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Étude dynamique des rapports à la citoyenneté d’acteurs incarcérés (CarolineTouraut, Champ pénal, 5 janvier 2006)

Publié le dimanche 29 janvier 2006 | http://prison.rezo.net/etude-dynamique-des-rapports-a-la/

Résumé : Cet article aborde la question de la citoyenneté en prison à partir de la perspective des acteurs sociaux. Après avoir présenté les difficultés de conceptualisation de la notion de citoyenneté et le travail théorique définissant le « rapport à la citoyenneté », notre attention se portera sur la pluralité mais aussi sur la dynamique des « rapports à la citoyenneté » des détenus. L’analyse repose sur une typologie qui met en évidence l’existence de quatre tendances où l’on notera pour chaque type une appréhension spécifique de la vie carcérale.

Source : http://champpenal.revues.org/docume... Auteur : Caroline Touraut

Introduction
Depuis le milieu du XXe siècle des vagues successives de réformes ont eu lieu dans les prisons dans un effort croissant de normalisation de la situation des prisonniers et des conditions de détention. On peut faire le constat d’une certaine libération des conditions de détention, d’une ouverture des prisons à de nombreux personnels extérieurs et de la reconnaissance progressive de droits aux personnes incarcérées. Cependant la tendance à la normalisation du statut des détenus est toujours restreinte par des logiques sécuritaires. Les détenus, en intégrant cette institution, voient leur statut juridique déterminant leur cadre d’action se modifier et les droits dont ils jouissent se redéfinir. Or ces derniers sont aux fondements de la citoyenneté. La prison engendre une redéfinition d’un des éléments fondamentaux de la citoyenneté ce qui nous conduit à nous interroger sur la citoyenneté dans cette situation limite qu’est la détention. 

Construction des jalons théoriques et méthodologiques
De la citoyenneté au « rapport à la citoyenneté »
La perspective des acteurs sociaux est, dans ce travail, l’axe privilégié pour aborder la thématique de la citoyenneté. L’analyse porte sur le « sens vécu » à travers une analyse compréhensive des discours des détenus. Cependant, au regard de la multiplicité des sens que la citoyenneté recouvre, cette notion n’est pas mobilisable dans le cadre d’une recherche empirique sans que soit accompli un travail de construction théorique la rendant opératoire. 

Réflexion sur une notion composite
La citoyenneté se caractérise par trois éléments principaux qui entravent une appréhension univoque et consensuelle de celle-ci.

D’abord, une perspective historique et une analyse comparative du sens accordé à la citoyenneté dans différents pays nous rappelle que la citoyenneté est une notion située dans un cadre historique et spatial. Sa conceptualisation est imprégnée par la spécificité de ce cadre.

Ensuite, la citoyenneté possède un aspect pluridimensionnel cherchant à articuler le social, le politique et le juridique tout en renvoyant à des idées sociales, à des valeurs morales et à des institutions. Elle comprend une dimension statutaire nommée dimension juridique par J. Leca [1], qui regroupe l’ensemble des droits et des devoirs attachés aux citoyens. Selon T. H. Marshall [2], la dimension juridique est composée de trois catégories de droits à savoir les droits civils ou droits-libertés, les droits politiques ou droits-participations, les droits sociaux ou droits créances. Elle peut être qualifiée de citoyenneté théorique ou de « citoyenneté sur le papier » [3]. À celle-ci s’ajoute une dimension effective correspondant à la traduction réelle de la dimension juridique de la citoyenneté c’est-à-dire à l’existence concrète, observable empiriquement, des principes de la citoyenneté statutaire [4]. La mise en valeur de cette dimension de la citoyenneté pointe l’écart existant entre la citoyenneté comme idéal ou comme Idée, au sens de Kant, et la réalité des faits observables. En effet, la notion de citoyenneté est toujours suspectée de désigner à la fois une réalité et un idéal souhaité : La citoyenneté est, d’une part, une réalité d’ordre légal, politique et sociale, une manière distinctive d’organiser et de vivre l’appartenance sociale et politique. Elle est d’autre part une idée sinon un idéal : une manière distincte de penser et d’évaluer cette appartenance [5]. De plus, la citoyenneté intègre une dimension identitaire [6] dans la mesure où elle a pour vocation de produire des modes d’identification collective [7], une « identité du nous » [8] : La citoyenneté tient aussi au sentiment d’appartenance à la collectivité politique et sociale façonnée par l’État [9]. Selon D. Schnapper [10], c’est principalement à travers cette référence identitaire que la citoyenneté est source de lien social. Enfin, la citoyenneté correspond à un ensemble de « qualités morales » [11] à travers lesquelles on peut définir le « bon citoyen ». Ces qualités désignent ce qui est communément appelé le civisme et elles renvoient à deux dimensions principales : le « dévouement » à la chose publique et le sens des devoirs collectifs à savoir le devoir de voter, le devoir fiscal... c’est-à-dire tout ce qui traduit une participation de l’acteur.

Outre ses deux premiers aspects, appréhender la citoyenneté conduit à déceler les paradoxes qui la composent parmi lesquels nous pouvons citer la tension entre le communautarisme et l’individualisme, l’opposition entre particularisme et universalisme, la dialectique de l’inclusion et de l’exclusion ainsi que l’ambivalence de la notion d’égalité [12] sur laquelle elle prend appui. Ainsi, la citoyenneté est animée par des antinomies entre lesquelles elle va chercher des points d’équilibres.

Les paradoxes de la citoyenneté s’ajoutent à la pluralité de ses approches variant d’un pays à l’autre et à son caractère multidimensionnel, pour rendre la notion de citoyenneté délicate à saisir et à mobiliser. 

La construction du « rapport à la citoyenneté »
Au regard de ces difficultés, un travail de construction théorique s’impose afin de rendre opératoire la notion de citoyenneté dans le cadre d’une recherche empirique. À partir des éléments de définition de cette notion, nous avons instauré « le rapport à la citoyenneté » qui se compose de trois axes.

Premièrement, le rapport à la citoyenneté s’appuie sur le rapport au travail des acteurs. Nous avons postulé qu’il traduisait la place et la participation de ceux-ci au sein de la société. Le travail est perçu, dans ce cadre, comme le symbole de la participation et de la qualité de membre du citoyen, mais aussi comme le signe de reconnaissance du consensus sociétal par les individus. De plus, fondement de la citoyenneté économique et sociale, le travail est aussi le médium concret sur la base duquel s’édifient des droits et des devoirs sociaux, des responsabilités et de la reconnaissance, en même temps que des sujétions et des contraintes [13].

En partant de l’idée que le vote était un des symboles emblématiques de la citoyenneté, conçue comme la transcendance des appartenances par le lien politique, nous avons retenu l’intérêt et la participation politique comme second ensemble d’éléments. Cet axe renvoie également aux notions de participation et d’engagement tout en reprenant l’idée de division du pouvoir entre les membres de la citoyenneté, chaque citoyen se définissant comme détenteur d’une part du pouvoir politique via le droit de vote.

Enfin, le rapport à la citoyenneté contient une interrogation sur le groupe d’appartenance auquel se réfèrent les acteurs. Plus précisément, dans ce troisième élément caractérisant le rapport à la citoyenneté, il s’agit d’observer si la « nation » représente un niveau d’intégration du « nous » pour les acteurs.

Dualité de la problématique et outil d’analyse
Pluralité et dynamisme
En partant de cette conception du rapport à la citoyenneté, la problématique construite comprend une double perspective. En premier lieu, elle contient une interrogation sur la pluralité des rapports des détenus à la citoyenneté en faisant l’hypothèse qu’ils dépendent de variables propres à la situation des acteurs. Dans un second lieu, la problématique aborde la question de la dynamique des rapports à la citoyenneté à partir de l’idée que l’incarcération peut être facteur de changement. Les deux questionnements ont été traités simultanément : en quoi les personnes détenues ont-elles des rapports à la citoyenneté différenciés ? Dans quelle mesure les acteurs en situation d’incarcération sont-ils susceptibles de redéfinir leur rapport à la citoyenneté ?

L’élaboration d’une typologie
Le type est apparu comme l’outil analytique et conceptuel le plus pertinent pour traiter ces deux axes conjointement. Le type est appréhendé comme des catégories analytiques, des modèles construits pour comprendre et représenter les comportements ou les faits observés. Ils sont des moyens utilisés par le chercheur pour rendre intelligible la réalité sociale observée [14]. 

Pour construire les types, nous avons repris les trois éléments définissant le rapport à la citoyenneté en nous attachant autant aux pratiques des acteurs qu’au sens qu’ils accordaient à celles-ci afin d’évaluer leur engagement et leur investissement. Ce double regard a été symbolisé par différentes modalités retenues sur chacun des trois axes représentant les dimensions du rapport à la citoyenneté. Ainsi, nous avons relevé uniquement des tendances par exagération des traits les plus significatifs.

Les modalités retenues nous ont permis de définir « l’idéal-type du rapport à la citoyenneté » qui reprend avec le plus de fidélité possible les éléments de définition de la citoyenneté. Il est symbolisé par un rapport stable au travail et un engagement des acteurs dans leur activité professionnelle, par la participation et par un intérêt important vis-à-vis des questions politiques, et enfin, par la référence à un groupe d’appartenance nationale et en particulier à la France. Cette construction du modèle théorique a priori représente un indicateur au cours du travail d’analyse. Cependant, nous ne postulons pas que ce rapport à la citoyenneté est le plus légitime. De même, lorsque nous parlerons de « l’idéal-type du rapport à la citoyenneté » ou « rapport au modèle normatif », nous ne signifions pas que la norme est le comportement qui n’est pas pathologique. Elle est perçue comme le comportement qui est présenté et reconnu par le plus grand nombre. Aussi, notre travail reste inscrit dans le registre de la sociologie et non dans le registre de l’éthique.

Enfin, les types intègrent une vision dynamique à partir d’un axe temporel qui s’articule autour de l’incarcération : avant / pendant la détention. Nous avons évalué, sur chacun des axes, si les modalités vers lesquelles tendent les comportements des acteurs et le sens qu’ils leurs attribuent, évoluaient du fait de l’incarcération.

Le dispositif méthodologique
En parallèle de ce processus de construction, 40 entretiens semi-directifs ont été menés auprès de détenus au sein de deux établissements pénitentiaires : 20 entretiens en maison d’arrêt et 20 en centre de détention.

Définition de la population de l’enquête
Le choix des informateurs a toujours été guidé par la volonté de rencontrer des détenus présentant une large diversité de profils. Quatre variables stratégiques [15] ont été retenues faisant l’hypothèse qu’elles expliciteraient la diversité des discours et des pratiques des acteurs : la nationalité, l’âge, la longueur de la peine, le lieu d’incarcération.

Des contraintes institutionnelles ont pesé sur la constitution de la population de recherche provoquant certains biais que nous allons exposer. Après avoir sollicité des personnes volontaires pour participer à notre recherche à l’aide d’une affiche diffusée dans chaque établissement, une distinction peut être établie entre une population « spontanée » à la maison d’arrêt et une population « orientée » au centre de détention. Précisons avant tout qu’employer l’affichage pour solliciter des détenus n’est pas neutre. Cette méthode convoque des capacités de lecture et d’écriture alors qu’un nombre non négligeable de détenus ne savent pas lire ou très difficilement et maîtrisent mal ou pas l’écriture [16]. De plus, l’écriture a une valeur spécifique en prison car elle représente une des seules voies d’expression disponible aux détenus. Ainsi, faire un mot renvoi toujours les détenus à leur position de dépendance et de soumission au sein de l’institution.

Au sein de la maison d’arrêt, plus d’une vingtaine de détenus ont répondu à notre affiche en rédigeant un mot réceptionné par le chef de détention. Nous pouvons supposer que certaines personnes n’ont pas souhaité se manifester du fait de cet intermédiaire. Ajoutons que le chef de détention a refusé de transmettre quelques réponses de détenus en mobilisant des arguments sécuritaires. Nous présumons que ce choix a également été guidé par des critères plus arbitraires, refusant de nous communiquer les réponses de détenus mal perçus par l’administration.

Au centre de détention, n’ayant obtenu aucune réponse spontanée de détenus, le chef de détention a établi, à partir de nos critères, une liste de détenus qu’il estimait « intéressants ». Puis, le premier surveillant s’est rendu en cellule pour demander aux détenus s’ils acceptaient de participer à notre travail. Deux biais peuvent ici être relevés. Premièrement, la conception du chef de détention des « détenus intéressants » présélectionne largement notre population en fonction de critères arbitraires. Ainsi, nous avons rencontré peu de détenus subissant des sanctions disciplinaires même si certaines personnes les avaient accumulées par le passé. Deuxièmement, nous présupposons qu’une contrainte a pu peser sur les détenus ayant donné leur accord pour participer à notre recherche, certains détenus ayant probablement craint de refuser une demande venant du premier surveillant.

Ainsi, la constitution de notre population comprend certains biais qu’il faut prendre en compte dans la mesure où ils spécifient la nature des données sur lesquelles repose le travail d’analyse. La population se caractérise par un âge, un niveau culturel, social, scolaire supérieur à la moyenne de la population pénale et comprend une majorité de détenus « bien vus » par le personnel pénitentiaire. Une diversification des terrains de recherche et un élargissement de l’échantillon de la population permettrait de dépasser les biais rencontrés et d’élargir ou de circonscrire la pertinence heuristique de l’approche proposée. Cependant, soulignons que la population de l’enquête correspond aux quatre variables stratégiques définies puisqu’elle est constituée de détenus d’âge, de nationalité, de longueur de peine et de lieu d’incarcération différents. 

Contexte de réalisation des entretiens
Les 40 entretiens se sont déroulés au sein des parloirs avocats où les contraintes institutionnelles restent présentes : le manque de place nous contraignant à de longues attentes ou dans de rares cas l’obligation d’interrompre l’entretien, des horaires définis et non modulables, un cadre bruyant avec l’omniprésence du bruit des clés, des cris de détenus ou du retentissement des alarmes.

Au centre de détention, l’enregistrement des entretiens a été autorisé, nous le proposions donc aux personnes qui ont très majoritairement accepté, alors que dans le second établissement, l’utilisation d’un magnétophone a été refusé induisant une prise de note au cours des entretiens.

Afin d’établir une relation de confiance avec notre interlocuteur, un rituel de présentation débutait chaque entretien. Les détenus nous percevant avant tout comme « étudiant » ou comme une « personne neutre » hors des conflits et des enjeux institutionnels, une relation de confiance s’est bien souvent établie au cours des entretiens. Cependant, quelques détenus se sont confiés avec plus de réticences ne se prêtant pas au jeu de l’entretien, nous proposant des réponses très brèves, alors que d’autres cherchaient avant tout à contrôler le déroulement de l’entretien. Cette attitude peut s’expliquer par le fait que pour certains détenus nous représentions le symbole du modèle normatif qu’ils rejetaient.

À partir des entretiens et des éléments théoriques, une typologie constituée de quatre types a été construite : les deux premiers se caractérisent par la stabilité du rapport à la citoyenneté des acteurs ; les deux suivants illustrent au contraire le travail de redéfinition du rapport à la citoyenneté des acteurs suite à l’incarcération.

Les rapports à la citoyenneté des acteurs et leur dynamique
Rester citoyen : la prison investie
Le premier type « rester citoyen : la prison investie » se caractérise par la continuité établie par les détenus entre « le dedans » et « le dehors », « l’avant » et « le pendant ».

Une incarcération jamais envisagée
Les détenus que l’on peut regrouper théoriquement dans ce type sont relativement âgés et incarcérés pour de longues peines. Ils sont primaires et ils n’avaient jamais envisagé d’être incarcérés, semblant vivre dans un monde sans prison. Cette dernière symbolise, pour ces détenus, une institution mystérieuse contre laquelle personne ne doit se sentir à l’abri. Ils se présentent à travers un processus de mise à distance, entendu comme outil d’affirmation et de revendication identitaire permettant de déplacer le stigmate qui peut peser sur soi ou sur un groupe [17]. Le processus de mise à distance construit par les acteurs proches de ce premier type établit deux groupes : les personnes pour qui la prison est présentée comme leur « milieu naturel » et celles pour qui elle ne l’est pas. Les acteurs vont exposer trois critères les différenciant de l’ensemble de la population carcérale.

La nature de leur délit les distingue en premier lieu de l’ensemble de la population carcérale. Alors qu’ils accusent « les autres détenus » d’avoir choisi d’être là en accomplissant un acte intentionnel et conscient, ces personnes disent qu’elles n’ont pas souhaité se mettre en porte-à-faux avec la justice et qu’elles n’ont pas eu la volonté de nuire à autrui. Leur délit est un accident ou le fruit d’obligations les ayant contraint à accomplir un acte qu’ils condamnent eux-mêmes. Ainsi, ils reconnaissent leur délit et estiment mériter la prison qui est bien acceptée. Leur trajectoire de vie avant l’incarcération est le second élément qui les différencie de la population pénale. Ils estiment que la population carcérale est constituée d’individus ayant toujours vécu en marge de la société ou en situation de précarité. À l’opposé, ces détenus se présentent comme étant « intégrés » dans la mesure où leur vie correspondait au modèle normatif défini par le triptyque logement, travail, famille. Outre ces deux critères, leur spécificité tient à leur comportement en détention : ils s’estiment plus calmes et plus actifs.

Un rapport constant à la citoyenneté
Le rapport à la citoyenneté de ces acteurs est proche de l’idéal-type avant mais aussi pendant leur incarcération. Leur rapport au travail était stable avant leur incarcération. Investi et engagé dans leur emploi, le travail représente pour ces acteurs un élément fondateur de leur identité sociale et personnelle, leur procurant un sentiment d’utilité sociale. Il représente un besoin personnel dont le bénéfice ne se réduit pas à l’aspect financier. Ces personnes partagent l’idée que le travail est un facteur d’intégration et de participation fondamental.

En détention, le rapport au travail se maintient même si on peut relever deux attitudes. Certains détenus travaillent mais pas uniquement pour s’occuper ou pour remplir le temps vide de la détention. Ils travaillent pour des raisons financières, et au-delà pour signifier leur indépendance, pour indiquer qu’ils contribuent à la société en y remplissant un rôle tout en étant incarcéré. On peut ajouter que le travail est aussi présenté comme un moyen d’atténuer la totalisation de l’institution, les acteurs s’éloignant du rythme collectif imposé aux détenus. Ils substituent au statut de détenu celui de travailleur. On notera que ces personnes occupent des postes valorisés dans la hiérarchie des emplois [18]. Cependant, d’autres détenus refusent le travail pénitentiaire pour s’engager et s’investir dans d’autres activités. Avant leur incarcération, ces individus n’occupaient pas des fonctions manuelles, ainsi l’écart entre leur précédent emploi et les postes proposés en détention est tel que le travail en prison est rejeté. Ils préfèrent s’investir dans de nombreuses activités au sein de la prison, activités qu’ils perçoivent comme le moyen de rester apte pour reprendre leur travail dès leur sortie. Ils cherchent à conserver un niveau de connaissances indispensable à leur profession et à maintenir un rythme de travail proche de celui qu’ils avaient précédemment.

Pour l’instant, je m’inscris dans ce que j’avais envisagé de faire c’est-à-dire de conserver un rythme de vie tout à fait compatible avec la reprise rapide d’une activité professionnelle. C’est pour ça que je me suis inscrit dans un travail plus intellectuel que dans le travail à la chaîne débilisant (Frédéric, CD, fév. 2002, condamné à 8 ans, 57, Français d’origine italienne).
Les acteurs regroupés dans ce type se caractérisent par l’intérêt qu’ils ont toujours porté aux questions politiques, intérêt qui perdure en détention. Ils exposent des idées arrêtées sur les thèmes politiques traduisant leur connaissance des débats. Ce sont des personnes qui ont toujours voté ou qui ont toujours eu la volonté de voter même si elles n’en avaient pas la possibilité. Elles accordent au droit de vote une valeur importante, proche de celle définie dans la conception de la citoyenneté. Ces individus estiment avoir un certain degré de contrôle sur leur vie par le pouvoir qu’ils peuvent exercer sur le gouvernement via le droit de vote.

Enfin, pour ces acteurs, la France représente le premier niveau d’intégration du « nous », sentiment d’appartenance qui ne faiblit pas au cours de leur incarcération.

En détention : une attitude revendicative pour rester citoyen
En détention, l’objectif de ces détenus est de rester citoyen. Le comportement qu’ils adoptent est entièrement conditionné par cette priorité et par la volonté de retrouver leur place dans la société dès leur sortie. Plusieurs caractéristiques de leur comportement leur permettent de remplir cet objectif. D’abord, ces acteurs vont s’inscrire dans une position de combattant et dans une démarche de revendication de leurs droits. Ce combat a une teneur hautement symbolique car derrière la possession de droits, ces personnes voient le signe de leur appartenance à la société et la reconnaissance que celle-ci leur accorde en tant qu’acteur à part entière. De plus, pour parvenir à rester citoyen, les acteurs estiment qu’il faut être actif, qu’il faut participer et s’impliquer dans la vie carcérale. On repère ici une instrumentalisation de l’institution par les détenus qui sont dans la revendication, dans la voice [19]. Cette revendication passe par le respect des règles du jeu de l’institution et a pour effet de dépasser les règles de celles-ci. C’est en jouant le rôle du « bon détenu » que les acteurs s’offrent la possibilité de sortir de ce rôle. Ces détenus tentent aussi d’instaurer des relations quasi symétriques avec les surveillants. Leurs relations avec les surveillants sont un atout stratégique leur permettant de profiter de nombreux avantages tout en retrouvant un statut de « personne » substitutif à celui de détenu. Enfin, la construction d’un rapport spécifique au temps et la possession de ressources personnelles semblent nécessaires pour parvenir à rester citoyen et acteur de la société. Les acteurs investissent le temps et cherchent à le rentabiliser. Ils souhaitent profiter du temps offert en prison pour acquérir des connaissances pour leur enrichissement personnel et professionnel : la prison est perçue comme une opportunité pour réaliser ce qu’ils n’ont pas le temps d’accomplir dans la tourmente de la vie extérieure.

Les acteurs avaient un rapport à la citoyenneté proche de l’idéal-type du rapport à la citoyenneté avant leur incarcération et ils continuent à tendre vers celui-ci pendant leur détention. Leur attitude en détention est à la fois révélatrice de la constance de leur rapport à la citoyenneté mais elle est aussi le moyen de construire cette continuité.

J’ai le sentiment d’être un acteur social, de faire partie de la société. Dehors j’ai encore des intérêts économiques, j’ai encore mon autorité parentale... regardez par rapport à ça j’ai pu me défendre comme tout le monde et j’ai été reconnu puisqu’on m’a pas retiré mon autorité parentale. J’ai vraiment le sentiment de faire partie intégrante de la société. Je me tiens au courant par de nombreux amis de ce qui se passe, je reçois les sorties de cinémas, les sorties culturelles, je reçois l’OIP, je reste en contact, je ne suis pas seul au monde. Le jour où je vais sortir, je sais où je vais aller, ce que je vais faire, je n’ai pas le sentiment d’avoir tout perdu, et la sortie ne me fait pas peur. (...) Je suis confiant, je ne me fais pas de soucis, je ne suis pas désinséré. En sortant, je vais tout de suite retravailler mais là, je ne me sens pas du tout désinséré, absolument pas, je suis juste privé de liberté. (Sébastien, MA, sept.-02, prévenu, 34, Français).

Les a-citoyens. La prison : le prix d’une vie marginale
Les acteurs proches du second type ont également un rapport constant à la citoyenneté, celui-ci étant très éloigné de l’idéal-type du rapport à la citoyenneté avant et pendant l’incarcération. En détention, ces individus continuent à rejeter le modèle normatif de la vie en société qu’ils refusaient avant leur incarcération.

Les détenus qui composent ce type sont plus âgés que la moyenne de la population pénale. Ils sont condamnés à de longues peines, principalement pour des braquages ou des trafics de stupéfiants. Ce sont des récidivistes, des « habitués » qui ont souvent effectué de nombreuses années de détention.

Le rejet de la société
Les acteurs proches de ce second type dénient l’ensemble des éléments constitutifs de la citoyenneté et refusent la vie en société perçue comme aliénante. Ils n’ont jamais eu d’emploi mais ils se distinguent des individus inscrits dans un processus de désaffiliation sociale : ne pas travailler représente un choix de vie. Le travail est perçu comme l’emblème de l’exploitation et de la domination d’une minorité de personnes (les politiqueset les chefs d’entreprises) sur l’ensemble des membres de la société.

Je préfère voler, prendre de l’argent et partir faire le tour du monde que d’aller travailler comme un imbécile pour des gens qui vont m’exploiter et finalité c’est eux qui vont profiter du fruit de mon travail (Bernard, CD, condamné à 10 ans, 54, Français).

Ces acteurs n’attribuent aucune signification au droit de vote. Ils n’ont jamais voté et ne s’intéressent pas aux questions politiques. La politique est rejetée car ils estiment qu’elle ne leur est d’aucun apport et qu’ils ne peuvent en tirer aucun bénéfice personnel. Elle est, au même titre que le travail, source de domination et simulacre de démocratie à laquelle ils ne croient pas. Ce regard sur la politique est en accord avec leur vision de la vie en société et de la prédominance de leur intérêt personnel : aucun intérêt collectif n’est susceptible de les mobiliser. C’est à ce titre que les manifestations et les associations sont décriées : n’ayant pas d’apport direct sur leur vie quotidienne, elles n’ont aucune valeur ni aucune signification.

La faible adhésion à un « nous » concernant les questions politiques se retrouve lorsque l’on s’intéresse à la dimension identitaire de la citoyenneté. En effet, dans tous les cas, pour les acteurs de ce type, la France ne représente pas un niveau d’intégration du « nous ». Leur « identité du je [20] », qui peut s’étendre au cercle familial et à un réseau étroit d’amis, est exacerbée au détriment d’une « identité du nous ».

Ce rapport à la citoyenneté conduit à percevoir ces individus comme des révoltés [21]. Ils refusent certains droits pour ne pas avoir de devoirs, tout aide de l’État étant perçue comme aliénante. L’ensemble de leur comportement est conditionné par la volonté d’être indépendant. Ces acteurs n’ont jamais ressenti de sentiment d’exclusion mais ils revendiquent leur auto-exclusion.

La société, je la laisse de son côté. (...) Je n’ai pas envie d’y rentrer, j’y suis mais je n’ai pas envie de participer (Grégory, CD, 2000, 6 ans1/2, 28, Français).

S’ils perçoivent la vie en société comme aliénante, ils disent quant à eux jouir d’une « vraie vie » [22]. En effet, ils prônent le modèle d’une vie fantastique où la liberté est perçue comme une valeur suprême. C’est une vie faite de plaisir, une vie d’opulence qui est recherchée, où une place prépondérante est accordée à l’argent.

La prison comme continuité
Or, cette vie a un coût, la prison. Celle-ci est pleinement intégrée dans leur choix de vie. La prison est le risque permanent que prennent les acteurs pour connaître ce qu’ils perçoivent comme étant la vraie liberté. Cette idée se retrouve dans le rapport des détenus à leur délit. Ce dernier est présenté comme l’expression de leur révolte et de leur volonté de ne pas vivre dans la société. Il est un acte intentionnel, rationnel et conscient, les acteurs ayant délibérément pris le risque de la prison. Malgré les années de prison, ces personnes s’estiment plus libres que les individus qui acceptent la vie en société. Ainsi, l’incarcération n’est pas perçue comme une rupture, elle représente la conséquence des choix de vie opérés par les acteurs et elle est, à ce titre, bien acceptée. Il faut ajouter que la prison est d’autant mieux acceptée par ces acteurs qu’elles est compensée par des gains financiers : même s’ils ont perdu cette « partie », sur l’ensemble du jeu, ils s’estiment gagnants, le rôle du « jobard » [23] étant toujours occupé par la société.

Cette approche de la prison permet de comprendre que celle-ci ne sera pas source de changement. Ainsi, la prison, est une institution où ces acteurs vivent bien et dans laquelle ils se sont « acclimatés ». Bien qu’installés dans l’institution, leur comportement ne se caractérise pas, pour autant, par un engagement et une pleine adhésion dans les rôles prescrits. En effet, l’ensemble des maux de la société (l’injustice, la domination, l’exploitation...) est transposé à la prison qui est vue comme une institution machiavélique et toute puissante. Ainsi, l’installation des acteurs dans cette institution inclut de nombreuses adaptations secondaires et désintégrantes [24] qui représentent des moyens de s’écarter du rôle assigné à l’individu. Percevant la prison comme une institution machiavélique, ils adoptent, en détention, une attitude similaire à celle qu’ils ont choisi en dehors des murs. Le rejet de la norme et de la dépendance conditionne toujours leur comportement. La priorité de Grégory est de ne pas être tenu par la direction, de la même manière qu’il ne souhaite pas être dépendant de l’État. 

Je n’ai pas de numéro de sécurité sociale... je n’ai pas besoin d’aide, pas besoin de l’État Ouais je ne veux pas être dépendant. Si demain je suis à l’hôpital, je préfère payer ma note que d’avoir un numéro de sécurité sociale (...) Moi, personnellement, je ne sors pas en permission, donc personne ne me tient c’est clair donc juste ça, moi, j’en pose pas des permissions, j’en demande pas, comme ça les choses elles sont claires (Grégory, CD, 2000, 6 ans1/2 , 28, Français).

Ces détenus partagent l’idée d’un combat guerrier [25] entre le détenu et l’administration. Ils accusent celle-ci d’utiliser des techniques et des stratégies particulières notamment celle consistant à diviser pour mieux régner. Alors que pour les détenus du type 1, le moyen de revendiquer était d’établir un équilibre dans les relations avec les surveillants, pour ces acteurs, le seul moyen d’expression est l’action collective, le blocage.

L’étude du comportement adopté par ces acteurs en détention permet de souligner qu’ils maintiennent un rapport à la citoyenneté très éloigné de l’idéal-type. Ils ne travaillent pas en détention et s’ils le font, c’est uniquement pour tuer le temps. Ils n’envisagent pas de travailler à leur sortie puisque leur conception du travail n’a guère évolué. L’intérêt pour les questions politiques reste faible, le droit de vote est toujours décrié. Ces détenus précisent que leur référence à un groupe d’appartenance n’a pas évolué avec la prison. Ces personnes envisagent de quitter la France à leur sortie sans pour autant avoir de ressentiment particulier à l’égard de ce pays puisque c’est la vie en société qui est rejetée quelque soit le pays.
La prison n’a pas engendré une redéfinition de leur rapport à la citoyenneté et ces acteurs n’envisagent pas de modification de celui-ci à leur sortie. Ces détenus n’excluent pas de revenir en prison : comme la figure du « politique » dégagé par L. Le Caisne, ils ne cherchent pas à intégrer la société contre laquelle il(s) se bat(tent) [26].

3 - Devenir citoyen : la prison comme tremplin
Au sein du troisième type, « Devenir citoyen : la prison comme tremplin », les acteurs redéfinissent leur rapport à la citoyenneté pendant leur incarcération. Leur discours est structuré autour d’une articulation avant / maintenant.

Un parcours de marginalité
Les acteurs ayant permis d’élaborer ce type sont des « jeunes », ayant majoritairement moins de 26 ans, qui avant leur incarcération étaient inscrits dans un engrenage de la délinquance [27]. Ils sont souvent peu diplômés ayant arrêté l’école autour de 15, 16 ans. Ce sont tous des célibataires, sans enfant, vivant chez leurs parents, ces derniers résidant dans des quartiers dits « sensibles ». La majorité de ces jeunes sont Français et leurs parents sont majoritairement originaires d’un pays du maghreb.

La prison a toujours été intégrée dans leur vie sociale puisqu’elle atteint une partie de leurs réseaux sociaux. On peut illustrer cette idée en signalant que ces personnes connaissaient souvent le fonctionnement de la prison avant leur première incarcération. On souligne une certaine « porosité des murs » car les expériences de la prison semblent très présentes dans les interactions au sein du « quartier ». Eux-mêmes sont multirécidivistes et un certain nombre d’entre eux ont connu la prison des mineurs. Cependant, les multiples incarcérations sont brèves avec de courtes peines, souvent inférieures à 6 mois.

Les acteurs proches de ce type étaient inscrits dans un processus d’alternance entre une vie de quartier et des périodes d’incarcération, processus dans lequel le rapport au monde du travail était très distant. Aussi, les acteurs les plus proches de ce type avaient un rapport très éloigné à la citoyenneté avant leur incarcération ne travaillant pas, ayant une vie centrée sur leur quartier et sur leur « équipe » les conduisant à exprimer un désintérêt pour les questions politiques. Ce désintérêt s’explique aussi par le sentiment d’exclusion et de persécution qu’ils éprouvent en se plaçant comme victimes de discrimination du fait de leur origine maghrébine. Ils expliquent qu’ils ne votaient pas dans la mesure où ils ne se sentaient pas reconnus dans et par la société. Ce sentiment de persécution se retrouve également dans le rapport qu’ils ont à leur délit : la majorité de ces acteurs reconnaissent leur délit mais en atténuent leur degré de responsabilité et la gravité par des comparaisons systématiques. Ils expliquent leur comportement comme le fruit d’un engrenage résultant des contraintes du quartier qui ont pesé sur eux, et par les difficultés qu’ils ont dû affronter du fait de leur origine. On note enfin que les références identitaires de ces acteurs sont doubles : ils se sentent appartenir à deux pays. Cette double référence nationale est vécue harmonieusement par certains alors que d’autres ont le sentiment que leur identité est divisée, ne se sentant pas à leur place ni dans le pays où ils vivent, ni dans leur pays d’origine.

La prison : genèse de changement
Ces détenus exposent que la prison a rompu la spirale de leur vie précédente. Cette incarcération semble se distinguer des précédentes : ils la perçoivent comme une leçon et expriment une volonté de changement dans le sens d’un rapprochement vers l’idéal-type du rapport à la citoyenneté.

Maintenant j’aimerai me retrouver dans la société, me redonner autre chose, m’insérer (...) Je serai plus ouvert à la société en faisant des trucs concrets dans cette société. (Choops, MA, peine de 3 ans, 26, Français, un père algérien).

La prison est présentée comme un point de rupture : les acteurs expriment un rejet de leur vie passée et le souhait de débuter une nouvelle vie. La prison est perçue comme bénéfique, protectrice et salvatrice. Plusieurs éléments concomitants à l’expérience de la détention éclairent le désir de changement : le seuil de l’âge, l’expression d’un « ras le bol » où cette incarcération est présentée comme la peine de trop, la découverte de la religion, la désillusion par rapport aux amis et un rapprochement à l’égard de leur famille.

La « vie » n’est plus, selon eux, l’alternance de périodes d’incarcération puis de galère mais « avoir une vie », « faire sa vie » c’est être dans les normes. Trois éléments paraissent déterminants pour réaliser leur rêve de nouvelle vie. D’abord, celle-ci repose sur l’exercice d’une activité professionnelle dans laquelle ils ont envie de s’investir. Puis, la recherche d’une femme est perçue comme un fondement de stabilité nécessaire. Enfin, commencer sa vie passe par le départ de la ville où ils habitaient avant l’incarcération. À travers cette volonté, les acteurs cherchent à s’écarter de leurs anciens réseaux sociaux, à prendre de la distance avec leur « équipe » précédente. On peut ajouter que les questions politiques prennent une nouvelle dimension, les acteurs présentant désormais le vote comme un devoir à accomplir impérativement. Ainsi, ils souhaitent maintenant vivre dans les normes, être des citoyens à part entière.

Deux modèles
Il est légitime de s’interroger sur la valeur à accorder aux volontés de changements affichées. Les détenus n’ont-ils pas joué le rôle du « bon détenu » en affichant de bonnes résolutions comme ils peuvent le faire devant un juge d’application des peines, sans y adhérer ? Leurs discours n’étaient-ils pas de simples « représentations frauduleuses [28] » pour faire bonne figure ?

À partir de ces interrogations nous avons pu constater des degrés de solidité et de cohérence dans les projets affichés ainsi que des divergences dans les comportements adoptés en détention. C’est pourquoi nous distinguerons deux modèles au sein de ce type. Certains ne font qu’espérer alors que d’autres sont convaincus de leur changement de vie. Les projets des premiers sont peu structurés alors que ceux des seconds sont très construits. De plus, pour le premier modèle, leur comportement en détention ne permet pas de relever une modification de leur rapport à la citoyenneté alors que dans le second le rapport à la citoyenneté évolue dès l’incarcération.

Dans le premier modèle, le rapport à la citoyenneté des acteurs reste éloigné en détention de l’idéal-type du rapport à la citoyenneté. Les jeunes espèrent parvenir à atteindre le modèle normatif. Ils n’affirment pas leur volonté de travailler en sortant mais ils espèrent le faire. De même, ils ne garantissent pas que leur comportement va se modifier à la sortie de prison mais ils espèrent parvenir à « être dans les normes ». Entrer dans les « normes » est présenté comme un rêve mais ils ne veulent pas se faire d’illusion sur leurs capacités à prendre ce chemin. Pour ces détenus, les projets de sortie évoluent au cours de la discussion, ils manquent de précision et de cohérence, des contradictions apparaissent. De plus, leur comportement au sein de la prison ne traduit pas de changement de leur rapport à la citoyenneté. Le maître mot caractérisant leur détention est la routine. Le temps de la routine est rempli par les « collègues », la playstation et la télévision afin de remplir le vide de la détention. Même s’ils souhaitent rompre leurs relations avec l’ensemble de leurs connaissances, en détention ils restent insérés dans les mêmes réseaux sociaux. Les relations avec les surveillants sont difficiles ou elles se caractérisent par l’évitement. Le seul moyen d’expression qu’ils perçoivent en détention pour obtenir ce qu’ils désirent de l’administration est le bordel. « Faire un bordel » permet de se faire entendre et d’obtenir gain de cause alors que « faire des mots » n’est pas perçu comme un moyen de communication efficace. 

E : Vous ne pouvez pas écrire au chef de détention pour lui demander une explication ?
K : Ca ne marche pas, il faut leur faire un bordel.
E : Il faut faire un bordel ?
K : Ouais, ici il faut foutre ton bordel et tu as ce que tu veux. Ouais à l’infirmerie, tu veux des cachets, ils ne veulent pas de les donner, tu leur fais un bordel et ils te les donnent. (Kyser,CD,nov-00, 5 ans et demi, 24, Français).

On peut ajouter que ces jeunes sont souvent concernés par des trafics illégaux : beaucoup possèdent un téléphone portable ou font rentrer du cannabis et des DVD illégalement. Ces détenus ne travaillent pas et semblent toujours très peu intéressés par les questions politiques.

Au sein du second modèle dégagé, le rapport à la citoyenneté est différent dès l’incarcération, les acteurs ne se contentant pas de faire des projets et espérer qu’ils se réaliseront à leur sortie. Ces détenus présentent un projet de sortie cohérent dans lequel ils sont déjà investis. On retrouve des éléments de la « prison investie » où les acteurs orientent l’ensemble de leurs comportements en fonction de leur sortie. Ces détenus ne perçoivent pas la lenteur de l’incarcération : ils sont « réglés » et expriment un certain bien être en détention. Ils cherchent à passer ce qu’ils appellent une « détention tranquille » et la volonté de rompre avec leur réseau amical s’est traduite dans les faits par des ruptures et par un isolement. Ces détenus expriment un intérêt nouveau pour les questions politiques. Même s’ils ne votent pas en détention, ils révèlent avoir pris conscience de l’intérêt et de l’importance du droit et du devoir de voter qu’ils disent vouloir accomplir à leur sortie. 

Moi, c’est la prison qui me dit que voter c’est très important. Depuis que je suis là, j’ai dit à mes parents, à mes sœurs d’aller s’inscrire sur les listes et de voter (Choops, MA, condamné à 3 ans, 26, Français avec un père algérien.)

L’évolution du sens qu’ils accordent au vote s’inscrit dans un changement de perspective plus large. En effet, on perçoit une évolution de leur opinion sur la société. Ces acteurs, qui éprouvaient un sentiment d’exclusion lié à un sentiment d’inutilité sociale, ressentent aujourd’hui l’intérêt de participer à la société. Alors qu’ils se sentaient largement persécutés par celle-ci, mis à l’écart, ils atténuent leurs critiques à son encontre et en perçoivent maintenant les avantages. Ainsi, on note une atténuation du sentiment d’exclusion qui renforce leur sentiment d’appartenance à la France. Ces détenus parviennent à établir une harmonie identitaire au delà de leur double appartenance.

Dé-citoyenneté : la prison perçue comme destructrice
Le quatrième type, « Dé-citoyenneté : la prison perçue comme destructrice » se caractérise par une dé-citoyenneté [29], terme qui symbolise la dynamique à travers laquelle les acteurs s’écartent du modèle normatif de la citoyenneté. C’est dans la construction de ce type que l’homogénéité a été la plus complexe à définir, le profil et les pratiques des acteurs restant diversifiés. Cependant, bien que le rapport à la citoyenneté ne soit pas identique pour l’ensemble des acteurs, on constate pour tous un éloignement par rapport à l’idéal-type, lié à l’incarcération.

A - Une prison douloureuse synonyme de pertes
Avant leur incarcération, les acteurs proches de ce type se sentaient pleinement insérés. Leur activité professionnelle était le principal facteur de leur sentiment de participation dans la société. L’ensemble de ces acteurs travaillait et la majorité occupait des postes à responsabilités (cadre, gérant de société...). Leur insertion sociale passait aussi par de fortes implications dans des réseaux familiaux et sociaux. Ils éprouvaient un intérêt pour les questions politiques sans pour autant rattacher particulièrement leur sentiment d’appartenance à la France. Leur identité du « nous » était plus large : ils éprouvaient le sentiment d’être des citoyens du monde. Aussi, leur rapport à la citoyenneté était proche du modèle normatif.

Or, l’incarcération va être source de ruptures importantes d’autant plus que ces détenus n’acceptent pas leur peine soit parce qu’ils l’estiment largement disproportionnée par rapport à leur délit, soit parce qu’ils prônent leur innocence. La prison est vécue douloureusement : elle est perçue comme destructrice car elle est source de nombreuses pertes. Les acteurs éprouvent un fort sentiment d’exclusion qu’ils n’avaient jamais ressenti auparavant.

On est complètement exclu de la société. On nous enlève tout notre monde social, on est désocialisé complètement, on est coupé de tout : travail, famille... On perd tous nos repères habituels. (Patrick, MA, janv-04, condamné à 2 ans, 42, Français).

Leur récit est articulé entre ce qu’ils étaient, ce qu’ils avaient avant et ce qu’ils sont, ce qu’ils ont maintenant. Aussi, ont-ils le sentiment d’occuper le rôle du jobard [30].

En dénonçant l’absence de droit caractérisant leur nouveau statut et en déplorant la perte des rôles sociaux qu’ils occupaient jusqu’alors, on peut signifier qu’ils vivent la prison comme une « mort civile » [31].

J’ai perdu ma petite famille. J’étais avec ma femme et mes 3 enfants et pour moi, c’est tout perdu. (...) On est quand même mis à l’écart de la société. Cela m’a fait perdre tous mes acquis gagnés en 14 ans de vie... J’ai été puni plusieurs fois : au niveau psychologique, avec la prison, avec la liquidation de ma société, avec la séparation avec ma famille... ce n’est plus la double peine mais la quadruple peine.(...)J’étais un homme d’affaire, avec une famille, une adresse, une maison, des enfants... (Mati, MA, avr-03, 4 ans dont 28 mois avec sursis, 34, Turc).

L’adoption d’un statut peu valorisé, défini comme dégradant et stigmatisant atteint leur identité. Pour ces acteurs, s’ajoute à la sensation de la perte du statut et du droit un sentiment d’humiliation. On retrouve l’idée d’une identité blessée [32] où les acteurs souffrent d’une perte de reconnaissance. Prédomine dans leurs discours des blâmes contre les conditions de détention à travers lesquelles on perçoit les sentiments de dépersonnalisation, de déshumanisation, de désocialisation, d’injustice, de spoliation, de déception qu’ils éprouvent. Le vécu de la prison par ces acteurs correspond à l’image peinte par E. Goffman des institutions totales. L’institution totale est appréhendée comme un cadre pesant lourdement sur les pratiques mais dont les individus peuvent s’affranchir avec plus ou moins de succès, qu’ils peuvent dépasser et utiliser ou au contraire qu’ils peuvent ressentir douloureusement [33]. Or, les acteurs les plus proches de ce type semblent être particulièrement éprouvés par ce cadre perçu comme contraignant et destructeur. À la différence des acteurs des deux premiers types décrits dont le comportement s’inscrivait dans une action de dé-totalisation de l’institution, les discours sur la prison des individus les plus proches de ce type reprennent avec précision les éléments constitutifs des institutions totales. En outre, les comportements de ces acteurs en détention révèlent leur pleine soumission à la prison. Ils adoptent une position de fidélité et d’apathie : ils souhaitent sortir le plus rapidement possible et pour cela ils ont choisi l’attitude de l’obéissance, la loyalty [34]. Ainsi, ils ne s’opposent jamais aux surveillants et ils fuient toute forme de conflit s’estimant être dans une situation d’impuissance.

Ici en prison, il vaut mieux pas se plaindre, à mon avis. Quand on vous dit que le ciel est gris, alors que le ciel est bleu, il vaut mieux dire que le ciel est gris : il ne faut rien dire. Ca ne sert à rien (...) Protester : à quoi ça sert ? On a toujours tort (Malik, MA, janv-03, condamné à 5 ans, 41, Français d’origine algérienne.)

Ils préfèrent subir plutôt que protester, la révolte étant pour eux trop risquée et perdue d’avance. La peur semble omniprésente chez ces acteurs.

Désillusion, désenchantement, dé-citoyenneté
La prise de conscience de la réalité carcérale qu’ils ignoraient jusqu’alors et des pertes qu’ils recensent occasionne un changement de leur rapport à la citoyenneté. Un processus de dé-citoyenneté apparaît suite au sentiment d’injustice, à l’incompréhension et à la déception de ces acteurs. Leur confrontation avec les conditions de détention est concomitante de l’émergence d’un regard très critique sur la justice. Acceptant le principe d’une sanction mais refusant leur peine, voire même prônant leur innocence, les acteurs disent avoir perdu confiance dans la justice. Ils estiment que celle-ci est arbitraire, que l’accusé n’a pas la possibilité de se défendre, les jeux étant faits d’avance. Or, ce regard critique sur la justice s’étend à l’ensemble du fonctionnement de la société, la justice étant perçue comme un des socles de la République. Aussi, les critiques sur la justice se transposent sur les politiques. Ils reprochent aux hommes politiques d’être responsables de leurs mauvaises conditions de détention, des dysfonctionnements du système judiciaire et des injustices qu’ils ont subies ou constatées. Une désillusion apparaît chez les acteurs, accompagnée d’un désengagement. On relève l’émergence d’un désintérêt pour les questions politiques alors qu’apparaît dans leurs discours un regard sur la société proche de celui proposé par les acteurs du second type. Leur sentiment d’impuissance en prison s’étend à la société où ils estiment dorénavant qu’ils n’ont pas de pouvoir. Cette désillusion sur les politiques et sur la justice française entraîne un désenchantement face à la France. Alors qu’ils éprouvaient un certain attachement pour la France, ils la rejettent et ils manifestent un dégoût et de la rancœur à l’égard de leur pays. Ces ressentiments se traduisent par la volonté de quitter le pays, voire même de changer de nationalité. Cette volonté s’éclaire aussi par la stigmatisation ressentie par les acteurs qui estiment que la prison les stigmatise pendant mais aussi après leur incarcération, or ils ne sont pas prêts à assumer l’image « d’ancien détenu ».

La diversité des rapports à la citoyenneté observées et la variété des dynamiques relevées s’expliquent par la combinaison de multiples variables. L’âge, la longueur des peines, le lieu de l’incarcération, la nationalité sont apparus prépondérants à différents moments pour comprendre les profils dégagés. On note une articulation particulière entre le rapport à la citoyenneté des acteurs avant et pendant leur incarcération : il est complexe de comprendre le « pendant » sans un regard sur « l’avant ». Dans cette étude, deux éléments sont apparus fondamentaux pour comprendre la dynamique ou la constance des rapports à la citoyenneté : le rapport au délit des acteurs et leur acceptation de leur peine. Ainsi, le rapport à la citoyenneté avant la détention combiné au rapport au délit permet de comprendre la manière dont les acteurs appréhendent et vivent l’expérience de la détention. Or l’approche de la détention conditionne largement le rapport à la citoyenneté des acteurs au sein de la prison, mais aussi le maintien ou la redéfinition de ce rapport.

Source :
CarolineTouraut, « Étude dynamique des rapports à la citoyenneté d’acteurs incarcérés », Champ pénal, Champ pénal Champ pénal, [En ligne], mis en ligne le 5 janvier 2006. URL : http://champpenal.revues.org/document453.html.

Auteur :
Caroline Touraut (GLYSI-SAFA). est en doctorat de sociologie et d’anthropologie à l’université Lumière-Lyon 2 sous la direction de Jean-paul Payet et de Corinne Rostaing. Sa thèse porte sur l’expérience carcérale des proches des détenus. Caroline Touraut participe également à une recherche sur l’incarcération des mineurs (sous la direction de Gilles Chantraine). tourautc@yahoo.fr 

Abstract This article deals with the question of citizenship among prisoners within a framework that sees them as social actors. First, the difficulties of conceptualising the notion of citizenship are presented together with an account of the theoretical work underlying the attempt to relate citizenship to prisoners. Thereafter, attention is focused on the plurality as well as the dynamics of these relations. The analysis made is based on a prisoner typology that revealed the existence of four propensities within each typological category to manifest a specific approach to prison life.

[1] Leca, 1983

[2] Marshall, 1950

[3] Constant, 1998, p 98

[4] Hassenteufel, 1997, p 52

[5] Constant, 1998, p 26

[6] Hassenteufel, 1996

[7] Leca, 1983, 1991(a) et analyse présentée par Birnbaum, 1996. On peut signaler que J. Leca définit de manière plus large le sentiment d’appartenance. Pour l’auteur, il se déplace sur trois axes

[8] Elias, 1998

[9] Hassenteufel, 1997, p 52

[10] Schnapper, 1994, 2000

[11] Leca, 1983, 1991(a)

[12] Schnapper, 2002

[13] Castel, 1995

[14] Weber, 1964, 1971 ; Schnapper, 1999

[15] Michelat, 1975

[16] 39% au total des entrants se situent au-dessous du seuil de lecture fonctionnelle défini par ce test, contre 20% à l’armée d’après le rapport suivant : Observatoire International des Prisons, Les conditions de détention en France, rapport 2003, Paris, La découverte, 2003, 100

[17] On s’est ici inspiré de l’ouvrage de Elias, 1997 et de Goffman, 1975

[18] La valeur accordée au travail en détention est différente de celle reconnue à l’extérieur : le sale boulot (Hughes, 1996) ne renvoie pas aux même tâches. Par exemple, un détenu proche de ce premier type a pour fonction de sortir les poubelles ce qui est très valorisé. Cette activité permet au détenu de sortir, tous les jours, de la prison pour quelques secondes, offrant ainsi une fraction de liberté précieuse

[19] Hirschmann cité in Pollak, 2000

[20] Elias, 1998 (1939, 1940-1950, 1987)

[21] Livrozet, 1999

[22] Chantraine (2004) l’évoque en parlant de « rhétorique de la vie formidable »

[23] Goffman 1989

[24] Goffman, 1968

[25] Chauvenet A., 1998

[26] Le Caisne, 2000, 97

[27] Chantraine, 2004

[28] Goffman, 1973

[29] Constant, 1998. Nous suivons ici Constant pour qui le processus de désaffiliation sociale s’accompagne d’une dé-citoyenneté

[30] Goffman, 1989

[31] Goffman, 1968

[32] Roulleau-Berger, 1999

[33] Nous retrouvons cette approche de l’institution totale chez Mallon I., « La recréation d’un chez soi par les personnes âgées en maison de retraite », retranscription d’un séminaire du GRS, séance du 5 mars 2004

[34] Terme repris à Hirschmann cité dans l’ouvrage Pollak, 2000