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CQFD 08 Inondation policière à la prison d’Arles

CQFD N°008

Rafting carcéral

Inondation policière à la prison d’Arles

Mis à jour le :15 janvier 2004. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=13

Début décembre, les eaux du Rhône envahissent la centrale d’Arles. Pour ouvrir les portes de la prison bloquées par la montée des eaux, il faut scier les barreaux du rez-de-chaussée. Une « évasion » de courte durée : encadrés par 70 CRS et des matons cagoulés en renfort, les détenus sont transférés vers d’autres placards. Pour CQFD, notre envoyé spécial Jean-Marc Rouillan raconte sa mise au sec à la prison-bunker de Moulins-Yzeure.

Aux alentours de huit heures du soir, je débarque à la Centrale de Moulins. Gyrophares, béton, fils barbelés, grille, sas blindés... Matons gantés comme des chirurgiens : « fouille à corps ! » Le greffier enregistre mon numéro d’écrou. Paquetage ? Pas de paquetage ! Le bricard prend un air entendu : « Il vient d’Arles ». Le plus curieux des fonctionnaires ose un « c’était comment ? ». Epuisé par sept heures de transfert, j’esquisse un sourire fataliste. On suit de longs couloirs cimentés de gris. On franchit de nouvelles grilles, on s’engage sur une interminable passerelle glacée, les projecteurs claquent sur les hsublots de paquebot... Je plonge, je plonge... Et je comprends pourquoi les prisonniers ont baptisé cet établissement le « sous-marin ». Le talkie-walkie collé aux lèvres, l’escorte psalmodie « la 11, merci, la 4 et la 5 ! ». Tout au bout, on parvient enfin devant deux énormes portes d`acier. De simples étiquettes annoncent la couleur : à gauche, le mitard, à droite, le quartier d’isolement. Déjà la boîte se referme sur moi, les verrous claquent dans mon dos. « Voilà, je touche le fond. » Vingt mille lieues sous les mers... Qu’ai-je bien pu commettre pour me retrouver dans un quartier qui arbore avec fierté et provocation son étiquette de « disciplinaire » ? Quel a été mon crime ? Bien sûr, je suis sorti par une fenêtre aux barreaux sciés... Mais c’est le sous-directeur déguisé en pêcheur d’Islande qui me l’avait ordonné. En guise de confirmation, un maton encagoulé me plantait dans les reins son escopette : « avance ! ». J’ai donc bien consommé le flagrant délit de bris de prison (puni d’un à cinq ans d’emprisonnement par la juridiction du tout venant). Bien sûr, je me suis retrouvé sur le toit... Et je connais également le tarif de cet exploit : quarante-cinq jours de cachot et trois mois de quartier d’isolement. Pourtant les deux têtards m’encadrant sautillaient d’impatience : « jusqu’à l’échelle ! » En contrebas patientait une flottille d’embarquement. Jusque là, seule la rumeur des moteurs la trahissait. « Descends ! » La veille au soir, le sous-directeur - cuissardes de caoutchouc tirées sous les aisselles - est passé de cellule en cellule : « demain, vous serez évacués » Et il m’a tendu une bougie, avant de réaliser que deux lampes à huile brûlaient sur la table. « Ah ! mais dites donc, vous êtes bien installé ! » Dans l’ancien temps carcéral, la confection des « chauffes » après l’extinction des feux coûtait dix jours au pain sec et à l’eau. Souvenirs... Les coursives des quartiers des prisonniers politiques de la Santé, le Fresnes d’avant la télé et le QHS d’Auxerre, où il fallait guetter le cliquetis des clefs, masquer le vasistas au mirador et profiter de la flamme dansant sur la page. A Arles, cette nuit fut extraordinaire, la lune libérée des projecteurs et de l’éclairage public cabotait sur l’immensité du ciel renversé. Aucune lumière humaine ne troublait la cité engloutie. Aucun bruit, seuls les clapotis du fleuve vagabond et en silence, penchés aux bastingages, les détenus savouraient la nuit buissonnière.

« Vous êtes prêts ? » Dans le cache de la porte, trois cagoulards imposent leurs carrures renforcées. Je sors. Ils me fouillent. Le canon du pompe me scrute au fond des yeux. « Fais gaffe ! » Gilets de sauvetage... Gilets pare-balles... Ombres anonymes, la coursive est peuplée d’encagoulés. Je ne la reconnais plus. Trois ans que je vivais là... Tous les jours, même le dimanche. Elle a été le témoin de nos fêtes, malgré tout, de nos chicaneries jamais graves, de nos efforts à tromper le naufrage de la mort lente.... Maintenant elle est étrangère, hostile. Au fil de l’eau, les canots inaugurent le bal, sur le chemin de ronde, nous partons les premiers. A la fenêtre, Fouad crie : « ramène-nous des morues ! » Plus loin, Jean-Marie dresse le poing en guise d`adieu.... Quelque part nous savons que c’est fini. Tout ce que nous avions conquis ici, nous devrons le reconquérir ailleurs. La veille au soir, nous avons éclusé le dernier litron du bidon de piquette maison. Puis, bras dessus, bras dessous, nous avons entamé sur le pont de vieilles chansons révolutionnaires. Les moteurs des zodiacs rugissent. Dehors, c’est comme à la télé, enfin, ce qu’on voit aux actualités chaque année quand le Rhône crève une digue. Une vision banalisée de catastrophe... Sauf que ce coup-ci nous sommes dans le bain, tenant le premier rôle des sinistrés. Le voyage traîne en longueur, nous sommes chargés, des flics, des matons, un homme-grenouille et le pompier au gouvernail... Le tout pour deux pirates déclarés dangereux... enfin presque, parce que mon co-équipier sera libéré avant la fin de l’année. Nous traversons la zone industrielle, nous longeons les rues abandonnées, et encore des rues..... Un vol d’hélico nous dépasse avec fracas, les poulets expliquent que le Sinistre Perben a pris de la hauteur pour surveiller le bon déroulement médiatique de notre sauvetage. Et sur le quai improvisé, en effet, ils sont tous là, officiels par dizaines, flics par centaines et la nuée des reporters. Sous les flashes, on débarque des canots, comme à Cannes les stars des limousines. Ils se bousculent. Ils se penchent sur nos poignets cadenassés. Je pense à nos anciens, quand les caméras les traquaient sur le chemin de Saint-Martin, avec ces journaleux avides de l’émotion du départ des bagnards pour les Amériques. Par dérision, mon collègue se redresse et, forçant l’accent des cités, hurle à la cantonade : « Je suis innocent, je jure que je n’ai pas touché aux digues ! Wouala ! » Le Préfet Marion rit jaune. L’encagoulé lui tend le bout de papier sur lequel est inscrit mon nom. Vite...vite au camion ! L’escorte me tire, me pousse et double mes chaînes. Je grille la politesse à mes compagnons d’infortune et j’atterris dans une cage grillagée où, dans la pénombre, je recouvre mon statut social de Bête. Un encagoulé me guette. Quelques jours plus tard, Dominique, vieux taulard et ancien des Beaux Arts, affirme en prenant le café : « depuis ma première incarcération en 58, la zonzon n’a pas changé. » En face, Patrice le contredit. « Non... avant ils forçaient les condamnés à porter la cagoule, aujourd’hui, ce sont les matons qui la portent ! » [1] Voilà pourquoi, dans ce système sans queue ni tête, mais sempiternellement sécuritaire, à peine sauvé des eaux, par le fond, ils m’expédièrent jouer au Capitaine Némo.

Jean-Marc Rouillan, depuis le bunker de Moulins, janvier 2004

Publié dans le n°8 de CQFD, janvier 2004.

[1] Les réclusionnaires étaient encagoulés de force, pour ne pas être vus, pour ne pas avoir la possibilité de voir un autre congénère. La mémoire carcérale veut que la police allemande mit fin à ce traitement en 1941. En 2003, Perben imposait sa cagoule aux matons pour les opérations répressives (fouilles, transferts...). Aujourd’hui, pour un oui ou un non, les matons s’affublent de leur tenue « anonyme » de donneur de coups de trique