Publié le lundi 1er décembre 2003 | http://prison.rezo.net/ragnarok-de-alain-ternus/ Personnages La relation entre AL et à la fois le POETE et LA TRADUCTRICE n’est pas claire, et ce, délibérément. Dans un sens - parce qu’ils font ce que lui fait à un niveau différent et dans une ancienne tradition ; ce sont ses ancêtres. Des ancêtres réveillés du royaume des morts - qui en quelque sorte, planent autour de AL - se faisant l’écho de sa lutte avec celle d"Ulysse. En fait ce sont des fantômes - ou des anges gardiens (comme les âmes des ancêtres appelées des morts - par la lutte d’un descendant - sont invariablement protectrices). Naturellement, l’indication scénique est un peu abstraite… AL Une heure plus tard, à la 5° D.P.J., des vols avec effraction, c’est à coups de pompes dans les ’testicules’, qu’on m’en reproche une bonne soixantaine. Même quartier, même période, et surtout même ’modus operandi’... Des conneries. Aujourd’hui, le dossier compulsé, je suis persuadé que dans le tas, il y en avait au moins deux ou trois qui ne me concernaient pas. J’ai beau serrer les dents (et le reste), j’ai beau ne reconnaître que le flag’, le mandat de dépôt sera établi pour vols avec effraction. Un S qui pèse son poids, pour un multirécidiviste... comme moi... Direction le bloc A de la Maison d’Arrêt de la Santé. Quatre mois à m’en refaire une. Jogging et musculation pour éliminer les scories de la came. A l’extérieur, Lina suit le chemin opposé. Elle se désagrège littéralement. L’héroïne que nous prenions quotidiennement ne lui suffit plus. Il lui faut s’abrutir. Ne plus penser. Elle s’enfile de la coke à longueur de nuit. Lina. Ma femme. Plus que mon double au féminin. Mon autre moi. POETE et TRADUCTRICE avancent à l’avant-scène, côté cour et côté jardin, respectivement. Durant la séquence suivante, AL monte curieusement vers chacun... les regarde. Ils reconnaissent sa présence. POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE se retourne et se retire vers l’arrière-scène, côté jardin dos tourné au publie. AL bouge vers l’avant-scène côté cour. AL TRADUCTRICE se tourne et se retire vers l’arrière-scène, et traversant de gauche à droite - rencontre POETE qui lui, traverse de droite à gauche. POETE tend une fleur à TRADUCTRICE et continue vers le centre de la scène, côté cour tandis que TRADUCTRICE traverse l’arrière-scène vers le centre de la scène, côté jardin. Alors là , pour des affaires réussies qui se comptent par dizaines... la p’tite Lina, elle me voit très très mal barré. Et, mine de rien, je n’en mène pas large non plus. Mais bon ! Il faut bien continuer d’avancer... Autant que ce soit avec le sourire. J’en sortirai bien un jour. Pendant que AL termine, TRADUCTRICE arrive derrière lui, avant-scène, côté jardin - se tenant derrière son épaule droite et lui donne la fleur. POETE se trouve au centre de la scène, côté cour. Alors qu’il parle, il mime la séquence. POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE AL TRADUCTRICE traverse derrière AL pour venir devant lui en se dirigeant de l’avant-scène, côté jardin à l’avant-scène, côté cour. Pendant que POETE, se tourne vers l’extérieur - en contrepoint avec TRADUCTRICE - traverse l’arrière-scène, de côté jardin à , côté cour. Ils finissent tous deux par se retrouver face à face - au centre de la scène, côté jardin et côté cour - et au prochain passage quelque peu long de AL - ils font "le miroir" - un exercice de mime bien connu. Son courrier se fait de plus en plus rare, de plus en plus pauvre… Et elle vit tout çà encore plus mal que moi. Autre forme de pauvreté, l’argent des mandats passe entièrement dans la coke. Je n’ai jamais autant haï les dealers que durant cette période... Il y a bien une autre personne qui m’aime et qui fait ce qu’elle peut, mais seul en cellule, avec 250 balles par mois, on sent tout de suite qu’on n’est pas au Ritz. 250 balles, c’est insuffisant pour 4 locations hebdomadaires d’un poste de télévision. Et s’il n’y avait que la télé ! Le savon, le sel, les clopes, le P.Q., un stylo, tout se vend. Il n’y a rien de gratuit. Une serpillière ça s’achète, alors la confiture ! Nous dirons donc que là , l’année universitaire s’annonce difficile. Seul, fauché. La sinistre perspective de quelques années de plus entre ces murs suintant les hurlements déments engendrés par l’oppression. Mon lecteur de cassettes qui s’obstine à bouffer chaque bande que je lui glisse. Pas de vêtements chauds pour passer l’hiver, cet hiver qui s’annonce en rafales, dans cette cellule glaciale. Pas de quoi se branler avec le sourire. Non, vraiment pas. Maintenant AL est en train de marcher de long en large à l’avant-scène comme s’il était dans une cellule. Et pourtant, je souris. Je me prépare à passer haut la main mes U.V. de seconde année de DEUG de Lettres Modernes. De ma douzaine d’années de taule, j’aurai au moins su retirer ça. Le B.E.P.C., l’entrée à la Fac. Et toujours avec mes problèmes. TRADUCTRICE et POETE gèlent. AL se retourne et les regarde. POETE AL La prise de sang, je m’en souviendrai (!), quoique bien plus épouvante pour l’infirmière que pour moi. Dix-huit trous avant qu’une veine en consente à se laisser pénétrer. Comme un long parcours de golf. Et encore, j’ai eu chaud. C’était une infirmière qui connaissait son boulot. Mais trop d’années dans la came, ça nique les veines. Et ça, c’est le moindre mal. Allez ! ce dépistage. Une semaine d’attente pour connaître le résultat. Une semaine... un livre, un film, une chanson. Quelques minutes d’attention, puis sans que je m’en aperçoive mon esprit part battre la campagne, loin, très loin. A quand la dernière prise de risque ? Et c’était où ? Avec qui ? Et Lina ? Et... Et lorsque je me reprends, je dois aussi reprendre mon livre 15 ou 20 pages en arrière. A la Télé l’assassin se fait arrêter sans que j’aie vu l’ombre d’un cadavre. De Léo Ferré, le D.J. est passé au Grateful Dead et pour ce qui est des cours dispensés par les profs de Jussieu, je ne vous raconte pas. -Si, raconte !!! Non. POETE et TRADUCTRICE tous deux tournent le dos doucement au public. Ils traversent l’arrière-scène - se tournent en directions opposées - traversent l’avant-scène - entrent et se rencontrant au centre de l’avant-scène. Ils se retournent - POETE face à l’audience - TRADUCTRICE de profil, face au côté cour. Pendant qu’ils font cette manÅ“uvre très stylisée, AL traverse l’endroit du centre de la scène jusqu’à l’arrière-scène, côté jardin où il ’plaque l’aigle’ contre un mur comme s’il était entrain d’être fouillé par la police. POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE se retourne et traverse l’arrière-scène pour aller vers AL. Il donne des cigarettes et de l’argent à AL. TRADUCTRICE se retourne vers l’audience et répète ses lignes (sans grec) traversant du centre de la scène jusqu’à l’avant-scène, côté cour. TRADUCTRICE Il est dans l’eau monstrueuse. Il n’a plus sous les pieds que de la fuite et de l’écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent, l’environnement, hideusement, les roulis de l’abîme l’emportent, tous les haillons de l’eau s’agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi : chaque fois qu’il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ; d’affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à elles ; il sent qu’il devient abîme, il fait partie de l’écume, les flots se le jetant de l’un à l’autre, il boit l’amertume, l’océan lâche s’acharne à le noyer, l’énormité joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine. Il lutte pourtant. AL POETE en réfère clairement à AL quand il parle, lui donne une tape sur l’épaule POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE AL commence à tourner en rond au centre de la scène AL POETE place une chaise au centre de la scène et reste près de la chaise. AL Je m’assieds devant sa table de travail, (AL s’assoie sur le dos de la chaise, un pied sur le siège. TRADUCTRICE et POETE tournent le dos à audience, traversent jusqu’à l’arrière-scène et restent debout, le dos tourné à l’audience) à la place du patient, bien sûr. Et là , patiemment, je patiente. Si la prison est l’école du crime par excellence, elle est également celle de la patience. D’ailleurs, qu’est-ce qu’une prison, sinon un saumâtre purgatoire constitué de multiples salles d’attente accolées les unes aux autres. Les toubibs continuent leur discussion professionnelle. Je les écoute une poignée de secondes. Je regarde à droit, à gauche. Il y a plein dossiers sur cette table. En lisant à l’envers, j’ai tôt fait de repérer mon nom. Mon dossier médical. En haut, à gauche, on y a collé une pastille rouge qui me tire l’œil. Un rouge vif, cinglant. Rouge H.I.V. positif. Un tremblement de terre. Eruption d’un volcan. Raz-de-marée. Rien pour le qualifier. De la tête aux pieds. Une éternité. Puis tous mes systèmes de défense se mettent égaleraient à virer au rouge, à clignoter... Et c’est en luttant à contre-courant que je reviens de cet état indescriptible, de cette autre dimension... J’en reviens avec un vide énorme au creux de l’estomac. TRADUCTRICE traverse vers AL (qui assis sur le dos de la chaise au centre de la scène) et met une "toge" sur lui. AL Enfin ! "longtemps", j’exagère... mais recomposé tout de même. Et mes pulsations cardiaques seront redevenues normales. Je recevrai la mauvaise nouvelle sans sourciller. J’ironiserai avec naturel. Un beau rôle de composition. De recomposition. J’aurais fait un putain d’acteur. Elisa... C’est joli, comme nom. Comme test, c’est déjà beaucoup moins mignon... Et puis Elisa, Elisa... elle n’est pas infaillible, Elisa ! Alors je demande à entendre ce qu’en dit le Western Blot, l’as des as, celui qui ne se goure jamais ! Premier résultat : une autre semaine d’attente, auprès de laquelle la précédente fait figure de séjour au club... ! Et toutes ces suées, toutes ces nuits ’blanc cassé’ pour apprendre ce que je savais déjà . Le Western Blot soutient Elisa à sang pour sang. POETE TRADUCTRICE AL se tient debout et quitte la scène - traversant l’audience et se dirigeant vers l’arrière de la pièce. POETE et TRADUCTRICE l’observent. TRADUCTRICE lève doucement la main droite - comme si elle prêtait serment. POETE TRADUCTRICE POETE avance devant TRADUCTRICE, tourne le dos à l’audience, sort un marker rouge et, à chaque strophe, tire un trait rouge sur la main levée de TRADUCTRICE, du bout des doigts jusqu’à la base de la paume. POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE AL Ni regrets, ni remords. POETE et TRADUCTRICE traversent l’arrière-scène et s’asseyent AL C’était bien plus qu’un grand coup de fatigue. C’était indicible. Et tous ces murs, bien épais, tout autour... Combien de temps ? En sortirai-je seulement vivant ? Intra-rnuros, je suis un séropositif clandestin. Mais complètement rétamé, laminé, ce n’est pas évident de s’éclater avec les loups qui délirent sur la séropositivité, le Sida - et ceux qui en font les frais. Ça le serait encore moins de se retrouver exclu, montré du doigt... Entièrement seul, avec la Mort qui meurt de rire et qui attend que je m’éclate avec elle... Salope ! Attends assis, ce sera moins fatigant… Je ne dirai cette ’infamie’ qu’aux personnes qui pour une raison bien précise doivent le savoir. Elisabeth, mon avocate. Elaine, mon amie. Lina à qui je l’écrirai... va refaire tes tests, ma p’tite grenouille. Et pour les autres - tous les autres, ma maman, mes potes, mes co-détenus, mes profs, etc... je me porte comme un charme. J’ai bien une petite bulle d’emphysème pulmonaire, mais une fois localisée elle cesse de me pomper l’air, ça va, j’ai la jeunesse de ceux qui rient souvent... Parfois, un maton vient me chercher : Adossé au chambranle de la porte, mon ticket de circulation à la main, il attend. Je me fais des idées, ou il me regarde d’un drôle d’air pendant que je lace mes baskets ? Comme s’il recherchait les stigmates de... Mauvais sang ! mais c’est bien sûr !... Qui ne sait pas, dans la matonnerie, que le docteur C... s’occupe des malades du sida et autres séropos ? De toute façon, le secret médical, en prison... Le dernier des matons peut compulser n’importe quel dossier. Tout est sous clef. Et dans une prison, qui tient les clefs ? Je ne parlerai pas de ces matons qui pour avoir des horaires fixes ont suivi une pseudo-formation de quelques semaines, formation qui leur permet d’endosser une blouse blanche d’assister les toubibs le matin, l’après midi, et qui entre les deux, au mess, dégoisent leurs petites anecdotes sordides à des collègues friands de moyen de pressions et autres voyeuristes exacerbés... Saloperie de virus ! TRADUCTRICE, portant maintenant un gant rouge, traverse vers AL avec un masque de carnaval de Venise, un chapeau tricorne une perruque, des gants blanc - et le place sur la figure d’AL, pendant la séquence suivante. POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE AL AL tourne le dos à l’audience. POETE commence à enlever son costume - le chapeau, le masque et le toge - et les place sur la chaise. POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE AL se retourne, face à l’audience. POETE et TRADUCTRICE sortent, traversent le centre de la scène, l’un en face de l’autre et les mains jointes devant eux (tenant des harmonicas de blues que le public ne reconnaît pas) lèvent doucement leurs mains au-dessus de leur tête et les descendent lentement jusqu’au niveau de leur lèvres. AL La nuit, depuis ma paillasse glacée, je regarde le ciel grillagé, strié de barreaux, et j’essaie de trouver à quel moment je me suis fait avoir. Je faisais pourtant gaffe, surtout durant ces dernières années... Depuis combien de temps est-ce que je trimballe cet intrus dans mon sang ? Une chose est sûre : ça fait longtemps. J’ai déjà été mal. J’ai déjà été vraiment mal. Je n’ai encore jamais été aussi mal. ...tous ces murs, tout autour ... en sortirai-je un jour ... je veux dire... vivant..? Souvent, je songe à l’enfant de moi que Lina n’aura pas. Cet enfant que nous désirons si fort, et pour lequel je me sentais enfin prêt. Prêt à ne pas commettre les erreurs commises par mon père. Je songe à plein de trucs, mais c’est profondément personnel, vous comprendrez que je n’en fasse pas un documentaire. Ce que je peux dire, en tout cas, c’est que si la Vie ne m’avait pas donné des leçons de combat sept jours sur sept pendant près de 35 ans, je crois que je baisserais les bras. Après avoir glissé autour de mon cou la boucle de ma ceinture accroché aux barreaux. En fait, je vais finir par m’y accrocher, aux barreaux ... Mais des deux mains. Des deux poings. Je sais déjà ces nuits d’angoisse qui m’attendent ces douleurs, ces espoirs déçus qui vont me tomber dessus. Je sais déjà certains apitoiements ... Je sais tout ça. Mais bordel de merde ! je ne jetterai pas l’éponge face à une saloperie de virus même pas visible à l’œil nu ! D’ailleurs je suis immortel. POETE et TRADUCTRICE jouent du blues en harmonica - en appel et réponse. AL (éclairage rouge... TRADUCTRICE traverse la scène...elle donne à AL un livre.) POETE AL TRADUCTRICE Je suis immortel. (Pendant cette séquence, POETE traverse la scène vers AL, et lui donne une petite boîte noire. AL l’ouvre. C’est un harmonica) POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE POETE TRADUCTRICE Pendant la séquence suivante, TRADUCTRICE enlève son serape et, assisté par POETE, met un manteau, un foulard et un chapeau. Elle avance un peu vers AL. AL J’ai offert des fleurs à Lina. Et, autre histoire, j’offre ce témoignage au journal d’EGO. Il y a maintenant une vingtaine de mois que j’ai été libéré. Au jugement, ça s’est passé bien mieux que je n’aurais osé l’espérer. Plusieurs paramètres ont joué en ma faveur. Elisabeth, Elaine, je vous remercie. Je vous embrasse. De tout mon cÅ“ur. Lina a laissé tomber la coke, et remplacé l’héro par Ie Moscontin. Pour une séronégative, elle se porte bien... Mon « secret » est devenu un secret de polichinelle. Un jour de mal-être, je l’ai confié à quelqu’un… qui l’a confié à quelqu’un... qui l’a confié à quelqu’un… Tout ce temps-là , les trois femmes que j’ai nommées l’avaient respecté. Mais peu importe. Mon dernier bilan est excellent. Je me porte réellement comme un charme… Et finies, les nouvelles, j’écris un roman. Un truc à long terme. J’ai tout mon temps. Je suis immortel.
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