LA POLITIQUE DE PREVENTION DU SUICIDE : UNE PRISE EN CHARGE UNILATERALE DU PROBLEME DES SUICIDES EN PRISON
III. 2. Une politique vouée à l’échec en l’absence de réformes globales du système pénal.
Nous allons voir, dans un deuxième temps, que la prise en charge du problème des suicides en prison par les pouvoirs publics ne peut pas se limiter à la mise en place de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral. Le phénomène de sur-suicidité carcérale est le révélateur de disfonctionnements beaucoup plus vastes, qui concernent l’ensemble du système pénal. Pour étayer cette réflexion, nous pouvons comparer le problème du suicide en prison à celui de l’échec scolaire, par exemple. En effet, alors que pendant longtemps, l’enfant était tenu pour responsable des difficultés qu’il rencontrait à l’école, certains sociologues, comme Bourdieu, ont montré que l’ institution scolaire, en reproduisant les déterminations sociologique préexistantes, voire en les renforçant, était génératrice d’échec scolaire. C’est donc le système éducatif dans son ensemble qui a été remis en question, ainsi que la place de l’école et sa fonction dans la société.
Or, comme on va le voir par la suite, le suicide en milieu carcéral est un révélateur de problèmes plus graves inhérents au système judiciaire. Comme nous l’avons vu dans la première partie, les causes du suicide en prison sont inhérentes à l’individu, mais aussi à l’institution dans laquelle on le place. Une politique de prévention du suicide ne peut pas être efficace si elle n’amorce pas une réflexion et une action globale sur les déterminants profonds du problème du suicide en prison. la critique majeure qui peut être faite à l’encontre de la politique de prévention du suicide en milieu carcéral est donc qu’elle cherche, par des moyens limités, à résoudre un problème qui semble être beaucoup plus complexe. Les mesures préconisées par la politique de prévention semblent dérisoires face aux réformes globales qu’il faudrait engager pour tenter de résoudre le problème de la sur-suicidité carcérale. Nous allons donc montrer qu’il existe un véritable paradoxe dans la prise en charge du problème des suicides en prison par les pouvoirs publics. En effet, d’un coté l’AP est de plus en plus responsabilisée face aux suicides et met en place une politique visant à réduire le phénomène de sur-suicidité carcérale, alors que de l’autre, la société continue de placer des personnes présentant des risques suicidaires avec des conditions qui rendent le milieu carcéral encore plus suicidogène.
2.1. La sur-suicidité carcérale comme symptôme des maux de la prison.
Dans la première partie, nous avons vu que la sur-suicidité carcérale s’expliquait par la concentration d’une population à risques suicidaires dans un milieu suicidogène. Nous avons ensuite montré quelles étaient les caractéristiques du suicide en prison (personnes, lieux et moments). Or, si l’on s’intéresse à ces caractéristiques, on peut s’apercevoir qu’elles soulèvent en fait des questions d’une ampleur très vaste qui remettent en cause le fonctionnement même du système judiciaire. En effet, nous allons désormais montrer que les éléments qui sont mis en cause pour expliquer le phénomène de sur-suicidité carcérale recoupent ceux qui sont dénoncés par les différents rapports qui se sont intéressés aux disfonctionnements du système pénal français, comme le rapport de l’assemblée nationale, celui de la cour européenne des droits de l’homme, du CPT ou les rapports de l’OIP. On va donc voir comment le suicide en prison est un symptôme des autres maux de la prison.
2.1.1. La population pénale : le retour de la prison asilaire.
Comme on l’a vu dans la première partie, la population pénale concentre des personnes qui sont à risque suicidaires élevés. Les personnes qui ont un profil suicidaire sont des individus qui présentent majoritairement des troubles psychiatriques, des dépendances psychoadictives et qui sont peu insérés dans la société économiquement et socialement. Ce sont principalement des auteurs de délits graves, contre des personnes. Or on retrouve de plus en plus de personnes présentant ces caractéristiques en prison. En effet, les caractéristiques de la population pénale correspondent à l’évolution des délits sanctionnés par la société et la population pénale est de plus en plus constituée de délinquants sexuels, de toxicomanes et de personnes présentant des troubles psychiatriques.
Or, on a vu que le fait de mettre ces populations, déjà fragiles à la base, dans un milieu suicidogène, pouvait être à l’origine du phénomène de sur-suicidité carcérale. On peut alors être amené à se demander si la place de ces personnes est en prison. On voit bien que les caractéristiques suicidaires d’une certaine catégorie de la population pénale soulève une question plus vaste : celle de la fonction de la prison. Comme le souligne le rapport de l’Assemblée nationale : « au bout du compte, on confère ainsi à la prison une vocation asilaire que l’hôpital psychiatrique n’a plus. Cela retentit sur la qualité de prise en charge comme sur la vie des personnels ainsi que sur celle des autres détenus, face à des personnes aux réactions parfois imprévisibles [1] ».
La présence des malades mentaux en détention soulève deux problèmes. Dans un premier temps, on peut se demander si l’incarcération est véritablement une solution pour ces personnes. Lors de notre entretien, les responsables de l’OIP émettaient des réserves sur ce point. En effet, selon eux, l’incarcération constitue un temps morts pour ces détenus. Ces détenus ressortent dans le même état que lorsqu’ils sont entrés, si ce n’est pas dans un état encore plus dangereux.
Dans un deuxième temps, on peut se demander si la prison a réellement la capacité de prendre en charge ces personnes. Face à l’augmentation croissante de personnes présentant des troubles psychiatriques en milieu carcéral, l’AP a du mettre en place des structures permettant la gestion de ce nouveau type de population. Les soins psychiatriques dans les établissements pénitentiaires ont été confiés au service public hospitalier dès 1986, antérieurement aux soins somatiques (1994). Un décret du 14 mars 1986 a ainsi créé un ou plusieurs secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire, dans chaque région. Il comprend notamment un service médico-psychologique régional (SMPR), service implanté au sein d’un établissement pénitentiaire. Mais cette prise en charge, qui est une amorce de réponse à ce problème, n’est pas sans contradictions.
En effet, on ne compte aujourd’hui que 26 SMPR, qui sont tous situés en maisons d’arrêt. De nombreux établissements pour peine ne disposent pour leur part que de psychiatres et psychologues vacataires, alors que les détenus condamnés à de longues peines nécessiteraient davantage un suivi psychologique régulier. Pour le docteur Broca, président de la fédération française de santé mentale, la prison n’est pas la solution appropriée pour ce type de personnes : « il faut traiter les auteurs d’infraction sexuelles comme des malades mentaux, par l’internement et les soins, et non plus par la prison. [2] » Mais le problème est que personne ne semble vouloir prendre en charge ces personnes, qui nécessitent des soins importants, mais aussi une sécurité renforcée. Même lorsqu’un détenu a besoin d’une hospitalisation urgente, les hôpitaux se montrent peu enclins à accueillir ce type de malades et les renvoient rapidement en prison. Antoine Lazarus, professeur de santé publique met en évidence que « si au fil des années, de plus en plus de gens marqués par des traits psychopathologiques sont incarcérés, si l’on considère que toute une série d’incivilités peuvent conduire en prison, même s’il sont liés à des troubles du caractère, alors la prison de demain sera le lieu du traitement médico-psychologique de l’ensemble des déviances sociales. On aura reproduit au XXI° siècle le grand enfermement du XVII°siècle [3] ».
2.1.2. Le milieu carcéral : les conditions de détention en France.
Si l’on s’intéresse aux caractéristiques du suicides qui concernent le milieu carcéral, là encore on s’aperçoit que le taux de suicide est étroitement corrélé avec les conditions de détention dénoncées comme étant les plus honteuses d’une démocratie. Différents rapports, comme celui de l’assemblée nationale, le rapport du CPT, de la cour nationale des droits de l’homme font état de ces conditions qui sont véritablement alarmantes.
Déjà, le suicide en prison révèle un premier disfonctionnement du système pénal, qui concerne la procédure judiciaire. En effet, comme on l’a vu, ce sont majoritairement des prévenus qui se suicident. Or, ce phénomène met en évidence le problème de la détention provisoire en France. La détention provisoire est le fait de placer une personne soupçonnée d’avoir commis un crime ou un délit en prison avant son jugement, en raison des nécessités de l’instruction et à titre de mesure de sûreté [4]. Mais la détention provisoire est définie par la loi comme devant être l’exception puisqu’elle déroge au principe de maintien en liberté. En effet, « toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie par un tribunal ». Mais en France, la détention provisoire est très souvent prononcée, puisque l’on compte 22 000 prévenus pour 39 000 condamnés en mai 2004 [5]. Or, la détention provisoire, véritable peine sans jugement, constitue de nos jours une atteinte grave aux libertés fondamentales. En effet, la difficulté majeure tient à l’erreur, toujours possible. Ensuite, la deuxième difficulté tient au fait que cette détention, si elle se prolonge, comme c’est parfois le cas tient de l’arbitraire et place le détenu dans une situation d’incertitude très difficile à vivre.
Ensuite, le suicide en prison révèle un autre problème majeur des prisons : le surpeuplement. En effet, c’est principalement dans les maisons d’arrêt que les taux de suicide sont les plus élevés, et surtout les maisons d’arrêt sous encadrées en personnel pénitentiaire et sociaux. Or, tous les rapports dénoncent la surpopulation carcérale et les conditions de détention qu’elle induit. C’est la recommandation principale faite par le Comité de prévention de la torture, après sa visite de 2003 [6] :
Compte tenu des taux d’occupation relevés dans les maisons d’arrêt de Loos et Toulon (à savoir respectivement 239% et 240%) et des conséquences extrêmement néfastes qu’ils entraînaient sur les conditions de détention -lesquelles sont exposées plus avant dans le rapport-, la délégation du CPT a communiqué, à l’issue de sa visite, une observation sur le champs aux autorités françaises en vertu de l’article 8, paragraphe 5, de la convention, leur demandant de prendre immédiatement des mesures afin de désencombrer ces deux établissements [...]. Elle a demandé aux autorités françaises d’informer le CPT dans un délai de trois mois des mesures prises suite à cette observation communiquée sur le champ.
Ensuite, les suicides, comme nous l’avons vu, sont très nombreux au QD. Or, cette sanction reste la plus utilisée par les établissements, malgré son caractère dangereux. La cour nationale des droits de l’homme rappelle que la durée maximale de maintien en cellule disciplinaire est de 45 jours pour les majeurs et 15 jours pour les mineurs de plus de 16 ans. Cette durée fait du régime pénitentiaire français l’un des plus sévère d’Europe. [7] La CNDH a exprimé son souhait que « le législateur procède à une réduction conséquente de la durée maximale, tout en érigeant le confinement en cellule individuelle comme régime de sanction le plus contraignant [8]. » Ensuite, des interrogations portent sur la procédure disciplinaire. Pour la commission Canivet, « sous l’angle de la procédure, les limites de régime disciplinaire apparaissent plus évidentes encore, en ce qu’elles méconnaissent les règles de procès équitable, de l’indépendance et d’impartialité de l’instance disciplinaire [9] ». En effet, le directeur de la prison a tous les pouvoirs, c’est lui qui décide le placement en prévention ou non au QD, rend le verdict de la sanction et peut même aménager cette sanction. Ses membres sont soumis au pouvoir hiérarchique de l’administration centrale et cette relation de subordination est particulièrement marquée, puisque le chef d’établissement est « disciplinairement responsable des incidents imputables à sa négligence ou à l’inobservation des règlements ». Dans ces conditions, on peut émettre des réserves quant à l’impartialité de la procédure. Il faut noter qu’une avancée notable est apparue avec l’application de la loi du 12 avril 2000 à l’instance disciplinaire. En effet, le détenu peut désormais présenter ses observations et être assisté d’un avocat. Les frais de l’avocat peuvent être pris en charge au titre de l’aide juridictionnelle.
Ensuite, le suicide en prison met en évidence un problème fondamental de la prison : l’échec de la mission de réinsertion. En effet, comme on l’a vu précédemment, la majorité des détenus qui se suicident sont des primo délinquants, qui étaient de niveau scolaire secondaire et qui avaient une femme et plusieurs enfants. C’est souvent par anticipation de leur statut social dégradé, de la rupture des liens familiaux occasionnés par l’incarcération ou par peur de la récidive que certains détenus se suicident. Le suicide soulève donc le paradoxe de la mission de réinsertion de la prison. En effet, comment peu-on réinsérer un individu dans le monde extérieur en l’en excluant ?
Tout d’abord, le maintien des liens familiaux est rendu très problématique par l’incarcération. Or, le maintien des liens familiaux est un élément important de la réinsertion du détenu. La commission européenne des droits de l’homme a rappelé, à plusieurs reprises, « que la vie sexuelle appartenait à l’intégrité physique et morale de la personne et que le développement et l’accomplissement de la personnalité exigeait la possibilité d’établir des relations de différentes sortes, y compris des relations sexuelles avec d’autres personnes [10] ». Des réflexions sur la création d’Unité de Vie Familiale et des expérimentions dans des sites pilotes ont été menées depuis les années 80, mais n’ont toujours pas été étendues. Or, la France est en retard, dans ce domaine, puisque de nombreux pays pratiquent déjà des systèmes de visites familiales sans surveillance (Danemark, Finlande, Norvège, Pays Bas, Espagne...).
La réinsertion sociale et professionnelle des détenus a fait aussi l’objet de nombreuses critiques. En effet, la structure socio-éducative est insuffisante, par manque de moyens et de personnel, compte tenu de la surpopulation, les places dans les activités éducatives, socioculturelles ou les places de travail sont très restreintes. Or, le temps de la détention ne devrait pas être un temps vide, mais plutôt un temps qui permettrait au détenu de pouvoir se réinsérer dans la société.
Le suicide en prison peut donc être considéré comme le révélateur de disfonctionnements inhérents au système judiciaire français. C’est pourquoi il parait indispensable qu’une politique visant à réduire la sur-suicidité carcérale prenne en compte ces difficultés. Sans impulsion politique tournée vers la résorption de ces problèmes, toute politique de prévention rencontrera des limites et connaîtra des échecs. Or, nous allons voir maintenant que, si une « fenêtre politique » s’était ouverte en 2000 et avait permis la mise en place de réformes allant dans le sens d’une prévention du suicide en milieu carcéral, il semble qu’elle ait été aussitôt refermée en 2001, sous l’impulsion d’une nouvelle politique pénale basée sur la sécurité.
2.2. Une fenêtre ouverte et aussitôt refermée.
2.2.1. La réforme du système pénal engagée en 2000.
En 2000, il semble qu’un mouvement important de prise de conscience de la situation des prisons françaises ait eu lieu. En effet, suite au témoignage de Véronique Vasseur, Médecin chef à la prison de la Santé, les français réalisent la nécessité de réagir face à ce triste état des lieux de l’état des prisons françaises. Les journalistes et les parlementaires s’y précipitent. Certains dénoncent « un voyage au bout de l’horreur dans les prisons françaises » [11]. Les députés décident alors la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire. Tous les acteurs concernés par la prison sont auditionnés. Le problème du suicide en prison est évoqué. E. Guigou, Garde des sceaux à l’époque, déclare en 2000, que « le suicide en prison, c’est la question à régler numéro un en milieu carcéral en France ». Les sénateurs dénoncent même les prisons comme étant « une humiliation pour la république ». Vétusté, insalubrité des lieux, surpopulation et promiscuité, inégalité, arbitraire, atteintes aux droits de l’homme et humiliations, lenteur de la justice : l’heure semble être au constat alarmiste et aux projets de réformes. Cette prise de conscience semble enfin ouvrir une période favorable aux débats, aux analyses et à l’action concernant le système carcéral.
Des axes de réformes du système judiciaire et pénal sont avancés. Les effets sur les conditions de détention de la surpopulation pénale sont dénoncés. Il semble même qu’il existe un cercle vicieux qui fait qu’à mesure que des places apparaissent, le nombre de prisonniers augmente. Face à ce constat, deux solutions sont possibles : soit on considère qu’il n’y a pas assez de place, soit qu’il y a trop de détenus. La deuxième option est choisie : en 2000, le vote d’une loi portant sur la présomption d’innocence vise à faire diminuer le nombre de prévenus en maisons d’arrêt. La loi du 15 juin 2000 prévoit également une échéance de 3 ans pour parvenir à l’encellulement individuel des personnes placées en détention provisoire.
La question du contrôle des prisons a également été posée. Le 23 juin 1999, l’Assemblée nationale vote à l’unanimité, un amendement de J-L Warsmann qui prévoit la visite à tous moments des parlementaires dans les prisons de leur département. Un groupe de travail, dirigé par Guy Canivet, est ensuite chargé par E. Guigou de faire un état des lieux des prisons françaises et d’élaborer des propositions réformatrices. Fac au constat de la situation de non droit qui règne dans les prisons françaises, ce groupe de travail préconise l’adoption d’une loi pénitentiaire, définissant le droit applicable en prison, le droit de réclamation des détenus et prévoyant un organe de contrôle indépendant auquel les détenus pourraient s’adresser en cas de violation de leurs droits. En 2000, le premier ministre charge officiellement la nouvelle garde des sceaux, Marylise Lebranchu, de l’élaboration de cette loi. Mais le projet de loi va être abandonné à la veille de l’échéance électorale de 2001. Lors de notre entretien, la correspondante prévention suicide de la direction régionale de Lyon, mettait en évidence que ce projet de loi représente la plus grande déception de l’AP. En effet, l’adoption de cette loi aurai permis à l’AP de pouvoir s’appuyer sur un ensemble de lois recentrées et redéfinies, qui demeurent toujours, à l’heure actuelle, fragmentées dans le code de procédure pénal.
Cette période a permis à la société française de prendre enfin conscience de la situation des prisons. Les réformes qui ont été prises s’orientaient tout à fait vers une prise en charge globale du problème des prisons et allaient dans le sens d’une politique de prévention du suicide. Néanmoins, cette période aura été de courte durée, puisque les prisons semblent de nouveau être retombées dans l’oubli et que la politique pénale qui a été mise en place à partir de 2001 prend une orientation qui remet en cause les réformes qui avaient été mises en place.
2.2.2. Les nouvelles orientations de la politique pénale.
En effet, quelques années plus tard, l’orientation prise par le gouvernement tranche totalement avec celle qui avait été mise en place auparavant. Lors du débat électoral de 2001, l’accent a été mis sur la question de l’insécurité. Pour répondre à ce problème, une politique plus répressive, dite de « tolérance zéro » a été mise en place. Les conséquences de cette nouvelle orientation sont une augmentation importante de la population pénale, du fait de la sévérité accrue de la répression de certains délits, ainsi que l’apparition de nouveaux délits [12]. En effet, la population carcérale a atteint le seuil jamais dépassé auparavant de 60 000 détenus. Face à la surpopulation carcérale, le choix fait par le gouvernement a été la construction de nouveaux établissements pénitentiaires. L’option de la diminution de la population pénale a été abandonnée [13].
Ensuite, le principe de l’encellulement individuel semble de nouveau repoussé. En effet, à l’occasion du vote de la loi du 12 juin 2003 renforçant la lutte contre la violence routière, un amendement sénatorial a fixé un nouveau délai de 5 ans pour l’effectivité de la mise en place de ce principe. Le projet de loi pénitentiaire et de contrôle par un organe extérieur des prisons a été abandonné. Ensuite, suite à des tentatives d’évasions [14] ainsi que des mutineries, l’accent a été mis sur le renforcement de la sécurité des établissements, avec notamment, la création des équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS). En avril 2003, le Garde des Sceaux énumère les neufs mesures destinées à rendre les évasions « quasiment impossibles » : fouilles à corps individuelles systématiques lors de l’extraction des détenus de leurs cellules, port de cagoules pour assurer l’anonymat des surveillants qui effectuent ces fouilles, lancement d’un vaste programme de fouilles de cellules, généralisation d’un régime différencié de détention selon la dangerosité du détenu et son évolution dans le temps, changement rapide de cellule, et parfois d’établissement des détenus les plus dangereux, accélération de la mise en pace des ERIS. On assiste donc à une réorientation de la mission de l’AP vers la sécurité.
Cette nouvelle politique ne va pas dans le sens d’une prise en charge individualisée du détenu, permettant de repérer ceux qui sont en crise suicidaire. L’inflation carcérale a pour conséquence de rendre la politique de prévention du suicide en milieu carcérale très difficile, voir impossible à mettre en place. Or, le gouvernement, suite au rapport du professeur Terra, assigne à l’AP un objectif de résultat : celui de faire baisser de 20% le nombre de suicides en 5 ans. Pour les différents membres de l’AP que nous avons rencontrés, cet objectif est impossible à réaliser, dans l’état actuel des choses.
2.3. Une politique de prévention vouée à l’échec en l’absence de réflexion globale sur le sens de la prison.
Dès lors, la mise en place de la politique de prévention devient problématique, dans la mesure où c’est une politique qui entre en contradiction avec les autres politiques pénales actuelles. En effet, lors de nos entretiens, de nombreux acteurs nous ont dit que, même avec la meilleure volonté possible, il était parfois très difficile de mener à bien cette politique de prévention. Ce constat peut même amener à se demander si la prévention du suicide est réellement une priorité pour le ministère de la justice, par rapport à d’autres problèmes.
2.3.1. Politique de prévention et politique sécuritaire.
La politique de prévention, comme nous l’avons vu, est une politique essentiellement qualitative, basée sur l’observation personnalisée du détenu et le dialogue. Or, le contexte actuel d’inflation de la population carcérale, due à la mise en place de la politique sécuritaire de « tolérance zéro », est en complète contradiction avec la politique de prévention. Actuellement le taux de détention pour 100 000 habitants est de 96, alors qu’en 2001, il était de 75. La conséquence de cette inflation pénale est de renforcer le caractère suicidogène de la prison. L’augmentation de la population pénale crée un phénomène de surpopulation et de sur occupation des cellules [15]. Au niveau national, la densité moyenne des maisons d’arrêt atteint 141,8% en 2003. Mais les réalités sont très différentes selon les établissements. Par exemple, au premier juillet 2003, 138 personnes se partagent les 45 places de la MA du Mans, soit un taux d’occupation de 306,7%. On imagine bien les conséquences de cette surpopulation : manque d’hygiène, promiscuité, manque de place dans les activités, jours de parloirs réduits....
La mise en place d’une politique de prévention relève même de l’impossible avec cette surpopulation. En effet, les services de santé sont débordés, doivent refuser des demandes ou les traiter rapidement. On préfère alors recourir à une prescription de médicaments, puisqu’on ne peut pas prendre le temps de dialoguer avec la personne. De même, comment les surveillants peuvent-ils observer un détenu, établir un dialogue avec lui, s’ils ne sont que deux pour gérer un étage, comme à la MA de Varces, par exemple ? Les travailleurs sociaux sont débordés également car ils doivent s’occuper parfois de plus 100 détenus.
Les membres du personnel interrogés étaient même pris d’un sentiment de colère face au nouvel impératif de réduire les suicides de 20% en 5 ans imposé par le gouvernement. Ils trouvent injuste qu’ils soient considérés comme seuls responsables en cas de suicide, alors que parfois, mêmes en faisant de leur mieux, il leur est impossible de respecter à la lettre toutes les recommandations [16]. Le directeur adjoint dela MA de Varces soulignait, en effet, qu’il ne lui est pas possible de refuser des détenus, même s’il sait parfois que certains détenus sont suicidaires ou vont poser problème. Or si un problème intervient, c’est sur son établissement que la responsabilité portera.
2.3.2. Politique de prévention et irresponsabilité pénale.
De même, le constat alarmant des taux de suicides dans les prisons n’a pas conduit à une réflexion sur le recours à l’incarcération pour les personnes présentant des troubles psychiatriques en prison. Cette question avait été abordée en 2000 et avait conduit les rapporteurs de l’assemblée nationale, dans leur rapport sur la situation des prisons françaises à mettre en évidence que ces personnes n’avaient pas leur place en prison. Il semble qu’elle prenne en charge des personnes dont le secteur psychiatrique ne veut plus, comme l’explique M. Evry Archer, médecin psychiatre :
« Les experte sont des psychiatres exerçant en psychiatrie générale dans les hôpitaux qui ne souhaitent pas forcément avoir dans leur services des patients qui vont rester longtemps à l’hôpital et qui nécessitent une mobilisation importante. L’évolution de l’hôpital psychiatrique rend très difficile le séjour en milieu hospitalier des personnes présentant des troubles du comportement. Mais je crois surtout que les gens ont peur. On le constate notamment dans les tribunaux à propos de l’application de l’article 122-1, alinéa 2 du code pénal. Dans les cours d’assises, après le jugement, on entend des personnes dire que même les psychiatres ne veulent pas de ces personnes, ce qui explique l’aggravation des peines [17]. »
Malgré cette prise de conscience, il semble qu’il n’y ait eu aucun changement. Comme on l’a vu précédemment, de moins en moins de personnes sont considérés comme irresponsable pénalement. On assigne donc à la prison de gérer ces populations qui nécessiteraient une prise en charge importante, en lui donnant des moyens très réduits pour le faire. En effet, les conditions d’incarcération, le manque de formation du personnel à ce type de détenus, le nombre parfois insuffisant de psychiatres, rendent cette gestion très difficile, voire inappropriée. Pour certains membres du personnel rencontré, la mission de prévention du suicide est très difficile à élaborer avec ce type de public. Ces personnes nécessiteraient une prise en charge et une surveillance constante, par du personnel habilité à le faire. La création des SMPR, ainsi que les recommandations du professeur Terra pour favoriser l’hospitalisation d’office pour certains détenus permettent d’apporter des réponses à ce problème. Mais des difficultés subsistent.
L’AP semble donc être prise en tenaille entre un impératif de résultat de réduction des suicides et une tache rendue plus difficile du fait de l’inflation carcérale et du statut de la population pénale, qu’elle ne peut maîtriser. Devant son impossibilité à agir sur les causes du phénomène de sur-suicidité carcérale, elle va chercher à agir sur ces effets. C’est pourquoi on peut considérer que la politique de prévention du suicide est une politique « pansement », dans le sens ou elle conduit davantage l’AP à cacher les symptômes que véritablement soigner le mal que révèle le suicide en prison.
2.4. Soigner le mal ou cacher le symptôme ?
Alors que la circulaire de 1998 rappelait qu’une politique de prévention efficace doit viser, « non à contraindre le détenu de ne pas mourir, mais à le restaurer comme acteur de sa propre vie », la dernière circulaire de 2004, suite au rapport du professeur Terra, impose aux établissements pénitentiaires de parvenir à faire baisser les suicides de 20% en 5 ans, en leur laissant carte blanche sur les moyens pour y parvenir. [18] Il y a donc un risque de dérive de la politique de prévention du suicide qui consisterait à mettre en œuvre tous les moyens pour tenter d’empêcher le détenu de ne pas mourir et faire ainsi baisser les chiffres du suicide, sans chercher à agir sur les déterminants du suicide en prison.
2.4.1. L’effet pervers de la responsabilisation de l’AP face aux suicides.
On peut voir que la mise en cause de sa responsabilité est une préoccupation qui devient de plus en plus importante pour l’AP et qui a des conséquences sur l’orientation de la politique de prévention du suicide. En effet, cette question était absente de la circulaire de 1998, alors que, dans celle de 2002, il y ait fait explicitement référence. En effet, la circulaire de 2002 rappelle « qu’à plusieurs reprises les juridictions administratives ont retenu l’entière responsabilité de l’Etat concernant certains suicides de détenus » [19]. Devant la faible diminution des suicides depuis la mise en place de cette politique et pour se défendre d’éventuelles mise en cause, l’AP a cherché à développer une politique de prévention du suicide efficace et basée sur la recherche de solutions pragmatiques et simples, en cas de crise suicidaire. Les mesures préconisées par le professeur Terra, comme, par exemple, le placement sous surveillance intensive ou vidéo surveillance, la réduction des moyens de suicides [20] ou l’aménagement de cellules sécurisées, répondent à cet objectif.
Comme nous l’avons vu, la responsabilisation de l’AP face aux suicides peut permettre de réduire certains disfonctionnements du système carcéral et d’éviter, donc, certains suicides. Cela correspond au but recherché par les associations, les familles et les avocats, qui, en mettant en cause la responsabilité de l’AP, cherchent à « dénoncer et faire changer le système carcéral [21] ». Mais, s’il est indéniable que cette responsabilisation puisse amener des changements positifs dans le système carcéral, elle peut aussi créer l’effet inverse. On peut citer le seul article émanant d’une association qui soulève ce point [22] :
« [...] Fondamentalement, la liberté de choisir la mort, c’est-à-dire le droit de chacun d’apprécier si la vie vaut ou pas la peine d’être vécue, est l’ultime liberté. Je suis donc effrayée par la possibilité d’imaginer un système carcéral qui maintiendrait vivant (mais « vivre » et « être vivant » ne sont pas réductibles l’un à l’autre) les individus afin qu’ils n’échappent pas à leur punition. C’est d’ailleurs le principe même de la torture de faire subir l’insupportable, mais de ne jamais commettre l’irréparable : « surtout qu’il ne nous claque pas entre les mains ! » [...] il m’apparaît aussi essentiel de s’interroger sur les moyens judiciaires utilisés par les proches de disparus en prison. Je vois se profiler une dérive odieuse : la multiplication des plaintes pour défaut dans la mission de surveillance de l’AP. »
Pour le directeur adjoint de la MA de Varces, il est illusoire et même dangereux de vouloir empêcher à tout prix un détenu de passer à l’acte. Selon lui, si l’on continue dans cette logique, il faudrait « mettre les détenus suicidaires dans des cellules capitonnées et les surveiller en permanence » [23]. On voit bien le danger d’une telle dérive : on chercherait alors, non à protéger le détenu de tentations suicidaires, mais plutôt à le contraindre de ne pas mettre fin à ces jours. Or, une prison dont il serait impossible de s’échapper, que ce soit par une évasion ou par un suicide, serait invivable pour les détenus. En effet, un univers qui ne laisse aucun espoir, ni aucune liberté, fut-elle celle du suicide, serait, paradoxalement très suicidogène.
La politique de prévention ne préconise tout de même pas l’usage de mesures aussi radicales. C’est seulement dans le cas où d’autres mesures n’ont pas réussi à prévenir le passage à l’acte suicidaire que des actions visant à empêcher le passage à l’acte suicidaire peuvent s’avérer nécessaires [24]. Mais le problème est que les actions visant à agir en amont de la crise suicidaire restent encore peu développées.
2.4.2. Une politique de prévention du risque suicidaire nécessaire, mais incomplète.
Il est nécessaire de souligner que des mesures en amont de la crise suicidaire, telles que l’accès à des activités, le soin psychiatrique, le dialogue ou la promotion de la santé mentale et physique ont été préconisées. Mais, comme nous l’avons vu, la politique de prévention du suicide en milieu carcéral a pris une orientation davantage basée sur la prévention du risque suicidaire, parfois au détriment d’actions basées sur une protection de l’idéation suicidaire, en amont de la crise suicidaire.
Si certaines de ces actions ont été mises en place, comme, par exemple, la formation du personnel, l’amélioration du traitement des troubles psychiques ou le développement de la prise en charge psychiatrique par les SMPR, d’autres restent très peu développées et rencontrent des difficultés d’application sur le plan local.
Il faut noter que la prévention du suicide n’a pas été accompagnée d’un budget particulier pour sa mise en œuvre [25]. Or beaucoup de ces mesures sont difficilement mises en place par les établissements, faute de moyens. De plus, certaines de ces mesures peuvent poser des problèmes par rapport à la sécurité des établissements et sont donc peu utilisées. La venue d’intervenants extérieurs en détention, par exemple, pourrait être une solution pour remédier au problème du manque de moyens, pour mettre en place des activités socioculturelles. Or, la visite de ces intervenants, les déplacements de détenus qu’ils occasionnent, la peur de leur regard extérieur, sont parfois perçus comme plus problématiques que bénéfiques dans certains établissements pénitentiaires et sont donc peu utilisés. A la lecture des différents rapports d’évaluation de la politique de prévention du suicide, mais également d’après ce que nous avons pu apprendre lors de nos différents entretiens, les mesures de prévention les plus utilisées sont celles qui sont les plus simples et les moins chères. [26]
Il est certain qu’une politique de protection face au suicide a des résultats moins visibles qu’une politique basée sur le risque suicidaire, qu’elle s’étire davantage dans le temps et surtout qu’elle nécessite un investissement, budgétaire, politique et humain plus important. Néanmoins, elle permettrait de réduire un certain déséquilibre au sein de la politique de prévention entre les actions visant à empêcher le détenu de se suicider et les actions visant à agir en amont sur les causes réelles du suicide en prison. En l’état actuel, il semble que la politique de prévention du suicide, en n’agissant que sur les facteurs de risques suicidaires, voir les risques imminents de passage à l’acte n’apporte qu’une réponse superficielle au problème du suicide en prison.