Publié le mardi 25 novembre 2003 | http://prison.rezo.net/le-delivrez-nous-du-mal-et-ses/ Le journal des psychologues, n°210, septembre 2003 La prison et l’hôpital psychiatrique ont une origine commune, mais aujourd’hui, la séparation de la peine et du soin, opérée au siècle des Lumières, se trouve confrontée à une double évolution : la pénalisation des pathologies mentales et la psychiatrisation de la délinquance. Dans un tel contexte, comment repenser la position du clinicien et le cadre de sa pratique ? L’incarcération transforme le rapport au corps et à la santé. L’écoute des personnes incarcérées comme l’analyse des demandes adressées aux services de soins intra muros conduisent à se dégager d’une lecture centrée sur la/les pathologie(s) et à souligner la nécessaire différenciation entre souffrance et maladie. De souffrance, il en est massivement question en prison, souffrance associée à la perte, à la séparation, au manque. Et les demandes traduisent davantage une quête de restauration d’une position de sujet désirant que la satisfaction de besoins d’un corps emprisonné. Les formes prises par ces demandes témoignent de leurs ajustements aux offres de soins disponibles dans les établissements. La mise en avant de symptômes, de plaintes somatiques, ainsi que l’usage du corps comme vecteur d’expression offrent aux soignants des tableaux cliniques dont ils pourront se saisir. Mais les demandes indéfiniment répétées, même sous des formes déplacées, et leur permanente insatisfaction signalent aussi que l’objet de la demande n’est pas celui qui est formulé et entendu. Prison pathogène ou réparatrice ? L’état de santé des personnes incarcérées est plus mauvais que celui de la population générale. Ce constat se retrouve dans les enquêtes, les études et les recherches qui se sont succédées depuis les années 1990. Ce qui conduit à reconnaître, aujourd’hui, que la prison est le lieu d’une concentration de problèmes de santé les plus divers, souvent aggravés en raison de l’association des pathologies. Les conduites addictives, les maladies transmissibles, les pathologies dermatologiques, digestives, cardio-vasculaires, pulmonaires, traumatiques, autodestructives, les troubles de la santé mentale et la vulnérabilité psychique sont signalés avec une fréquence particulière. On peut, et on doit, s’interroger et explorer les liens entre les conditions de vie et les pathologies recensées. Cette dérive sanitaire peut-elle être attribuée à l’enfermement et aux caractéristiques de l’environnement carcéral ? On pense ici à la surpopulation croissante dans les prisons et à ses effets amplificateurs en termes de réduction de l’espace personnel, de promiscuité, d’atteintes à l’intimité, mais on pense aussi à la vétusté de nombreux établissements qui ne peuvent donner accès à une hygiène de vie toujours valorisée dans les discours, aux privations multiples qui placent au centre de l’expérience carcérale celle du manque, à la violence dans les rapports entre détenus, mais aussi entre détenus et personnel, à la gestion d’une masse indifférenciée, d’un flux plutôt que l’accompagnement dans la perspective définie par « l’individualisation de la peine » et le « projet d’exécution de peine », à la pauvreté des « sans ressources » contraints de quémander et de se soumettre à une offre de « services », qui peuvent être aussi divers qu’humiliants ... L’étude réalisée par un médecin exerçant en prison, le Dr Gonin (1991), met l’accent sur le rapport entre conditions de vie et apparition ou réactualisation de certaines pathologies. Le tableau succinctement dressé est éloquent : « Ici, l’estomac s’est creusé d’ulcères. La peau s’est grêlée d’éruptions. Les dents se déchaussent. La vue se borne et se trouble. Mais ce mouroir n’est ni un asile ni un hôpital : la prison seule a dressé pareilles ruines. Tous les sens s’y atrophient. L’ouïe ne subsiste que pour épier les bruits de clefs de la captivité. Beaucoup de portes, peu de dialogues. Bientôt, I’enfermement sensoriel aura éteint toute perception. On ne réveille ce corps anesthésié qu’en le piquant au vif. Scarifications et amputations participent d’un rite horrible, mais vital, d’automutilation. Et s’il ne s’offre pas ainsi en sacrifice, le détenu n’a plus d’issue que de choisir lui même le mitard d’une prostration définitive. En prison, le corps est la dernière des réclusions. » Au-delà des affections somatiques et/ou psychosomatiques, nombre de psychiatres exerçant en prison s’interrogent aussi sur l’impact de la détention sur la santé psychique. La spécificité carcérale des troubles observés conduit au repérage de ses déterminants. Ces troubles sont-ils imputables à l’incarcération ou sont-ils plutôt liés à une vulnérabilité individuelle, à un fond psychopathologique antérieur à l’emprisonnement ? La détention peut-elle être considérée comme un facteur causal déclenchant ou, à l’inverse, comme structurante, contenante, voire thérapeutique ? Les pratiques cliniques sont envisagées à trois niveaux : ? la prise en charge des décompensations transitoires liées à l’incarcération et/ou au face-à-face avec la loi : troubles anxio-dépressifs, décompensations régressives ou psychotiques ; ? la prise en charge de pathologies préexistantes à l’entrée en prison et que peut masquer le passage à l’acte délinquant ; ? le traitement des pathologies graves de carences liées à la précarité de la majorité de détenus. Dans tous les cas, la clinique des troubles psychopathologiques des détenus ne peut occulter la situation carcérale. « De même qu’on décrit une “psychopathologie du travail”, il semble légitime d’identifier une psychopathologie de la détention dont il reste à analyser les paramètres et les processus afin de contribuer à éclairer le débat lié aux conditions d’application de la sanction. » (C. de Beaurepaire, 1997.) Le personnel de surveillance, qui est le seul à assurer une présence permanente dans les établissements, est confronté à cette « psychopathologie de la détention ». Il peut être à la fois en mesure de l’interpréter comme telle et, en même temps, démuni devant ses manifestations. Comment la traiter ? Quelles réactions sont alors adaptées et légitimes pour contenir le « désordre » dont elles sont porteuses ? La réponse disciplinaire aux troubles du comportement (mise en cellule de punition) ne peut qu’aggraver la crise par l’amplification de l’isolement psychosensoriel qu’il réalise. Cependant, la précarité sanitaire des détenus ne peut être seulement attribuée aux conditions carcérales. Ceux-ci sont dans leur grande majorité démunis, cumulant handicaps sociaux, culturels, économiques..., et sanitaires. La parenthèse de l’incarcération peut apparaître comme la suspension d’un processus de dérive, d’abandon de soi, un temps de prise en charge quand rien, dehors, ne les soutient plus. Cela va au-delà du traditionnel hébergement pour les mois d’hiver : la prison se présente comme le seul lieu « accueillant » et gratuit pour ceux, de plus en plus nombreux, qui n’ont de place nulle part. Et quand ceux qui travaillent derrière les murs reçoivent à intervalles réguliers des toxicomanes ou des SDF dont l’état à chaque « retrouvaille » est un peu plus dégradé, se développe alors l’image d’une « prison-hôpital-asile ». Pour ceux, et ils sont nombreux, qui souffrent violemment de n’avoir jamais trouvé dans leur vie de point d’arrimage, la prison peut être le seul cadre contenant dans lequel on revient toujours entre deux temps d’errance. En offrant à une catégorie de population marginalisée et carencée un cadre où sont dispensés le gîte et le couvert, des moyens d’accès à l’hygiène et aux soins, la prison se présente comme restauratrice. Et les personnels de surveillance soulignent volontiers cette fonction, et ce, d’autant que le dehors est perçu et décrit comme mortifère. C’est notamment le cas dans les prisons de femmes. Les détenues y apparaissent comme des victimes : exposées à la violence des hommes, à l’emprise de la toxicomanie, au rejet de la famille, à l’errance et à ses risques, elles trouveraient dans la détention un cadre protecteur où se reconstruire dans l’entre-soi du féminin. On retrouve ici la même image de la prison pour femmes que celle qui a prévalu au XIX° siècle, quand la séparation des sexes est devenue le principe organisateur du monde carcéral. Surveillées par des religieuses depuis 1830, les détenues sont prises en charge tant sur le plan somatique que moral, l’idéal étant de les maintenir dans une communauté « maternante » éducative, seul rempart contre l’inévitable corruption du siècle (C. Langlois, 1984). Aujourd’hui encore, les femmes arrivent en prison dans un état souvent très dégradé. Leurs histoires de vie sont fréquemment marquées par diverses formes de violence : inceste, viol, abandon, sévices, maltraitances, prostitution... Leurs demandes en détention sont considérables, tant auprès des soignants que des surveillantes. Cette double face de la prison, à la fois pathogène et réparatrice, imprègne tous les discours surtout depuis la réforme du système sanitaire intra muros visant à rapprocher la qualité des soins du dedans à ceux du dehors. En organisant l’entrée de l’hôpital dans la prison, cette réforme renforce la tendance paradoxale à considérer l’incarcération comme un mode d’accès aux soins. Elle contribue aussi à l’amplification du manichéisme avec lequel sont vues, abordées et débattues, les questions pénitentiaires. On pense ici à l’opposition entre ceux qui, en prison, se voient attribuer les tâches nobles (les soins) et ceux qui sont chargés du « sale boulot », des tâches répressives et d’exercice de la contrainte, ceux que l’on désigne comme « matons » ou mieux comme « gardiens ». L’image de la prison comme lieu de soins et de restauration n’est pas sans évoquer le mythe fondateur de l’institution pénitentiaire. La positivité de la fonction carcérale est au cœur de ce mythe, du discours sur les origines de la prison pour peines : « C’est ce mythe qui permet de transformer le mal (l’enfermement de sûreté, toujours soupçonné d’arbitraire) en bien (la bonne peine de prison). » (C. Faugeron, J-M. Le Boulaire, 1992.) Les vertus thérapeutiques de l’enfermement s’inscrivent dans ce projet d’une prison au service de l’amendement, du traitement, de la restauration de la personne incarcérée. Ambiguïté des rapports entre délinquance et pathologie La délinquance comme la maladie supposent, pour être définies, la référence à une norme. On comprendra dès lors les résonances particulières intra muros des enjeux autour de la santé et de la maladie des détenus. La criminologie s’inscrit dans cette rencontre entre pathologie et délinquance. Ses développements au XIX° siècle et les débats qu’elle suscite témoignent d’une médicalisation du modèle de la déviance. Si « les criminels et les délinquants sont des anormaux aussi bien du point de vue psychique que du point de vue physique »(Dr Féré, 1888, cité par J-G. Petit, 1991), la limite entre le crime et la maladie se dissout radicalement. La science médicale au service de la pratique pénale contribue au développement d’une conception médicoéducative de la peine. Il est dès lors moins question de punir que de guérir, de traiter le détenu de manière à extirper le mal qui est en lui afin de le rendre sain à la société libre. Le modèle médico-pénal tel qu’il émergea au XIX° siècle peut s’illustrer ainsi : « La peine d’emprisonnement subsistera mais sera conçue comme un traitement […]. On regardera le crime comme une maladie et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. » (Victor Hugo, 1831.) Ce modèle est réactivé aujourd’hui si l’on en juge les représentations contemporaines qui confèrent à la prison une vocation thérapeutique. Elles s’inscrivent dans un contexte caractérisé par une double tendance : pénalisation des pathologies mentales à l’extérieur et psychiatrisation de la délinquance à l’intérieur. Un retour sur l’histoire des rapports entre psychiatrie et prison est dans cette perspective très éclairant. La naissance de la psychiatrie s’opère à l’occasion d’une distinction des lieux d’enfermement. La séparation de l’asile et de la prison s’accompagne de celle des aliénés et des criminels, des aliénistes et des pénalistes. Les psychiatres n’interviennent alors sur les questions pénitentiaires que comme experts chargés de déterminer l’éventuel état de démence d’un prévenu ou sa responsabilité au moment des faits. Ce n’est qu’en 1950 que se profilent des soins psychiatriques en prison à l’occasion de l’ouverture de deux établissements pénitentiaires spécialisés pour condamnés malades mentaux. Un décret de 1967 inclut les soins en prison dans la politique psychiatrique de secteur avec la création expérimentale de quelques centres médicopsychologiques régionaux sous la tutelle de l’administration pénitentiaire. Ceux-ci seront affranchis de cette dépendance en 1986 par un décret qui crée les services médicopsychologiques régionaux (SMPR) rattachés à l’hôpital public. Enfin, la loi du 18 janvier 1994 transfère l’ensemble de la médecine en milieu pénitentiaire au service public hospitalier et donne les moyens supplémentaires à la psychiatrie (augmentation du nombre de SMPR, intégration d’antennes toxicomanie, travail d’équipe pluridisciplinaire dans lequel s’inscrivent les psychologues...). L’exercice de la psychiatrie en milieu carcéral, depuis ses débuts, s’est trouvé confronté à des tentatives d’ instrumentalisation par l’appareil judiciaire et pénitentiaire. Et nombre de psychiatres (de psychologues ?) s’interrogent sur leur rôle d’alibi « humanitaire et normatif en se prêtant au mythe du bon traitement, redresseur des dysfonctionnements individuels et sociaux, et dont il faudrait, en prime, thérapeute ou expert, en garantir la réussite définitive »(O. Dormoy, 1995). Les évolutions du traitement pénal réactivent régulièrement des débats sur les visées du traitement pénitentiaire. Débats qui témoignent d’une confusion croissante entre la peine et le soin. La législation, en pénalisant la toxicomanie, fait de celle-ci un délit et les prisons voient le nombre de toxicomanes s’accroître massivement Mais qu’est-ce qu’un toxicomane ? Suivant les critères privilégiés, la toxicomanie va s’ordonner dans des catégories médicales, pénales, sociales. La résistance des toxicomanes à la conformité au rôle attendu de patient en milieu libre peut favoriser le recours à la contrainte : captif, il sera soumis à une obligation de traitement. Sa présence en prison réveille des interrogations sur les finalités de l’institution, y compris chez les personnels de surveillance. Les débats autour des dispositions législatives relatives au traitement des délinquants sexuels offrent un autre exemple de l’ambiguïté des rapports entre le pénal et le médical. Le spectre de la récidive favorise la tentation du soin sans consentement. La prise en charge psychiatrique des délinquants sexuels en milieu pénitentiaire participe à la construction sociale d’une pathologie ordonnée à une catégorie pénale. Dans le prolongement de ce processus, on semble attendre que l’autorité médicale assume la responsabilité du pronostic pénal. Dans quelle confusion de rôle se trouvent alors inscrits les soignants en charge de la mise en oeuvre de soins obligés ? Quelle relation « thérapeutique » peut se construire sur cette base alors que la peine et la culpabilité « appartiennent à deux ordres de réalité différents : la réalité sociale et judiciaire pour l’une, la réalité psychique pour l’autre. De même que la clinique ne doit pas lire le crime comme un simple symptôme, de même elle doit reconnaître que la peine est souvent la condition d’un travail sur la culpabilité. La peine est ainsi son ultime limite, la limite infranchissable en prison. » (P. Plichard, A. Golse, 1997.) La résurgence accrue de l’association délinquance-maladie peut être éclairée par l’analyse du savoir criminologique comme partenaire du pouvoir. En développant le concept d’illégalisme, M. Foucault (1975) souligne la nécessaire rupture avec deux ordres de préjugés : ? la fausse neutralité des catégories juridiques qui présentent l’ordre et le désordre, autrement dit les infractions pénales comme les faits objectifs, historiquement stables et universels ; Les représentations du détenu : coupable ou malade Les représentations du détenu varient bien sûr en fonction de la position professionnelle occupée et de l’expérience de réalité que constitue la rencontre avec les personnes incarcérées (D. Lhuilier, N. Aymard, 1997). Les représentations initiales sont construites sur un même fond commun : les surveillants comme les soiguants ont des détenus, avant leur découverte du monde carcéral, une image de dangerosité. La peur et l’appréhension sont massivement évoquées comme la surprise devant la rencontre avec cet « étranger » qui a pourtant figure humaine. Le choc carcéral que constitue la première immersion en détention pourrait bien renvoyer, au-delà de la découverte d’un monde inconnu, à la sidération éprouvée devant un autre soi-même, et, en même temps, d’une étrangeté qui fait de l’autre radicalement un Autre. « Mauvais objet », le détenu est aussi l’image d’une part de soi projetée : il donne à voir le passage à l’acte des pulsions destructrices et/ou la transgression de la loi, il est à la fois fondamentalement semblable et impérativement différent. Au-delà de ce fond commun, les représentations vont se différencier suivant les fonctions occupées. Mais la construction des représentations semble obéir aux mêmes impératifs : la méconnaissance de ce qui doit être maintenu occulté pour assurer la position professionnelle, la légitimation des visées et des pratiques professionnelles. La représentation du « client » contribue à la construction du sens du travail, à l’image de soi en situation professionnelle. Elle est toujours traversée par une même problématique, celle de l’identité et de l’altérité. Si les buts déclarés de la prison sont « la neutralisation, la sanction, la prévention, la guérison » (D. Cressey, 1965), le détenu doit être dangereux, coupable, éducable, malade. Les deux premiers traits sont sans doute les plus anciens. Mais chaque résurgence de l’idéologie sécuritaire les réactive ; même si la peine puise aussi de plus en plus sa légitimité dans la référence aux soins. L’évolution du « profil » de la population carcérale n’est pas indifférente à ce glissement. On assiste aujourd’hui à un « retour du fou en prison »(M. Bessin, 2000) par l’effet conjugué de la désinstitutionnalisation du secteur psychiatrique et de la tendance à la responsabilisation pénale des délinquants malades mentaux. La fermeture de lits hospitaliers et l’ouverture des portes de l’hôpital psychiatrique conduisent, au nom du rejet de l’enfermement, à nombre de dérives dont la « transinstitutionnalisation » (R. Samacher, 2001) : la démission de l’institution psychiatrique face à des malades qui troublent les services, qui sont rétifs à la prise en charge, favorise leur déplacement vers la prison, via, le plus souvent, un temps d’errance dans la rue. De plus, la nouvelle rédaction du code pénal distinguant abolition et altération du discernement ou du contrôle des actes conduit les expertises à considérer de plus en plus souvent que les personnes présentant des troubles psychiatriques importants sont passibles d’une sanction pénale. On assiste donc à un transfert de charges du sanitaire vers le judiciaire et le pénitentiaire, à la réduction des lits en centres hospitaliers spécialisés et à l’ouverture de lits en SMPR. La prison et l’hôpital psychiatrique ont historiquement une origine commune. Aujourd’hui, la séparation de la peine et du soin opérée au siècle des Lumières paraît de plus en plus problématique. Nos prisons commencent à ressembler diablement à l’hôpital général de l’âge classique. On doit aussi évoquer, pour éclairer cette évolution, l’impact de l’allongement sensible de la durée des peines. Elle contribue à la dégradation somato-psychique des personnes incarcérées. La prison n’est pas un lieu de soins La prison, faut-il le rappeler, a pour fonction la garde et la neutralisation des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire. Et, derrière les murs, interviennent des soignants qui ont pour mission de favoriser (maintenir ou améliorer ?) l’état de santé de ces mêmes personnes. Ces deux missions répondent à des objectifs distincts sans pour autant que l’on puisse faire l’économie d’une interrogation sur leur autonomie respective. La santé, nous l’avons souligné, est une préoccupation croissante alors même que les conditions de détention vont en se dégradant du fait du retour à l’inflation carcérale. Le soin psychologique et ses développements s’inscrivent dans ce mouvement interprété par M. Foucault (1975) comme une conséquence du malaise de la société par rapport à l’institution carcérale, « détestable solution dont on ne saurait faire l’économie ». La critique est virulente : « Il y a dans la justice moderne et chez ceux qui la distribuent une honte à punir, qui n’exclut pas toujours le zèle ; elle croît sans cesse sur cette blessure, le psychologue pullule et le petit fonctionnaire de l’orthopédie morale. » Le refus d’assumer ce rôle de « supplément d’âme » ou de caution déculpabilisante peut conduire à stigmatiser la pratique clinique en prison. Il peur aussi trouver des formes d’expression déplacées : le psychologue employé par l’administration pénitentiaire sera suspecté par celui qui relève des structures de soins et d’accompagnement intra muros. On peut poursuivre l’inventaire des scénarios qui constituent autant de formes de projection et clivage visant à se défaire de la « contamination » du mal, de la dilution d’une identité professionnelle potentiellement menacée par le lieu d’exercice. Les positions défensives peuvent se radicaliser dans le déni : le soignant (psychologue ou autre professionnel) s’inscrit alors dans un superbe isolement et intervient en prison comme il le ferait dans le cadre privé de la cure. La méconnaissance du contexte organisationnel et de ses empreintes sur chacun, détenus et professionnels, se traduit par une absence de réflexion sur les enjeux institutionnels et sociaux dans lesquels toute pratique en milieu carcéral est toujours prise. La question de la position professionnelle et du cadre à construire et à entretenir est essentielle. Elle suppose, pour être élaborée, des espaces d’échange, de confrontations et de réflexions qui manquent le plus souvent. Comment renégocier constamment les conditions d’une pratique clinique dans une institution qui n’a pas pour vocation le soin ? Comment prévenir les dérives éthiques de la pratique entre insensibilisation normalisatrice et aveuglement face aux symptômes de la carcéralité ? Comment ne pas s’enfermer dans une lecture et un traitement des pathologies rencontrées et veiller à une nécessaire prise en compte de la psychopathologie de l’institution ? On s’arrêtera ici sur la place du désir dans l’expérience carcérale, sur le rapport à la réalité dans un tel contexte, sur le statut de la parole, de l’énonciation subjective dans l’espace de la détention, sur l’impérative différenciation entre contention et cadre contenant, sur le double étayage de la vie psychique sur le somatique et le social et ses spécificités carcérales... Les champs d’investigations et de réflexions ne manquent pas. La construction de la pratique clinique en prison ne va pas de soi et sa complexité nécessite un espace-temps d’élaboration où se réinscrira aussi la dimension politique de cette pratique. Le psychologue clinicien peut favoriser un travail de remaniement psychique, la réappropriation d’une parole dissoute dans le passage à l’acte, un dégagement de l’emprise pulsionnelle et institutionnelle, il a aussi, sans doute, un rôle à jouer dans l’accompagnement de la personne dans sa quête d’une place où inscrire son désir d’être au monde. « La pratique clinique découvre un espace d’action et de réflexion qui pourrait bien être habité en dernier ressort par la question très politique de la citoyenneté. C’est cette question qui empêcherait in fine la praxis du clinicien de se concevoir comme une technicité qu’on aurait convoquée par souci d’améliorer les choses » (P. Plichart,A. Golse, 1997), tant pour les personnes incarcérées que pour le personnel de surveillance. Cette question ne peut être que restituée dans l’espace et le débat publics. Dominique Lhuilier
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