Ban Public
Le portail d’information sur les prisons
(2005) Détenus en permission de sortir sportive : une expérience marquante

Publié le dimanche 13 mars 2005 | http://prison.rezo.net/2005-detenus-en-permission-de/

L’objet de cet article est de traiter des permissions de sortir sportives délivrées en prison et d’analyser les interrogations que ces sorties posent aux détenus qui en bénéficient. L’attention portée au déroulement de ces opérations permet effectivement d’observer que, derrière l’objectif initial de la sortie sportive, définie par la compétitivité et le partage de valeurs sportives, survient un autre enjeu, plus crucial, relatif à la gestion de leur statut stigmatisant et à la légitimité de leur présence dans la place sociale

« Chers amis, j’arrive pas à croire que les choses aillent si vite à l’extérieur.

J’avais vu une automobile l’autre fois quand j’étais jeune mais maintenant, y’en a partout. Le monde est pressé et il ne peut plus s’arrêter.

Le juge de la liberté conditionnelle m’a envoyé dans un foyer de l’assistance appelé « Le Brasseur ». Il m’a trouvé un boulot au supermarché, j’aide à emballer les achats. C’est un travail tuant. J’essaie de tenir le coup mais... j’ai de plus en plus mal aux mains.

Je crois que le directeur du personnel ne m’aime pas beaucoup. [...] J’ai du mal à dormir la nuit, je fais des cauchemars ou je tourne dans le vide, je me réveille, effrayé.

Y’a des fois où je mets un certain temps à me rappeler où je suis. Oh ! Je devrais me procurer un revolver et voler le supermarché, comme ça, on me renverrait chez moi. Je crois que je suis trop vieux pour toutes ces conneries là, je ne me plais pas ici, j’en ai marre d’avoir tout le temps peur. J’ai décidé de ... de ne pas rester ».

Après avoir purgé une peine de 50 ans, Brooks Hatlen (James Whitmore) sort de prison et se suicide.

Extrait tiré du film « Les évadés ».

Si l’étude du sport en prison n’a fait l’objet d’aucune recherche depuis plusieurs années, l’apparition succincte, mais régulière, de quelques réflexions sur ce thème dans plusieurs ouvrages de sociologie carcérale (Benguigui, Chauvenet et Orlic, 1992 ; Fabiani, Soldini, 1995 ; Combessie, 1996 ; Welzer-Lang, Mathieu, Faure, 1996 ; Lhuilier, Lemiszewska, 2001 ; Marchetti, 2001) indique qu’il n’est pas exclu de toutes démonstrations scientifiques. Non seulement parce qu’il interroge le corps enfermé [1] (Foucault, 1975 ; Courtine, 1980 ; Vigarello, 1978), mais aussi parce qu’il induit des questions liées au processus de décloisonnement [2] auquel le milieu pénitentiaire s’attache pour se réinsérer lui-même dans l’ensemble des institutions publiques

La définition de l’offre sportive(Soulier, 1991) [3] du parc pénitentiaire national indique qu’il existe en fait plusieurs catégories de pratique [4] qui recouvrent des modalités et des enjeux spécifiques. Dans ce cadre, l’objet de cet article consistera à analyser plus finement l’une d’entre elles, les permissions de sortir sportives, et à démontrer la manière dont cette forme de pratique fait émerger la question essentielle « des liens qui lient la prison avec l’ensemble des rapports sociaux » (Chantraine, 2004).

D’abord, parce que l’étude de ces permissions pose un regard sur la sanction, le traitement des détenus et leur réinsertion (Gras, 2001). La programmation et le déroulement de telles opérations indiquent en effet que le développement d’une justice réparatrice ne va pas toujours de soi, chaque apprentissage suivi ou autres plaisirs trouvés en cours de peine interrogeant sa dimension sanctionnelle (Kaminski, 2002).

Ensuite, parce que du point de vue de leur bénéficiaire, participer à des évènements sportifs en dehors de la prison implique une autre problématique, liée à la gestion d’une identité stigmatisante dans une sphère sociale ordinaire. Non seulement en leur fournissant une « couverture » qui les aide à atténuer l’appréhension de la sortie, mais aussi en les confrontant aux réactions parfois hostiles du monde extérieur. Convenir que les permissions de sortir sportives contribuent naturellement à replonger le détenu dans une sphère de l’activité sociale, une sorte de « niche au sein de la société libre où l’on puisse le tolérer » (Goffman, 1973, p.314) demande de fait à être révisé.

En s’inspirant des travaux de Goffman sur la stigmatisation, cette hypothèse sera traitée à partir d’évènements sportifs anonymes, au cours desquels les détenus ne sont pas identifiés comme tels, puis, lors de manifestations sportives mêlant « normaux » et stigmatisés (Goffman, 1975). Autrement dit, il s’agira, pour reprendre les termes exacts employés par cet auteur, de bien distinguer les situations où le détenu est discréditable, c’est-à-dire celles où sa différence est méconnue des autres, des situations où l’individu est discrédité, c’est-à-dire celles où son handicap fâcheux est révélée. En premier lieu, une présentation du cadre juridique de ces mesures a semblé essentielle afin de définir les conditions qui régissent leur accès.

Les résultats présentés dans cet article sont tirés d’entretiens semi-directifs menés avec 21 détenus, 13 moniteurs de sport, 7 personnels de surveillance et 4 directeurs d’établissement. Principal mode d’investigation de notre objet, le recours à ce type de technique a été essentiel pour rendre compte des significations portées aux pratiques sportives. Parallèlement, des entretiens libres ont été menés avec des acteurs extérieurs aux établissements. Ce recueil d’informations a été assorti d’un travail de terrain établi dans quatre centres de détention. L’objectif consistait à observer les manifestations sportives, recueillir des documents, des lettres et des rapports en lien avec notre réflexion.

La définition d’une permission de sortir

D’un point de vue institutionnel, l’objectif de la préparation à la sortie est de favoriser la réinsertion du détenu dans la société afin de contenir au mieux les difficultés de la rupture sociale causée par l’incarcération. Cette préparation à la sortie présente de multiples formes puisqu’elle intègre l’ensemble des dispositifs sociaux d’insertion relatifs à la santé, aux démarches administratives [5], à l’hébergement, à la formation, au travail et à la famille. Si, globalement, les permissions de sortir participent activement au fonctionnement de ce dispositif, l’étude des sorties sportives révèle quelques singularités.

L’accessibilité : cadre légal et dossier pénal

Les permissions de sortir constituent un aménagement de peine à part entière répondant d’une part à des critères précis de sélection et, d’autre part, à des attentes institutionnelles liées à la préparation à la sortie. Dans le code de procédure pénale, plusieurs articles les régissent. En premier lieu, ces permissions autorisent le condamné, à condition qu’il ne soit pas en cours d’exécution d’une période de sûreté (art. 142-1), à se rendre en un lieu situé sur le territoire national (art. D. 142). Ces conditions posées, le cadre juridique de ces mesures est également régi en fonction de leur durée. Lorsque ces permissions n’excèdent pas une journée, les condamnés à une peine d’emprisonnement inférieure ou égale à cinq ans et les condamnés à une peine supérieure à cinq ans mais ayant purgé la moitié de leur peine peuvent bénéficier de ces mesures dans les cas suivants : présentation à un employeur, présentation à des épreuves d’examen, présentation dans un centre de soins, accomplissement de formalités militaires, pratiques d’activités culturelles et sportives, comparution devant une juridiction de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif (art. D. 143). Pour des circonstances familiales graves, une permission de sortir de trois jours peut être accordée aux condamnés présentant le même profil (art. D. 144). Par ailleurs, des permissions de trois jours peuvent également être octroyées afin de maintenir les liens familiaux en vue de la préparation à la réinsertion sociale. Les conditions varient toutefois quelque peu puisque seuls les condamnés ayant exécuté la moitié de leur peine et dont le reliquat de peine ne dépasse pas trois ans (art. D. 145) peuvent en bénéficier. Pour les détenus exécutant une ou plusieurs peines d’emprisonnement n’excédant pas un an, aucune condition de délai n’est posée (art. D. 145). Enfin, seuls les détenus pouvant assumer les frais dispensés par ces permissions bénéficient de ces sorties, aucune autorisation n’étant délivrée sans la justification de possibilités financières, d’hébergement et de transport (art. D. 147).

Accordées uniquement aux condamnés dans le cadre de projets de réinsertion, les permissions de sortir sportives sont essentiellement délivrées en centre de détention. Davantage orientée vers la mission de réinsertion, cette catégorie d’établissement bénéficie d’un cadre légal spécifique qui favorise la délivrance de ces autorisations de sortir. L’article D. 146 précise ainsi que les détenus sortant dans le cadre de permission de préparation à la réinsertion sociale peuvent profiter de telles mesures après avoir exécuté un tiers de leur peine, contre la moitié pour les maisons d’arrêt et les maisons centrales, aucune information sur le reliquat de peine n’étant précisée. En centre de détention, la durée de ces permissions peut être portée à cinq jours et, une fois par an, à dix jours, alors que la durée optimale de ces sorties est limitée à trois jours dans les deux autres catégories d’établissements pénitentiaires.

Délivrées lors des commissions d’application des peines, les projets de permissions de sortir sportives sont présentés par les moniteurs de sport et les conseillers d’insertion et de probation, puis débattus à partir des informations présentes dans les dossiers individuels avec des surveillants, le Procureur de la République, le Directeur et le Juge d’Application des Peines, la décision finale revenant à ce dernier [6]. L’octroi de ces permissions ne dépend donc pas exclusivement du seul cadre juridique, l’intérêt et la légitimité des projets ainsi que la prise en compte des informations du dossier pénal des détenus (nature de l’infraction, expertises psychiatriques, incarcération antérieure, comportement en détention) intervenant également sur la décision finale du Juge d’Application des Peines (Delmas Saint-Hilaire, 2001). De la même manière, la sortie sportive n’est pas spontanément perçue par les décideurs comme un droit dont chaque détenu peut bénéficier lorsque le reliquat de peine l’autorise, mais plutôt comme une récompense accordée en faveur d’un comportement jugé satisfaisant. Pour cette raison, ces projets contribuent également à la préservation de l’ordre interne de la détention.

Les enjeux des permissions de sortir sportives : fonctions officielles...

Les permissions de sortir sportives revêtent des formes très variées : intégration de détenus dans des clubs locaux, activités sportives de pleine nature [7], participation à des tournois ou encore stages de formation (escalade, canyoning, char à voile...). Plus exceptionnellement, des permissionnaires sortent chaque mercredi pour entraîner les enfants des clubs locaux.

L’objectif de ces sorties consiste globalement à renouer des liens avec le monde extérieur et donc à favoriser les conditions futures de la sortie. Toutefois, la variété de ces projets induit des expériences et des rencontres fort différentes qui n’impliquent pas les mêmes effets.

Si l’on s’en tient au registre purement sportif, ces sorties offrent, en premier lieu, l’opportunité aux détenus de se comparer directement aux sportifs du monde libre et donc de reconsidérer leurs pratiques à la lumière des performances extérieures. D’autres projets, à l’inverse, ne sont pas tant portés sur la compétition mais davantage orientés dans une perspective hédoniste, de quête individuelle (ou familiale), de liberté et de pur plaisir, enfin, de partage émotionnel (Loret, 1995, 33). En prison, l’impact de ces nouvelles tendances s’est ainsi traduit par de nombreux projets de sortie sportive tournés vers la découverte de l’écologie et de la nature. Un moniteur de sport, emmenant quelques détenus courir à l’extérieur de l’enceinte carcérale chaque semaine, déclarait ainsi que la nature, les pins, l’odeur du thym et de la lavande donnaient à ces sorties une tournure écologique et culturelle. Tel autre, après une sortie « plongée », expliqua combien cette expérience avait laissé au groupe des souvenirs fantastiques.

... et réticences

Bien qu’il ne s’agisse que de sport, ce complexe d’activités laisse toutefois planer un sentiment d’amertume auprès de surveillants qui, lors d’entretiens, déclaraient leur difficultés à saisir le sens de ces projets, non seulement par rapport à leur fonction de garde, mais aussi parce qu’ils ne peuvent pas toujours eux-mêmes vivre de telles expériences au cours de leur vie. Influencé par l’emprise, invisible, des organisations syndicales pénitentiaires et, plus largement, du regard citoyen duquel l’administration pénitentiaire peine parfois à se détacher dans ses entreprises, un moniteur de sport déclara ainsi qu’il avait été dissuadé d’organiser un projet de ski alpin au risque de faire colonie de vacances. Au final, et sans doute parce que cette pratique est perçue comme moins ludique et plus éprouvante, c’est une sortie de ski de fond qui aboutit... [8]

Ces sorties sportives posent par ailleurs un problème de fond, relatif à la légitimité de sortir des détenus et, qui plus est, de leur occupation d’espaces publics et sportifs. Les demandes d’autorisation d’accès à certaines infrastructures sportives locales font ainsi régulièrement l’objet de négociations serrées avec les pouvoirs locaux, lorsque ces derniers ne refusent pas d’envisager l’accueil de tels groupes. D’autres réactions, plus individualisées, ne manquent pas également d’exprimer certaines réticences. Une directrice d’école primaire, implantée à proximité d’un centre de détention déclarait ainsi éprouver quelque peu d’amertume par rapport au financement d’équipements sportifs de la prison alors que le Conseil Général n’avait pas pu lui accorder suffisamment de subventions pour construire un projet de sortie pour les enfants de son école. En outre, ses propos témoignaient des répercussions que les entreprises sportives de la prison pouvaient avoir sur les acteurs du "périmètre sensible de l’environnement carcéral "(Combessie, 1996).

On voit dès lors combien ces projets sportifs soulèvent des enjeux sociaux qui interrogent le sens même de la peine d’enfermement, soumis, comme le travail, au principe de less eligibility selon lequel la prison ne doit pas porter le niveau de vie des détenus au dessus de celui du travailleur le moins bien payé dans notre société (Rusche et Kirchheimer, 1939). Plus encore, et parallèlement à la légitimation par « l’autre justice » d’autres dispositifs plus sanctionnels, tels les travaux communautaires, ce principe interroge la légitimité même de telles entreprises réparatrices qui, conçues comme une source de satisfaction et de plaisir, rencontreraient des difficultés à participer à la logique de l’emprisonnement, de la punition, voire l’élaboration mentale de la culpabilité.

La signification que les détenus donnent à ces sorties laisse entrevoir une toute autre réalité.

L’impact du processus de carcéralisation

Sortir de l’enceinte carcérale dans le cadre de ces permissions, outre leurs fonctions purement sportives, engage effectivement d’autres enjeux si l’on se place du point de vue du détenu. Si on ne peut pas exclure que ces permissions spécifiques procurent à leurs bénéficiaires des avantages certains, directement liés à la pratique physique mais aussi, plus indirectement, à la rupture physique et symbolique engendrée par la sortie même, leur déroulement pose des problématiques identitaires auxquels il convient de s’intéresser.

L’exportation du statut de détenu

A l’instar du « choc carcéral » (Goffman, 1968 ; Lhuilier, Lemiszewska, 2001), la sortie des permissionnaires entraîne des réactions particulières générées par le processus d’assimilation à l’univers carcéral et l’acquisition d’une culture et d’un mode de vie qui lui est propre. Après ces sorties, il est ainsi fréquent de constater les difficultés rencontrées par les détenus dans l’appréhension mentale et physique de l’espace social du fait d’une imprégnation excessive et inconsciente des espaces cellulaires et des cours de promenade. Sachant, comme le souligne D. Clemmer, que l’intériorisation de ces habitudes est d’autant plus forte que la durée d’enfermement aura été élevée, la libération et, par extension, les permissions de sortir provoquent de véritables troubles physique et identitaire confirmant l’éternelle relation entre adaptation carcérale et désaffiliation sociale (Clemmer, 1940 ; Chantraine, 2004). C’est ainsi que plusieurs moniteurs de sport rapportèrent l’adoption de conduites étranges, tels ces détenus qui s’obstinaient à leur demander une autorisation pour chacun de leurs faits et gestes, s’obstinant à leur demander de leur ouvrir les portes et de pouvoir se lever de table. De même, un moniteur de sport affirmait avoir vu un permissionnaire délimiter son terrain, dans un sens où il pouvait marcher cent mètres mais ne faire que dix pas, automatiquement... comme dans la cour de promenade.

Parallèlement à ces effets quasi mécaniques, d’autres effets, plus conscients, amènent paradoxalement le détenu à s’interroger et à éprouver des appréhensions dans la perspective de sa libération. Cette réaction s’explique par le fait qu’au cours de leur peine, les condamnés restent inscrits malgré eux dans un processus total de détachement de la vie réelle et des habitudes courantes qui, à terme, les interroge sur leurs capacités à y faire face. Ainsi, il n’est pas rare de constater que le fait même de sortir de l’enceinte carcérale provoque un épuisement inhabituel dont certains mettent plusieurs jours à récupérer tel ce permissionnaire rentré harassé, moins par la fatigue des combats que par tout ce que l’on prend dans la tête quand on n’est pas sorti depuis neuf ans ; ou encore tel autre déclarant être revenu claqué, avec des nausées.

L’expérience de l’anonymat

En dépit du fait qu’être incarcéré ne porte en soi aucun signe visible pouvant faire l’objet d’une stigmatisation immédiate [9], les détenus ont tendance à croire que tout ce qu’ils savent sur eux-mêmes est connu des autres. En raison de la force persuasive avec laquelle les mécanismes de l’institution pénitentiaire les ont forcés à se considérer comme tels, il est effectivement courant que les permissionnaires qui entrent en contact avec des personnes du monde extérieur ou qui se savent observés, imaginent que leur déficience est visible. Certains d’entre eux confirmèrent ainsi la paranoïa qui les prenait dès qu’ils sortaient, imaginant que tous les gens qui les regardaient savaient qu’ils étaient détenus dans la prison locale.

En dépit des gratifications minimes dont les détenus bénéficient lors de ces sorties, ces permissions de sortir définissent donc explicitement les effets de l’intériorisation d’habitudes physiques et de leur statut stigmatisant desquels ils cherchent justement à se détacher. Or, l’avantage présenté par certaines permissions de sortir sportives est d’atténuer les tensions émanant de cette désadaptation sociale. Parce qu’il permet aux stigmatisés de s’aligner sur des conduites sportives préétablies, de se recomposer une conduite afin de minimiser l’importunité de leur différence, le cadre des activités sportives présente la prérogative de fournir une identité préconstruite servant de "couverture". (Goffman, 1975, 125). L’adoption des conduites sportives leur permet ainsi d’intégrer plus aisément les espaces de pratique et d’apaiser les tensions propres à la sortie et aux rencontres, tout en se présentant comme « d’honorables déviants » (Goffman, 1975, 132).

Au fil de ces sorties, les détenus apprennent donc qu’ils peuvent circuler en présence de personnes sans que celles-ci ne remarquent rien. Les permissions de sortir sportives restent à ce titre des expériences marquantes puisqu’en dépit du fait qu’ils se savent affligés d’un handicap, elles leur donnent l’occasion de bénéficier d’une identité dont ils n’avaient jamais profité depuis le début de leur incarcération. Parmi les manifestations sportives permettant cette mise en situation, les courses locales sont un exemple représentatif. Ouvertes à tout le monde [10], elles provoquent des regroupements très importants qui réunissent plusieurs centaines et parfois même plusieurs milliers de coureurs, très différents les uns des autres, noyant ainsi chaque participant dans la masse. Les coureurs parlent entre eux, fusionnent dans l’anonymat, favorisant l’émergence d’une sociabilité et de rencontres naturelles (Bessy, 1995 ; Segalen, 1994 ).

Globalement, on voit donc bien ici que l’intérêt de telles sorties est de faire comprendre au permissionnaire qu’il peut à nouveau fréquenter des espaces publics et à faire acte de sociabilité avec les personnes qu’il rencontre sans qu’aucune allusion à son appartenance ne se manifeste. Car les permissions sportives révèlent bien des surprises lorsque l’intéressé ne dispose plus de l’anonymat et que son identité stigmatisante est dévoilée auprès de ceux qu’il va rencontrer.

Les contacts mixtes : une question d’acceptation

Lorsqu’ils réintègrent des espaces sociaux communs, les détenus, dont le séjour en prison s’est prolongé, rencontrent de nombreuses difficultés à faire face à des situations sociales qu’ils n’ont pas l’habitude d’affronter. Parmi ces situations, la plus délicate concerne la gestion de leur stigmate auprès d’individus avertis de leur situation. Conscients du fait que leur inscription à des rencontres sportives pourrait créer un malaise si les responsables de l’organisation n’étaient pas avertis, les moniteurs de sport se voient parfois obligés de négocier les conditions de leur acceptation. [11]

Parmi les lieux où se déroulent les manifestations sportives extérieures, il en est donc où les détenus sont reconnus comme tels. D’individus « discréditables », c’est-à-dire susceptible de voir leur différence mise au jour, ils deviennent alors « discrédités ». Cette dimension de visibilité est d’autant plus importante que la découverte d’un stigmate induit pour autrui un réajustement général de la conception identitaire établie jusqu’alors, chacune des conduites menées par le stigmatisé n’étant plus interprétée qu’au travers de sa différence (Goffman, 1975, 27).

A l’occasion d’un tournoi de football extérieur, un joueur rétorqua ainsi à un permissionnaire qui venait de commettre une faute qu’ « ici, on n’est pas en prison et on ne joue donc pas comme les détenus ». Faute de jeu on ne peut plus banale pour le spécialiste, ce mini événement laissait présupposer de l’intolérance envers toutes sortes d’expressions incongrues, même les plus "naturelles", produites par le stigmatisé. Cet incident permit en outre de montrer comment les "normaux" se rattachent parfois spontanément à de petites incongruités pour conforter les représentations préétablies qu’ils portent sur un individu dont on ne saurait attendre d’autres types de conduites. Plus tard, dans le même après-midi, un joueur extérieur, venu compléter l’équipe de détenus, se vit interpeller par un autre joueur extérieur « Alors, tu t’es mis à la Ricorée ? ». Le jour suivant, une entrevue avec un des détenus ayant assisté à la scène me révéla à quel point cette remarque l’avait touché, le dissuadant de participer à l’avenir à d’autres manifestations de ce type [12].

Ce type d’événement sportif soulève donc bien des incertitudes. Pour le moniteur de sport, responsable auprès de sa hiérarchie du déroulement de la rencontre, mais aussi pour les premiers concernés qui, se sachant discrédités, s’interrogent sur la manière dont ils vont être traités et accueillis, surtout si c’est la première fois que leur déficience est officialisée publiquement en dehors des murs. Se pose alors la question de l’acceptation et du degré de tolérance des acteurs extérieurs envers leur participation. Car si cette dernière suppose la coopération des dirigeants sportifs, tous les individus avec lesquels le détenu va entrer en contact ne sont pas forcément avertis ni suffisamment tolérants pour accepter cet arrangement. En cela, les permissions de sortir sportives n’occasionnent plus uniquement l’avènement d’une incertitude, mais aussi une remise en cause de l’opportunité de la présence même de détenus sur le lieu de l’action. C’est ainsi que, pour une directrice d’école primaire, « la personne incarcérée ne doit en aucun cas bénéficier de permission familiale ni de permission sportive ainsi que tous les privilèges dont elle peut bénéficier au cours de ces opérations. Tant que les détenus purgent leur peine, ils doivent rester en prison. Après, tout est oublié, ils ont payé leur dette à la société et ils peuvent faire ce qu’ils veulent ».

Le trouble ressenti est donc d’autant plus grave dans le sens où il touche au sens même de la présence de détenus dans la place sociale (Isaac Joseph, 1998), autrement dit, de leur réintégration dans la société. Les Rencontrer dans l’écologie carcérale est une chose. Qu’ils sortent de ce milieu pour investir et troubler l’ordre des arrangements sociaux ordinaires en est une autre.

Ainsi, cette inquiétude naturelle serait probablement plus contenue si ces sorties n’amenaient pas le détenu à entrer en contacts avec les populations extérieures et surtout à se confronter à leurs réactions. Les propos tenus par les moniteurs de sport ont effectivement permis de constater la dimension protectrice de l’enceinte pénitentiaire qui imposait aux visiteurs de tenir des lignes de conduite respectueuses. Séparé du cadre protecteur de l’enceinte pénitentiaire, le stigmatisé comprend alors que la solennité qu’affichaient les joueurs extérieurs lorsqu’ils venaient jouer au centre de détention n’était que des mines de circonstance. Contraints non plus de chercher à partager l’accablement des exclus mais aussi et surtout de s’en accommoder, les joueurs extérieurs peuvent alors exprimer des réactions de rejet. C’est ainsi que, lors du déroulement des rencontres sportives, plusieurs détenus ont déclaré avoir été véritablement massacrés par leurs adversaires sans que l’arbitre même ne sanctionne les fautes commises. De même, un responsable de l’administration pénitentiaire, ancien professeur d’éducation physique dans les prisons, nous confia l’animosité ambiante, les insultes et les cris proférés lors de ces rencontres. Les permissions de sortir sportives peuvent ainsi prendre une dimension critique permettant "au peuple" d’exprimer l’hostilité éprouvée à l’égard des condamnés, dissuadant du même coup les détenus indisposés à renouveler ce type d’expérience [13].

Ce n’est donc plus ici le profil singulier du stigmatisé qui est en question mais bien « le seuil du jugement clinique ordinaire qui demande à être compris » (Joseph, 1998, 88), c’est-à-dire les problèmes issus de la coopération et de la coordination entre les responsables officiels et ceux qui s’en voient remettre la charge alors même qu’ils n’en avaient pas formulé la demande explicite.

D’une manière générale, il serait donc erroné d’apparenter ces permissions à un affranchissement total, où le détenu serait soudainement libéré de toutes contraintes. Plus justement, il conviendrait de les concevoir comme une expérience de préparation à la sortie permettant de faire l’apprentissage de l’appréhension qui en découle.

conclusion

A l’instar d’E. Hughes préconisant « l’examen de cas offrant la moindre résistance à l’analyse sociologique » (Hughes E.C, op. cit., p. 30-31) afin d’obtenir de l’information sur un milieu sensible, l’intérêt porté au sport, parfois jugée comme un objet d’étude futile, voire négligeable, dans la recherche universitaire (Duret, Trabal, 2001, Bromberger, 1995, p.314), permet d’aborder des questions de fond posées par le rapport des individus à l’institution carcérale.

D’abord, parce que l’existence même de pratiques et de projets sportifs en prison interroge la nature du traitement carcéral et, plus globalement encore, l’intérêt de la sanction et le sens de la peine. On voit ainsi qu’en dépit du droit à suivre des études, des apprentissages, des activités professionnelles et socioculturelles, persistent des difficultés à combiner la dimension punitive de la condamnation avec une logique de rédemption.

L’étude de l’exportation du statut de détenu, lors des permissions de sortir sportives, reste à ce titre particulièrement significative. Non seulement parce que ces sorties montrent clairement la manière dont une peine de prison imprime des marques physiques et mentales qu’il est difficile d’effacer mais aussi parce que les rencontres extérieures ne manquent pas de le rappeler. On voit ainsi, que si l’expérience bénéfique de l’anonymat persuade les détenus de l’invisibilité de leur stigmate et les rassure du même coup sur leurs chances de réintégrer l’espace social sans trop de heurts, les situations où ils sont discrédités les préviennent du malaise que leur présence peut engendrer dans la place sociale.

Toutefois, parce que ces expériences font prendre conscience « que la vie n’a rien d’une navigation paisible » [14] et, qu’à ce titre, les déceptions peuvent être choses courantes, on peut concevoir que les permissions de sortir sportives agissent comme un véritable mode de prévention des réactions sociales contribuant à la préparation à la sortie. D’abord, parce que le détenu y fait l’apprentissage de sa sortie future à l’aide du soutien d’une activité réglementée et ritualisée. Ensuite, parce que ces rencontres lui permettent d’anticiper et de devancer les difficultés auxquelles il se trouvera confronté lors de sa libération. Enfin, parce que l’expérimentation de tels projets indique qu’au fil des rencontres, les représentations stéréotypées des « normaux » sont reconsidérées et remaniées. Des considérations sportives se substituant alors progressivement aux réticences exprimées lors des premières sorties, les « normaux » découvrent avec le temps la dimension humaine de ceux qu’ils pensaient en être dépourvus.

Références bibliographiques

Film :
Les évadés (1994), Traduction française du film américain The Shawshank Redemption, réalisé par Frank Darabont à partir d’une nouvelle écrite par Stephen King.

Source :
Laurent Gras . « Détenus en permission de sortir sportive : une expérience marquante (Mars 2005) ». champpenal, Vol II (2005)
http://champpenal.revues.org/document85.html

[1] Le sport en prison pose effectivement la question centrale du rapport au corps que l’on peut considérer comme un objet supplémentaire de la surveillance et de la discipline carcérales ou, à l’inverse, comme un moyen de s’affranchir des contraintes institutionnelles

[2] Décloisonner signifie réimpliquer dans la vie carcérale les tuteurs naturels des différentes activités ou situation dans lesquelles les personnes détenues peuvent être envisagées indépendamment de leur situation pénale : travail, santé, sport, culture, enseignement, formation professionnelle

[3] Depuis les années quatre-vingt, cette ouverture sur le monde extérieur s’est traduite par l’organisation de séances sportives menées par des intervenants diplômés d’Etat, de formateurs aux métiers du sport mais aussi par la signature de protocoles d’accord et de conventions entre le ministère de la Justice et les ministères de la Jeunesse et des Sports et de l’Education facilitant l’intégration de détenus dans des structures sportives extérieures

[4] Cinq catégories de pratique physique et sportive ont ainsi été définies : les exercices physiques en cellule, les pratiques sportives non encadrées entre détenus (musculation, rencontres spontanées en cours de promenade), les manifestations sportives ponctuelles (téléthon, visite de champions sportifs, opérations « ville-vie-vacances », fêtes du sport...), les compétitions officielles et les permissions de sortir sportives

[5] Visant l’obtention d’une carte d’identité nationale, d’une levée de la suspension du permis de conduire, d’un passeport valide pour le retour au pays d’origine....

[6] Le Procureur de la République a toutefois le droit de faire appel lorsqu’il est en désaccord avec la décision prise par le juge d’application des peines

[7] VTT, course locale, trekking, canoë-kayak, ski de fond, randonnées pédestres, rafting, planche à voile, plongée, escalade, équitation, aviron

[8] C’est ainsi que les exercices et les efforts physiques s’inscrivent plus largement dans la logique contraignante des peines physiques. Cette conception est plus amplement développée dans l. gras, Le sport en prison, analyse sociodémographique des carrières sportives de détenus, Thèse de sociologie et de démographie, pp.45-56

[9] Si ce n’est quelques tatouages dont seul l’œil averti pourra déceler la marque d’un séjour carcéral

[10] Certaines courses restent encore fermées aux détenus cependant. Pour exemple, le marathon du Médoc, où les participants ont la possibilité de déguster des vins bordelais tout au long de la course. O. Bessy, « Le marathon du Médoc ou le carnaval de la course à pied », in Sport, fête et société, op. cit., p. 128

[11] Cette précision concerne plus spécifiquement l’intégration de détenus dans des clubs locaux au sein desquels ces derniers sont proposés pour entraîner les enfants. Afin d’obtenir l’accord des familles, une réunion est organisée en début d’année avec les dirigeants et les moniteurs de sport. Certains parents exprimant certaines réticences, l’intégration de détenus au sein du club est bien souvent soumis au respect de conditions particulières portant, en l’occurrence, sur la nature des infractions commises

[12] La consommation de café par les détenus étant interdite, ses consommateurs sont contraints de se procurer « des produits de substitution » comme la Ricorée, qui appartiennent de fait à la liste des produits régulièrement cantinés par la population carcérale. Son emballage plastifié, et non plus métallique, en fait un produit adapté au passage des portiques

[13] Et quand bien même, la participation de détenus à une manifestation sportive se déroule avec les honneurs, telle cette course pédestre à l’issue de laquelle ils étaient arrivés premiers de l’épreuve, le moniteur de sport se voit forcé de refuser le premier prix, un salon de jardin, pour le remplacer par des sacs de sport, destinés initialement aux seconds

[14] W.Y. Baker et L. H. Smith, « Facial Disfigurement and Personnality », Journal of the Medical Association, in E. Goffman, Stigmate, op. cit., p. 21