le détenu qu’il vient voir, un surveillant demande en conséquence l’extraction du détenu (il est parfois nécessaire de le solliciter à plusieurs reprises), le surveillant de l’étage reçoit la demande, et selon les activités du moment, il peut mettre plus ou moins longtemps à faire descendre le détenu. Ainsi il arrive régulièrement que les visiteurs attendent quelques dizaines de minutes sans que le détenu ne soit informé de leurs présences. Les tourments « d’avant parloir » peuvent provenir des retrouvailles en elles mêmes, des sentiments du moment, plus ou moins positifs que les détenus veulent essayer de ne pas partager et du fait de savoir que le proche attend depuis longtemps déjà et demeure enfermé. 1.3.3 La dure réalité des mises à nu. En amont et en aval du parloir, le détenu est contraint par la mise à nu (fouille par les gardiens pour vérifier que rien ne sort ou ne rentre en détention) [11]. Il existe un décalage fort entre le plaisir de sortir de sa cellule pour retrouver un être attendu et l’humiliation de la dignité humaine bafouée par la mise à nu. « Il y a des visages souriants, nerveux, des envies de pisser provoquées par l’appréhension, et une ou deux s’écartent du reste comme si tout ça ne les concernait pas. "Suivante !"... On passe au contrôle, et hop ! on est parachutées dans une autre salle. On avance comme au monopoly, de case en case. Puis, l’attente à nouveau, et le coup de tampon énergétique au liquide bizarroïde (mais seulement détectable aux rayons ultraviolets) sur la main, et qui va servir à nous identifier comme l’étiquette qu’on agrafe aux cochons dans l’oreille, ou le tatouage qu’on fait aux vaches, aux moutons, pour les différentier des bêtes du voisin... Bien que notre destination n’est pas l’abattoir mais la demi heure ou l’heure toute entière la plus "agréable" du mois. (…) Il faut se préparer à la fouille à poil pour retourner en détention, en cellule. La tête a du mal à rester dans les nuages à ce moment là. C’est la chute définitive. » Le désir de recevoir une visite doit dépasser les désagréments de l’intrusion du regard dans son intimité. Les réactions qui découlent de ce contraste entre le plaisir et une certaine forme de « déshonneur » sont multiples. Très souvent l’habitude de la situation et la lassitude prennent le pas sur la frustration (on finit par s’habituer au pire !). Les sentiments de haine souvent ressentis vis-à-vis des « matons » à l’égard de ces situations particulièrement humiliantes, doivent être cachés sous peine de représailles : le pouvoir (officieux) conféré aux surveillants leur permet de ne pas prévenir le détenu de la présence d’un proche, de faire durer la fouille, de limiter le temps de visite… Il s’agit de se plier pour ne pas être objet de répression (physique ou psychologique). « On y crève toujours de la même façon lente et certaine, soumis au diktat de la matonnerie qui la rage au ventre, les yeux tout embués de la nostalgie des temps où ils n’étaient pas tenus de nous appeler « Monsieur » pour nous ordonner de nous pencher en avant jambes écartées pour apprécier l’état d’un anus dont on ne sait ce qu’il pourrait receler. Tel est le prix à payer pour arracher un moment de vie avec ceux que l’on aime. » Les parloirs sont aussi les lieux de sentiments contradictoires. De fait, malgré les limites des droits autorisés, ils permettent des contacts directs, des relations visuelles et tactiles. Ce sont les uniques moments de vie sociale partagés en dehors des contacts avec les co-détenus et les travailleurs en milieu pénitencier. Pour échapper aux emprises carcérales, les prisonniers peuvent utiliser les parloirs comme lieu d’échange de courriers, qui peuvent alors passer discrètement les barrières pour échapper à la censure [12]. Le contenu n’est généralement pas illégal, quelques phrases et quelques mots d’amour… Cacher une lettre pour la transmettre en mains propres à son destinataire peut permettre de satisfaire le besoin de ne pas être contrôlé et lu constamment par d’autres, éviter pour une fois l’acte de bafouer son intimité. Le principe est totalement défendu, et chaque protagoniste risque soit la suspension du droit de visite, soit une sanction disciplinaire. C’est assurément le désir de retrouver quelque espace de liberté dans le couple ou dans les rapports familiaux qui apparaît derrière ces petites transgressions. Dans l’espace-prison, la communication est à tel point réduite qu’une autre forme de lien social s’apprend et se tisse, à travers les correspondances. Certes elle n’est pas physique comme les rencontres dans les parloirs mais elle semble être d’une utilité indéniable dans le rapport à l’autre. Pour beaucoup de prisonniers, l’écriture se découvre en prison pour devenir un jeu et un enjeu considérable au quotidien. 1.4 Le courrier : des mots-clefs pour les prisonniers. « La meilleure preuve se trouve ici, en prison, où l’écriture nous apporte une joie que l’on ne ressentait pas avec la même force à l’extérieur. En prison, isolées, séparées de ce que l’on aime, de ceux qui nous sont proches, le seul moyen de leur montrer notre attachement, nous le faisons par l’écriture. Et le fait de recevoir leurs courriers nous rempli de bonheur. (...) Si nous n’avions pas ce moyen de communication, nous serions comme perdues, séparées des êtres chers, vivant chacun de notre côté. L’écriture est un très d’union, un lien invisible qui nous unit pendant toute notre vie. » Tout comme les parloirs, les courriers apportent aux détenus des repères chronologiques, des séquences temps. Les calendriers sont nombreux en détention, ils sont utilisés pour mesurer les intervalles de temps entre les envois et les retours de courrier et la réception de la réponse. Ils servent à contrôler le temps imparti par l’administration et à vérifier son efficacité. Les correspondances permettent, à tous ceux qui ont les moyens d’écrire (moins de 50% de la population cependant), de pérenniser les relations sociales qui existaient avant l’incarcération, ou de s’en fabriquer de nouvelles (visiteurs, enseignants, membres d’association, correspondant recrutés par petites annonces…). Les contacts écrits, plus ou moins réguliers, qui arrivent à persister, font entrer les détenus et leurs correspondants dans une relation d’échange : les uns se libèrent de leurs souffrances en la partageant, les autres donnent à travers leurs écrits un peu de liberté. Il semble que les reclus évacuent la pression carcérale par les textes. 1.4.1 Absence de courrier et sentiment d’abandon social. Les textes qui ont été étudiés ne peuvent pas définir les représentations des reclus qui font le choix de ne pas écrire. Par hypothèse, je dirais que n’avoir rien d’autre à partager que ses angoisses et ses douleurs peut être une des raisons pour laquelle les détenus n’éprouvent pas le besoin d’écrire. Aussi, selon les moments et les étapes de la vie carcérale, il paraît plus ou moins facile de mettre des mots sur la réalité vécue. Lorsque le moral ne va pas, certains annoncent la suspension (au moins un temps) de la correspondance. D’autres disent avoir « honte » d’envoyer sans cesse leurs souffrances en plein cœur du lecteur, mais expliquent qu’ils ne peuvent faire autrement pour l’évacuer. Lorsque la durée d’incarcération devient trop longue, certains « rentrent dans leur peine » et finissent par ne plus solliciter l’écoute d’individus extérieurs. « Pas de courrier... Et mon cœur ne bat plus pendant ces instants. » Le correspondant est le garant de l’existence sociale du reclus. Ne pas recevoir de courrier, c’est se sentir oublié. Ils le vivent comme un sentiment d’abandon. C’est une déchirure ressentie physiquement (le rythme des battements cardiaques est régulièrement écrit, il « s’arrête » ou se fait plus rapide). Les détenus ont souvent peur que l’échange épistolaire ne soit plus que souvenirs. Les lettres sont une porte ouverte sur le monde, un don de soi, à l’inverse leur absence devient signe de désespoir. Anne-Marie Marchetti explique que l’abandon des correspondances et/ou des visites extérieures « sont déjà douloureuses parce qu’elles réveillent des angoisses de perte, mais si de surcroît elles se font aléatoires, elles paraîtront presque irréelles, faisant a contrario ressortir cette terrible évidence : la seule réalité solide qui ne risque pas d’abandonner le détenu, c’est la prison. » [14] « J’ai trouvé la solution ! L’ultime... Il m’aura fallu une annonce... Quelques mots triés dans le coin de mon cerveau, pour que je puisse avoir l’idée de ne plus être "oublié"... Oublié du monde extérieur. » En fait, derrière les correspondances se cache le désir de pas être totalement effacé du monde social, de garder et de se forger une identité propre au-delà du stigmate de prisonnier. 1.4.2 Construction identitaire. L’identité de reclus qu’inflige la détention amène les prisonniers à une destruction progressive de leur individualité. La nature de l’environnement carcéral et la perte des caractéristiques identitaires d’antan les poussent à essayer de « se retrouver » un peu eux-même [15]. A priori, à travers les lettres échangées les proches comprennent quelque peu les avancées psychologiques des détenus. L’expression écrite permet d’envoyer des « bouts de soi » et de récupérer sa personnalité. L’objectif est de (re)construire un autre personnage que celui imposé par l’administration et d’effacer peu à peu les stigmates qui s’imposent dans le milieu carcéral. « En écrivant, on voit qu’on n’est pas tout à fait détruite, qu’on a des sentiments, qu’on peut par l’écriture éprouver d’autres sentiments que la haine, la rancune, la révolte envers ceux qui m’ont fait mettre ici. On se rend compte que notre cœur n’est pas aussi mauvais qu’on pourrait le croire. » En quelque sorte, l’écriture permet une recomposition de soi. Le principe de non-anonymat va dans le sens de cette quête identitaire, ce en vue de ne pas se perdre dans les méandres de l’assimilation totale au système carcéral. « Il m’est important de vous signifier que chaque initiative permettant à un détenu de s’exprimer, est pour moi, un acte inestimable. Or ça, seule chose à laquelle je ne puis donner de prix, peut rendre le fond de ma gratitude. (...) Je suis un fervent partisan du non-anonymat, et je tiens donc à signer ce que je fais en mon nom. Non en un souci provocateur, mais parce que je pense important le fait de démystifier l’état d’incarcéré, en commençant par assumer ce qui à mes yeux, est ce qui me colle le plus à la peau. Ici on nous colle un numéro, à vous de nous rendre notre identité, tant humaine que sociale. » À force de ne plus être « qu’un détenu parmi d’autre », de ne plus maîtriser sa propre histoire, il semble indispensable de se livrer pour se reconstruire une identité. Le principe de quête identitaire n’est pas propre au milieu carcéral, il existe dans tous les champs de la vie sociale. La différence repose sur l’état de léthargie qu’induit la réclusion. L’écriture devient matière à une recherche intérieure. L’expression écrite de l’existence recluse permet la création d’une passerelle entre l’état d’individu incarcéré, privé de l’envie de vivre, et l’homme qui retrouve sa dignité et son humanité. 1.4.3 Se situer dans le temps et dans la vie. Les temporalités carcérales semblent globalement vides d’espérance. Ce sont les souvenirs qui permettent aux prisonniers de se sentir vivre. L’écriture sollicite le rêve et l’imagination : par l’espoir de reconnaissance et la reconstruction identitaire, elle devient non seulement un moyen de s’armer contre la destruction vécue, mais aussi une manière de s’insérer dans un autre temps que celui balisé par la Pénitentiaire. « L’écriture ça me permet de me positionner dans le temps et dans l’espace, autrement que vis-à-vis du rien que je traverse. » Cette phrase est issue d’une lettre retrouvée au mitard le jour de la mort de ce jeune homme. Sa solitude et son impuissance face à sa situation ont certainement été trop puissants et n’ont pas réussi à le faire échapper à l’acte sans retour qu’est le suicide. Quelques jours avant son décès, il avait écrit : « Seul mon stylo m’aide à survivre, il m’aspire à l’évasion, à l’ailleurs imaginaire ; le seul que je puisse atteindre dès lors. Les détails infimes de ma captivité prennent des proportions que nul ne peut imaginer, s’il n’en a lui-même fait l’expérience. Ici tout se distord. Tout est disproportion. » L’aspect difficile et pénible de l’écriture se situe dans l’action même que sous-tend la l’expression graphique de la situation carcérale vécue. Les réalités inscrites dans la chair des prisonniers se matérialisent encore plus fortement dans cet acte. La description des espaces, des sentiments éprouvés et de la situation subie nécessitent une forme de distanciation dans le sens où pour décrire, il faut prendre du recul et regarder en face, affronter, ce qui se dessine au quotidien. « Si un jour j’oublie de respirer, alors tu pourras lire le courrier de nouveau et tu verras que la vie carcérale tue plus que la guillotine. » Subir et endurer le temps carcéral ne peut être, à l’évidence, le seul objectif de vie. A contrario la volonté de dépasser, par l’écriture, ce temps-contrainte est seule susceptible de redonner des sentiments de vie et de liberté. La lecture mais surtout l’écriture favorisent le passage de l’état de prisonnier à l’état d’homme libre-penseur. « Prisonnière dans ce trou et libre sur le papier, je résiste » Et si l’écriture part de soi même, elle se dirige peu à peu, bon gré mal gré, vers autrui et bouscule les chemins balisés de la vie carcérale. Le cadre solitaire de l’écriture devient un cadre social, fonction du partage des mots et des correspondances. Ainsi l’acte d’écriture est en prison le dernier acte social possible. « Ils essaient d’installer le silence entre nous, mais on n’est pas pressées. Dans ces lettres, ce soir, aujourd’hui, demain, ils seront à nous, les moments de silences, ceux que nous choisirons. Et nous avons le temps. Je t’écris pour continuer à vivre dans ce temps. Ça aussi c’est la liberté. » L’écriture redonne aux hommes incarcérés le seul oxygène respirable parce que porteur du dehors et de l’avenir. L’expression écrite est une libération qui amène les prisonniers à ne plus se sentir quotidiennement hors du temps social, carcéral et personnel. L’intemporalité subie provoque un désir d’immortalité qui n’existe et demeure qu’à travers les relations épistolaires. Il importe de rappeler qu’il est extrêmement difficile de pérenniser les relations sociales en réclusion. Les frontières de la prison sont à la fois perméables et très hermétiques et les rapports familiaux et amicaux ont tendance à se diluer et s’effacer dans la durée. Le détenu qui décide de poursuivre ses implications dans la vie sociale extérieure va être confronté en permanence au territoire des mots qui lui échappent et qu’il ne maîtrise pas. Ces mots qui nourrissent l’écrivain vont avoir comme conséquence de le fortifier en le fragilisant. La matière-écriture est une matière d’écorchure. La fragilisation est issue de la mise à nu (ou mise à mal) symbolique et personnelle de l’auteur lorsqu’il décrit le non-sens de sa vie. C’est un passage nécessaire pour se réapproprier une force mentale et une reconstruction personnelle. Le sentiment que la prison opère précisément un travail de destruction de la mémoire et de la réflexion ne se combat en fait que par la seule force de l’autonomie de penser et d’écrire. Comme si, au détriment de leur liberté physique, les reclus voulaient conquérir leur liberté mentale et morale. « J’écris dans la torpeur, voisin de la transe ; tout près de mon cœur… Le plus près de la ligne imaginaire pour que jamais mes pensées ne s’enterrent. J’écris dans l’invasion des mots sous l’empire des chutes, avec la patience des ruines contre cette insomnie toujours brute afin de forcer ma faiblesse à se débattre face à cette pression de misère… Enfin, j’écris pour ne plus me taire ! Comme si ça valait tous mots, comme si ça valait tout autre discours… » 1.4.4 Vivre et exprimer l’indicible. Écrire, c’est résister aux contraintes de l’institution carcérale et à un temps absolu, immuable, cadencé et imposé. Ainsi les reclus tentent d’occuper et de maîtriser leur temps pour garder un pied extra-muros. Réagir et contester les conditions de vie endurées sert à l’acquisition de connaissances, de sagesse et de liberté. L’incarcération est en ce sens proche de l’enfermement monastique (à la différence que ce dernier est choisi) car il donne à la réflexion une portée magistrale. « Si j’écris un peu de tout qui ne veut rien dire dans l’ensemble, c’est que ces petits riens amoncellent un grand chambardement dans l’être prisonnier, et ce que tu lis signifie certainement une espèce de rébellion contre ces faits journaliers. En somme, tu lis un rien qui est beaucoup pour finir, et qui détermine aussi l’intérieur même d’un système que tu ne connais pas, mais que ta patience et compréhension acceptent d’étudier, c’est pourquoi je t’écris les journées caractérielles. Chaque courrier que tu reçois, c’est une expression qui sort de la prison. » Cet homme n’écrit pas seulement pour lui, mais pour marquer à jamais le type de vécu carcéral qui persiste et s’applique à tous de la même manière : « ça n’a pas de nom ni d’auteur, si ce n’est qu’en mémoire de, ou pour la cause de. » Philippe Maurice est un ancien détenu qui a utilisé sa réclusion pour accéder aux connaissances scientifiques, il est aujourd’hui historien. À sa sortie, il s’est retrouvé dans un univers social totalement autre que celui de ses origines. Il a longuement hésité avant de témoigner ses expériences, son « entourage scientifique » l’a poussé à le faire. Son récit est un cri dénonciateur du système carcéral. Il explique en introduction ce qui l’a amené à choisir d’écrire l’indicible de son vécu. « Système qui, loin de faciliter la réinsertion, engendre l’escalade dans la délinquance et dans la criminalité. Un système qui fabrique les criminels de demain. J’ai donc pris ma plume, non pour critiquer les hommes qui agissent au sein des prisons, les gardiens, non plus pour exprimer des remords face à mon passé qui n’avaient pas leur place dans un écrit public, encore moins pour me plaindre de ce que j’avais pu vivre, mais pour dénoncer une institution dont les imperfections ont de graves effets sur ceux qui y croupissent et donc l’effet est nuisible pour nous tous. » [16] L’écriture comme témoignage est une force qui permet aux reclus de rester debout, de ne pas plier. La passivité imposée se combat par l’intermédiaire du stylo. Même si la volonté n’est pas délibérée, bien souvent les correspondances sont des témoignages, des preuves qui dépassent le simple individu isolé. Réussir à informer le public par l’expression de sa colère est une lutte qui donne une force et un courage au quotidien. Lorsque les souffrances vécues sont inscrites sur papier, le prisonnier éprouve une forme de libération. Mais en même temps, la relecture de ses propres textes engendre une autre forme de souffrance et en définitive, les écrits dévoilés ne sont que rarement relus par les auteurs. L’aspect insupportable de l’écrit autobiographique se situe dans le fait que, dés lors qu’ils sont figés sur papier, l’auteur ne peut revenir sur ses mots (maux) : ne pas se relire pour ne pas se regarder mourir. « Si mon présent dort dans un livre L’écriture en prison est une activité qui peut paraître paradoxale : éminemment personnelle, elle contribue à renforcer l’isolement du reclus, elle permet pourtant une protection et une (re)construction de son individualité. Les correspondances servent à l’expression et à la libération des souffrances et mettent pourtant le détenu face à l’attente du courrier donc dans une dépendance. L’écriture est un moyen utilisé en vue de se raccrocher au monde extérieur et pour se sentir un peu moins prisonniers. Les lettres font entrer les individus incarcérés dans un système d’échange entre « le dedans et le dehors », et leur permettent de se sentir exister autrement qu’à travers l’identité de reclus. En prison, les mots semblent être les clefs des serrures du temps. Occulter la temporalité carcérale par l’écriture permet de ne pas en être totalement victime. Les relations possibles avec l’extérieur sont, je l’ai montré, éminemment paradoxales. Il n’est pas rare de voir à travers les écrits que l’éloignement familial et les moments de parloir entraînent une surcharge d’émotions dépressives. Pour beaucoup, l’investissement progressif au présent de la vie carcérale, l’occupation du temps à travers les activités et la longueur des peines qui entraîne une sorte de « deuil » de la vie d’antan, pourront en amener certains à penser moins pesamment ou plus épisodiquement au déclin des relations familiales. La peine endurée que représentent l’enfermement corporel et la privation de liberté, amène une double destruction. Les usages sociaux des reclus sont marqués par la mutilation de l’individualité identitaire et par la dégradation des relations sociales. La réflexion sur le crime ou le délit commis s’effectue dans un univers qui paraît peu propice à une re-construction positive de sa personnalité. II Apprendre à se ré-insérer : un objectif pour les détenus ? La désinsertion à la vie extérieure est engendrée par les formes de vie que propose la réclusion. Outre la neutralisation et l’amendement des détenus, les objectifs officiels de l’administration pénitentiaire et du ministère de la Justice sont en vue de favoriser une « réinsertion sociale » après la sortie de prison. La loi du 22 juin 1987 note que « le service public pénitentiaire participe à l’exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique. Il favorise la réinsertion sociale des personnes confiées par l’autorité judiciaire. Il est organisé de manière à assurer l’individualisation des peines. ». Les tentatives officielles de préparation à la sortie proposées dans le but d’une réintégration sociale future du reclus, sont à concevoir selon plusieurs mises en œuvre d’individualisation (ou d’aménagement) des peines : - Le principe de libération conditionnelle [17] date de 1885, il était à l’époque un instrument d’apaisement de la détention et un moyen de gestion des capacités d’accueil pénitentiaires. Le rapport de Louis Mermaz fait part des évolutions « les perspectives vont progressivement être modifiées par les lois de 1952 puis de 1972 qui axent la libération conditionnelle sur la capacité d’amendement du condamné, puis sur ses gages sérieux de réadaptation sociales » [18]. Le « reclassement social » ou « processus de responsabilisation » du détenu est censé être fondé sur la prise en considération du point de vue des victimes, l’exercice d’une activité professionnelle, l’assiduité aux enseignements… Durant des années, les détenus voyaient dans cette mesure un espoir de sortie motivant. Actuellement, on ne peut que constater la grande sévérité de l’octroi des libérations conditionnelles, en l’an 2000, 29 984 condamnés remplissaient les conditions légales pour son obtention et seulement 5 568 condamnés l’ont acquis [19]. Les détenus écrivent qu’avec le temps, ils finissent par ne plus y croire. Nombreux sont ceux qui, après plusieurs demandes, « baissent les bras ». De plus, les libérations conditionnelles arrivent trop près de la date de sortie et les détenus finissent par préférer quitter la détention, totalement libres, sans mesure de contrôle ni de surveillance. - Le Projet d’Exécution des Peines (P.E.P.), crée en 1994 pour la constitution de dossier sur l’évolution du comportement des longues peines. Il est géré par les surveillants (éventuellement aidés d’un psychologue) qui établissent des fiches individuelles de chaque reclus. Les critères relèvent de l’évaluation disciplinaire, en fait les surveillants notent les manières dont les détenus respectent l’ordre interne de la détention. - Le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation* (S.P.I.P.) à l’intérieur de chaque détention des travailleurs sociaux peuvent suivre certains détenus (ils ne sont pas obliger de répondre aux sollicitations) et les aider à accomplir les démarches nécessaires à la gestion de leur détention (trouver un emploi, apporter une aide matérielle, participer au resserrement des liens familiaux…). Au premier janvier 2002, les 1800 conseillers d’insertion qui travaillent en milieu ouvert* sur le suivi pré-sententiel et à l’après exécution de la peine, ont en charge 140 622 personnes, soit un conseiller pour soixante dix huit personnes. Il importe de souligner qu’à cette date, en milieu fermé, il y a en moyenne un surveillant pour deux détenu et demi… le décalage est flagrant, les objectifs réels de l’institution semblent définis par les chiffres… Les mesures d’individualisation concernent aussi les réductions de peine, les permissions de sortie*, les décisions de placements à l’extérieur et en semi-liberté*. Je ne traiterai pas du milieu ouvert qui constitue une limite de mon sujet. À travers les témoignages, l’aménagement de peine semble apporter des perspectives dynamisantes au début de l’incarcération, puis des espoirs déchus. Dans un premier temps, je vais expliquer comment sont vécues et explicitées les diverses étapes qui rythment l’incarcération jusqu’à la sortie de prison. La question est de savoir comment les reclus, les yeux rivés sur le futur, vivent un présent imprégné de doutes et de peurs. En définitive quels peuvent être en détention les espoirs futurs ? L’objectif est de montrer que la prison dés-insère, exclut les prisonniers des activités sociales et les déconnecte de la temporalité extérieure. 2.1 Entre l’incarcération et la sortie : les grands moments. « La clarté d’une échéance au bout du tunnel qu’est l’emprisonnement est importante. Comment entrevoir l’espoir pour l’individu et l’amendement de celui-ci dans l’incertitude et dans l’indétermination TOTALE... ? » La caractéristique principalement soulevée dans les textes de détenus, pour signifier leur impuissance face au déroulement de leur vie, concerne la notion de temps. Le vécu carcéral se ressent comme une mort lente à l’intérieur d’un « trou noir » qui désespère. Chaque étape est décrite comme une avancée dans le « tunnel sans fin » que représente l’enfermement carcéral. Comme dans toute vie individuelle et sociale, le temps qui s’écoule rythme et cadence la quête identitaire, indissociable de l’existence. En prison ce temps est destructeur puisqu’il est délimité et déterminé par d’autre. L’in-vécu quotidien se modifie selon les étapes différentiées imposées par le système carcéral. Les jours se ressemblent et se perpétuent à l’identique. Le manque de production possible et l’impuissance de l’être semblent se perpétuer dans une impression de non-vie. « Absence du 30 novembre 99. Je vais essayer de montrer de quelles manières les « temps forts » de l’incarcération, régulièrement cités, participent à un changement d’état d’esprit qui se répercute sur l’enveloppe corporelle et sur les écrits carcéraux. Les usages sociaux du corps sont socialement partagés en prison malgré quelques différences majeures (mandat de dépôt et moyens financiers) et dépendent des temps propres à l’incarcération. 2.1.1 L’attente du jugement Les premiers jours de détention viennent, par définition, juste après la garde à vue qui est semble t-il un passage des plus pénibles. Souvent « musclées », les heures de garde à vue paraissent interminables tandis que le sommeil y est presque inexistant. L’entrée en prison est considérée comme étant « moins pénible » à supporter que les jours qui la précèdent. Il n’empêche qu’elle est appréhendée comme l’arrivée dans un « tunnel » qui va apparaître rapidement interminable. L’individu nouvellement incarcéré réalise dès les premières heures qu’il va avoir devant lui des semaines, des mois ou des années de temps de réflexion. « J’aimerais déjà être jugée, au moins je serais au courant du temps que je vais passer en prison. » Quelques jours après le procès, le temps est fixé, elle sait qu’elle va devoir rester en prison pendant plusieurs années, elle le vit comme un soulagement : « Je ne réalise pas encore que je suis jugée. J’ai l’impression d’avoir changé de corps, d’être légère. Je me sens libre, bien que je sois incarcérée. » Paradoxalement, la jeune femme retrouve l’espoir et une certaine liberté à l’intérieure dans un univers qu’elle qualifie d’insupportable. Par la suite, elle va même reprendre goût à la vie. La rigueur du moment entre l’entrée en détention et le jugement est d’autant plus inadmissible pour les prisonniers qui se savent innocents. Leur vie ne leur appartient plus et le sentiment d’injustice s’exacerbe. « La vie est suspendue, en instance de reprendre » La perspective du jugement est une séquence-temps contradictoire. La participation (active ou passive) à l’établissement de son propre jugement, les rendez vous avec les avocats… rythment l’expectative désespérée du futur. 2.1.2 Le jugement Le système pénal français est particulièrement long. Les procès se déroulent quelques années après les faits. L’acharnement plus ou moins important du détenu à l’instruction de son dossier va souvent être démoli par le jugement. L’acteur du crime ou du délit devient totalement impuissant face à une justice codée qui le dépasse. La place accordée aux reclus est alors celle de « spectateur » de sa propre destruction, le sentiment d’impuissance se multiplie. « On a compris que la justice, c’était comme au théâtre, avec tout un tas de costume, et le texte écrit d’avance, c’est comme d’aller voir une pièce. » Les impressions ténues de n’avoir pas été réellement soutenu par l’avocat, ou d’avoir été le produit d’un tirage au sort d’une loterie aléatoire qui aurait pu être différente selon l’humeur de chaque protagoniste (avocat, procureur, juge…). Beaucoup se disent que la roue aurait pu tourner dans une autre direction. L’allongement des peines ne peut être indépendante de la lenteur judiciaire : quand un homme est jugé, la justice le fait rarement sortir de suite même si la durée de peine est censée être écoulé. Pour des délits comparables la date du procès est primordiale, car les accusés ne feront pas le même nombre d’années. De plus, les détenus savent que leur histoire peut être « exemplaire » donc prise dans des enjeux qui dépassent ceux du prisonnier en tant qu’individu. « J’ai utilisé mon séjour à décrire ce monde parallèle ainsi que les sentiments que l’on peut éprouver face à l’injustice, l’indifférence de ceux qui sont censés vous défendre, l’effective présomption de culpabilité, la manipulation des médias par certains membres des parquets. » « Je pense à ces personnes qui, non juristes, se retrouvent seules et démunies face à une machine judiciaire qui ne se remettra jamais en question, et face à laquelle les accusés (…) se retrouvent impuissants et finalement broyés. » Cet ancien détenu avait des armes pour combattre. D’une part, il travaillait dans le milieu juridique et connaissait les « mailles du filet ». D’autre part, sa position sur la présomption de culpabilité est largement fondée puisque « présumé innocent », puis innocenté, il a été accusé de délit qu’il n’avait pas commis et a largement douté de l’application réelle de la justice. Enfermé entre quatre murs, il se sentait traité comme coupable par les agents de la Pénitentiaire avant même d’avoir été jugé. « Alors, que dois-je faire ? Attendre me dit-on. Demain sera meilleur. La vie recommence dans quelques mois. Quand tu auras payé, plus léger tu seras. Mais je sais maintenant, le boulet détaché, les marques resteront. » Le jugement est un moment décisif dans la vie carcérale. Les reclus ont alors besoin de temps pour pouvoir à nouveau se projeter dans leur vie. Ils ont avancé dans le tunnel. Ils ont une date butoir qui les ramène face à une temporalité, produit du monde extérieur, qui n’a que peu de sens intra-muros et qui est totalement impalpable pour les longues peine. 2.1.3 Les transferts Les transferts sont d’autres circonstances qui entraînent des réactions morales et physiques chez les reclus. Lorsqu’ils se déroulent « normalement », par opposition aux transferts de force après un mouvement de protestation, deux possibilités de réaction se distinguent. Soit ils renforcent les inquiétudes et angoisses de l’incarcération soit ils permettent de retrouver un peu d’espoir dans le changement de lieu et d’entourage social. Les citations qui suivent sont issues de témoignages de détenu « longues peines », et résument les deux attitudes répertoriées. La première donne l’exemple d’un homme qui ne supporte ni les changements de cellules ni les changements d’établissements. Son corps réagit à chaque renouvellement de conjoncture. « La gamelle est passée. Je n’ai pas faim. C’est terrible tout de même d’avoir ces nerfs là, car ce sont les nerfs qui me coupent l’appétit. » Son incompréhension est totale. Cet homme a demandé à maintes reprises d’être seul en cellule. Il souffre des contacts avec les codétenus. Sa liberté, il l’a retrouve dans sa solitude, sa conception du monde carcéral lui procure une satisfaction peu banale, d’avoir le sentiment qu’une fois la porte de la cellule fermée, ce sont les geôliers qui sont enfermés. Les agents administratifs et sociaux (surveillants, psychologues, éducateurs…) ont souvent refusé d’écouter la vision qu’il donne à sa propre adaptation au milieu carcéral. Il a l’impression que les agents le font « tourner en rond ». Chaque transfert est une expérience de souffrance qui est vécue comme un échec intrinsèque au système carcéral. « Ce n’est pas le temps à faire qui tue, mais bien l’espoir, l’indifférence d’un système, l’incompréhension d’un entourage administré. On étudie jamais l’individu qui entre ; on lui donne le numéro et le nécessaire pour survivre, et on essaie de l’empêcher de mourir. Oui ! Je ne sais plus quoi penser des prisons. Je quitte un endroit pour un autre, et on arrive à détruire l’équilibre acquis dans le premier endroit. (...) » Le second commentaire est celui d’une femme qui semble partagée entre le plaisir de partir et la peur de ce qui va s’annoncer dès son arrivée dans une nouvelle prison. « Un nouveau cycle commence, avec l’espoir illuminant tant de visage et de cellules, des pas dans l’exil, la distance ... C’est le moment de s’y accrocher fort et de ne pas lâcher prise. » Le plaisir ou déplaisir des transferts tiennent sur la perspective et la vision de la société extra-muros. Pour certains elle se plaque et renforce les privations quotidiennes. Pour d’autres, regarder l’extérieur apporte satisfaction et les replace dans les espoirs de la réalité. Dans tous les cas « l’attente perpétuelle » due au quotidien carcéral, de même que la lenteur des transferts et des journées passées à patienter dans des cellules en vue de destinations rarement connues (…) ont des répercutions sur leur état d’esprit. À travers la nervosité ou l’espérance, les reclus endurent les transferts plus qu’ils n’en jouissent. S’ils leur permettent d’avancer, de faire un pas de plus, ils ne déterminent pas le un chemin sur lequel le prisonnier est en train de se faire guider. Un autre sentiment peut être appréhendé, dans la plupart des cas, les femmes qui arrivent au centre pénitentiaire de Rennes ont la hantise (hélas fondée) de voir leur future « maison de retraite », de laquelle elle ne partiront que des années après, le jour de leur sortie. 2.1.4 Des temps immobiles. « C’est trop dur de voir passer tant d’années sans les vivre. » Le présent est figé, l’avenir incertain et le temps interminable. Jacques Lesage de la Haye, ancien détenu, explique que « le temps se contracte au point de ne plus se dérouler en une ligne de vie naturelle, il opère un véritable bétonnement autour de l’espace. L’être se pétrifie, tombe en léthargie, se met entre parenthèses ou meurt à petit feu. [21] » Dans les esprits, ce n’est pas le temps passé derrière les murs qui est significatif mais le temps qui reste à faire. Les heures et les minutes rythment un temps imparti par l’administration. Le temps du vécu carcéral semble au-delà des frontières temporelles admises dans la société civile. « Côté carcéral, ici me semble une maison d’arrêt améliorée (pour la douche quotidienne.) Hé oui, en tant qu’inoccupé, je me fais de la cellule de 19h30 le soir à 11h30 le matin, puis je reste dans l’aile (porte ouverte) de la division de 14h30 à 17h. Ensuite, je peux aller en promenade de 17h à 18h30. C’est très léger. Évidemment, je pourrais aller au sport le matin de 9h à 11h30 et l’après midi de 13h30 à 17h. Mais bon, le sport avec mon cœur est-ce bien raisonnable ? Ceci pour dire que si t’es pas classé travailleur ou sportif et si tu n’as rien pour tuer ta journée. T’es bien tristounet. » Il est communément signalé dans les récits que la durée de la détention est particulièrement douloureuse par ce qu’atemporelle. Deux mois se vivent comme si une éternité s’était écoulée. En ce qui concerne les longues peines, la temporalité de la captivité finit par se décompter en saisons, avec la vague impression qui persiste, celle de n’avoir vécu qu’une journée unique qui s’est déroulée à l’identique presque indéfiniment. « Et me voilà, captive, pour encore combien de saisons ? » Tous les textes de détenus qui ont passé plusieurs cycles annuels en détention, sont marqués par les ravages du temps de l’incarcération. Autres exemples, d’expression parmi tant d’autre, de la longévité carcérale qui participe à l’anéantissement physique et psychologique du reclus… « Perpétuité ? Un tunnel sans fin, dans lequel on finit par ne plus espérer voir au loin, apparaître une lueur de sortie. Car il n’y a pas de limite dans le temps. C’est une chute interminable dont on perçoit à peine les différentes étapes qui produisent notre minutieuse destruction. [22] » Le temps carcéral est donc particulièrement destructeur dans son quotidien (en prison rien ne se construit sur le long terme). Le passé, le présent et le futur se mêlent dans l’incompréhension générale. La question latente dans les courriers est finalement de comprendre : à quoi (ou à qui) ça sert d’être là sans rien faire ? « Nouvelles larmes de désespoir alimentées par la source intarissable de ma haine. Je reste là, sans rien faire, sans rien dire. Combien de temps ? Je ne le sais pas. Plus de notion du temps. Sûrement longtemps. Oubli du présent. Hébété, abasourdi, assommé, je ne comprends pas. » Ils se trouvent impuissants à donner un sens à l’interminable peine vécue. « Je m’enfonce un peu plus chaque jour, foudroyé par le destin trop lourd. Combien d’injures sur ses murs gris ? Combien de haine ? Combien de peine ?Bonheur perdu ! Bonheur enfui ! Le temps passe et vire. Par jour, par mois, par année... Et moi, lasse, je ne sais que dire ? Que faire ? Pour que ce temps en ces lieux désolés puisse me paraître meilleur... Moins triste, moins gris, moins pesant... » Il s’agit peut être de devoir faire son deuil d’un « passé qui continue de s’écrire au présent » [23]. D’un passé parfois tragique pour les victimes, et qui n’en est pas moins poignant et dramatique pour les auteurs. Car la peine endurée sert à réfléchir sans cesse au crime ou délit commis, il ne faut pas imaginer que les auteurs n’éprouvent pas de remord. Mais il faut aussi accepter que les conditions de détention peuvent engendrer une haine féroce vis-à-vis de l’institution qui donne comme condamnation une a-temporalité destructrice et insensée. L’envie de se projeter dans le futur, et par là même dans le présent, doit nécessairement répondre à la vision de la fin du tunnel qui approche : franchir enfin la dernière ligne droite, ultime moment fort de la vie carcérale. 2.1.5 Les sorties. La préparation de la libération est objectif dynamisant pour les reclus, l’éternelle passivité va pouvoir enfin cesser. Pourtant, non loin d’être un des seuls aspects positifs, les sorties ne sont généralement pas bien vécues. « Mardi j’ai passé une agréable journée même si c’était très dur de retourner à la prison après, et que trop peu habitué à l’inactivité et aux restrictions je n’ai pas pu faire réellement honneur au festin que tu avais préparé pour moi. » À cela s’ajoute la peur du futur. Si l’incarcération a été trop prégnante dans l’esprit des reclus et si l’infantilisation obligée de la situation a pris le pas sur les démarches personnelles, la sortie devient terrifiante. Il n’est pas rare de lire des témoignages qui expliquent des suicides effectués juste après la réclusion. Sans aller jusque là, les textes des prisonniers posent la question fatidique du « qui suis je à l’extérieur et comment vais-je faire pour m’en sortir ? » « J’ai rêvé que je sortais de prison, ma sœur F. m’attendait, je lui disais « non, et non, je veux rester ici ». C’est affolant quand même. Même dans mes rêves ! » (…) « J’ai peur de sortir, de me retrouver dehors. De retrouver le monde vivant. » L’impossible investissement d’une vie hors les murs et le peu de prise en charge accordés aux détenus pour se projeter dans la société civile, les poussent parfois à une adaptation trop forte à la détention. Il arrive que certains rentrent en prison au bout de trois jours de permission alors qu’ils en avaient cinq. D’autre comme Michel, qui se sentent « libres » à l’intérieur, ne se conçoivent plus la vie à l’extérieur. « Je me demande souvent comment vont faire ces jeunes qui doivent sortir pour reprendre une vie. Avec quels moyens ? J’ai dans la peine le bonheur d’avoir perpétuité, car si je devais sortir maintenant, je n’aurai rien pour prendre le train et vivre. » À la sortie, le réflexe est de ne pas parler du vécu tragique. Des années sont parfois indispensables pour prendre assez de recul et donner à l’expression, orale ou écrite, la possibilité de se libérer un peu. J’ai expliqué pourquoi les auteurs ne relisaient que rarement leurs productions écrites, il en est de même dans le discours. L’indicible ne se partage pas… et met du temps à s’estomper (lorsqu’il est possible de le faire). « Ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu et ce que j’ai vécu durant ces longues années de prison, je n’en ai quasiment parlé à personne. (…) car j’ai assez souffert. Pour peu que j’en ai la force mon désir le plus profond aujourd’hui est d’oublier. Oublier ce drame, oublier ces longues souffrances, oublier cette tragédie. » Enfin, comme le dit Philippe Combessie, l’histoire d’une vie carcérale a du mal à se terminé et à s’intégrer dans la société extérieure : « il est illusoire de penser que la sortie pourra présenter aux détenus davantage de possibilités d’insertion qu’avant. On peut sans doute mieux la préparer, mais pas au point d’annuler les effets de l’incarcération, ni d’effacer les stigmates laissés par le(s) séjour(s) en détention. » [25] Le quotidien du prisonnier doit pouvoir sortir de l’impression de « mort lente ». Sans avoir nécessairement d’objectif sur le long terme (ce qui impossible pour une majorité de longues peines), le temps carcéral doit pouvoir devenir un tant soit peu productif et porteur, malgré l’impression récurrente du déroulement d’une vie in-vécue. Il faut souligner que la politique d’ouverture de la prison vers la cité est apparue comme une étape importante de la dite « modernisation » des prisons. En effet, elle s’inscrit dans le mouvement de réhabilitation civique des détenus, né dans les années 1970, qui tente de retisser du lien social entre les reclus et le monde extérieur. Cependant, cette ouverture est loin d’aller sans difficulté. Comme je l’ai montré précédemment, les occasions de contact avec l’extérieur sont certes de plus en plus nombreuses mais le renforcement sécuritaire intra-muros tend à effacer les bénéfices produits. L’ouverture suscite en effet de multiples craintes en même temps qu’elle paraît grandement nécessaire. Les écrits intra-muros, devraient aider à repenser ou à reconsidérer la politique d’ouverture des prisons et les finalités de l’institution pénitentiaire. En effet, malgré les grands principes officiels annoncés, la sortie des prisonniers n’est pas sans risque. 2.2 La réinsertion : entre apprentissages, illusions et désespérances. La traditionnelle fonction sécuritaire de la prison, qui fait appel à une éventuelle étanchéité, se trouve doublée de la fonction de « réinsertion » et donc une porosité du milieu carcéral, ouvert sur les échanges avec l’extérieur (notamment les entreprises privées). À partir de ces objectifs officiellement admis, je vais tenter, dans une première partie, de définir s’il existe de réelles possibilités d’occupation du temps et quelles sont les représentations décrites dans les textes concernant les actions que les reclus peuvent mettre en œuvre pour dépasser la temporalité immuable de la détention. En second lieu, je montrerai comment l’idée de réinsertion imposée par l’administration est fictive à partir du moment où l’on admet que la prison est intrinsèquement liée au fonctionnement de la société globale. Je vais déterminer comment les reclus décrivent les effets pervers de leur réclusion de manière à montrer que ce principe de réinsertion, s’il était justifiable, demeurerait un pari avec l’impossible. « Puisque vous préconisez Monsieur que le public s’investisse plus dans l’aide à la réinsertion des détenus, de façon à ce que le retour au tissu social se fasse plus facilement, permettez-moi de vous dire que je considère en tant qu’ancien détenu, que la priorité serait à donner à une amélioration des conditions de vie pour que les personnes dont la peine est la privation de liberté, conservent un minimum de dignité et qu’ils n’aient pas une fois libre, l’impression qu’il existe une barrière, un fossé qui les sépare des autres, qu’ils n’aient pas ce sentiment d’être si différents par rapport au regard des autres, et qu’ainsi la réinsertion à venir soit toujours une chose possible pour peu qu’elle soit sincèrement souhaitée. » 2.2.1 Des séquences-temps qui positivent ? Un des éléments qui permet à certains prisonniers de vivre la détention dans des conditions supportables tient dans l’acceptation de la peine comme sanction du délit ou du crime commis. Le consentement face à la situation carcérale imposée permet la responsabilisation du sujet qui peut alors devenir « acteur » de sa condamnation. Le malheur et souffrances d’être sont à concevoir d’après certains témoignages comme faisant partie de la punition. « J’ai accepté la prison, tout d’abord parce que je suis honnête par rapport à l’affaire, mais aussi par espoir ; c’est à dire que je peux servir, je peux encore vivre et créer. » Cette femme, d’une vingtaine d’années, est intégrée dans une mesure d’individualisation des peines. Elle est en contact régulier avec une enseignante et une psychologue qui arrivent à lui redonner l’espoir et la force de sa reconstruction identitaire. Le projet d’insertion de cette jeune femme se construit sur la constitution de son journal intime, qui lui permet au moyen de l’écriture, d’extérioriser le crime commis. L’espoir renaît dans son esprit et la vie peut reprendre… « La prison c’est un endroit que je ne connaissais pas, maintenant si. Elle me réapprend à vivre et croyez-moi ce n’est pas facile. J’ai parfois l’impression que ce cauchemar n’en finira jamais. (...) Mais un jour viendra où les portes s’ouvriront sur moi. » Pourtant elle sait que sa peine est éminemment personnelle, que la condamnation lui « réapprend à vivre » mais ne pourra toutefois effacer son remord et sa peine d’avoir commis ce crime : à jamais l’acte restera gravé dans sa mémoire. « Ce sera la fin d’un terrible cauchemar, aux yeux de la Justice mais pas aux miens. Je ne pourrai jamais revivre normalement, je survis, dans un milieu terrible. » Cependant pour la plupart des détenus, l’acceptation des souffrances physiques et morales est presque impossible : prendre part soi même à la sanction sociale est en quelque sorte une participation à sa propre destruction. Philippe Maurice le ressent ainsi, « la punition finit par perdre son sens, et celui qui veut affronter le temps réveille lui-même la souffrance de la condamnation. » [26] « Une expérience carcérale aussi lourde et pesante que la mienne n’est pas castratrice d’ambitions. En prenant conscience de mes possibilités et de ma volonté, il apparaît que ma réinsertion sociale est réelle. Cela reste un acte personnel, une démarche à long terme génératrice de motivations croissantes en ce qui me concerne. Rien n’est plus frustrant de voir autant de gâchis et de ressentir aussi pesamment son inutilité alors qu’il serait si facile d’entendre un autre discours qui apporterait d’autres arguments et qui ne souffre d’aucune ambition personnelle et qui ne demande qu’à être entendu pour mieux en discerner la portée. (…) Concrètement, cette expérience m’apporte une certitude, à savoir que ma vie n’est pas destinée à être un acte isolé de nature, mais que j’existe et vis par et pour les autres. » Le fait de dire et d’écrire ses souffrances, de même que ses possibilités d’agir malgré la coercition de la situation carcérale paraît primordiale. L’écriture, outre l’extériorisation du délit et de la peine, permet de manifester et de partager son existence sociale. Elle devient un acte extrêmement positif de reprise en main de son individualité et permet de retrouver l’espoir d’une participation à la vie sociale. En définitive, ce lien entre l’écriture et l’action, est une manifestation de l’appartenance du prisonnier à l’humanité qui lui est dénigrée. Appropriation du temps et occupation. Au-delà de ces temps de réflexion symboliques, de maturation des sujets, où ils parviennent à l’acceptation de leur peine et à se projeter dans un rapport positif à l’autre, d’autre temps plus matérialisables occupent l’univers carcéral. Le premier est le temps du travail. La moitié des prévenus et condamnés exercent une activité professionnelle [28] rémunérée. Les possibilités sont diverses : Beaucoup de détenus cherchent à travailler pour se sentir actifs mais aussi par besoin financier, pour assurer le quotidien. De fait, le travail constitue la principale ressource de revenus envisageables, lorsque la famille n’a pas les moyens d’envoyer de mandats. « Dans la rubrique des réalités scandaleuses, comment ne pas évoquer le travail pénal ? Pourquoi le droit du travail n’est-il pas appliqué aux personnes détenues ? Pourquoi le patronat français trouve-t-il parfois plus d’intérêt à donner du travail aux prisons françaises plutôt que de délocaliser vers un pays du tiers-monde ? La réponse est simple ; parce que le détenu est corvéable à merci et que les conditions offertes par l’administration pénitentiaire sont celles dont rêvent tous les esclavagistes modernes. Est-ce dans de telles conditions que l’on voudrait nous inciter à nous réinsérer dans la société par le travail ? Et que dire de ces salaires misérables qui ne nous permettent pas de rembourser décemment lesdites parties civiles. Les décisions de justice en la matière sont sacrifiées sur l’hôtel du profit. » Aussi, pour les plus politisés des détenus, l’impression de se sentir les « négriers du temps présent » se fonde sur ce vécu carcéral. Pour dénoncer et ne pas entrer dans le « jeu des illégalismes carcéraux », il faudrait finalement avoir des moyens de refuser de travailler, ce qui n’est évidemment pas le cas d’une grande majorité de reclus. « Le gouvernement peut toujours proposer des textes de lois et les députés légiférer, les fonctionnaires de tels établissements continuent comme avant. Aucun contre-pouvoir ne remet en cause leur prépotence. Ni le procureur, ni les autres magistrats, ni même les avocats n’exigent l’application des lois en faveur des détenus. C’est aux détenus de se battre pour obtenir la mise en application de leurs droits légaux. Or, dans de telles prisons, la plupart des détenus n’osent ou ne songent pas à se dresser face au pouvoir et à la violence éventuelle des geôliers. Les réformes n’entrent en vigueur qu’après bien des années. » [31] En Delors du travail, qu’est ce qu’il est possible de faire en prison pour « tuer le temps » ? [32] Les reclus élaborent des projets, participent à des activités proposées par les agents sociaux, où issus de volontés personnelles [33]. Ainsi Michel qui a toujours souhaité être seul en cellule exprimait ses souffrances par la peinture. L’art et la culture étaient pour lui (avec la correspondance) les seuls aspects positifs et constructifs de sa détention, des valorisations qu’il ne devait à personne excepté à lui-même. « Dans cet enfer cauchemardesque, je me suis mis au sport. Là encore, une telle dureté envers moi que moi seul je m’infligeais : 4 heures de sports par jour à m’abrutir pour supporter l’insupportable ! Le sport fut mon combat contre la folie, on m’appelait « le fou du sport ». » L’enseignement est une denrée plus rare que le sport, pourtant de loin plus constructive… Force est de rappeler que les prisons ont permis à bien des détenus du monde entier d’accéder aux connaissances scientifiques comme à la formation politique [35]. « En fin de compte, cette incarcération aura été pour moi, l’initiation à la politique. Je sais qu’on est toujours à la limite du désespoir mais l’envie d’être PRESENT dans le monde devrait compenser tous les désespoirs quelqu’ils soient et d’où qu’ils viennent. » L’acquisition de la culture favorise finalement une résistance morale à l’environnement de la prison et peut entraîner une volonté de résistance (politique) face aux injustices sociales. Dans ce cas, l’objectif impartit au temps qui s’écoule, tend à devenir une lutte, un engagement de même que l’écriture devient une arme, l’instrument d’un combat. « C’est sans doute aussi pour ça que je soigne ma cuisine. Pour que ce soit beau. Harmonieux. Flatteur. Même pour moi tout seul, dans mes huit mètres carrés, je dresse mon assiette, plaçant la viande, la garniture, décorant d’un zeste d’orange, d’une tulipe de tomate ; je moule ma purée en quenelles, forme le fromage blanc à la cuiller. Juste pour éprouver cet intense contentement : c’est beau, donc ce n’est pas d’ici. » En définitive, apprendre à gérer son temps au lieu de se laisser gouverner par ses geôliers permet de sauvegarder un minimum de son autonomie, de retrouver un bout d’identité. Deux difficultés exprimées reflètent une passivité difficile à surmonter. Il existe une passivité due à l’inactivité… À force de lutter, les reclus finissent par ne plus y arriver. « Je crois que cette fois-ci en novembre 1997, j’ai pris ma "retraite carcérale". Je n’ai plus la force et la santé de me battre en prison. J’ai beaucoup donné et je suis fatigué. » Existe aussi le sentiment de devoir avancer vers un objectif toujours mal défini et dans une solitude extrême. Les « obstacles » de la vie en détention sont traversés par d’autres voix (co-détenus, agents sociaux) et pourtant, et chacun le sait, seule la volonté individuelle permet de dépasser les frontières de l’enfermement. 2.2.2 Le pari de l’impossible. Si la punition de l’acte délictueux et la peine infligée sont compris par les auteurs, l’acceptation de la peine privative de liberté comme sanction justifiée par les lois, ne semble pas communément admise [36]. Les représentations de détenus sur la signification du vécu carcéral répondent majoritairement, du moins d’après les textes étudiés, à trois argumentaires : A Des marques indélébiles… L’environnement-prison à l’intérieur duquel les détenus purgent leur peine ou attendent d’être jugés est un espace d’une violence extrême : Outre la violence de l’enfermement carcéral et corporel, les rapports humains sont entachés de violences physiques et psychologiques. « Des sinistres bruits de clefs suivis de cris sporadiques me font sursauter. Peut être en frappent-ils quelques-uns ? » Un communiqué clandestin résume le point de vue que peuvent prendre les reclus dans ce climat de tensions permanentes : « Nous tenons à dénoncer ici, avec force, I’activité nocive d’une minorité extrêmement agissante du personnel surveillant pour qui le détenu est l’ennemi à abattre. Ces fonctionnaires refusant de respecter l’esprit des lois, voire souvent leur simple application, représentent un danger permanent pour l’institution en général, mais plus prosaïquement, pour la population pénale et pour leurs propres collègues. Il est temps que ces gens soient neutralisés par ceux dont la mission est la mise en application des textes et le suivi du bon fonctionnement des établissements pénitentiaires. » Il est intéressant de souligner le fait que les solutions proposées par ces détenus longues peines indiquent un devoir nécessaire de « neutralisation » des surveillants qui abusent de leur pouvoir. En effet, les prisonniers, mis à l’écart de la société, jugent à leur tour les « illégalismes » des agents de l’administration, pour finalement se référer aux textes de loi… Si la peine privative de liberté doit favoriser la « réinsertion sociale », cette référence à la juridiction comme outil d’une justice applicable à tous peut être preuve d’amendement ? Ils se servent en définitive des armes institutionnelles pour dénoncer leurs conditions de vie. Il est à noter que l’agencement des locaux participe à la détérioration ou à l’amélioration des situations sociales entre les deux camps. Loin sans faut de considérer que les nouvelles prisons humanisent les rapports sociaux. « Les surveillants n’entendent rien car ils sont dans un local, plus bas, un peu surélevé par rapport au rez-de-chaussée, local circulaire tout vitré, vitres épaisses blindées, de dedans ils n’entendent rien. Et de toute façon, ils ne veulent rien entendre. Dans leur métier il n’est pas prévu qu’ils nous parlent. Il n’y a pas d’hygiaphone, pas d’orifice, rien, leur local est tout à fait étanche. C’est l’éthique des prisons modernes : aucun contact humain entre le personnel et les détenus. Le personnel appui sur des boutons, travaille avec le téléphone qui les relit à un autre local, là où il y a un aiguillage pour la circulation du bétail. C’est nous le bétail… » Des conditions matérielles telles que l’insertion de caméras vidéos on été considéré comme un progrès facilitant le travail des surveillants par la maîtrise du contrôle virtuel, pourtant il apparaît qu’elles renforcent l’éloignement des contacts humains et en définitive vont à l’encontre du principe d’humanisation des prisons pourtant affiché. Au delà des différences entre les sites, existent des techniques institutionnelles utilisées pour répondre à la double fonction de sécurité et d’ordre en détention : le régime disciplinaire et la mise à l’isolement des reclus. À chaque altercation, les détenus se trouvent jugés au prétoire*, jugement interne de chaque prison. La peine proclamée, qui arrive généralement après la sanction : le « séjour » au mitard qui laisse des traces physiques indélébiles et apparaît totalement inéquitable, renforce la haine des détenus contre le système pénitentiaire. Les quartiers d’isolement (anciens Q.H.S. [38]) ont par ailleurs été, à maintes reprises, dénoncés par des instances supra-nationales (notamment les Nations Unis et la cour européenne des droits de l’homme) comme étant des mesures dégradantes et inhumaines. La gestion de l’ordre n’est pas exclusivement sécuritaire, plus pernicieuse, elle est aussi éminemment psychologique. Antoinette Chauvenet explique que « savoir feindre, leurrer l’ennemi, le bien traiter, connaître parfaitement et in fine faire en sorte que la victoire soit à ce point assurée qu’il ne soit pas nécessaire de combattre » [39] Le terme de « torture blanche » utilisé par les reclus pour qualifier les brimades psychologique est lourd de signification. « Vous savez pertinemment que ce n’est pas obligatoirement le mur et le barreau qui font toute la prison. Bien sûr, il y aura toujours le bruit de la porte qui s’ouvre et se referme, le bruit des clefs, les bruits, les échos dans les coursives plus ou moins vides selon l’heure du jour ou de la nuit. Écho des angoisses d’un détenu qui cherche à en finir avec la douleur ou d’un autre qui se fait violer et un appel au secours sans qu’aucun surveillant n’intervienne alors que c’est parfois de notoriété publique. J’ai vécu cette situation à plusieurs reprises me trouvant dans des cellules à côté desquelles cela arrivait (…) Hurlements de détenus se faisant raquetter, cris de détenus se faisant molester par des surveillants, détenu qui tambourine à sa porte pour obtenir un calmant ou un anxiolytique tellement son angoisse est forte, sanglot d’un homme brisé ou d’un détenu en manque dans l’indifférence quasi totale de l’administration. Vous savez pertinemment ? Monsieur, pour avoir été formé spécialement à cela, que l’aspect psychologique de la détention est bien plus important que tous les murs eux-mêmes. » Dans ce climat délétère où les individus ont le sentiment d’être broyés et persécutés, le sens même de la sanction sociale du délit se perd et l’objectif affiché de réinsertion apparaît comme une injonction paradoxale du système. « À la réflexion je n’ai jamais accepté de jouer. Et aujourd’hui je ne peux même plus admettre que l’on puisse prétendre m’y contraindre. Avec le temps je me radicalise, tous ces gens m’emmerdent. Qui sont-ils pour prétendre ce qui est bien et bon pour moi, contre mes intérêts et à mon détriment… ? Je vais vous faire sourire en vous racontant leur dernière prétention : Un matin je suis fait appelé dans le bureau d’un surveillant-chef. Qui me fait suivre le message suivant : Si votre manuscrit est publié sous n’importe quel nom que ce soit. Ne comptez pas sur une libération conditionnelle. Ce conseil viendrait du ministère. Amusant ! ces gens-là ne doutent de rien. » Dans ce contexte, quel sens peut-il donner à sa peine ? B Perte du sens de la peine. Les analyses qui suivent sur le sens de la peine proviennent uniquement de détenus incarcérés pendant de nombreuses années. Car, en effet, malgré les activités possibles en centres de détention et maisons centrales, la longueur de la sanction et la perte des rapports sociaux qui en découlent entraînent un questionnement simple mais répétitif : « Pourquoi tant de temps et à quoi ça sert ? » La privation de liberté produit nécessairement des réflexions sur l’acte sanctionné et bien souvent un amendement du reclus. Mais à plus large échelle, le « voyage carcéral » est vécu dans une solitude réflexive qui amène les détenus à ne plus comprendre le sens et l’objectif de la durée immuable de l’enfermement. « Il n’y a pas pire que le crime que nous avons commis, et il ne nous est pas possible de donner notre vie en échange, pour construire et venir en aide. Les lois sont là. Pourtant notre cœur bat pour essayer de changer ; mais il ne bat pour rien ou pour personne. » Aussi ce manque de signification de la situation carcérale individuelle finit-il par constituer la perte de sens sur l’ensemble du système pénal [40]. « Comme tu vois, ce n’est pas très humain d’être prisonnier et c’est aussi criminel que le crime de donner un temps immense comme peine. » La sanction juridique prononcée le jour du jugement se réfère à une durée prescrite par les lois. Elle est presque irréelle car uniquement fondée par les textes et finalement inconcevable pour ceux qui la prononcent. Tandis que la peine réellement vécue est conçue au quotidien comme une atrocité. Et le manque ou l’inexistence de la dimension humaine dans la sanction ne peut être perçue que comme étant totalement déloyale. « C’est particulièrement au nom des détenu(e)s « longue-peine » que nous nous exprimons, nous, les laissés-pour-compte, ceux pour qui l’horizon n’est que désespoir et haine. Nous sommes là, face à vous, pour exiger que nous soient appliquées des mesures justes, équitables, qui nous permettent de croire que nous n’avons pas été condamnés à la mort lente, à des peines qui ne sont qu’un substitut à la peine de mort. Nous sommes là pour dire haut et fort que nul n’a intérêt à ce que nous nous transformions en « bombes humaines », car viendra le jour où nous serons libérés, où nous réintégrerons le corps social. Qu’en sera-t-il si des années durant, le système carcéral nous meurtrit, nous avilit, nous blesse jusqu’au plus profond de notre être ? Il est temps que cette réalité cesse, il est grandement temps que cette prison mangeuse d’hommes soit l’objet d’une révolution culturelle qui lui permette d’entrer dans ce troisième millénaire de façon plus digne. » Le doute posé sur la signification sociale de la privation de liberté questionne en définitive l’idéologie étatique. Force est de rappeler que toutes les représentations répertoriées et citées dans ce mémoire reflètent une époque donnée dans un contexte particulier. « Chaque jour qui passe est un jour que nous vivons comme une vengeance sociale qui nous serait appliquée et non pas comme une mesure de justice. » Une autre considération s’ajoute à la portée destructrice individuelle de la peine, l’impression d’une punition sociale sans rémission : C L’impossible réparation Les « stigmates » sociaux du prisonnier terrifient leurs esprits, très certainement parce qu’ils sont fondés sur des faits réels. L’exemple le plus flagrant, se trouve dans l’idée même de réinsertion dans la société civile, impossible dans les structures institutionnelles publiques (casier judiciaire vierge exigé). Comment expliquer et comprendre qu’à la sortie de prison un ancien détenu, qui a purgé sa peine et qui ne devrait donc plus être considéré coupable, ne puisse pas travailler dans les institutions publiques ? La peur de sortir est donc alimentée par la hantise de ne plus avoir de perspectives sociales. « … de l’innocent toujours on gardera de lui Les reclus ne peuvent pas sortir indemnes du tunnel carcéral. Leur identité personnelle peut demeurer bafouée socialement. La sanction et la perte d’identité sont double : à celle de l’intérieur s’ajoute le jugement social de la sortie. Et si certains jouent de leur « fierté » d’avoir passé un séjour en prison, il n’en demeure pas moins vrai que dans la société française actuelle, la prison est largement stigmatisée et les anciens détenus facilement considérés « coupables », voire « dangereux ». Un prisonnier fait peur… « Dangereux. Je suis quelqu’un de dangereux, forcément. Puisqu’Elle le dit. Pourquoi ? Peut-être parce que mon passé est entaché d’une crasse carcérale dont je n’arrive pas à me défaire. Peut-être… Quoi qu’il en soit, déterminé par ce que je fus, me voilà « individu dangereux », c’est comme ça. Oui, c’est comme ça, l’étiquette collée par trop de bave déversée, un écrou littéraire suintant l’ignorance. (…) « Mais forcément, s’il a fait cinq ans de prison, il est violent » C’est comme ça, qu’Elle a dit. Sans se rendre compte que je subissais plus de violence de cette phrase, que durant toutes mes années de taule réunies. Sans se rendre compte que j’aurais préféré me faire défoncer la gueule que d’entendre ça. Sans se rendre compte, que ça, on en cicatrise pas. » Dès lors que l’incarcération prend une tournure politique, c’est la société toute entière qui est dénoncée. « Je dis donc, et j’affirme, que la société a sa part dans tous les crimes et délits que la loi réprime ; qu’en conséquence, la réparation pour être efficace doit être réciproque, c’est-à-dire que, si le coupable doit satisfaire à la Justice par une somme de mérites, la société à son tour doit travailler à son propre amendement par une révision incessante de ses institutions. » Ces dénonciations, qu’elles soient justement ou injustement posées, devraient interroger les administrateurs du fonctionnement de la justice et de l’administration pénitentiaire. Si les sortants de prison ont cette impression de ne pas pouvoir affronter le monde libre dans des conditions sociales à peu près « normales », s’ils ont la forte impression de subir des stigmatisations, ne serait ce pas par ce que « l’opinion publique » est mal informée ? L’opinion publique n’existe pas pourrait-on me rétorquer. Et à juste titre. Pourtant… à regarder la télévision ou à la lecture des journaux, rien ne semble battre en brèche ni les stigmates, ni les préjugés. Et la vision de l’individu lambda demeure toujours empreinte des représentations médiatiques et des argumentaires politiques qui lui sont imposés. En définitive, les individus qui sortent des prisons françaises éprouvent, pour la plupart, cette impression de ne pas être souhaité dans la vie sociale. Alors la réinsertion comme objectif… ? « Décidément, je ne comprends pas. Je ne vous comprends pas. On met des gens derrière des murs. On protège le groupe, dans la non-assistance à individu en danger. Est-ce vraiment de l’insouciance ? » Dans cet « enfer » de l’isolement où rien même la réparation ne semble possible, où la réinsertion ne peut prendre sens, l’homme incarcéré se débat pourtant et veut rester homme donc rester libre. « L’enfer me ment », ou de quoi est-on libre ? « Je pense a contrario que la capacité de réflexion constitue la vraie liberté et plus je passe de temps enfermée, plus j’apprends à la définir, à force de m’exercer, d’affûter mes idées donc plus je tends – paradoxalement – à devenir libre ! » Il serait illusoire de considérer que les prisonniers acceptent l’incarcération et les destructions qu’elle sous-tend sans vouloir la dépasser, sans vouloir « être libre » quelque part. Bien au contraire, les commentaires sur le sens de la peine éprouvée montrent à quel point l’enfermement carcéral (de portée sociale) est sans cesse questionné. « À partir du moment où l’on me ferme la porte à clé, je suis libre, et eux sont enfermés. Je le vois ainsi et je m’en porte bien par rapport à mon drame et à ma peine » Le temps carcéral est « gérable » dans la mesure ou il est accepté. Dans ce cas, il peut être envisagé comme étant productif. L’acquiescement de la situation temporelle-carcérale exprimé par Michel est d’une ambiguïté terrible car il pose la question fatidique de la liberté. Ambiguïté, car si l’on réfléchit à ce concept, il ne peut finalement être défini sans la notion d’enfermement. Antinomie ou interdépendance entre ces deux termes ? Les détenus se posent certainement bien plus en profondeur cette question qui nous dérange tous. Car à force de subir l’enfermement, assoiffé d’une liberté dont on ne voit plus les signes, peut être que l’on finit par vouloir à tout prix être libre dans son enfermement même. La seule « liberté » possible en prison et au-delà des murs c’est, finalement, de choisir la forme de son enfermement. Et Philippe Maurice de conclure… « Une question reste en suspens : le système judiciaire souhaite-t-il vraiment insérer les futurs-anciens détenus ou préfère-t-il seulement gérer le présent punitif ? La réponse est sans doute politique, mais je pense que la volonté d’insertion est presque inexistante. Plus pénible, il me semble même que certaines tendances politiques, convaincues que la répression la plus rigoureuse est la seule option en matière de justice pénale, sont même opposées à la réinsertion, essayant de faire avorter cette dernière, administrant et favorisant l’échec afin de fonder et de justifier leur idéologie. » [41] [1] Antoinette Chauvenet, « Guerre et paix en prison », in Prisons en société, Cahiers de sécurité intérieure, n°31, 1998, (p 91-108) [2] Catherine Pauchet, (1984), « Le temps en milieu carcéral. Temps institutionnel et temps vécu. », L’heure fuit ; « le temps s’évade », Prison-Justice, ARAPEJ Ile de France, n°82, 1997, (p 23) [3] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités. Le temps infini des longues peines, Paris, Plon, 2001, (p 345) [4] De même par exemple pour les fêtes de noëls, certains n’ont que trop peu de contacts avec l’extérieur pour se réjouir de cette cérémonie [5] Philippe Combessie, Etude de l’histoire familiale, Paris, Insee première, n°706, 2000, (p 31) [6] Notamment la Fédération des Associations des Maisons d’Accueil des Familles et Amis des Détenus et le Relais Enfants/Parents [7] Il est indéniable que des « trafics » existent en prison. Ce que Perben ne signale pas dans ses discours, c’est le principe de mise à nu obligatoire à chaque entrée et sortie de parloir (cf. plus loin dans cette partie). À bien y penser, il doit être particulièrement difficile de camoufler un chargeur de téléphone lorsque l’individu est obligé de se dévêtir entièrement, plus compliqué encore de cacher une arme… Par contre il est facile (et pernicieux) d’accuser les individus extérieurs à l’institution de participer aux trafics, ce en vue de faire appliquer une loi qui réglemente et restreint les possibilités de visites. Fallait-il, coûte que coûte, trouver un moyen d’empêcher les familles de se retrouver malgré l’incarcération d’un des membres ? La décision n’a pas posé de problèmes. Par contre, accuser publiquement les agents administratifs de fabriquer ou de laisser faire ces trafics, serait vite perçu comme un acte extrémiste. En ce qui concerne les « illégalismes » de l’institution pénitentiaire, la vérité ne serait-elle pas bonne à dire ? [8] Duszka est l’épouse de Micha, un ancien détenu longue peine. Ils ont écrit ensemble plusieurs ouvrages notamment Parloirs à quatre mains, La pensée universelle, 1990, dont les extraits de ce mémoire sont tirés. Il m’a semblé que les textes d’une femme de prisonnier pouvaient ajouter des éléments importants et pertinents dans l’analyse des liens familiaux [9] Je montrerai dans la sous-partie suivante comment la « réinsertion » n’a que peu de sens par rapport au sentiment d’inanité [10] Micha et Duszka, Parloir à quatre mains, Paris, La pensée universelle, 1990 [11] Un ancien détenu raconte… « À C., j’avais l’impression de ne pas m’appartenir, fouillé constamment : fouille de cellule, fouille à corps. Comme ils ne m’aimaient pas, ils me fouillaient souvent, cela faisait partie de leur chantage. Je n’ai jamais fait de la "lèche" alors que je payais le prix de cela : étant provoqué, fouillé dans ma plus profonde intimité, palpé, toujours palpé pour faire voir que c’était eux les maîtres. Il fallait justifier ce qui m’appartient : chantage avec mon propre argent, faisant de mes droits des faveurs ! Toujours supporter ces ricanements sataniques, le soir après la fermeture des verrous, ils trouvaient encore moyen de faire claquer l’œilleton, par sadisme ; la journée, ils ne le faisaient pas, ils ne pouvaient pas se cacher, ces gens sont méprisables. » [12] Cf. chapitre I « La correspondance écrite des détenu(e)s et le poids des censures » [13] Le « fantasme » du militaire et du pompier m’était connu, j’ai découvert qu’il existait aussi celui du prisonnier… [14] Anne-Marie Marchetti, Perpétuité. Le temps infini des longues peines, Paris, Plon, 2001, (p 350) [15] Cf. chapitre II « Identités menacées par les espaces » [16] Philippe Maurice, De la haine à la vie, Paris, Gallimard, 2001, (p 2) [17] Les libérations conditionnelles sont de la compétence du juge de l’application des peines, du garde des Sceaux, de la juridiction régionale et nationale [18] Louis Mermaz (Président), Jacques Floch, La France face à ses prisons. Commission d’enquête, Paris, Assemblée Nationale, 2000, n°2521, (p 270) [19] Annuaire statistique de la Justice 1996-2000, 2002, Ministère de la Justice, (p 213) [20] Philippe Maurice, « Une traversée hors du temps », L’heure fuit ; « le temps s’évade », Prison-Justice, ARAPEJ Ile de France, n°82, 1997, (p17) [21] Jacques Lesage de La Haye, « Le temps qui tue », L’heure fuit ; « le temps s’évade », Prison-Justice, ARAPEJ Ile de France, n°82, 1997, (p16). (l’auteur est un ancien détenu devenu professeur de psychologie) [22] Ce texte aurait été publié en 1993, mais le nom de l’auteur n’a pas été inscrit. Ses lettres ont été envoyées par une enseignante qui a préféré garder l’anonymat des personnes détenus avec qui elle travaillait. [23] Cette phrase est issue d’un texte de Nicolas V. [24] Les non-retours de permissions existent et sont considérés comme des évasions [25] Philippe Combessie, « Quand on enferme les pauvres, quand on appauvrit les enfermés… », in Prisons : quelles alternatives, Panoramiques, n°45, 1er trimestre 2000 [26] Philippe Maurice, « Une traversée hors du temps », L’heure fuit ; « le temps s’évade », Prison-Justice, ARAPEJ Ile de France, n°82, 1997, (p 17) [27] Jacques Lesage de la Haye, « Le temps qui tue », L’heure fuit ; « le temps s’évade », Prison-Justice, ARAPEJ Ile de France, n°82, 1997, (p16) [28] Cf. Annexe 2, « Le travail en milieu carcéral » [29] Anne-Marie Marchetti, « L’offre et la demande : réalités sociologiques », in Travail en détention : Pour qui ? Pourquoi ?, Prison-Justice, Association Réflexion Action Prison et Justice, janvier 2001, n°92, (p 17) [30] Philippe Sand, « Droit du travail et détention », in Travail en détention : Pour qui ? Pour quoi ?, Prison-Justice, Association Réflexion Action Prison et Justice, janvier 2001, n°92, (p 12) [31] Philippe Maurice, De la haine à la vie, Paris, Gallimard, 2001, (p 47) [32] Je n’évoquerai pas les « loisirs » qu’il est possible d’entreprendre dans la vie courante (intra et extra-muro) : discuter, jouer aux cartes, aux échecs… sont autant d’éléments qui donnent à la temporalité, en prison comme ailleurs, une impression de « temps qui passe vite » avec des murs et une atmosphère qui s’oublient. [33] Il importe de rappeler que selon la longueur de la peine et le centre d’incarcération, les prestations ne sont pas présentées de manière identique : dans les maisons d’arrêt, le temps de peine est inférieur à un an et la surcharge d’entrée et de sortie ne permettent presque aucun investissement possible. À l’inverse, dans les centres qui regroupent les détenus pour plusieurs années consécutives (centre de détention et établissement pour peine), l’émergence de projets peut s’effectuer [34] Jacques Lesage de La Haye, « Le temps qui tue », L’heure fuit ; « le temps s’évade », Prison-Justice, ARAPEJ Ile de France, n°82, 1997, (p16) [35] Outre l’auteur déjà cité, Philippe Maurice, qui est devenu historien, je ne peux m’empêcher de signaler les trajectoires d’auteurs américains qui se sont instruits, seuls grâce aux livres et ont acquis force et sagesse en détention : l’autobiographie de Malcom X et surtout un ouvrage de référence George Jackson, Les frères de Soledad, Paris, Galimard, 1971, traduit de l’anglais par Catherine Roux et préfacé par Jean Genet [36] … Cette idée fait référence aux « normes » et « déviances » délimitées par les lois. Elle est d’autant plus cruciale pour des individus qui ne devraient peut-être pas se trouver en prison : les prévenus innocents par exemple, les condamnés pour vente de stupéfiants qui verront leur délit s’amoindrir avec le temps ou les toxicomanes qui devraient trouver une place plus adéquate à leur maux (individuels et sociaux)… [37] Antoinette Chauvenet, « Guerre et paix en prison », Prisons en société, Cahiers de sécurité intérieure, n°31, premier trimestre 1998, (p 108) [38] « Je suis au QI de la Santé, ancien QHS, rebaptisé pompeusement QI en 1981 avec l’arrivée de la gauche. Vous dire qu’en la forme il n’y a rien de changé, ni au niveau des structures, ni de l’encadrement et de l’ambiance, bien sûr la même odeur de mort, de haine, de violence, la non-vie. Ce qu’il faut savoir, c’est que n’importe quel motif peut justifier un placement au QI : la Pénitentiaire répond aux gestes même pacifiques de protestation par une violence terrible, aveugle et sans limites, mais aussi plus sournoise et insidieuse, saper ce qu’il reste d’énergie et de combativité. » Thierry [39] Ibid, (p 96) [40] « C’est lorsque l’on est dedans que l’on se rend compte à quel point la Prison est injuste. Avant d’y être moi-même confronté, cela ne m’avait même pas effleuré. Comme chacun, je pensais qu’il fallait bien quelques barrières pour que la société puisse se défendre de ses mauvais éléments. Aujourd’hui si je n’ai pas de solution (que faire de quelqu’un de véritablement dangereux, récidiviste en puissance ?), je sais expérience à l’appui que la prison n’est pas une solution. On ne soigne pas le "Mal" par le " Pire". » Sébastien [41] Philippe Maurice, « Une traversée hors du temps », L’heure fuit ; « le temps s’évade », Prison-Justice, ARAPEJ Ile de France, n°82, 1997, (p19) |