Témoignages de surveillants de maisons centrales qui dénoncent les conditions de détention.
"Une longue peine, c’est une peine de mort".
A la prison centrale de Moulins-Yzeure (Allier), "la plus sécuritaire d’Europe", personne ne peut bouger un doigt sans être filmé par l’une des caméras qui tournent en permanence. Les plafonds sont très bas, les sas de sécurité nombreux, les grilles s’ouvrent et se ferment en continu. Toutes ces précautions n’ont toutefois pas empêché, il y a peu, une spectaculaire évasion en hélicoptère. Ici vivent les "longues peines", les condamnés à plus de cinq ans de prison.
"Tous ces sas à traverser pour se rendre d’un lieu à un autre, tous ces contrôles électroniques, ces plafonds qui touchent presque la tête, tout cela rend l’atmosphère extrêmement pesante", raconte Jean-François Chaume, surveillant à Moulins, vingt-trois ans d’administration pénitentiaire et délégué Ufap (Union fédérale autonome pénitentiaire). Comme tous les professionnels du monde carcéral, il voit les peines s’allonger et les incarcérations tomber "à tour de bras". Les condamnés à de très longues peines, à plus de vingt ans, "vivent ici sans perspective d’aucune réinsertion ou de s’en sortir un jour". Pour ceux-là, les libérations conditionnelles tombent au compte-gouttes : "On enlève aux gens l’espoir qui leur permet de tenir, de se scolariser, de passer des diplômes. Quelqu’un qui a des perspectives entrevoit le bout du tunnel, tandis que celui qui n’en a pas ne peut approuver son enfermement. Et même si la routine s’installe, la tension est là", dit encore le surveillant.
Manque de moyens. A Moulins, les détenus peuvent suivre des formations. Ils sont 40 sur les 130 que compte la centrale à être répartis entre la vidéo, la marqueterie et l’informatique. Ouverte en 1983, la centrale a été entièrement restructurée après une grosse mutinerie en 1992 et rouverte en 1995. Jean-François Chaume pense qu’"on ne devrait pas garder les gens ici plus de cinq ans, ça fait sauter les plombs. Etre enfermé à Moulins influe sur le comportement. On voit les caractères devenir très agressifs, il y a beaucoup de violences entre détenus, sûrement plus qu’ailleurs".
Les peines de sûreté ont été votées par le législateur, mais sans moyens supplémentaires, sans jamais en évaluer les effets. Le syndicaliste se met en colère. Il pense aux mesures prises pour humaniser la prison, aux unités de vie familiale, autrement appelées "parloirs sexuels", au bracelet électronique : "Je signe des deux mains pour que les prisons soient les plus humaines possibles, mais qu’on ne se moque pas de nous ! Nous n’avons pas de moyens, juste des discours."
A la centrale de Poissy, Philippe Sanchez est lui aussi surveillant et délégué CGT. Il vit dans une autre ambiance. Moins lourde qu’à Moulins. "Nous n’avons pas de grilles tous les cinquante mètres, les surveillants sont plus au contact des détenus et peuvent réduire les tensions, désamorcer les conflits." Et pourtant les longues peines y sont tout aussi difficiles à vivre. Ni conditionnelles, ni commutation de perpétuité : "On gère la crise. Quand un détenu explose, on le transfère et les gars tournent comme ça entre les prisons. Imaginez pour la famille qui doit se balader sur des centaines de kilomètres." Comme son collègue de Moulins, il dit que les détenus doivent bien sortir un jour, mais que la plupart sortent sans préparation, et "ils sont alors plus fauves que lorsqu’ils sont arrivés". Il se dit certain "qu’au bout de 12 ou 15 ans, la peine n’a plus vraiment de sens, sauf pour quelques cas particuliers. Après toutes ces années, ce n’est plus le même homme que celui qui a commis le crime ou le délit".
Devenus fous. Les perspectives de sortie, la libération conditionnelle, les placements extérieurs, la semi-liberté, Philippe Sanchez décline toute la panoplie qui permet d’aménager les longues peines, de laisser entrevoir des perspectives d’une autre vie, mais qui est trop peu utilisée. "Tout le monde ne doit pas effectuer sa détention de la même manière. Il faut des phases avec un projet d’exécution des peines, des aménagements, de l’aide, de la souplesse, en tenant compte de la volonté de réinsertion, estime le surveillant. Nous voyons des gens retourner dans la société sans aucune préparation et revenir quelque temps plus tard." Il connaît des détenus enfermés depuis presque vingt-cinq ans : "Ils sont devenus fous, n’ont plus la notion du temps. Ils se cantonnent dans leur petit monde, n’ont aucun rapport avec les autres ou alors ça tourne mal."
A Poissy, l’un d’eux tente d’allumer un feu dans la cour pendant que les autres jouent au foot, c’est son obsession. "Il a des crises et, pour lui comme pour d’autres, on emploie la camisole chimique. Sans jamais régler le problème de fond." Il a vu des détenus mourir : "On appelle ça décéder de causes naturelles. En fait, ils sont morts à petit feu. Les longues peines, c’est une peine de mort."
Libération du 28 juin 2003