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1 Changer le regard sur la prison

Publié le jeudi 2 décembre 2004 | http://prison.rezo.net/1-changer-le-regard-sur-la-prison/

En tant que responsable de la commission prison de la Ligue des droits de l’homme, Nicolas Frize a été auditionné le 23 mars 2000 par la commission d’enquête sur la situation des prisons françaises de l’Assemblée nationale, présidée d’abord par Laurent Fabius puis par Louis Mermaz. Cela a été l’occasion pour lui d’exprimer les principales préoccupations de la LDH et de communiquer ses propositions pour des peines plus courtes et si possible réparatrices [1].

A la Ligue des droits de l’homme, nous recevons énormément de courriers de détenus, ceux-ci nous permettent d’avoir une vision synthétique des questions qui se posent. Rien ne pourra évoluer tant que les peines prononcées seront aussi longues. L’action se situe d’abord au niveau du procès et de la condamnation. Il existe néanmoins d’autres outils, tels que la dépénalisation de certaines infractions, les libérations conditionnelles obligatoires, sachant qu’un détenu en libération conditionnelle, lié par un contrat avec la société, aura cent fois plus de chances de sortir et donc de se réintégrer de façon correcte. Ajoutons à cela, l’armada des peines alternatives, dont on n’a pas encore aujourd’hui complètement exploité toutes les possibilités, à cause entre autres, de l’usage abusif de la détention provisoire.

Peines excessives

Selon moi, l’essentiel se déroule lors du procès. Pour que les peines prononcées soient moindres, il faudrait que l’opinion publique évolue, ou qu’en parallèle (car les choses sont fantasmatiquement liées) les juges cessent de croire qu’il est de leur devoir de fixer de telles longueurs de peine. Ils ont l’impression de détenir ainsi une réponse un peu technique à l’affect, à l’émotion collective ; cette violence institutionnelle dont ils sont les relais, et même les acteurs, leur paraît être la façon de répondre à la violence de l’acte en s’interposant entre les personnes. Il serait intéressant de lancer une campagne publique de réflexion sur cette question. Que pensons-nous réparer en répondant de cette façon ? Du reste, a-t-on jamais réparé quoi que ce soit en frappant ? A-t-on jamais tenté de rétablir une situation en la détruisant ?

Il ne peut y avoir de formation sans travail. Or, aujourd’hui, en prison, beaucoup de formations professionnelles ne conduisent à aucun travail, car ce type d’emplois qualifiés n’est pas disponible à l’intérieur des établissements pénitentiaires mêmes. On forme par centaines à des CAP de gestion, de menuiserie, de métallerie, d’informatique... Cet effort , évidemment, s’arrête dès la fin du cycle de chaque formation. Cela coûte très cher et ne sert strictement à rien, pour deux raisons : premièrement, la personne ne pratique pas tout de sui te ce métier, elle n’en a donc aucune expérience ; mais d’autre part, à sa sortie, son « diplôme », assorti d’un casier judiciaire, la disqualifiera complètement par rapport au personnel équivalent.

L’ensemble des emplois créés en prison n’est pas qualifié et ne requiert aucune formation. L’administration pénitentiaire incite les entreprises à fournir du travail dans les prisons en mettant en avant la flexibilité, la possibilité de « mettre fin à l’emploi » et de le rémunérer comme les entreprises le veulent, avec des charges sociales très diminuées, sans frais liés aux locaux, sans contrat de travail ni congés payés. Le contrat de travail est la chose la plus simple à laquelle l’administration pourrait souscrire. Cela fait dix ans que ce sujet est évoqué sans résultat. Mettre en place une couverture maladie ou un dédommagement pendant l’arrêt de travail me semble la chose la plus simple qui soit, d’autant que l’administration dispose de tout l’arsenal de juristes pour le faire. Si l’on dressait la liste, dans les entreprises publiques, de tous les travaux qui pourraient être assurés dans les prisons de façon valorisante et qualifiée, on aurait déjà un effet intéressant : la personne détenue qui effectue un travail en prison sert l’État, participant ainsi à sa propre réparation, mais aussi à celle d’un bien public.

On propose aux entreprises de se comporter en prison comme on n’accepterait pas qu’elles se comportent ailleurs. La prison est un lieu de la République, qui devrait être régi par les mêmes règles que partout ailleurs. Ce n’est pas parce que les détenus ne peuvent en sortir que la société ne doit pas y entrer. On doit faire entrer les entreprises, les artistes, les intellectuels de la même façon que l’on a fait entrer la santé et l’éducation nationale ; cette intervention doit avoir lieu sur un terrain naturel, normal, non stigmatisé, non destiné à des exclus, des pauvres types ou des salauds. Il faut plaider pour l’accès à un travail normal, à des formations normales, à la présence d’artistes ou d’intellectuels qui exercent leur travail normalement, dans une continuité, et non à des personnes qui viennent pour gagner de l’argent , se valoriser ou apporter de la bonté.

Si un travail culturel n’ accompagne pas les emplois et les formations, cela ne sert à rien. Dans la culture, la relation est gratuite et se construit sur un terrain immatériel, terrain dont ces gens les plus détruits sont exclus. Leur délit n’est pas étranger aux difficultés culturelles qu’ils connaissent depuis toujours. À ces trois pôles (création, formation, travail) s’ajoute l’ exigence du droit : conférer des droits aux détenus est souvent leur donner ce qu’ils n’ont jamais eu. La plupart du temps, les personnes détenues ont une idéologie assez sommaire, comme en témoigne leur vision des femmes, des travailleurs immigrés, des ouvriers ou des enfants ; leur donner des droits, c’est les reconnaître en tant que personnes sur un territoire où nous avons tous les mêmes droits, où nous sommes par là égaux. Le simple fait d’affirmer qu’ils sont à égalité avec les autres transforme radicalement la position dans laquelle ils se placent. Le droit, que soudain on leur reconnaît, leur permet de commencer à repenser la vie autrement que comme étant fondée sur une culture animale, carcérale, régie par un rapport dominant-dominé.

Quand on essaye de penser avec des gens qui ne pensent pas, et que soi-même on ne pense pas, le niveau de discussion et de débat auquel on parvient n’est pas celui souhaité ! Si, à un moment donné, on ne fait pas entrer dans la prison des intellectuels, on ne peut espérer que les détenus se mettent à penser seuls. Il doit y avoir une continuité entre l’intérieur et l’extérieur des murs. Les murs sont le moyen de garantir que la personne est immobile physiquement, mais cela ne doit pas se traduire par une immobilité affective, psychologique, économique, matérielle, intellectuelle. La continuité sociale entre l’intérieur et l’extérieur est un impératif. En prison, nous sommes confrontés à des personnes dangereuses non pas seulement physiquement, mais mentalement, culturellement, car elles sont empêtrées dans des valeurs qui ne sont pas forcément les leurs, mais qu’elles se sont appropriées au cours de leur trajectoire de survie. Ce sont des personnes très déstructurées, que la prison détruit totalement. Il faut faire un effort spécifique. Il faut y dépenser un peu plus d’argent que ce que l’on dépense ailleurs.

J’aimerais aborder une série de questions précises : en premier lieu, celle de l’intimité. Le courrier des détenus condamnés continue d’être lu par l’administration pénitentiaire. Aucune raison sérieuse, qu’elle soit technique, sécuritaire ou disciplinaire, ne le justifie. En lisant ce courrier ou en prétendant le lire (il n’est pas autant lu qu’on le dit), on crée une situation extrêmement complexe dans le rapport à la personne. C’est une intrusion dans son intimité. Cela remet en cause le secret médical et modifie les relations entre le personnel et les détenus. Lorsqu’un détenu veut communiquer des informations à l’extérieur, il dispose pour cela de parloirs. Nul besoin d’aller l’écrire, ce qu’il ne fait d’ailleurs pas (cf. Hommes & Libertés n° 100).

Casier judiciaire

Comment se fait-il que cette vieille et obsolète pratique perdure encore ? À quoi cela sert-il et quels sont ses effets positifs ? Si l’on prend le problème par l’autre bout, les administrations de la République pourraient donner l’exemple en levant l’interdiction d’engager dans les administrations en qualité de fonctionnaires et à tous les postes administratifs des personnes inscrites au casier judiciaire. Si les administrations ne le font pas, on ne peut pas espérer et a fortiori demander aux entreprises privées d’engager des personnes au casier judiciaire non vierge.

Les minima sociaux : la situation d’indigence qui prévaut à l’heure actuelle dans les prisons est indigne. Des personnes se retrouvent dans des situations économiques catastrophiques. Elles ne sont pas en très grand nombre. Si on calculait le coût pour l’État de la mise en place de minima sociaux pour les personnes les plus indigentes, on s’apercevrait qu’il est négligeable, alors que cela permettrait de les mettre à égalité avec les autres, leur offrant ainsi une petite marge de manœuvre pour manger, lire et s’habiller comme elles veulent, et pas uniquement ce qu’ on leur donne.

La libération conditionnelle : il faut réaffirmer sans relâche que son actuelle disparition dans les faits est une très grave erreur. Sortir de prison en libération conditionnelle, c’est sortir de prison dans de très bonnes conditions. Car cela signifie qu’il y a eu une étude de faisabilité de l’insertion sociale du détenu, en relation avec les services de probation, avec la société civile et avec sa famille. Cette étude parvient en général à un contrat qui se concrétise par un logement, un travail et des relations familiales. Si l’on se réfère aux chiffres, on constate que les taux de récidive des libérés conditionnels chutent considérablement. Il n’ est pas possible de sortir sans ce contrat.

Vous me posez la question des surveillants, ce sujet est complexe. Une grande proportion d’entre eux est animée d’une sorte de vocation et a envie de faire quelque chose de son métier ; d’autres ne sont pas habités par cette vocation et portent atteinte à la profession. Ils sont couverts par l’administration, qui devient le bouc émissaire de faits dont elle assume la responsabilité, on se demande bien pourquoi . Il est anormal que des surveillants aient accès aux dossiers des détenus. Un détenu est jugé une fois, on n’a pas à le rejuger tous les jours. Les surveillants ont l’impression de ne servir à rien. Ils ne sont pas associés aux évolutions qui peuvent intervenir. S’y ajoute un système hiérarchique de type quasi militaire, très dur. Ce système hiérarchique, qui s’adresse à des personnes qui sont les plus en contact avec les détenus, est extrêmement problématique. Il se produit un phénomène d’émulation à l’envers : il est plus facile d’être raciste et violent que d’être constructif et positif dans un milieu naturellement violent. Nous recevons beaucoup de courriers de détenus qui se plaignent de la façon dont on s’adresse à eux.

Si un directeur d’établissement a une certaine façon de se comporter, une vision du monde, il la transmet, même parfois de façon immatérielle, à ses surveillants chefs, à ses directeurs adjoints qui la transmettent à leur tour aux surveillants. Ceux-ci se sentent alors investis et autorisés à penser à des choses bienveillantes. Lorsque la direction n’a pas de vision, ou manifeste des pensées malveillantes, les gens se sentent autorisés à penser mal, à être violents, à ne pas se préoccuper des détenus ni des conditions de détention. Autant le dispositif est acteur de lui-même, autant une sorte de culture de l’établissement est dictée par le haut.

Je voudrais revenir sur cette durée des peines : elle a pour certains une valeur symbolique, et c’est sur cette symbolique qu’il faut mener une réflexion collective. C’est un problème culturel. Les médias doivent modifier leur comportement. Qu’ils cessent de jubiler à l’annonce des durées de peine. Qu’ils cessent de prendre part à une justice rendue à la cantonade, en faisant des commentaires sur les appréciations du procureur ou de l’avocat de la défense. Il faudrait cesser de considérer que les durées de peine sont symboliquement justes ou symboliquement injustes. Un jugement est un dossier complexe prenant en compte des situations qui ne se résument pas à des durées. On ne peut simplement mettre face à face une infraction et une peine. La durée de la peine résulte d’un procès qui a pris du temps, qui a été équitable, pendant lesquelles différentes parties ont été entendues et qui prend en compte des faits que les médias ne rapportent pas.

Indépendamment de son aspect symbolique, il faut s’interroger sur le sens de cette durée. Quel est le sens de la peine ? Je propose de mener une action positive pendant une durée plus courte. Car plus les peines durent, plus ce que l’on fait de bien se détruit de lui -même, par la déstructuration de l’individu. Des études réalisées par des psychanalystes indiquent qu’après onze ans de détention, les séquelles sont irréversibles. Je pense profondément qu’il faut cesser de condamner à de longues peines sans contenu. Il faut donner du contenu à la peine et en diminuer la durée. À la fin de ces peines-là, tout le monde court des risques très importants, le détenu comme la société. Que faut-il faire dans les prisons pour qu’elles nous garantissent, d’autant qu’ elles coûtent fort cher, des résultats tangibles en matière de restructuration et de réparation des personnes, dans de telles conditions d’abandon et de vide social , d’isolation et de coupure, de durées aveugles ?

Nicolas FRIZE

[1] L’intégralité de l’audition de Nicolas Frize est publiée en annexe du rapport de la commission parlementaire, consultable sur le site www.justice.gouv.fr. Nous en reproduisons ici les principaux passages revus par l’auteur