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4 Table ronde 2 : Travailler sur le sens

Animation : Pierre Besson, Directeur de l’Unité pédagogique régionale de Lyon

Pierre Besson
Ce matin Monsieur Loeb nous a apporté un éclairage passionnant sur l’enseignement en milieu pénitentiaire à travers son histoire. Une table ronde nous a permis ensuite d’aborder la problématique de l’organisation de cet enseignement.
Je vous propose, pour débuter cette après-midi d’aborder le sujet fondamental du sens de cet enseignement.
En effet, la question du sens est essentielle.
Chaque pédagogue sait bien que pour que son enseignement soit efficace,
il faut qu’il soit intégré logiquement et psychologiquement par l’apprenant
qui ainsi se l’approprie et devient capable de le réutiliser dans des situations de vie.
Cette intégration n’est possible que si l’enseignement proposé a une « signification potentielle » pour celui qui le reçoit.
En milieu pénitentiaire plus qu’ailleurs, le sens du contenu de l’enseignement est doublé par la signification donnée à la relation pédagogique.
C’est pourquoi il paraît important de réfléchir de manière authentique sur les raisons, les modalités de nos missions éducatives et je vous propose de débuter cette réflexion par la présentation de « l’atelier de philosophie » de Monsieur Plantier : Monsieur Plantier est professeur de philosophie au lycée Édouard Branly à Lyon, il intervient depuis plusieurs années à la prison de Villefranche. Il a été l’auteur d’un article intitulé « l’étonnement » paru dans le bulletin de l’enseignement en milieu pénitentiaire n° 1.
Je lui laisse la parole.

Yann Plantier
Présentation de l’atelier de philosophie : le rôle de l’enseignant
Depuis quatre ans, j’interviens dans le cadre d’un atelier philosophique à la maison d’arrêt de Villefranche. Cet atelier philosophique concerne en général 8 à 12 personnes. Au-delà, ce serait difficile car on ne serait plus dans un climat de confiance et d’intimité réelles. L’atelier se déroule sur environ deux à trois heures par semaine, les détenus étant toujours demandeurs de plus de réflexion.
Deux points sont à noter. Tout d’abord, l’atelier s’adresse en priorité à des personnes dont le niveau scolaire est faible ou qui ont du mal à s’intégrer dans des structures trop formalisées. Ensuite, ce n’est ni un groupe de paroles de type thérapeutique, ni un cours de philosophie sous forme magistrale.
L’enjeu est de construire une réflexion commune exigeant à la fois la formation du jugement personnel et le risque d’une parole engageante, avec la référence de l’enseignant.
Par suite, il y a un va-et-vient constant entre la pensée et l’expérience.
Dans ce cadre-là, l’enseignant me semble assumer un triple rôle :
- un rôle d’apports théoriques car il faut donner des billes au détenu si on veut que sa pensée puisse s’élaborer et se formaliser ;
- un rôle d’animation en ce sens qu’il s’agit d’orchestrer la discussion ;
- un rôle, qui n’est certainement pas le moindre, critique au sens fort, c’est-à-dire que l’enseignant est un peu l’ultime référent qui valide la réflexion et qui authentifie la pertinence d’un propos. Quand je dis ultime référent, c’est très piégeant et pourtant, il s’agit bien d’assumer le rôle dans lequel le détenu nous place. Il a besoin qu’une personne valide la portée de son raisonnement, sachant que la validation, ce n’est pas l’enseignant qui la donne de façon arbitraire mais c’est la Raison. Le recours à la Raison, comme seul critère réel, « dépersonnalise » l’enjeu et rend vigilant contre les risques idéologiques chez l’enseignant comme chez le détenu.

Trois enjeux essentiels
Parmi les enjeux de l’atelier, trois semblent essentiels.
a) une éthique de la relation
Le premier, qui est la condition sine qua none, est ce qu’on pourrait appeler l’entrée dans une véritable éthique de la relation, éthique nécessairement présente dans la constitution même, dans le cadre même de l’atelier. Éthique, pourquoi ? parce qu’il s’agit d’apprendre à dialoguer et le dialogue philosophique a ses règles et ses difficultés. Notamment, il s’agit de formuler la position qui est la sienne et d’accepter qu’un autre la contredise, parfois même de façon forte et violente. Il s’agit de résoudre la contradiction autrement que par le poing : il faut trouver des vecteurs de type réflexif qui permettent de dépasser une contradiction sans jamais faire l’impasse sur la contradiction que l’autre a pu donner. C’est donc bien là une véritable éthique qui est à l’oeuvre. Éthique qui, à mon avis, donne lieu à un climat de respect et de confiance assez peu commun. Cela me semble flagrant quand les détenus nouveaux arrivent puisque spontanément ils se sentent prêts à prendre la parole alors même que, juste avant l’atelier, ils se demandaient s’ils étaient à la hauteur : faire de la philosophie semble

b) la réhabilitation de la personne
Le deuxième enjeu est ce que j’appellerais la réhabilitation de la personne. Quand un détenu fait l’effort de prendre la parole, non pour dire simplement une opinion, mais pour énoncer une pensée dont il sait qu’elle sera critiquée par les autres, cette prise de risque entraîne forcément ce
qu’on pourrait appeler une revalorisation de la personne. Tout d’abord parce que parler est un défi qui demande ici une certaine audace ; ensuite parce que l’écoute des autres manifeste au détenu la valeur de ses propos ; enfin parce que l’attention et la reprise de l’enseignant (approbative ou non) entérinent l’intérêt de l’approche esquissée ou argumentée. On est donc véritablement dans un travail de revalorisation de la personne au sens fort du terme. C’est-à-dire que je n’ai pas affaire à des gens qui viennent fanfaronner sur ce qu’ils ont fait, ce sont plutôt des gens qui savent que l’image qu’ils vont donner renverra quelque chose d’authentique chez eux.
Donc, il y a une exigence d’authenticité de leur part, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne jouent pas parfois un rôle. Il n’empêche que le rôle qu’ils jouent, même dans ce cadre-là, est passé au crible et leur demande d’être à la hauteur d’une autre image d’eux-mêmes.

c) un parcours de sens
Enfin, le troisième enjeu qui est évidemment le plus important, c’est le parcours de sens que veut initier un atelier philosophique. Le parcours de l’atelier s’organise autour de thèmes qui ne sont pas des supports des discussions, mais qui sont des champs d’investigation pour la pensée. Une importance très nette est donnée à la réflexion morale et psychologique. Il y a une véritable quête existentielle des détenus. Spontanément les détenus ne cherchent pas tant à construire une représentation du monde qu’à donner sens à leur propre histoire et pourtant tout l’enjeu est de montrer qu’on ne peut donner sens à son histoire que si l’on passe par la médiation d’un travail sur les représentations. Donc, tout se joue ici dans ce travail sur les représentations. Travail sur les représentations qui demande de faire confiance à la raison.
L’enjeu fondamental ici est sans doute le pari que l’on ose faire ou non sur la Raison. Je dis la raison pour le peu qu’elle ne soit pas désincarnée et pour le peu qu’elle soit bien passée au crible du regard, de l’écoute et de la parole de l’autre, évidemment. On n’est plus alors dans l’ordre des préjugés.
Parmi les thèmes qui m’ont semblé intéressants, sur le plan moral par exemple, on a longuement travaillé sur la question de l’interdit.
Cela ne me semble pas banal encore une fois d’entendre des détenus réaliser la positivité de l’interdit pour peu que l’interdit soit bien entendu dans son sens profond, comme parole dite entre deux personnes pour que chacune soit respectée : interdit, ce qui est dit entre. On a pu travailler sur la question de la liberté et montrer que la liberté n’est peut-être pas tant le plaisir de faire ce qu’on veut ou ce dont on a envie, que dans le fait de se gouverner soi-même.
Nombreuses autres questions ont pu être abordées. À chaque fois, je remarque que la réaction première, affective, est vite dépassée par une réflexion qui, progressivement, va permettre de réinvestir le champ de l’affectif, la dimension théorique ne valant que si elle s’incarne à nouveau. Il y a donc à mon avis, une véritable structuration intellectuelle qui permet une structuration morale et affective. Et même si, au départ, c’était avant tout une sorte de credo, je vois, je crois en tout cas, apercevoir des changements profonds qui confirment cet « acte de foi ». Et puis, l’apport de la Raison est de pouvoir réduire le champ de l’irrationnel pour le détenu qui est souvent débordé par ce qui lui arrive, par un rapport au réel qui est complexe et qu’on partage avec lui. Cela permet également de réduire le champ de l’irrationnel pour celui qui est face au détenu et qui enfin peut entendre la parole d’un homme qui essaie de donner sens à son histoire. On ne lui attribue pas un sens, on ne lui assigne pas un sens, on écoute le sens, que lui, donne à son histoire, avec un regard critique évidemment, ça va de soi.

Quelques pistes de réflexion
Pour conclure, j’insisterai peut-être sur l’intérêt de la structure atelier qui, bizarrement devait favoriser des gens qui ne s’inséraient pas dans un parcours trop formel.
Or je vois que les gens se fidélisent puisqu’il y en a qui viennent depuis deux, trois ans déjà, chaque semaine.
Ensuite, j’évoquerai l’intérêt de l’approche philosophique qui « désaffectivise » les enjeux et qui sollicite la personne comme actrice de l’élaboration d’un point de vue qui est raisonnablement fondé. Je crois qu’il y a là un va-et-vient entre l’action de la personne, sa singularité et le passage au crible de l’universalité de la Raison.
Enfin, j’insisterai peut-être sur la nécessité pour l’enseignant lui même, de formuler, de formaliser les enjeux pas seulement déontologiques mais éthiques de ce qui relève bien souvent davantage d’une mission que d’une fonction. En tout cas, cela m’a semblé nécessaire parce que j’ai repéré comment le professeur de philosophie, mais sans doute la plupart des autres enseignants, a à la fois pour mission d’humaniser un milieu (le milieu pénitentiaire) et en même temps de manifester que la société aussi est humaine et humanisable, c’est-à-dire qu’il y a un véritable rôle de médiation qui demande à l’enseignant d’être très au clair sur l’insertion qu’il occupe dans le cadre du milieu pénitentiaire.
Être au clair, il me semble que cela nécessite que chacun passe au crible ses propres représentations. Je vois que l’atelier philosophique me permet cela, : passer au crible mes propres représentations et peut-être du même coup les élaborer, non pas pour être plus dans le vrai, mais pour être au plus juste d’une relation qui permettra véritablement une médiation entre l’intérieur et l’extérieur.

Pierre Besson
Je vous remercie. Je crois que votre propos fixe l’horizon de notre mission éducative. Elle en souligne les enjeux psychoaffectifs et nous montre bien que le chemin tracé est un chemin de crête.
Comme ce matin nous vous privons de parole directe et je vous demande donc de mettre par écrit les questions que vous souhaiteriez poser aux intervenants. (Les questions étant ramassées au fur et à mesure et apportées au secrétariat.)
Nous allons ainsi pouvoir entendre un autre enseignant du second degré : Monsieur Ughes professeur de français qui intervient à la prison de Grasse et qui, lui aussi, a écrit dans le bulletin de l’enseignement n° 6 en collaboration avec M. Tintori un texte intitulé « Que peut encore la culture ? ».
L’enseignement du français en collège a ceci de particulier qu’il paraît inutile aux yeux des élèves qui disent le parler et ne voient pas pourquoi ils l’étudieraient. Et en prison comment peut-on l’enseigner ? c’est ce que va nous expliquer Monsieur Ughes.

Yves Ughes
Enseigner les lettres pour contribuer à la réalisation des êtres
En toutes circonstances, l’angélisme et le volontarisme sont des partis pris néfastes. Il convient donc avant toutes choses de le préciser avec force : en détention comme à l’extérieur, l’enseignement est un combat et l’enseignement du Français ne saurait échapper à cette règle.
Face à tous les publics, nous devons en ce domaine lutter contre les représentations négatives qui sont installées dans les esprits, incrustées même au plus profond des mentalités. La littérature serait ainsi un domaine fumeux, la lecture ne serait bonne que pour les souffreteux, les femmes en mal d’émotion. On ne prendrait donc un livre qu’en toute dernière nécessité, quand on ne peut rien faire d’autre, en cachette, avec une honte rentrée.
Mais en aucun cas, un être en bonne santé, de surcroît mâle et fier de l’être, ne saurait verser dans cette activité qui se présente fatalement comme un substitut, un ersatz de vie.
Quand cette idée fausse ne domine pas, elle cède la place à un autre cliché : le bon français, les textes et la littérature, fatalement proclamée « grande littérature » ne seraient réservés qu’à une élite, sorte de produit de très haut luxe, obligatoirement hors de portée.
Le premier travail qui s’impose donc à nous consiste à lutter contre ces réticences, ces résistances, souvent implicites mais perceptibles, et parfois même livrées verbalement avec plus ou moins de nuances. Rien n’est possible si nous ne déblayons pas le terrain de ces obstacles. Il convient pourtant de ne pas manoeuvrer en situation défensive. Il faut l’affirmer dès le départ : la littérature n’est pas un pansement pour êtres diminués, pas plus qu’elle n’est le temple devant lequel il convient de se prosterner. Les représentations classiques doivent tomber, comme doivent s’effacer ces mauvais souvenirs scolaires qui nous ont fait gratter du papier sur des questions factices dont le but consistait à admirer inconditionnellement nos grands auteurs. Pour aussi grands qu’ils aient été, ces poètes et romanciers n’en ont pas moins été des hommes et des femmes, c’est-à-dire des êtres faillibles, travaillés par la douleur de vivre, livrant des combats. « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent » affirmait Victor Hugo. Ces auteurs sont des êtres de colère et de révolte aussi. Il nous est impossible d’avancer en littérature, en détention plus qu’ailleurs sans faire un sérieux travail de dépoussiérage. Les textes et leurs créateurs méritent d’être découverts dans leur complexité humaine.
Dès lors, le combat peut avoir lieu à condition toutefois de savoir pourquoi nous le menons. Et le mot pourquoi doit être pris dans ses deux orthographes : pourquoi, quelle est la cause qui peut nous mouvoir ? et pour quoi, dans quel but menons-nous cet enseignement ?
L’expérience de plusieurs années de cours donnés en Maison d’Arrêt peut permettre de clarifier les objectifs et de cerner ce qu’il est possible de faire, sans illusion aucune de salut, sans prétention de rédemption, fût-elle pédagogique.
Une tâche évidente s’impose dans un premier temps à un professeur de Français, elle correspond à un besoin réel, et prend la forme d’un travail de réconciliation avec la langue, notamment avec la langue écrite. Les élèves de nos centres scolaires savent s’exprimer à l’oral, et l’épaisseur du vécu, la variété des expériences alimentent souvent nos cours d’expression riches, denses et solides. Mais dès que le texte écrit est proposé, surgissent les complexes propres à tous ceux qui n’ont plus pris la plume depuis longtemps. Ils perçoivent pourtant bien qu’un homme ne peut être entièrement libre s’il ne sait pas maîtriser l’écrit. Les lettres, les courriers divers imposent ce mode de communication.
S’il est vrai que « la liberté est impossible à l’ignorant » comme l’affirme le philosophe Alain Finkelkraut, le détenu sent bien que la méconnaissance du code écrit l’enferme plus encore, dans son silence ou dans la dépendance. Nous pouvons à partir de là contribuer à la reconstruction d’une confiance. Deux mouvements complémentaires s’imposent.
D’une part, il convient de réaffirmer avec force que le langage est un bien commun et qu’il n’est pas de modèles supérieurs de langage : celui qui parle bien est celui qui, à son niveau, peut parvenir à s’exprimer pour convaincre ou persuader. Il s’agit d’une longue marche, mais elle est possible.
Il nous faut d’autre part concevoir un mode de travail, une progression susceptibles de rendre possible la réappropriation de cet outil essentiel à l’homme. Il est étonnant de voir d’ailleurs à quelle vitesse tombent les réticences et les résistances quand on rend notre langue praticable, pour tout dire habitable. Une série de 20 mots par exemple peut faire l’objet d’études passionnées, dès lors qu’un élève perçoit que tel ou tel terme appris élargit sa pensée.
Quand il est prouvé que les mots ne servent pas à briller en réunions mondaines, mais installent une précision dans l’expression et une pertinence dans la pensée, les mots sont acceptés, puis saisis avec curiosité, et rapidement, avec gourmandise.
Un Inspecteur général de Lettres affirmait que toute réduction de vocabulaire conduisait à une atrophie de la pensée. Écrivant cette vérité, il nous incitait à inverser l’équation et à cultiver cette acquisition du vocabulaire qui donne souffle et ampleur, précision et profondeur à la réflexion. Cet exercice purement scolaire se présente en fait comme une activité intimement liée à la personnalité de chacun, elle est un élément moteur du développement.
Dès lors il n’est pas rare de voir s’installer une confiance nouvelle chez tel ou tel élève. Les mots appris sont en effet repérés dans la vie quotidienne, reconnus chez d’autres. Par cette démarche sociale on sort du ghetto, de la marginalité et l’on se sent un peu plus et un peu mieux soi-même. Serait-il hasardeux d’affirmer qu’un être qui peut se défendre avec les mots peut plus facilement faire taire sa violence ou la dépasser ?
Les exercices doivent dès lors se diversifier et gagner en intensité, de la simple phrase conçue pour illustrer tel mot appris ou telle expression découverte dans sa richesse, on passe au paragraphe, puis à l’essai. S’avance ainsi la nécessité de bâtir un texte argumentatif susceptible de défendre une idée ou une thèse.
Les élèves de nos centres scolaires sont des données à avancer, des conceptions du monde, parfois aiguisées, personnelles et originales.
Il n’est pas négligeable, socialement parlant, de leur donner les moyens de dire cette richesse sur le plan du langage et sur le mode symbolique. On ne fera pas automatiquement l’économie de la violence, mais chacun peut ainsi posséder les outils nécessaires à la structuration de sa personnalité qui passe par cette confiance nouvelle redonnée aux mots.
La dynamique lancée, la lecture intervient comme un élément complémentaire, consubstantiel.
La littérature s’est toujours insurgée contre les conformismes établis, les tyrannies et les hypocrisies ambiantes.
Les détenus découvrent souvent avec bonheur ce que les mots ont pu faire dans notre histoire littéraire. Dans la mesure où nous sommes capables de dépoussiérer les textes des fatras et des gravats sous lesquels les critiques littéraires et professorales ont enfoui la force des textes, la lecture peut devenir une véritable aventure.
Rabelais défiant l’obscurantisme de l’église moyenâgeuse et risquant le bûcher, Voltaire luttant pour la tolérance et risquant la Bastille, Hugo dénonçant le Second Empire et bravant l’exil, Sartre écrivant une théorie de l’engagement et s’exposant à la haine des bien-pensants, les portraits et les oeuvres ne manquent pas pour susciter la réflexion et l’intérêt. Et il n’est pas prétentieux d’affirmer que nous pouvons dans ces cours élargir les possibilités des détenus pour réfléchir, se structurer et se maîtriser.
Nous ne sommes jamais sûrs de notre action, mais nous donnons au moins les moyens intellectuels qui permettent à tout être de s’approfondir, de se connaître et de se situer dans un cadre collectif.
Et le dialogue des siècles peut s’installer dans cette fréquentation assidue des auteurs. Fréquemment tel élève revient avec un livre découvert comme une richesse, il suscite le débat sur les prises de position de l’auteur et demande que soit expliqué ce passage si noueux ou cet autre si étrangement lumineux.
On peut être heureux de se retrouver dans une action culturelle, surtout si elle a contribué par ses mouvements à faire avancer la société et à créer des idées nouvelles, des émotions neuves, et ceci est vrai aussi pour les détenus.
Peut-on aller jusqu’à parler d’émotions ? Le mot paraît incongru dans un milieu qui ne ressemble pas à une assemblée de rosières ou à un pensionnat de jeunes filles en fleurs ; il s’impose pourtant.
Enseigner le Français et la littérature revient souvent à parier que gît au fond de tout homme une richesse, des sentiments. Souvent tue, refoulée et combattue, mais néanmoins présente, cette richesse peut surgir là où la confiance s’installe. Certains détenus n’hésitent pas à dire combien tel texte leur apparaît beau. Et il est des lectures suivies de silences très courts mais particulièrement éloquents.
Rendre la beauté accessible n’est-ce pas établir un partage sur des bases humaines ?
Le cours de Français peut donc se situer au centre de trois mouvements convergents : l’histoire nous a légué des textes et des oeuvres fortes, qui nous plongent au coeur du mystère humain, du mystère de vivre et qui tentent de tracer des voies humaines pour accepter la vie dans ce qu’elle offre de plus étrange et de plus puissant. Les détenus sont en face de ce patrimoine ; pour des raisons qui nous dépassent, ils n’ont pas eu accès à
ces courants qui bouleversent les textes. Et nous, enseignants, nous trouvons en situation, non de médium, mais de médiateur. Quand le contact est établi ou rétabli, quelque chose circule de nouveau qui rend heureux et qui ressemble non plus à un cours mais à un partage.
Ainsi peut prendre forme notre action de professeur de français et de littérature en milieu carcéral.

Pierre Besson
Nous vous remercions et souhaitons que votre envie de réconcilier les détenus avec la langue, la lecture, l’écriture contribue à les réconcilier avec la société mais parfois aussi, plus au fond, avec la vie. En tous les cas le lien que vous tissez entre la littérature et l’histoire politique de la France montre que l’on peut créer des liens entre les disciplines d’enseignement et ainsi leur donner davantage de sens.
Nous allons justement nous intéresser aux liens entre l’histoire sociale et l’histoire de vie avec l’intervention de Monsieur Labeth professeur d’histoire & géographie mais aussi d’éducation civique qui anime un cours d’éducation à la citoyenneté à la maison d’arrêt de Mulhouse.

Jacob Labeth
Atelier d’éducation à la citoyenneté en milieu pénitentiaire

En 1997, Alain Touraine publiait un ouvrage intitulé : Pourrons nous vivre ensemble égaux et différents ?
En dehors du fait que la réponse citoyenne à une telle interrogation nous paraît d’emblée et résolument affirmative, nous n’en sommes pas moins interpellés au quotidien par des détenus qui ne reconnaissent pas de légitimité ou de bien-fondé ni aux institutions politiques ni au pouvoir judiciaire pas plus qu’aux instances de socialisation que sont la famille, l’école et le monde du travail.
Pour eux en effet la question du lien social ne se pose évidemment pas car il n’existe pas. De la loi, ils ne retiennent généralement que son caractère répressif, sa dimension coercitive. C’est dans ce contexte particulier où l’autorité, est battue en brèche et violemment contestée que j’ai pris le risque d’initier et d’animer un atelier d’éducation à la citoyenneté.
Ce pari pédagogique repose sur un constat de départ : la jeune délinquance a pour terreau nourricier l’exclusion sous toutes ses formes et en l’absence de repères familiaux fiables, d’instances de socialisation crédibles, la violence devient alors un choix de vie par défaut autant que par procuration, une manière de dire que « l’on existe ! »
À des degrés divers, la distension du lien social en cours ne peut laisser indifférent l’enseignant dont la mission éducative largement comprise est de
donner à tous, les moyens de s’insérer dans une société complexe. La période de détention offre de ce point de vue des opportunités en termes de temps et de réflexion pour procéder à « un arrêt sur image » et analyser les facteurs responsables du délitement de la cohésion sociale tant au plan individuel que collectif.
L’objectif est clair. Par un enseignement ouvert à tous mais plus volontiers
à l’intention des détenus mineurs et primo-arrivants : construire une grille de lecture du corps social, simple et attrayante. En somme, répondre à la fameuse question de départ « comment vivre ensemble égaux et différents ? » Par ailleurs il s’agit de permettre à chacun de se situer à l’intérieur de la grille ainsi définie et de lui donner goût à pleinement y jouer son rôle. Sachant qu’en l’absence de règles de fonctionnement, un groupe s’auto-détruit, il faut fournir à chacun suffisamment d’arguments pour qu’il devienne acteur de sa propre histoire dans le respect d’un modus vivendi conjointement négocié.
Modalités de travail. Dans cet esprit nous proposons un parcours d’éducation à la citoyenneté à raison d’une heure par semaine.
Les séances s’apparentent davantage à une structure d’atelier voire de groupe de paroles que de cours conventionnels.
Des fiches thématiques élaborées par nos soins invitant au dialogue (bientôt disponibles sur ÉFoRe version 2003) servent systématiquement de base aux échanges. Je crois, compte tenu de l’expérience déjà acquise, qu’il faut absolument éviter l’écueil des discussions oiseuses, du type café du commerce. À titre indicatif parmi les thèmes étudiés, voici quelques exemples :
- l’art de la fuite ou comment rompre avec le milieu et autres mauvaises fréquentations.
- la loi : mode d’emploi (des contraventions aux crimes en passant par les délits ; la réponse de la Justice).
- bas les masques (apparences, être soi-même, tolérance, respect des différences, etc.).
- le destin n’est écrit nulle part ou comment devenir le principal acteur de sa vie.
- nous ne sommes pas des robots (travail autour de la notion de responsabilité individuelle).
- du bon usage du travail ou de la nécessité de cultiver son jardin.
Premier bilan. Notre action, qui s’inscrit également dans la dynamique des apprentissages à la citoyenneté impulsée par le ministère de l’Éducation nationale en instaurant dans les lycées dès la rentrée 1999 un enseignement civique, juridique et politique, complète et prolonge les dispositifs alternatifs aux poursuites pénales engagées par les Parquets des mineurs. Il s’avère à l’évidence correspondre à une demande de prévention active des actes d’incivilité et de délinquance associée dont la montée en puissance est régulièrement rappelée par les médias.
L’impact sur les jeunes détenus de ce travail pédagogique innovant plus par sa forme que par son contenu est d’autant plus fort qu’il est relayé par l’ensemble des personnels intervenant auprès d’eux.
Notamment les personnels de surveillance qui peuvent prendre appui sur le contenu des ateliers pour donner corps aux grands principes qui y sont énoncés. Toute action isolée de franctireur en milieu pénitentiaire est condamnée à l’échec. Nous nous sommes donc toujours attaché à favoriser autant qu’il est possible un travail d’équipe, un partenariat de passeurs de valeurs.
Toute l’équipe de ceux qui, à des postes variés et complémentaires, accompagnent le jeune détenu dans son « accident de parcours » doivent s’imposer un devoir d’exemplarité.
Déontologie et sens de l’acte pédagogique. Avant d’enseigner une éthique, de dispenser un savoir, on enseigne d’abord ce que l’on est. Du coup il n’est pas possible de côtoyer des mineurs délinquants en étant soi-même en incohérence ou en contradiction avec les règles que l’on a préalablement posées. Aussi, ce que perçoit en tout premier lieu le mineur, c’est moins notre capacité à transmettre des valeurs que notre capacité à lui faire signe dans son brouillard, voire dans sa nuit. Répertoriés le plus souvent sous la rubrique des vilains petits canards - en référence au dernier livre de Boris Cyrulnik - nous avons choisi d’enseigner en milieu pénitentiaire pour que ces jeunes deviennent, par la grâce de signes pédagogiques pertinents, de majestueux et gracieux cygnes.
Nous ne devrions jamais perdre de vue que Georges Brassens par exemple, prématurément et hâtivement catalogué mauvais bougre, mauvais garçon, nous a laissé assez de chansons où il sait reconnaître sa dette envers ceux qui ont su faire et gagner le pari de son éducabilité.
« Elle est à toi cette chanson
Toi l’Auvergnat qui sans façon
M’a donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid. »

Pierre Besson
Nous vous remercions. Éduquer à la citoyenneté n’est-ce pas le véritable enjeu de la réinsertion ?
(Je souhaite en tous cas que les détenus n’entendent pas uniquement la première partie dans votre propos : « l’art de la fuite ou comment rompre avec le milieu » et ne le prennent pas au pied de la lettre).
Nous en arrivons maintenant à la dernière intervention qui fera le lien entre le sens de l’enseignement et la diversification des supports pédagogiques car à travers différents témoignages que Monsieur Montémont enseignant à la maison d’arrêt d’Épinal a choisi d’alterner l’écrit et l’image pour nous montrer comment on peut tenter de développer une pédagogie culturelle grâce à différents supports technologiques.
Monsieur Montémont sera accompagné dans son intervention par Madame Babelot psychologue intervenant également à Épinal.

Christian Montémont
Développer une pédagogie culturelle grâce à différents supports technologiques

L’exposé que je vais faire n’est pas la réalité, ce n’est qu’une image de la réalité. L’intervention se déroule sur six temps avec une alternance d’écrits et d’images montrant les résultats de différentes actions menées par les collègues du centre d’enseignement de la maison d’arrêt d’Épinal.
Premier temps
Illustré par la diffusion d’un extrait du film Chant Contre-Champs (VHS-Vidéo-projection).
Il s’agit de l’aboutissement d’un atelier Communication Expression à partir de l’utilisation d’un outil technologique : la vidéo.
L’extrait montre un dialogue apparent entre hommes et femmes détenus avec une prise en compte de la dimension des personnes dans ce film. Les images montrent qu’il y a eu beaucoup de plaisir à cet échange, mais c’est un échange différé car jamais à aucun moment les hommes et les femmes ne se sont rencontrés.
Il s’agit d’un effet de montage : quand le cours de vidéo se transportait au quartier femmes, les femmes voyaient les rushes du cours réalisé avec les hommes et inversement. C’est Arnaud Bondaty auteur de plusieurs films au centre d’enseignement de la maison d’arrêt, qui a réalisé ce film.
Second temps
Illustré par la diffusion du diaporama Calendrier de l’an 2000 (CD-vidéo-projection).
Il s’agit d’une réalisation due à Pierre Plumerey professeur de philosophie... En même temps qu’il fait son cours, Pierre essaie de prendre en notes les réactions de ses élèves ; c’est un exercice difficile et il avait envie d’exposer dans des textes, à la fois des références, des citations tirées de la bibliographie générale, agrémentées de quelques réflexions de ses élèves. Cela donne par exemple :
• Le sens de la vie :
- Qu’est-ce qui fait que la vie peut ne plus avoir de sens ?
- Quand tout est coupé ?
- Elle a un sens quand on fait partie du monde.
« Pour s’orienter dans le monde... il faut d’abord y être. » Jean-Luc Nancy dans Le sens du monde, Galilée p. 126.
- La prison peut-elle former un monde ? Un monde étant ce qui permet d’habiter une situation et non d’y être logé, placé.
• Penser
« L’enfermement, ça rend philosophe, mais ça rend aussi animal ; vous y êtes un loup. »
« L’homme est un animal métaphysique. » A. Schopenhauer dans Le monde comme Volonté et comme Représentation, Puf, tome II p. 294.
- Animal, il se défend. Homme, il s’abstrait, pense, met des distances.
« La pensée n’est rien d’autre que le décollement de l’homme et du monde qui permet le recul, l’interrogation, le doute (penser c’est peser etc.) devant l’obstacle surgi. » G. Canguilhem dans La connaissance de la Vie, Vrin p. 10.
- Comment se défendre en pensant ?
• Comment s’en sortir ?
« J’ai décidé d’être ce que le crime a fait de moi. » Jean-Paul Sartre dans Saint-Genêt, comédien et martyr, Gallimard p. 65.
Paroles d’élèves :
« Que faire de ce qu’on a fait, de ce qu’on est devenu ?
- La société enferme le criminel dans son crime. Comment alors, s’en sortir ? »
- Sommes-nous condamnés à nous répéter ?
Tout événement qui m’arrive s’ajoute à mon existence et me « contraint à inventer une nouvelle manière d’être et d’agir dans la situation... je dois remanier de fond en comble ma manière ordinaire d’« habiter » ma situation. » A. Badiou dans L’éthique, Hatier, Optiques p. 38.
La réalisation a donné un calendrier philosophique pour l’an 2000. Planche par planche, on a des infographies qui témoignent d’un travail sur ordinateur et des textes, à la fois des citations d’auteurs et des citations d’élèves où l’on voit que la relation au temps est très forte en prison.
Troisième temps
Illustré par la diffusion d’un diaporama de 200 tableaux (CD-vidéo- projection).
Ces tableaux sont l’aboutissement du cours d’Arts Plastiques de Gilbert Villemin. Gilbert accueille des personnes de tous niveaux, aucun pré-requis n’est nécessaire. Ce cours réussit une espèce d’intégration vraiment incroyable. En effet, dans son cours, se côtoient aussi bien des personnes qui sont en études supérieures que des personnes issues des groupes lecture, ce qui rend les choses intenses. Enseigner en prison est parfois difficile car le délit se vit. Or dans ce cours, le délit tombe et ne fait plus obstacle à un véritable travail pédagogique. Les interactions sont vives, il y a un vrai plaisir dans les échanges et les participants sont valorisés par le biais de leurs productions.
Sur ce disque, il y a quelque 200 tableaux tous photographiés en numérique. Il est à noter l’incroyable qualité des oeuvres produites dans ce cours. Elles sont répertoriées. Et nous sommes à présent les dépositaires d’un fonds qui commence à devenir extrêmement important. Ces oeuvres sont régulièrement exposées intra et extra muros. Face aux salles de cours, il y a un immense mur avec des cimaises et c’est peu dire le plaisir qu’on procure à ces élèves lorsque, à la fin de chaque cours, leurs oeuvres sont exposées...
Quatrième temps
Illustré par la diffusion de numéros du Bulletin d’informations (CD-vidéo-projection).
Je veux ici parler du bulletin d’information appelé Centre d’enseignement Informations... Il s’agit d’un organe d’information et de communication avec la détention (donc avec les prisonniers) et avec les différentes catégories de personnels. Il ne s’agit pas d’un journal de détenus comme on dit parfois. Il ne s’agit pas non plus vraiment d’un journal de détention. C’est le bulletin d’une équipe enseignante à destination de tous. Je voudrais insister sur cette nuance. Quand je dis tous, je veux dire : les détenus, les personnels en tenue et administratifs, le Spip [1], l’Ucsa [2], l’Éducation nationale, les magistrats, les partenaires extérieurs (Pjj  [3] Seat [4]...). C’est un petit peu comme le bulletin de l’enseignement en milieu pénitentiaire. par ce moyen, certains thèmes, certains cours sont annoncés à l’avance ; de même, pour le cinéma, on passe des films en 35 mm avec projecteur et écran et on les annonce. Ce sont des films du circuit commercial tout à fait récents. On écrit, on publie pour être connu/reconnu, pour marquer un territoire, un public. On écrit pour être sujet à la critique.
Ceux qui n’exposent pas ne s’exposent pas non plus. On accepte d’être critiqué. On écrit surtout pour être ou devenir lisible et visible à l’intérieur et à l’extérieur.
Cinquième temps
Illustré par la diffusion d’un extrait du film Brèves d’amour réalisé par Arnaud Bondaty (VHS-vidéo-projection).
Ce film rend compte d’un atelier d’écriture en groupe, dans le quartier femmes. Il s’agit d’une écriture fiction, très ludique, qui favorise un certain défoulement. La lecture est prise dans son sens plaisir déclamatoire. C’est une expérience collective où il s’agit de valoriser les personnes par le biais de leurs productions.
Le module a duré à peu près un trimestre et a donné lieu à publication. Dernier temps de l’intervention
Il s’agit d’un atelier d’écriture individuelle que j’ai mené avec une seule personne au quartier femmes. Précédemment, je présentais un atelier d’écriture en collectif. Là, il s’agit d’une écriture au singulier qui a mis en jeu toute une longue explicitation, et à mon avis une longue construction / reconstruction avec prise en compte de la souffrance personnelle de cette personne et des effets de l’incarcération.
Illustration par la lecture à deux voix de trois extraits du manuscrit Katheline.
Le module était long et a abouti à une publication : le fascicule « Katheline ». Ce travail a eu une dimension formative. Qu’est ce qui se construit par l’écriture ? On verra peut-être dans l’atelier « Production d’écrits » où on pourra développer davantage, ce qu’il en est. Katheline disait : « on écrit des histoires dans notre tête, c’est des autres qui les mettent sur du papier. »

Premier extrait
- Le 11 au soir, je m’en rappelle toujours parce que c’est le seul soir où je n’avais pas bu, malheureusement, le 11, à 22 heures, j’ai accouché. Seule chez moi. J’ai eu les contractions comme si c’était normal. Pas vraiment de grosses contractions, mal au ventre pendant une heure, une heure trente. Je me suis installée dans la baignoire. J’ai accouché. J’ai pris une paire de ciseaux et j’ai coupé le cordon. J’ai posé le bébé dans la baignoire, je me suis levée et me suis appuyée contre le lavabo. J’ai pris le bébé, un sachet et j’ai mis le bébé dedans. Je l’ai jeté dans le vide-ordures de la cuisine, depuis le septième étage. Je ne l’avais pas regardé. Ça a duré cinq minutes, de l’accouchement jusqu’au moment du vide-ordures... Est-ce que ça a duré plus longtemps ? Non, le temps de sortir d’une pièce, d’entrer dans une autre. Puis j’ai fumé une cigarette. J’avais mal au ventre et aux jambes. Je ne me suis pas préoccupée de ce qui s’était passé. Je me suis endormie jusqu’au lendemain et me suis réveillée tard. Je suis sortie vers 13h30 pour acheter des cigarettes au bar. Là devant, une femme de ma connaissance me dit qu’on a retrouvé un bébé mort. Je me dis, « C’est moi qui ai fait ça, est-ce que je suis encore enceinte ? ». Non, il faut qu’elle me dise ça pour que je percute. J’entre dans le bar, il y avait des potes qui ne parlaient que de ça, ils me demandent, « Qu’est-ce que tu aurais fait si tu étais enceinte ? ». C’est alors que je prends conscience de la gravité de l’acte. Là, je me rends compte qu’il s’agit de moi et je réponds, « Cette femme ne mérite pas de vivre, il y a assez de moyens de contraception, l’avortement, la pilule... ». Il y en a un qui me dit, « Si je voyais cette femme-là, je la tremperais dans un bain d’acide ». « J’avais envie de pleurer, de crier. Je n’étais pas à ma place. »

Second extrait (dialogue)
- La reconstruction dans l’écriture, ça fonctionne comment ?
- J’ai écrit, dès le début. Si je n’avais pas écrit, je ne me serais pas reconstruite si radicalement, même s’il était difficile de répondre aux questions que je me suis posées.
- En fait, que t’apprend la prison ?
- Mes responsabilités.
- Tu veux répéter ? (Rires)
- Mes responsabilités ! Avant la prison, je n’y pensais pas et je m’en foutais.
- Alors, essaye de résumer quelles sont maintenant tes responsabilités ?
- Le travail, mes humeurs, je suis responsable de me contrôler face aux autres, sans foncer dans le tas. Réfléchir avant d’agir.
- Mais tu sais que je vais te prendre au mot.
- Ouais, bon.
- Ouais bon, quoi ?
- Je m’en sens plus capable, d’affronter mes responsabilités.
- Finalement, est-on plus libre irresponsable ou responsable ?
- Responsable.
- La responsabilité, c’est lourd !
- C’est lourd, mais ça soulage la conscience !
- Comment ça ?
- Je suis responsable de ce que j’ai fait, mais je le niais. À force d’en parler, je l’ai écrit et j’en suis fière. Je me sens coupable et responsable de ce que j’ai fait, et je me sens fière d’avoir pu l’écrire.
- Oui, mais le 30 septembre prochain, (date présumée de la libération conditionnelle), tu oublies tout ça ?
- Oublier, non, le passage à l’acte, l’écriture, la prison. Le passage en prison aura été bénéfique : il m’aura reconstruite et appris à être responsable... S’il faut aller en prison pour devenir responsable, c’est grave, quand même...
Deux ans et demi de rencontres hebdomadaires pour ce travail qui s’est terminé par ces deux lettres que nous vous lisons intégralement.

Troisième extrait (Katheline)
Quand je pense à la prison, il me vient souvent deux réflexions :
- Les personnes détenues ne profitent pas assez ou (ne peuvent pas profiter) des moyens d’enseignement (importants) mis à leur disposition.
- Très peu reviennent sur les actes qui les ont conduites derrière les barreaux... Ce qui peut signifier que dans bien des cas, le temps passé en détention est plus destructeur que constructeur.
S’il faut sortir de prison, dans un état pire que celui dans lequel on y est entré, personne n’aura gagné sa journée, c’est terriblement évident.
Toi, Katheline, tu as honoré quasiment tous tes rendez-vous avec les différents professeurs et tu as accompli, semaine après semaine, un travail sur toi, en compagnie de ton psychologue. Souvent, tu m’as dit la difficulté qui était la tienne lorsque tu montais l’escalier menant à son bureau.
En douze années d’exercice ici, c’est la première fois que je vois une démarche comme la tienne. Naturellement, ta part d’engagement a été importante.
Tu es libérée à la fin de cette semaine. Tu es une jeune femme qui voit devant elle cinquante, soixante ans, peut-être plus encore, d’espérance de vie...
Que vas-tu faire de ces longues années ?
Je veux que tu saches qu’on m’a fait de sinistres prédictions à ton sujet. Comme si on voulait qu’elles se réalisent. « Elle tuera à nouveau », « Elle se remettra à boire », « Elle fera le trottoir ».
Katheline, écoute, les prédictions négatives n’ont qu’un seul intérêt, celui de les faire mentir.
En même temps, que pouvons-nous savoir de l’avenir, sinon, qu’il est à construire un peu chaque jour...
J’espère que, dans les inévitables moments difficiles, il pourra te revenir la mémoire de nos entretiens. Je dirais aussi en ce qui concerne les séances avec ton psychologue, qu’elles restent si vivantes en toi, que tu puisses t’appuyer dessus lors des incontournables tourments de la vie.
Je suis de ceux, comme le psychologue, l’assistante sociale de milieu ouvert, la conseillère d’insertion et de probation et les professeurs, qui font le pari de ta réinsertion.
À présent, je tourne la page et je ferme ce cahier. Je le relirai.
Bon vent.
Bonne route.
Bonne vie.
Souviens-toi.
Et prends soin de toi.

Monsieur,
Je voudrais vous dire que j’ai aimé travailler avec vous et vous m’avez apporté beaucoup. De ne pas m’avoir ménagée m’a permis d’avancer, vous saviez me mettre au défi. J’ai eu la chance d’être bien entourée, ça m’a permis de me construire, même si mettre les poings dans ma poche plutôt que de les coller dans la gueule de certaines personnes, m’a rongée de l’intérieur.
Samedi, je sors, je n’ai pas pardonné, j’aurais donc un boulet invisible ?
Je ne me sens pas encore prête au pardon.
Monsieur, vous m’avez donné beaucoup de votre temps. Je n’oublierai pas ce que vous avez fait.
Je suis sincère.
Je vous dis au revoir.
Katheline.

En guise de conclusion, je voudrais vous livrer une phrase d’Anatole France dans Les dieux ont soif, un roman que j’ai beaucoup aimé « Ne médisons pas des pêcheurs : nous en vivons, prêtres indignes que nous sommes » et deux paroles de prison qui disent à peu près la même chose : « Faut quand même pas oublier que s’il n’y avait pas de détenus, on ne travaillerait pas » et « Faut quand même pas qu’ils en réinsèrent trop et nous, qu’est-ce qu’on va devenir ? » réflexion un peu plus en creux.
La prison est un monde terriblement incarné et horriblement quotidien où le grandiose et le sordide peuvent se côtoyer étroitement.
On y trouve des troubles de toutes sortes. Je considère chaque cours comme si c’était le premier et comme si c’était aussi le dernier, me créant ainsi une espèce d’état d’esprit du devenir.
Je rencontre beaucoup de difficultés, j’ai beaucoup d’échecs et j’ai aussi beaucoup de plaisir pédagogique dans cette aspiration à être un accompagnateur du changement chez les personnes avec qui je travaille. Des projets nouveaux existent à l’avance en stock, parce que le souffle d’espérance de notre société, c’est aussi l’art d’enseigner. L’Administration pénitentiaire et l’Éducation nationale commencent à être un vieux couple qui finira un jour par s’entendre. C’est en devenir.
Je voudrais dire enfin publiquement un grand merci à l’ensemble de mes collègues du centre d’enseignement de la maison d’arrêt d’Épinal.

[1] Spip : Service pénitentiaire d’insertion et de probation

[2] Ucsa : Unité de consultation et de soins ambulatoires

[3] Pjj : Protection judiciaire de la jeunesse

[4] Seat : Service éducatif auprès du tribunal

 
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