Publié le jeudi 1er avril 2004 | http://prison.rezo.net/atelier-anime-par-jean-tricot-5/ Présentation du projet : En prison J’ai passé deux semaines en prison. C’était pour mon travail de musicien. Des prisonniers s’étaient inscrits pour un stage de chant, 5 heures par jour. Une semaine chez les hommes, une semaine chez les femmes. Présentation des prisonnier(e)s ayant participés à cet atelier Mingus Mingus est grand, costaud, noir de peau, la poignée de main énergique. Les yeux toujours en mouvement, en alerte. Autoritaire, mais jamais agressif, la distance exacte nécessaire, juste. Il a mis 4 jours à me tutoyer, me fait visiter, avec une touche de fierté, son domaine, un bureau, à coté de la salle de vidéo, où sont réalisées les émissions pour la chaîne interne. Notre concert final sera retransmis dans toute la prison. En voyant le texte de la chanson composée par les détenus, il s’insurge contre l’emploi du mot “maton“. « OK, les gars, mais alors, vous mettez aussi “voyous“ » Pointus Les trois pointus ( condamnés pour mœurs : violeurs, pédophiles, etc...) sont les seuls “non maghrébins“ de ce groupe. À la prison, on ne dit jamais pourquoi on est là. Mais peu à peu, tout le monde le sait. Le secret est mieux gardé pour les pointus, mais comme ils sont dans un bâtiment à part, pour les protéger des autres, ils sont désignés comme tels et tous les fantasmes peuvent fleurir. O. m’a révélé que ces trois pointus avaient choisi de suivre ce stage en étant bien conscient du danger qu’ils courraient à se mélanger aux autres détenus. Ils concentrent sur eux toute la haine de cet univers malade. Un jour, entre deux vocalises, un des détenus a dit à voix haute en s’adressant à A. “ je vais lui démolir sa gueule à cet enculé !“ Comme j’interviens, demande ce qui se passe, il me répond seulement : “il me regarde“ Et j’apprends que le seul fait, de la part d’un pointu, de regarder un autre détenu est pris pour une offense grave. A. répond :“O.K. je ne te regarde plus.... Ô Ô Ô Ô Ô Ô Ô ... Chantons. A. A. est le plus âgé. Une élégance un peu démodée, un langage dont l’académisme est tempéré par un léger défaut de langue. Il détonne, veut donner l’impression qu’il est là par hasard, que la prison ne l’abîme pas, qu’il n’est pas comme les autres. Cultivé, intelligent, très condescendant, il glisse dans la conversation qu’il est très connu dans cette région, qu’il était membre des chœurs de l’opéra de R. , qu’il dirigeait lui même un groupe vocal, lit la musique, conteste le premier jour ma méthode pédagogique, pour peu à peu admettre sa validité. O. a eu l’intelligence de ne pas me prévenir d’emblée que c’est un pointu. Et elle ira même le dernier jour jusqu’à me confier qu’il vaut mieux que je ne sache pas pourquoi il est là. Il manifeste de plus en plus d’estime pour moi, se valorise dans ces travaux d’approche, me dit “on se comprend“ comme il dirait “nous sommes du même monde“, de la même classe, du même métier, il veut se distinguer à tout prix de ces bas fonds. Il croit être un ténor brillant, et quand il fait une vocalise, seul, tous autres se tordent de rire. Il devient tout rouge, et monte le plus haut possible, en force, incapable d’alléger sa voix. Tout son corps tremble dans l’effort. C’est une caricature de chanteur lyrique. Et pourtant, derrière la moquerie des autres, il y a une dose d’admiration pour la puissance de l’organe. Commentaire d’un jeune maghrébin, un jour après sa vocalise/performance : tu étais curé, toi, non ? B. B. a perdu une partie de l’oreille droite. Deuxième pointu, il a été chanteur dans l’orchestre UNTEL, réputé partout en France. C’est donc un ancien pro. Mais lui n’a aucune prétention. Patient, silencieux, appliqué, il aimerait qu’on bosse davantage. Il est plus“ peuple“ que A. et donc subit moins l’ostracisme des maghrébins. Ce doit être un bon beauf : Il collectionnait les armes et tirait sur le mur de terre au fond de sa piscine en construction. Un voisin l’a dénoncé. Il n’avait pas de port d’arme. Il collectionnait seulement, ou s’en servait un peu ? Il se désole d’être dans ce groupe avec “des jeunes qui n’ont rien dans la cervelle, des bons à rien, en prison depuis l’âge de 15 ans, dès le départ et pour toujours“. Lui se présente comme un brave type, avec du bon sens, il connaît la vie, vraiment pas le profil d’un délinquant. Je ne saurai jamais, et tant mieux, sur quelle flaque il a glissé. C. Le dernier pointu. Plus jeune, il est élégant, se veut intellectuel, se balade avec un roman dont la couverture représente une femme nue, et affirme qu’il travaille à écrire une critique littéraire de ce roman, pour le journal de la prison. Pendant les séances, il s’efforce de réussir les exercices, aux pauses, il essaie d’être plus intelligent que tous les autres, me demande si je pense que ce que je fais ici a la moindre utilité. Pour lui, c’est de la poudre aux yeux dont la direction va retirer les bénéfices. Il dénigre tout, non par pessimisme, mais par suffisance. D D. pensait, pendant la semaine de stage, qu’il serait libéré dans 2 mois. Il est Algérien, Il me raconte son histoire : Il est allé réclamer son dû à son assureur avec un fusil à pompe. Il avait subi des dégâts importants dans le restaurant qu’il tenait, à l’occasion des travaux du tramway. Baladé entre la mairie, l’entreprise qui a fait les travaux, et l’assureur, il a fini par craquer et a ainsi obtenu son dû, une forte somme, sous la menace de son arme... Il était attendu à la sortie par un commando de policiers. Sa voix est douce, il me regarde avec un air de chien battu, il est très attentif pendant le travail, déclare qu’à sa sortie, il viendra chanter dans La fanfare à mains nues. Salto. Je confonds toujours E. avec F. Ils sont tous les deux très jeunes, cheveux rasés, Marocains, peu motivés par la musique, mais s’en approchant peu à peu, souvent dissipés, mais jamais provocateurs, un certain respect envers moi “dû à l’âge“, me dit l’un d’eux. Bon. Au delà de mes états d’âmes, noter que chez ces prétendus loubards le respect du père, de l’aîné, reste fort. G. Le 2ème jour, G. est arrivé en retard, blême, décomposé. Il déclare d’emblée qu’il n’est pas question qu’il chante aujourd’hui. On arrête tout, on s’assoit et on l’écoute : Il était dans la même cellule que l’évadé. Suspecté de complicité, on est donc venu le chercher, et il a traversé la prison sous une cagoule, a subi un interrogatoire musclé, à genoux devant le directeur. C’est un gamin de 18 ans, pourquoi tout ce cirque ? J’ai vite appris à trier dans ce que me racontent les détenus. Mais pas maintenant : l’émotion de G. est trop visible, le traumatisme évident. Je crois qu’il vient de vivre une heure de vraie terreur. On me prend à partie : Tu dois témoigner, dehors, parler aux médias...La révolte, souterraine, affleure. Et moi, avec ma musique, mes illusions... Je revois, à ma sortie, hier, devant la prison, les équipes de télé en train de tourner le “reportage“ qu’on a vu le soir. (uniquement du commentaire, quelques images des murs extérieurs puisqu’il n’est pas question de filmer dans la prison.) La seule question, le seul mot pertinent par les temps sarcoziens qui courent est SECURITE. Comment la renforcer, mieux nous protéger, surélever les murs, être sûr que ça ne se reproduira pas, qu’on pourra enfin “les“ oublier ? Beau temps sur la France, quelques risques d’orage en fin d’après-midi. K. K. est le seul noir du groupe. Les jeunes maghrébins l’appellent “chimpanzé“. Et quand je leur dit que je ne trouve pas ça drôle, ils continuent, d’autant que K. rigole lui aussi. J’ai mis trois jours à comprendre pourquoi : K. ne parle presque pas français. Il parle une langue africaine qu’il ne nomme même pas, anglais (l’ancien colonisateur) et espagnol ( il a vécu quelques années en Espagne ) Dès que je peux m’adresser à lui en espagnol, son statut dans le groupe s’améliore : On ne le comprenait pas, donc ce n’était pas vraiment une être humain. Cruauté banale. L. L. est le dernier inscrit sur la liste. Jeune, puéril, toujours dissipé, le regard fuyant par en dessous, pas clair, ce type. Il parle sans arrêt, chuchote plutôt, n’écoute et ne comprend donc rien. Barbu, brun, je ne l’identifie pas comme Maghrébin. Il en est pourtant. Sa façon de bouger sans arrêt, cette énergie incontrôlable, son regard toujours ailleurs, son indisponibilité absolue, me font précisément penser à une bête en cage récemment capturée. Il est visiblement venu là pour tout autre chose que chanter. Prendre l’air, voir les copains, dealer du sheet ? Dés la première séance, je l’avertis que ça ne peut pas continuer comme ça. Il répond tranquillement -“virez moi“. O., l’animatrice, le sermonne aussi. À la troisième séance, il commence à s’intéresser au rythme, quand il voit qu’il est capable. Il faut sans cesse que je le place entre deux détenus plus concentrés, moins faciles à perturber. N. N. est brun, crâne rasé, visage anguleux, émacié. Il ne perturbe jamais les séances, ne demande rien, ne dit rien. Les autres maghrébins admirent ce chef ténébreux. Dés le premier jour, ils ont réclamé auprès du surveillant qu’on l’invite au stage alors qu’il n’était pas inscrit. Ils affirment qu’il chante formidablement. Bien. Mais je n’ai rien entendu. Et il n’est pas plus brillant en rythme. Par contre, en messes basses, il est là. Aux pauses, il s’écarte avec un ou deux autres détenus pour tramer je ne sais quoi. Peut-être m’ont-ils tous roulé dans la farine avec leur fameux chanteur, et ont-ils saisi l’occasion de se rapprocher facilement d’un fameux dealer de sheet ? J’ai failli abandonner après deux jours. Enfermés à, 6, 8, ou 12, jamais les mêmes absents dans une pièce de 3 X 6 m. Sans chaises le premier jour, debout pendant 2 h 1/2, ou vautrés par terre pour les moins dégoûtés. Avec en bruit de fond les annonces incompréhensibles beuglées dans les haut-parleurs, bruits de ferrailles entrechoquées, grilles ouvertes ou fermées, trousseaux de clefs énormes, anachroniques, certaines clefs dépassent les 20 cm. (Peut-être s’agit il d’une stratégie pour limiter les risques de vols ?) Et moi qui parle d’écoute, de concentration ! Deuxième jour : c’est pire avec les chaises. Une fois debout, en cercle, les épaules se touchent, par 35° ! Alors je les écoute, plutôt que de les faire chanter. Et ça leur fait sans doute autant de bien. Et j’apprends peu à peu. Ils sont à 3 ou 4 dans des cellules de 9 mètres carrés prévues pour une personne, 22h par jour, (deux heures de promenade) repas pris dans la cellule, WC également. En fin de séance, l’un d’eux, me voyant sans doute ébranlé par ce que je découvre, me dit : « Franchement, Jean, est-ce qu’on a l’air de bandits ? » Et moi me demandant ce que je fous là. ................................................. Hasard, rien d’autre, mais le jour où je mets au propre ces notes, le 20 Août à 21h, France Inter diffuse une émission spéciale sur les prisons. J’apprends qu’un livre, “lettres de prison“ a été édité, qu’il existe un observatoire international des prisons, avec sans doute une antenne locale près de chez moi, que nombreux sont ceux qui comme moi se demandent à quoi sert la prison, en France, aujourd’hui. Source : |