Publié le samedi 5 juin 2004 | http://prison.rezo.net/cqfd-10-compte-a-rebours-a/ CQFD N°010 De notre correspondant permanent au pénitencier Compte à rebours à perpétuité Mis à jour le :15 mars 2004. Auteur : Jann-Marc Rouillan. A la centrale de Moulins-sur-Yzeure, Jann-Marc Rouillan fête le dix-septième anniversaire de son incarcération. Condamné à une perpétuité « incompressible » de dix-huit ans de prison, il n’a plus que 365 jours à attendre avant de déposer sa première demande de libération conditionnelle. Puis encore 365 jours... Le compte à rebours a commencé. Ce matin, sans que je sache pourquoi, le vieux réveil résonna dans ma viande et, avec lui, la mémoire d’un anniversaire... Alors, les yeux clos, les mains croisées sous la nuque, j’ai écouté la prison s’éveiller, un goût bizarre dans la bouche. Il y a si longtemps, presque une éternité... Dix-sept ans. Et comme si c’était hier, le long couloir de Fresnes réapparaît... Et je me revois pousser la grille de la 1ère division, avec, tout au fond sous l’escalier, le Quartier d’isolement. Et le cri : « Quartier ! Un arrivant. Un ! » Février 1987, j’entrais au QI pour sept longues années d’isolement. A cette époque, le nouveau venu portait le paquetage sur l’épaule, quel que soit son poids. Et il entrait plié en deux avec cette grosse boule verte sur le dos. Pareil à un énorme escargot, il émigrait vers le pays du dedans. Qu’importe ce qu’il pouvait bien lui rester de son aventure de l’ancien pays, dans son baluchon il n’emportait rien de bien utile à ce long voyage. Un prisonnier se souvient toujours de son arrivée dans un établissement. Des décennies après, le cliquetis des entraves dans la cour pavée de la Santé demeure tatoué sur son cerveau d’animal, comme les cris des cages au dispatching de Fleury, l’odeur des couvertures vertes à peine sorties du dépôt, les raviolis tiédis dans la bassine de plastique bleu... Et, à Fresnes, le trait sur le sol devant le bureau du surveillant de la fouille : « Ne dépassez pas la ligne ! » A Fleury, les deux pieds peints sur le sol : « placez-vous sur les marques, baissez-vous et toussez ! » Certaines politesses aboyées sont plus violentes qu’un tutoiement. Des années plus tard, on se souvient encore des humiliations et parfois ça nous rend insomniaques. C’est pareil au refrain aigrelet d’une boîte à musique... Une mécanique prête à vous flinguer le moral lorsque claquent les verrous. Dix-sept années... Dans 365 jours, la peine incompressible s’achèvera et je poserai ma demande de libération conditionnelle. La première... Qu’importe combien il y en aura, la prison sera désormais rythmée par cette horloge. 365 jours tel un compte à rebours... Le procureur avait réclamé : « je veux qu’il fasse 18 ans ! » Il se trouvera bien un autre magistrat pour dire : « je veux qu’il fasse un an de plus ! »... Et l’année suivante un autre juge confirmera en son nom « un an de plus ! »... Ainsi de suite... C’est la nature même de la peine perpétuelle. Régulièrement, des collèges d’experts se consulteront pour savoir si mes idées sont désormais compatibles avec votre actualité, si elles ne sont pas trop emboucanées d’antiques poudres révolutionnaires, d’utopies et de rêve. Ils calculeront le taux constant de mes coups de gueule et l’angle de ma dérive. « Face à un tel fauve, la société ne prendra aucun risque ! » Parfois je croirais presque à leurs conneries, alors j’admire mes crocs devant la glace et je bombe le torse... A la téloche, le keum de la Rumeur rappe sur un banc de Paname... « Considère-moi comme une bombe qui égratigne les secondes. » 365 jours tel un compte à rebours... Incorrigible, un bout de chair et d’esprit s’affiche optimiste. On ne peut rien y faire. Avec insolence, ce mystérieux morceau de cervelle sécrète la toxine du rêve éveillé : « la semaine prochaine, le mur s’écroulera... », « dans 390 jours, à midi, je me baignerai sur la plage du Casino... », « avant la fin de l’année, une étincelle mettra le feu à la plaine des vies sans espérance et les millions d’esclaves de cette société cannibale se révolteront... ils emporteront tout sous les coups de boutoir de leur colère révolutionnaire... » Je pressens quelques sourires narquois : « Ah le nul, il y croit ! Dix-sept ans, ça ne lui suffit pas ! »... Et... s’ils me jetaient à la rue pour de bon... comme un vulgaire passager clandestin ? Sur le trottoir, au petit matin, avec deux sacs made in China... Sur mon pécule de libérable, j’ai économisé 19 euros et 8 centimes. A peine un euro par année de galère, c’est pas cher le coup de rame ! Même pas de quoi rentrer chez moi ! Où ça ?... Je revois les arbres du boulevard Arago à l’aube ensoleillée du 3 août 1981. Il faisait si doux. L’air me grisait d’un trop plein d’oxygène. Pourtant je n’avais passé que dix mois dedans... Après vingt ans, est-ce que je reconnaîtrai le pays du dehors ? Ses contours sont tellement flous, aussi fantasmés pour moi que mon pays l’est pour vous. Une contrée dont on ne peut saisir l’essence fondamentale et carcérale. Cela demande si longtemps. Combien de temps ? Dix ans, douze, quatorze... Pour la vague identité d’une seconde peau de béton... Sur le coup, la transformation est indétectable. On observe la côte dans son dos sans discerner la tromperie, et puis il faut l’admettre, il ne subsiste qu’une photo à peine lisible... Un simple mirage. Un reflet... Et l’absence pèse, douloureuse et grise. 365 jours tel un compte à rebours. La liberté... Quelle liberté ? Sinon d’autres oppressions, certes différentes, maquillées jusqu’à l’affiche de publicité... Ponctuée de slogans et d’obéissances, pour certaines pires... Pour une autre non-vie qui se la raconte comme se la jouent quelques taulards : « oui chef, bien chef, merci chef... » Comme si la liberté se délimitait à l’arête d’un mur à Moulins comme en Palestine... Comme si la signature d’un fonctionnaire sur un bout de papier débarrassait l’opprimé de son oppresseur... 365, 364, 363, 362... Jann-Marc Rouillan Publié dans CQFD n°10, mars 2004. |