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06 II.2. De l’irresponsabilité du détenu à la déresponsabilisation de la prison

Publié le samedi 5 novembre 2005 | http://prison.rezo.net/06-ii-2-de-l-irresponsabilite-du/

L’ENJEU DE LA RESPONSABILITE : VERS UNE RESPONSABILISTAION CROISSANTE DE L’AP

II.2. De l’irresponsabilité du détenu à la déresponsabilisation de la prison.

La recherche des causes du phénomène de sur-suicidité carcérale est étroitement liée avec la recherche de responsabilité dans un suicide. En effet, comme dans toute institution ayant des personnes à sa charge (hôpital psychiatrique, hôpital, maison de retraites...) la responsabilité de l’institution peut être mise en cause après un suicide. Or comme on va le voir par la suite, pour que sa responsabilité ne soit pas mise en cause, les motivations du passage à l’acte du suicidé doivent clairement apparaître comme étant utilitaires ou pathologiques [1]. Luc Boltanski écrit à ce sujet : « lorsque le geste devient suffisamment saillant, un travail d’interprétation est toujours nécessaire pour le gérer, et tel que l’on entende en dégager la valeur symbolique, c’est-à-dire la généralité dans la visée d’un bien commun, ou bien, ou contraire, le dévaluer, soit en le ramenant dans le flot de pratiques ordinaires dominées par l’intérêt, soit en le rejetant dans la marginalité ou la folie  [2] ».
 Dans les entretiens que nous avons mené, il nous a semblé que ces tensions se traduisaient par la construction de différentes images du suicidé en milieu carcéral par les différents protagonistes. En effet, la construction de l’image du « détenu victime » du système pénitentiaire, souvent faite par les associations ou les familles, vise à faire porter la responsabilité sur l’institution carcérale. A l’inverse, dans son discours, l’institution carcérale va chercher à minimiser cette image de « détenu victime », pour lui substituer les images du « détenu manipulateur » ou du « détenu malade », et écarter de ce fait sa responsabilité dans un suicide. Nous allons donc voir quels sont les arguments de chacune des parties en présence autour de la question de la responsabilité dans un suicide.

2.1. La procédure d’enquête après un suicide.

Comme on l’a vu précédemment, suite à un suicide en détention, une procédure d’enquête judiciaire est ouverte pour déterminer les causes du décès. En effet, selon l’article 74 et D.282 du code de procédure pénale, en cas de suicide, mort violente ou si la cause du décès est inconnue ou suspecte, un officier de police judiciaire doit se rendre dans les délais les plus brefs sur les lieux et procéder aux premières constatations . Le procureur de la République (ou un officier de son choix) se rend sur place s’il le juge nécessaire pour déterminer les circonstances du décès. Il peut alors engager une information pour recherche des causes de la mort. Les officiers de police judiciaire vont alors mener leur enquête : ils vont auditionner les membres du personnel, les co-détenus et le chef d’établissement et vont également consulter la fiche pénale du suicidé, qui recueille les données sociodémographiques et pénales du suicidé, ainsi que des informations sur sa trajectoire dans le monde carcéral. Les informations concernant la trajectoire du détenu permettent ainsi de restituer le suicide dans une perspective dynamique, avec les différents rapports écrits concernant le suicide lui-même.
L’imprimé officiel utilisé pour rendre compte des actes d’auto agressions qui doit être rempli systématiquement, fait également objet de l’enquête. Cet imprimé se divise en plusieurs parties : une première partie sert à l’identification du détenu. Une seconde partie décrit les circonstances de la découverte du suicide et les premiers secours apportés à l’auto agressant. Dans une troisième partie, des témoignages sont recueillis sur les motifs ayant pu pousser le détenu au suicide et dans cette même partie, il est fait mention des sanctions et récompenses éventuelles prises à l’égard du personnel et des détenus. Enfin, dans une dernière partie, des informations concernant la personnalité du détenu ainsi que les précautions qui avaient été éventuellement prises pur parer au risque suicidaire sont mentionnées. [3]
A travers ce compte rendu qui remonte jusqu’à l’administration centrale, le chef d’établissement concerné engage sa responsabilité vis-à-vis de ses supérieurs hiérarchiques : le directeur régional des services pénitentiaires et, en dernier lieu, le ministre de la justice. En effet, si la procédure des recherches des causes d’un décès relève un fait suspect pouvant mettre en cause la responsabilité du personnel pénitentiaire (mauvais traitement, isolement abusif, placement au QD abusif...), le délit de non assistance à personne en danger peut être prononcé à l’encontre de certains de ces membres (sanction disciplinaire pour les surveillants, mise en examen pou le directeur...).
Sur un plan général, c’est la responsabilité de l’Administration Pénitentiaire qui peut être engagée, en cas de faute de service avérée. « La faute de service consiste dans tout manquement aux obligations de service (...). La faute peut consister dans une action comme une abstention, dans un agissement volontaire comme dans une imprudence ou une maladresse. Elle peut être constituée par une décision exécutoire comme par une simple opération matérielle. Elle peut consister dans un défaut d’organisation du service ou une défaillance de son fonctionnement.  [4] » Le Conseil d’Etat distingue des degrés dans la gravité des fautes, allant de la faute simple à la faute lourde. La faute simple ne comporte aucune qualification et la faute lourde est une faute d’une gravité évidente, apparaissant comme telle pour n’importe quel observateur. La responsabilité de l’AP peut être engagée en cas de faute lourde, notamment dans le cadre de l’indemnisation financière des ayant cause du suicidé. Mais nous verrons par la suite qu’après une décision du Conseil d’Etat du 3 Octobre 2003, une seule faute simple peut désormais engager la responsabilité de l’AP.
Or, pour que la responsabilité ne soit pas engagée, il faut que les motifs du suicide apparaissent comme étant utilitaires ou pathologiques. C’est-à-dire que soit le détenu a effectué cet acte, non dans le but de se tuer, mais pour faire du chantage sur l’administration, soit parce qu’il souffre de troubles psychologiques qui le rendent irresponsable de son acte.

2.4. Le motif utilitaire du suicide ou la figure du détenu « manipulateur ».

2.4.1. Le motif utilitaire du suicide.

La responsabilité de l’AP n’est pas engagée dans le cas où le motif du suicide apparaîtrait comme utilitaire. Le motif utilitaire du suicide s’apparente à une manoeuvre destinée à faire pression sur l’autorité pénitentiaire qui aurait, par accident, conduit le détenu à la mort. Lors de nos entretiens avec les membres du personnel de la maison d’arrêt de Varces, beaucoup de tentatives de suicides, d’actes d’automutilation ou de grèves de la faim ne sont pas des actes de désespoir, mais de manipulation de la part des détenus pour obtenir satisfaction auprès de l’AP de leurs revendications ou demandes. Le chef de la détention mentionnait, par exemple le fait qu’ils avaient constaté que certains détenus s’étaient suicidés peu de temps avant le passage de la ronde d’un surveillant. Pour lui, c’est le signe que le détenu ne voulait pas mourir, mais être sauvé. On voit vraiment que le suicide est un rapport de force entre le détenu et l’institution. L’AP substitue à la figure de victime du suicidé, la figure du détenu manipulateur. Cela explique pourquoi beaucoup d’actes d’auto agression sont minimisés par l’institution carcérale.
On retrouve la trace de cette opposition dans le compte rendu des actes d’auto agressions. D’abord par l’usage qui en est fait : cet imprimé met sur le même plan l’ensemble des conduites auto agressives [5]. « Le caractère spectaculaire de la mort se trouve alors gommé dans cette classification car dilué dans une gamme de conduites dont la logique, pour l’administration pénale, est essentiellement revendicative et pragmatique  [6] ». Pour l’AP, ce type de conduite résulte du rapport de force qu’instaure le détenu avec l’institution.

2.4.2. Une vision réductrice de l’auto agression.
Pourtant, on peut quand même être amené à se demander, en suivant cette logique, si l’AP n’est tout de même pas en partie responsable de l’escalade de la violence du détenu, en ne lui apportant pas de réponses à ses demandes. En effet, même si ces stratégies visent à faire pression pour obtenir satisfaction, il est quand même alarmant que les détenus soient contraints d’en arriver à de telles extrémités pour être écoutés. Ces conduites montrent que la communication est troublée en milieu carcéral. Le docteur Hivert, par exemple, écrit : « dans tous les cas, la conduite suicidaire s’inscrit dans un trouble de communication qui ne réussit pas à s’instaurer dans une structure où les relations s’établissent sur un mode autoritaire, et où le message ne peut passer que dans un sens  [7] ».
Le chantage à la douleur peut, bien sûr, être un moyen de pouvoir sur les autres. Là où la parole n’a pas su convaincre, le corps prend la relève en quête d’une attention des représentants de l’institution. Les principaux motifs qui poussent les détenus à ces actes, sont, par exemple, la demande de changement de cellule ou d’affectation pour fuir le harcèlement des autres détenus ; c’est aussi le moyen de pouvoir aller à l’infirmerie ou d’être hospitalisé. Les membres du personnel, assaillis les sollicitations des détenus ne souhaitent pas ou alors, ne sont pas en mesure de répondre à toutes les demandes, par manque de temps ou d’effectifs. La violence retournée contre soi est alors un moyen pour le détenu de faire accélérer la réponse à sa demande.
Mais, il parait réducteur de considérer les actes d’auto agression uniquement sous le seul angle de l’utilitarisme. En fait, les actes de violence retournés contre soi ont des significations complexes. Pour certains, cela va être le moyen de retrouver une certaine identité, perdue du fait de l’incarcération. En exerçant une souffrance sur son propre corps ou en laissant des traces, le détenu cherche à rencontrer les limites de son corps, la réalité de son existence. Le détenu peut aussi, paradoxalement, chercher à se faire mal pour avoir moins mal. Les automutilations sont alors des gestes visant à conjurer une souffrance diffuse en la fixant en un point précis et en la traduisant sous la forme d’une trace [8].
L’hypothèse du motif utilitaire du suicide parait moins plausible, pour déresponsabiliser l’AP de certains suicides, que l’hypothèse qui consiste à dire que l’on retrouve beaucoup de personnes souffrant de troubles psychiatriques graves. En effet, N. Bourgoin montre que l’analyse qu’il a effectué des dossiers de suicides révèle que seule une majorité négligeable de suicides « réussis » peuvent laisser penser à un simulacre qui aurait mal tourné (11 sur 621, soit moins de 2%), tandis que la majorité des suicides s’accompagnent de tous les signes de détermination (choix du moment propice, mode perpétration radical, d’une mise en scène pour détourner l’attention...) » [9].

2.5. Le motif pathologique du suicide : de l’irresponsabilité du détenu à l’irresponsabilité de l’AP.

2.5.1. Le motif pathologique du suicide.
La responsabilité de l’AP peut ne pas être engagée dans le cas où le suicide d’un détenu aurait un motif pathologique. En effet, le fait que le détenu soit irresponsable de ces actes rend irresponsable l’AP de son suicide, puisqu’il aurait pu commettre ce suicide à l’extérieur et il ne résulte pas des disfonctionnements du système carcéral. N. Bourgoin montre, que, dans l’analyse qu’il a faite des dossiers de suicidés, les antécédents psychiatriques du suicidé étaient systémiquement soulignés et que parfois, même, le motif invoqué par le suicidé dans sa lettre était retranscrit, dans le compte rendu, dilué dans des qualificatifs flous, tels que la dépression, les troubles psychiatriques ou l’intolérance à l’enfermement  [10] (c’était le cas de 10 dossiers sur 160 qu’il a étudié). L’imposition de catégories médicales sur le suicide relève de ce que Goffman qualifie « d’étiquetage ». Il est d’ailleurs intéressant de noter, que dans certaines lettres étudiées par N. Bourgoin, le détenu revendiquait explicitement sa santé mentale. Le détenu montre donc qu’il refuse que cette étiquette de « malade » lui soit apposée [11].
Lors de nos entretiens, les membres de l’AP nous ont fait part de cette hypothèse. Pour eux, l’augmentation du nombre de suicide vient du fait que la société envoie de plus en plus des personnes souffrant de troubles mentaux en prison. Ils estiment que la prison n’est pas un lieu approprié pour ces personnes, et surtout qu’ils sont insuffisamment formés pour gérer ces populations. Ils éprouvent des difficultés à prévenir le passage à l’acte suicidaire chez ces individus particulièrement imprévisibles et impulsifs. De plus, selon eux, ces personnes auraient tout à fait pu se suicider dans le milieu libre et ce ne sont ni la prison ni le personnel pénitentiaires qui sont responsables de leur passage à l’acte.

2.5.2. L’image du « détenu malade » correspond à une certaine réalité.
Ce discours trouve, en effet, une justification dans le fait que de plus en plus de personnes, qui étaient jugées auparavant irresponsables de leurs actes, sont maintenant placées en détention. En effet, à l’issue de l’expertise psychiatrique, de moins en moins de personnes sont déclarées irresponsables au moment des faits. Tout un courant de la psychiatrie considère qu’il est thérapeutique de responsabiliser les patients souffrant de troubles mentaux. La réforme de l’article 64 du code pénal de 1810 par l’article 122-1 peut être la source de ce changement de population pénale. En effet, il est vrai qu’en distinguant « l’abolition du discernement », les nouvelles dispositions de l’article 122-1 du code pénal ont ouverts la voie aux experts pour retenir davantage le motif de l’altération dans des cas de psychoses avérées et a eu pour conséquence de réduire de beaucoup les non-lieux pour irresponsabilité [12]. Cette réforme ayant eu lieu en 1994, on peut en effet noter qu’entre 1987 et 1997, le pourcentage d’accusés jugés irresponsables au moment de leurs actes est passé respectivement de 0, 46% du nombre d’inculpés ou mis en examen à 0,28% [13]. Or, comme nous l’avons vu c’est peu de temps après (en 1996), que le nombre de suicides a commencé à devenir très élevé. l’AP se déresponsabilise donc, dans certains cas de suicides, par le fait qu’elle doit gérer de plus en plus de personnes atteintes de troubles importants du comportement, dont le suicide peut être la conséquence. Le motif pathologique du suicide correspond donc bien à une réalité.

[1] BOURGOIN N., Le suicide en prison, op. cit., p 103

[2] BOLTANSKI L., L’amour et la Justice comme compétences, p326, cité dans Bourgoin, p105

[3] Compte rendu d’incident présenté dans l’ouvrage de BOURGOIN N., Le suicide en prison, op.cit., p101-102

[4] BOURGOIN N., Le suicide en prison, ibid., p103

[5] N. BOURGOIN, Le suicide en prison, ibid., p103, cite Wilmotte : « sur ce procès verbal plane l’ombre de la responsabilité. L’établissement pénitentiaire, chargé de la mise en dépôt des marginaux, voit avant tout dans le comportement suicidaire une atteinte à l’ordre insaturé, une rébellion contre l’autorité. A ce propos, il est symptomatique de noter que le même procès verbal est utilisé pour les suicide, les tentatives de suicide et les évasion ; ce document constitue donc surtout un instrument de déculpabilisation au niveau institutionnel. »

[6] BOURGOIN, Le suicide en prison, ibid., p 104

[7] HIVERT P., « Les suicides en prison », in Revue pénitentiaire et de droit pénal, 1980, n°2, p372

[8] Les différentes explications du motif de ces actes sont exposées dans l’ouvrage de LE BRETON D., La peau et la trace, sur les blessures de soi, Saint-Amand-Montrond, Métaillé, 2003, p 83-96

[9] BOURGOIN N., Le suicide en prison, op.cit., p102

[10] BOURGOIN N., Le suicide en prison, ibid., p105

[11] BOURGOIN, p105

[12] L’article 64 du code pénal de 1810 stipulait qu « il n’y a ni crime, ni délit, lorsque le prévenu étai en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister ». L’article 122-1, tel qu’il a été adopté par les parlementaires, stipule en son premier alinéa que « n’est pénalement responsable l personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». MATARD C., L’exercice de la psychiatrie en milieu pénitentiaire : l’enjeu d’un choix entre la garantie de la « sécurité publique » et la protection de la « santé publique », Grenoble, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, Université Pierre Mendès-France, 1994-1995, p93.

[13] SENON J-L., LAFAY N., PAPET N., MANZANERA C., “Prisons et psychiatrie : à la difficile recherché d’un équilibre entre sanitaire social et judiciaire”, in Revue pénitentiaire et de droit pénal, 2000, n°4, p 510