Information – PRISON-JUSTICE n° 82 – septembre 1997
L’heure fuit ; le temps s’évade…
ARAPEJ-ILE DE France
Association réflexion action prison et justice – Membre de la FARAPEJ
LE TEMPS MIROIR
De Joëlle Cornelisse-Saigre, psychologue, psychothérapeute
Depuis deux ans, Joëlle Cornelisse-Saigre, psychologue, dispose d’un temps hebdomadaire en centre de détention pour accueillir les femmes qui en font la demande.
Point commun de ces femmes : condamnées à une longue peine. Certaines cheminent avec elle, retissant patiemment les liens entre passé, présent et avenir.
Vous me dites qu’il est l’heure d’évoquer le temps… Tant de temps… ; tenter d’y voir clair… c’est difficile… Schématiquement, je distinguerai trois temps :
- le temps de l’institution carcérale,
- le temps intime de chacun,
- le temps de la confusion.
Les deux premiers se font écho, sans intervention d’un tiers, en l’absence d’une parole, ils se confondent dans un espace hors temps, celui de la confusion.
En effet, je fais l’hypothèse que : si l’incarcération ne permet pas une rencontre thérapeutique (au sens large), c’est-à-dire, un espace de relation authentique où, dans le présent, le passé et l’avenir pourront prendre sens et forme, elle ne fera que renforcer les blocages dans le développement ou le manque d’adaptation à l’évolution, bref les difficultés communes à la population carcérale.
Ainsi pourra se trouver occultée de manière encore plus irrémédiable toute possibilité de transformation, de progression. Ainsi pourra se trouver une fois encore barré l’accès au mouvement même de la vie.
A première vue, les choses semblent simples, une date fait repère fixe, celle du début de l’incarcération. A partir de ce point, un ordre semble pouvoir exister, une chronologie au sein de laquelle chaque moment pourra prendre place. Le temps se trouve dans cette perspective étroitement associé à l’espace. Il y a l’avant-incarcération : lié au dehors, au mouvement… Il y a l’incarcération : enfermement, limitation d’espace, de mouvement…
Sans nous propulser d’emblée vers un après-incarcération, nous pourrions penser qu’il est possible de s’appuyer sur ce dualisme AVANT/PENDANT l’incarcération pour trouver dans cette différenciation une source d’évolution. Or, cette situation particulière qu’est la privation de liberté, non seulement ne s’oppose pas à hier mais propulse violemment le sujet vers avant-hier !
Aujourd’hui et hier
Les troubles psychiques vont apparaître ou s’amplifier en milieu carcéral. Or, que sont les troubles sinon un rapport étroit en temps figé, en termes d’arrêt de l’évolution, de fixation ou régression à certains stades du développement ?
Attention, je pars du postulat que les troubles préexistent à l’incarcération. L’institution ne génère pas la pathologique, du moins à ce niveau ; en revanche, je considère qu’il faut être dans une détresse considérable pour se propulser dans la détention. Dans cette conception, l’incarcération vient comme symptôme dire la difficulté à être. L’univers carcéral fera office de révélateur, il mettra à nu et pourra renforcer le mouvement mortifère, la perfection stagnante dans laquelle l’humain se débattait déjà et au creux de laquelle l’acte a surgi, à défaut d’une parole, essai manqué de naissance au monde, manifestation de l’être en manque d’être, englué dans l’agir.
Les murs, les portes, les limites, les frustrations, les freins ne sont qu’une pâle réplique des processus internes de l’individu. Ils matérialisent la privation d’espace psychique qui préexistait et dans bien des cas, ne fera que croître.
Il est toujours risqué de généraliser ; toutefois, quel que soit le délit à l’origine de la détention, et sans affiner la structure psychopathologique de chacun, nous retrouvons toujours de l’enfermement psychique comme préalable à l’enfermement réel de l’incarcération.
Par enfermement psychique, j’entends ici, aussi bien une pauvreté des mécanismes intrapsychiques que des processus relationnels. Les personnes rencontrées sont la proie d’une souffrance intime de longue date, même si celle-ci n’avait jusqu’ici pas empêché une socialisation superficielle. Chez toutes, l’emprise des mécanismes de répétition est prégnante, même si peu en ont conscience. Cela se traduit en termes de blocages, d’inhibition, de tensions.
Il y a souvent un vécu d’impasse, le sujet se sent figé dans ses comportements, ses attitudes, ses réactions. La rigidité, manifeste au niveau des processus psychiques (utilisation d’une palette très réduite de mécanismes de défenses souvent archaïques et fossilisés) se traduit aussi au niveau du corps (cuirasse musculaire, stase énergétique, respiration bloquée). La solitude est toujours là, profonde sur fond de manque de confiance en soi, en l’autre, les capacités de communication réduites.
Souvent, le sujet subit son existence, il se sent objet passif de ses pensées, ses humeurs, ses réactions qu’il ne maîtrise pas, ne comprend pas, ne peut élaborer. Les sentiments négatifs dominent (honte, haine, culpabilité, insatisfaction, échec…). Nous sommes sous le règne de l’angoisse bien plus que dans le registre du plaisir et la confrontation à la réalité est difficile.
A partir de ce schéma global de la souffrance psychique et de ses effets sur le Moi, nous sommes confrontés à l’effet de miroir que l’institution carcérale va produire chez le détenu. L’extérieur, représenté ici par l’institution où le sujet est enfermé, va entrer en résonance étroite avec l’intérieur, ce Moi empêché d’être, au mur duquel le sujet se heurte sans percevoir d’ouverture depuis longtemps, voire toujours. Ainsi, aujourd’hui ressemble fort à hier !
Aujourd’hui et avant-hier
L’institution, de par son fonctionnement, provoque une régression massive de l’individu. La régression, c’est un retour à un état antérieur, à un état du passé. Je rappellerai quelques éléments qui contribuent à cette déconstruction, dépersonnalisation du sujet :
- isolement par rapport au monde extérieur, dans un espace clos,
- dépendance pour la prise en charge des besoins de base,
- obligation d’observer un règlement qui s’immisce dans l’intimité du sujet,
- conduite passé au crible de critères d’appréciation établis en fonction de l’idéologie consacrée…
Le système est, en soi, infantilisant ; il n’est question que d’attendre, de demander (une permission, par exemple), la sexualité est interdite, l’autonomie considérablement réduite.
Pour les femmes, ce retour en arrière s’inscrit même dans une annulation pure et simple de l’identité de femme par le biais du retour au nom de jeune fille ! Pour peu que l’on accole à celui-ci un “ madame ” (qui se voudrait signe de respect) et l’on nage en pleine folie ! En effet, si X est mon nom de jeune fille, “ madame X ”, c’est ma mère, et non moi ! La réalisation fantasmatique œdipienne trouverait ici un ancrage dans le réel, et qui plus est, c’est dans un lieu de loi que serait déjouée une Loi fondamentale : celle de l’interdit de l’inceste !
Comment s’y repérer ?
Il va de soi que tout ceci n’aide pas à grandir, mais au-delà de ces phénomènes valables pour tous, pour certains ce retour en arrière va entrer en collision avec un passé refoulé qui surgira à l’état brut, provoquant des états de détresse. Freud nous a montré comment les événements s’inscrivent dans la mémoire, y subsistent de façon permanente sous forme de traces mnésiques qui peuvent être réinvesties. Je ne nous enfermerai pas dans un discours théorique ; rappelons simplement que la régression, le transfert (fait de revivre dans le présent, avec un sentiment d’actualité marqué, les relations infantiles) sont des outils, considérés comme leviers thérapeutiques. Encore faut-il qu’un cadre se présente pour accueillir, contenir, décoder, soutenir une élaboration du matériel qui émerge, permettre que se tissent les liens qui donnent sens, ouvrent l’accès au temps de l’après.
S’accueillir au présent
Les conditions de détention, dans la mesure où elles répètent le vécu du sujet (impuissance, solitude, jugement, rejet) vont favoriser la bascule vers les expériences traumatiques archaïques. Le passé, tel un boomerang, balayera le présent, l’engluera dans une souffrance implacable, innommable, échappant à l’ordre humain, inaccessible aux repères temporels. C’est ce que j’ai nommé le temps de la confusion. Se le (la) détenu(e) est happé(e) dans cette vertigineuse spirale, ceux et celles qui le (la) côtoient auront à lutter pour garder leur libre arbitre et ne pas être, malgré eux, aspirés dans les processus de répétition. Ainsi, comment rester “ le surveillant ” ou “ la juge ”, et ne pas se confondre avec “ la mère rejetante ” ou “ le père violeur ” quand, à son insu, le détenu ne fait place qu’à ces personnages qu’il appelle à vivre, aujourd’hui comme hier.
Il faut beaucoup de force pour lutter contre les processus mortifères. Il faut aussi des moyens et l’énergie conjointe de tous les partenaires institutionnels.
Dans le meilleur des cas, une demande émergera du magma :
“ Je fais le même cauchemar toutes les nuits… Je hurle. ”
“ Je ne sais pas d’où cela vient, je me sens petite, ma mère me poursuit avec une serpette, elle a des yeux fous, je n’arrive pas à chasser cette image… ”
“ J’ai très froid, il me semble que je vais mourir, je ne peux pas appeler, il n’y a personne… ”
“ Je pleure tout le temps, je ne sais pas pourquoi je pleure, ça ne peut pas s’arrêter… ”
A partir de ce fil, certains se risqueront à retrouver la trame de leur histoire, à se réapproprier ces temps d’effraction, de viol tant psychique que physique, à les nommer dans le présent, à envisager de les dépasser dans le futur, reprenant contact avec l’élan brisé, mais par là même aussi avec l’élan d’avant la brisure.
Un processus thérapeutique sera enclenché, il se dessinera au rythme propre de l’individu, suivant SON temps, entre silence et verbe, absence et (re)naissance. Alors peut-être apparaîtra une luciole dans la nuit… Il conviendra de l’accueillir dans une douce émotion, serait-ce un SOI ?
“ Le Soi, c’est seulement ce qui est en train de devenir ” (Kierkegaard).