Publié le dimanche 23 novembre 2003 | http://prison.rezo.net/de-la-detention-a-la-recidive-les,3739/ Le journal des psychologues, n°210, septembre 2003 L’incarcération des mineurs va croissante et les équipes pluridisciplinaires des quartiers de détention où ils sont confinés sont confrontées à la labilité de fonctionnement de ces adolescents entre désorganisation identificatoire, souffrance de nature à soi-même et déni de vulnérabilité au profit d’une toute-puissance incontrôlable confortée par une relation narcissique à la bande, au groupe des pairs. Entre désespoir et récidive … « Le désespoir n’est pas une idée c’est une chose, une chose qui torture, qui serre et qui broie le cœur d’un homme comme une tenaille, jusqu’à ce qu’il soit fou et se jette dans les bras de la mort comme dans les bras d’une mère. » (A. de Vigny, préface à Chatterton, 1835.) Sur un terrain de plusieurs hectares, un immense mur se dresse et, dernière lui, personne ne sait vraiment ce qui se passe. Barbelés, miradors …rien n’est singulier. Quatre mètres de béton impressionnent, dissuadent, intriguent, cachent ce qui n’est plus une idée mais cette « chose » : le désespoir... La frontière avec le monde extérieur est lisible et hermétique. Pourtant, certains sont habilités à la franchir et déjà quelque chose d’autre se dévoile : une (nouvelle) maison... d’arrêt. Une seule pensée semble s’élever dans cet espace aménagé de vide : « Si je suis, je vis, je survivrai. »Les êtres qui s’affairent sont volontaires et méfiants (souvent le reflet d’une misère qu’ils côtoient). Cette autre maison, celle qui ne vous réchauffe pas par sa chaleur, résonne aux mouvements des clefs qui s’agitent plus qu’au bruit des portes qui s’ouvrent et se ferment. Ce microcosme polymorphe, symbole de violence, de mystère et de silence, se développe au rythme des libertés (individuelles) qui se déchaînent. Pourtant ; une fois quelle vous a ouvert ses portes, certains vous diront : « De la prison vous ne sortirez jamais libres. »Depuis quelques années, d’autres « quartiers » voient le jour : ils concernent les mineurs. Il s’agit d’une population pénitente mal connue (mais médiatisée) qu’il nous reste à découvrir et à comprendre dans le temps : celui de la détention et celui de la récidive (ou plutôt une période faite de discontinuité et d’imprévisibles rencontres avec l’extérieur). Après confrontation avec les représentants de la loi, le jeune pénitent se voit infliger une épreuve (de réalité) à laquelle il faut désormais donner un sens. L’adolescent incarcéré n’existe plus, c’est un délinquant Ce changement d’état est explicite lorsque l’on fait référence à l’étymologie de ces deux mots : le latin adulescentia représente ce qui croît tandis que le verbe latin delinquere signifie « manquer à son devoir ». Si le premier nous renvoie à une seconde naissance (de l’enfant « innocent » qui se mue en adulte « majeur et responsable »), le second évoque un échec. Cette rupture ne symbolise pas une période d’insécurité de l’enfant, mais trop justement son affirmation dans la perte. Donnons l’exemple d’un mineur en détention : lorsqu’il est seul, il devient une image ; il est presque devenu le numéro dont on l’affuble. Il est là, sans pensée. Dans un cadre isolé, il peut tenter de reconstituer son histoire et aspire à une seule chose : voir sa famille. En groupe, il devient une force. Il se représente. Il met en scène son chemin et, parfois même, le reconstruit. Il est à la fois sujet et objet d’un vécu. Dans les multiples facettes qu’il donne de lui-même, ce mineur nous (im-)mobilise et se perd. L’entourage pluridisciplinaire de ces jeunes est particulièrement touché par la labilité de fonctionnement de cette jeune population. Cette adolescence n’est pas seulement « indéfinissable », comme le disait F. Dolto, c’est le jaillissement d’une souffrance substituée à l’être lui-même. L’enfant devient son symptôme, il dénie sa vulnérabilité au profit d’une toute-puissance incontrôlable, insatiable et progressivement envahissante, il sait voir l’autre en danger, en difficulté et en souffrance, mais refuse de le concevoir pour lui-même. Il se refuse à être aidé, mais épaule et protége certains de ses codé-tenus (comme à l’extérieur où il défend les plus jeunes de la cité pour qu’ils ne commettent pas les mêmes erreurs). Il accuse les échecs, enchaîne les mises en situation et, malgré les avertissements, récidive. Tel est le paradoxe inhérent aux conduites de la jeunesse contemporaine [1]. Ce délinquant est devenu un adolescent qui manque à ses droits, ceux de souffrir, d’être privé, de perdre et d’espérer... À propos du détenu mineur « Ils n’ont pu s’approprier une part d’eux-mêmes qui est restée “acculturée [2] […] . Ils sont dans une situation infantile de dépendance à l’autre, de sujétion [..]. La prison peut être un lieu où renaître, si l’on ne confond pas la naissance biologique avec la naissance sociale [3] . » Les mineurs délinquants que nous rencontrons lors de leur(s) incarcération(s) ont tous un point commun : ce qu’ils appellent « famille » est bien plus leur bande d’appartenance (culturelle et géographique) que les objets parentaux environnants. Cette autre famille de pairs (que l’on respecte et à laquelle on se réfère) se reconstitue à l’intérieur de la détention et assure une protection, un confort et un « pouvoir »... Et, à cette famille-là, les parents n’y sont plus directement associés. L’identité de ces jeunes s’étaye sur cette double référence ou système de valeurs que sont les parents et les pairs. Il y a bel et bien une ambivalence dans ce vécu et, notamment, dans le sentiment de pseudo-existence qui en résulte. Les rencontres, les liens et relations restent partiels ; il s’agit de se préserver, de ne pas se laisser trop atteindre pour ne pas s’attacher (et s’emprisonner). Ce qui existe dans la dualité est support d’angoisses bien que ce soit l’une des premières approches thérapeutiques constructives pour ces jeunes. « L’estime de soi-même comme celle des autres sont principalement attaquées dans ces dérégulations, de même que la nécessaire confiance en l’autre qui assure la capacité de se lier [4]. » Et, effectivement, lorsqu’une relation suffisamment confiante s’établit avec ce jeune, elle permet l’émergence d’une souffrance de naître à soi-même par le « je suis », « j’ai fait » et non par un « il faut » ou un « je dois » encore imprégnés d’une autre existence, La reconnaissance et la liberté (l’un des projets les plus louables pour une personne emprisonnée) sont signifiants. Pourtant, et parce que nous sommes justement face à de jeunes adultes en construction, la résonance de cette désorganisation identificatoire est importante. Il n’y a pas de repère au sens où le groupe culturel reste une mouvance. Ce qui peut s’élaborer existe à partir de failles et de manques. Au cœur de la détention « Le vécu du jeune détenu dans cet espace clos va de l’inquiétude permanente de l’intrusion jusqu’a des angoisses de dépersonnalisation au d’engloutissement dans la prison vécue comme une machine toute-puissante qu’on a pu comparer à une “mauvaise mère”, persécutrice ou, du moins, clivée et archaïque [5] . » À cette conception de la prison, j’ai tendance à m’opposer. Si, effectivement ; cette représentation du monde carcéral est perceptible chez l’adulte (incarcéré), il semble que cela ne soit plus le cas dans les quartiers mineurs. La grosse « machine » (telle que nous la décrivent les auteurs précédemment cités) tend à devenir la « bonne mère » grâce aux récentes équipes pluridisciplinaires qui la composent et qui s’affairent autour de ces jeunes. Les mineurs sont portés par ce microcosme régi par deux principes : la probation et l’insertion. Si, pour certains jeunes, « la détention n’est pas si terrible ! », c’est avec pessimisme que nous envisageons leur avenir au-delà de la pénitentiaire. Aussi, si nous pouvons être fiers d’avoir fait évoluer la grosse machine, qu’en est-il de son influence sur les mineurs ? Quels investissements positifs pouvons-nous espérer enclencher pour ce mineur et son devenir ? La détention du délinquant ne va pas le déposséder de sa liberté de penser et de parler (comme le soutiennent les auteurs précédemment cités), mais elle tente de circonscrire sa liberté d’agir (dans la violence et avec une certaine impunité). En fait, c’est un espace entre la parole et le geste qui tente d’être créé, comme il s’agit d’introduire un temps et un projet qui ne soient plus seulement possibles dans l’immédiateté. Dans l’isolement très relatif de la détention, il est question d’entreprendre ou d’entrevoir de la distance. C’est une mission délicate dans un lieu où la proximité des murs est aussi une imminence de personnes, d’où la spécificité des quartiers de mineurs où l’on favorise cette distance indispensable à l’expression maîtrisée de la souffrance. C’est à la réalité de l’acte que nous confrontent ces adolescents et c’est à partir de celui-ci que les équipes proposent de mettre des mots. Faire des liens (pourquoi ?), analyser (comment ?) et se projeter dans « l’après » de la menace ou du coup, voilà l’objectif de la prise en charge des mineurs délinquants dans l’institution pénitentiaire. Il est impossible de nier la difficile épreuve qu’imposent ces quatre murs clos sur un être humain, pourtant ; et surtout dans le cas de jeunes détenus, celle-ci doit permettre une renaissance. Un défi qui devra être relevé par tous pour que ces jeunes puissent découvrir d’autres voies « de satisfaction pulsionnelle que le passage à l’acte transgressif, agressif ou auto-agressif, ou la régression à un rapport aux objets teintés d’oralité [6] ». La réalité extérieure du collectif L’idéal du moi associé à la conscience collective de la bande fait censure, dévalorise, porte critique à tout ce qui heurte et remet en question la toute-puissance du groupe (la violence du quotidien des cités et son écho médiatique en sont de parfaits exemples). Elle est aussi un moi (une identité) auquel ces adolescents se réfèrent et autour duquel ils se structurent Ainsi, et parce que cet investissement du groupe par le jeune est construit sur une relation narcissique, elle le détermine dans une toute-puissance dont le seul principe (de plaisir) est la satisfaction des besoins. Si nous avons coutume d’appeler « besoins » nos nécessités organiques ou primaires (manger, boire, dormir), dans ce cadre, il n’en est rien. L’évolution de notre société « de consommation » a fait de l’enfant-roi (des années de libération) un enfant-besoins. Il y a de l’immanquable [7] à parler dans cette incapacité de l’enfant d’élaborer ce qu’il ne peut avoir, et notamment par absence ou par rejet de mentalisation. Nous ne sommes pas dans la frustration mais dans son corollaire : la privation. Dans nombre de cas rencontrés, il y a une impossibilité de la part de ce jeune à concevoir l’absence et/ou le retrait de l’objet (désiré). Ce processus de non-mentalisation s’exprime par l’impensable de la privation, c’est-à-dire par le fait de ne pouvoir (ou vouloir) atténuer l’excitation, de ne pas donner de sens et de constance à cet objet convoité. Ce qui attire et attise doit être acquis au risque d’être (re)nié. L’essentiel, pour ne pas dire la totalité, des mineurs détenus le sont parce qu’ils ont pris (se sont appropriés) l’objet convoité. Qu’il s’agisse d’un bien personnel, matériel ou physique, ils n’ont pas cherché à contenir ou à réprimer ce désir. Il faut prendre pour avoir, sans compter sur le moyen ou la raison. C’est à ce niveau qu’il faut s’interroger : comment ce fonctionnement dépasse-t-il l’objet de désir ou son substitut pour se reproduire dans toutes les relations d’objet ultérieures. Certes, ce modèle est fondateur et possiblement traumatique... mais c’est dans sa résurgence sur toutes les relations d’objet qu’il interroge. Cette problématique se généralise avec la position maternante que revêt la bande aux yeux du jeune. Elle est le moteur de (sa) libération (en opposition à la privation). À cette période, et dans le cas particulier de ces adolescents, ce sont les copains qui tiennent la (et l’unique) place du bon milieu harmonieux. C’est cet ensemble qui ne fait jamais défaut de présence et qui permet que soit comblé le manque. Dans ce fonctionnement, le jeune est attaché à cet autre qui lui reconnaît une toute-puissance, signe du groupe et de sa pérennité. On sait d’ailleurs très bien que la récidive de ces jeunes est essentiellement liée à leur retour dans le milieu socio-géographique, celui des copains de la cité. Ce groupe de pairs instaure un certain conformisme qui rassure, qui ne prive pas mais qui porte. Il permet une satisfaction de tous les besoins et notamment grâce au système de filière qu’il instaure : certains collectent les fonds (vol, braquage, revente, deal, etc.), d’autres sont chargés de la représentativité du groupe (style vestimentaire, armes de dissuasion, armes à feu, etc.). Que reste-t-il lorsque sonne l’heure de la pénitence ? À observer les quartiers de mineurs, on aurait envie de dire que le défi de la renaissance reste toujours à relever. Effectivement, le monde extérieur n’est plus si loin et, surtout, la frontière de la détention n’est plus si marquée (ou infranchissable). Les phénomènes de bande se recréent malgré les efforts de tous. La plupart des démarches pluridisciplinaires pour donner un sens à l’incarcération avortent sinon pour un ou deux jeunes marqués par... ce désespoir (celui évoqué par A. de Vigny). Ce désespoir devient le seul état d’âme où il y a une prise de conscience de la plus grande peine qu’inflige la prison : la privation de liberté... et, là, les autres n’y peuvent rien. L’enfer c’est l’enfermement. Marie-Anne Kolb-Rival [1] L’idée de conduite paradoxale est une notion intéressante de la psychopathologie de l’adolescent. On la retrouve développée dans Les travaux du psychologue clinicien et thérapeute Francis Maqueda [2] Ou « déculturisé » pour Baller C., in « Destructivité, traumatisme, déculturation », Psychiatrie française, vol. xxx, 1999. Cette notion fait référence au recours à la violence. Celle-ci traduit une fragilité de la construction psychique dont l’origine se trouve dans la confrontation à des traumatismes précoces. A cela s’ajoutent les changements d’une société en évolution et la perte des repères traditionnels... Le Moi est désorganisé et déculturisé. [3] Genuit P., l997, « Aux marges du palais », in Le Journal des psychologues, 151, 38-43 [4] Maqueda F., 2000, « Ne zappons pas la souffrance psychique des jeunes », in Le Journal des psychologues, 182 : 63-67 [5] Descarpentries F.. Wikart A., Guyon M., 1997, « Jeunes détenus le corps enjeu », in Le Journal des psychologues, 151 44-48 [6] Descarpentries F.. Wikart A., Guyon M., 1997, « Jeunes détenus le corps enjeu », in Le Journal des psychologues, 151 44-48 [7] J’utilise ce terme de l’« immanquable » tant ce mot représente une forme actuelle de société tout en faisant le rappel sur l’une des bases de la psychanalyse
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