Publié le mardi 31 janvier 2006 | http://prison.rezo.net/cedh-24-janvier-2002-henaf-c/ PREMIÈRE SECTION DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 24 janvier 2002 en une chambre composée de M. C.L. Rozakis, président, Vu la requête susmentionnée introduite le 13 novembre 2000 et enregistrée le 31 janvier 2001, Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, M. Albert Henaf, est un ressortissant français, né en 1925 et actuellement détenu au centre de détention d’Eysses, à Villeneuve-sur-Lot. A. Les circonstances de l’espèce Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Au cours des dernières années, le requérant fut condamné pour des faits de nature criminelle et correctionnelle à plusieurs reprises, notamment : le 9 novembre 1992 à dix ans de réclusion criminelle par la cour d’assises du département du Cher pour vol avec arme, le 2 septembre 1998 à six mois d’emprisonnement par le tribunal correctionnel de Bernay pour grivèlerie, le 14 janvier 1999 à cinq ans d’emprisonnement par le tribunal correctionnel de Nevers pour vol avec arme, le 20 janvier 1999 à six mois d’emprisonnement par la cour d’appel de Rouen pour grivèlerie. Il aurait été libérable à compter du 17 février 2002 selon le gouvernement défendeur, à compter du mois de septembre 2001 selon le requérant. Ce dernier fit également l’objet d’une condamnation à six mois d’emprisonnement par le tribunal correctionnel de Nevers en février 1998, pour ne pas avoir réintégré en temps et en heure le centre de détention lors de sa dernière permission de sortie en 1998, après avoir respecté les modalités de quatre précédentes permissions de sortie. Les experts qui l’examinèrent à ce propos conclurent qu’il était atteint « au moment des faits » d’un « trouble psychique ayant altéré son discernement » temporairement et que la prison ne pouvait être « thérapeutique » pour lui, compte tenu notamment de son âge avancé. Par la suite, le requérant fit l’objet d’un examen médical en prison qui révéla l’existence de ganglions au niveau de la gorge. Le service médical compétent prescrit alors une intervention médicale. Il fut décidé qu’une opération chirurgicale interviendrait le 8 novembre 2000, avec hospitalisation dès le 7 novembre 2000 à 14 heures 30. Le 6 novembre 2000, le directeur du centre de détention d’Eysses informa le préfet de la nécessité de l’hospitalisation du détenu et sollicita la présence d’une escorte de police sur place, ainsi qu’une garde durant la durée de l’hospitalisation. Concernant le risque sur le plan de la sécurité, les consignes au personnel pénitentiaire prévoyaient une surveillance normale à l’appréciation du chef d’escorte, et non une surveillance renforcée, c’est-à-dire ne nécessitant pas a priori le port permanent des menottes et des entraves. Le 7 novembre 2000, la veille de l’opération, le requérant fut transféré en fourgon cellulaire de l’administration pénitentiaire, en portant des menottes, à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux pour y être hospitalisé. Deux fonctionnaires de police l’y attendaient afin d’assurer la surveillance et la garde pendant la durée de l’hospitalisation. Le reste de la journée, le requérant resta menotté mais non entravé. Durant la nuit, le requérant fut entravé. L’entrave était constituée d’une chaîne reliant l’une des chevilles du requérant au montant du lit. Le Gouvernement indique que l’entrave laissait une grande liberté de mouvement dans le lit, alors que le requérant soutient qu’en raison de la tension de la chaîne chaque mouvement était pénible ou douloureux et le sommeil impossible. Le 8 novembre au matin, le requérant exposa qu’à défaut de conditions d’hospitalisation humaines, il préférait se faire opérer une fois libéré. Après s’être entretenu avec le personnel hospitalier, le requérant réintégra le centre le détention à 11 heures 45 le jour même. Le 9 novembre 2000, le requérant déposa une plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance d’Agen pour « sévices graves », « violences et voies de fait » et « torture ». Cette plainte, dirigée contre les deux policiers chargés de sa garde durant l’hospitalisation, se fondait sur la violation de l’article 803 du code de procédure pénale et de l’article 3 de la Convention, en raison du port d’entraves dans la nuit du 7 au 8 novembre 2000. Par ordonnance du 16 novembre 2000, notifiée le 24 novembre 2000, le doyen des juges d’instruction fixa la consignation à 6 000 francs (FRF). Le 24 novembre 2000, le requérant, d’une part, adressa une lettre recommandée avec accusé de réception au greffier en chef du tribunal de grande instance d’Agen pour interjeter appel de cette ordonnance et, d’autre part, saisit le bureau d’aide juridictionnelle en raison de ses faibles ressources. En outre, le même jour, le requérant informa le doyen des juges d’instruction de son appel en raison de l’insuffisance de ses ressources. La demande d’aide juridictionnelle fut enregistrée le 8 décembre puis rejetée le 15 décembre 2000. Par ordonnance du 23 mars 2001, le président du tribunal de grande instance d’Agen confirma le rejet, aux motifs que : « Le code de procédure pénale réserve explicitement le port des entraves pour celui qui est susceptible de prendre la fuite. Et tel est bien le cas du détenu qui se trouve hors de l’enceinte pénitentiaire. » Par ordonnance du 15 mai 2001, le doyen des juges d’instruction déclara la plainte irrecevable pour absence de consignation. Parallèlement, le 4 avril 2001, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Agen déclara l’appel de l’ordonnance de consignation irrecevable pour non-respect des dispositions de l’article 503 du code de procédure pénale qui prévoit que l’appel formé par une personne incarcérée doit obligatoirement être effectué auprès du chef de l’établissement pénitentiaire. Le 11 avril 2001, le requérant forma un pourvoi contre cet arrêt. La procédure est toujours pendante devant la Cour de cassation. B. Le droit et la pratique internes pertinents L’article 803 du Code de procédure pénale est ainsi libellé : « Nul ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s’il est considéré comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, soit comme susceptible de prendre la fuite. » Une circulaire générale du 1er mars 1993, relative à cet article, prévoit : « (...) cette disposition s’applique à toute escorte d’une personne, qu’elle soit gardée à vue, déférée, détenue provisoire ou condamnée. Il appartient aux fonctionnaires de l’escorte d’apprécier, compte tenu des circonstances de l’affaire, de l’âge et des renseignements de personnalité recueillis sur la personne escortée, la réalité des risques qui justifient seuls, selon la volonté du législateur, le port des menottes ou des entraves. Sous réserve de circonstances particulières, (...) une personne dont l’âge ou l’état de santé réduisent la capacité de mouvement, ne sont pas susceptibles de présenter les risques prévus par la loi (...) » GRIEF Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de ce que, alors qu’il était âgé de 75 ans, il fut attaché à son lit d’hôpital durant la nuit précédant son opération chirurgicale. EN DROIT Le requérant se plaint, en raison de son âge et de son état de santé, des conditions d’hospitalisation la veille d’une intervention chirurgicale. Il invoque les dispositions de l’article 3, aux termes duquel : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. » Le Gouvernement considère que la requête est prématurée, le pourvoi formé par le requérant à l’encontre de l’arrêt de la chambre d’accusation étant toujours pendant devant la Cour de cassation. Il relève que la plainte avec constitution de partie civile constitue en principe un recours qui doit être exercé par les personnes se prétendant victimes de mauvais traitements (arrêts Selmouni c. France du 28 juillet 1999, CEDH 1999-V et Caloc c. France du 20 juillet 2000, CEDH 2000-IX). Il considère qu’il n’est pas avéré que le requérant ait formulé une allégation défendable des dispositions de l’article 3 et que le requérant n’a pas respecté les prescriptions légales relatives à la procédure de constitution de partie civile. Sur ce dernier point, le Gouvernement relève que le requérant aurait pu être dispensé de l’obligation légale de verser une consignation s’il avait formulé une telle demande au regard de ses ressources ou en obtenant l’aide juridictionnelle préalablement au dépôt de sa plainte (voir, a contrario, l’arrêt Aït-Mouhoub c. France du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII). De plus, en raison de l’appel interjeté par le requérant, la chambre de l’instruction était seule apte à trancher la question, mais elle ne put que relever l’irrecevabilité de l’appel. La présente espèce, différente de l’affaire Selmouni (précitée) en ce qu’elle se situe notamment à un stade antérieur à l’ouverture d’une information judiciaire, peut au demeurant donner lieu à une nouvelle plainte avec constitution de partie civile jusqu’à la prescription des faits dénoncés. Aucune enquête ne pouvait être menée, le requérant n’ayant pas valablement mis en mouvement l’action publique en ne versant pas la consignation. S’agissant du rejet de la demande d’aide juridictionnelle, il était justifié par son caractère manifestement dénué de fondement (arrêt Gnahoré c. France du 19 septembre 2000, CEDH 2000-IX et décision Charlier c. France du 7 novembre 2000, n° 37760/97). S’agissant des conditions de transfert et d’hospitalisation, le Gouvernement relève notamment que le requérant a seulement été menotté durant le trajet avec escorte. Par ailleurs, une escorte composée de deux policiers attendait le requérant à l’hôpital pour assurer la surveillance et la garde pendant la durée de l’hospitalisation en service ORL. Les consignes écrites du chef d’établissement spécifiaient qu’il s’agissait d’une surveillance normale et non renforcée, c’est-à-dire ne nécessitant pas a priori le port permanent des menottes et des entraves. En conséquence, la responsabilité d’entraver le requérant relevait de la seule responsabilité du chef d’escorte, lequel décida d’entraver le requérant durant la nuit. La mesure était justifiée par des motifs de sécurité, faute de chambre sécurisée, afin d’éviter tout risque de fuite ou de suicide. Le Gouvernement constate que le requérant ne se plaint pas des conditions du transfert avec menottes, tant dans le cadre de sa plainte avec constitution de partie civile que dans sa requête devant la Cour. En tout état de cause, le port des menottes, prévu par les dispositions de l’article 803 du code de procédure pénale, était justifié en l’espèce par la dangerosité du requérant et le risque de fuite au regard d’une condamnation pour évasion en février 1998. Quant à l’applicabilité de l’article 3, le Gouvernement la conteste, les actes litigieux ne dépassant pas le seuil minimum de gravité exigé par la Convention (Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII). Il renvoie enfin à la jurisprudence de la Cour quant au port de menottes et à l’absence de violation de l’article 3 (arrêts Herczegfalvy c. Autriche du 24 septembre 1992, série A n° 244, Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII). Le requérant estime notamment qu’il n’existe pas de recours internes efficaces, dès lors que l’argumentation du Gouvernement tend à justifier la légalité des faits litigieux. Il considère en outre qu’il ne fait aucun doute que la Cour de cassation va le débouter de son pourvoi. Le requérant conteste avoir failli à l’information du juge quant à ses revenus, puisqu’il lui a signalé son impécuniosité par lettre recommandée avec accusé de réception le jour même de la notification de l’ordonnance de consignation. Quant au fait de saisir le bureau d’aide juridictionnelle avant ou après le dépôt de sa plainte, il le qualifie de secondaire et justifie l’erreur par son ignorance du droit et par le rejet de l’aide juridictionnelle, rejet qui lui a interdit d’être assisté d’un défenseur qualifié et d’avoir accès à la justice. Enfin, concernant l’exception soulevée par le Gouvernement, le requérant indique que le greffier de la prison lui a fait signer le formulaire d’appel et qu’il a donc respecté les prescriptions du code de procédure pénal. Sur les faits eux-mêmes, le requérant estime que son passé judiciaire y est étranger et qu’en tout état de cause il était libérable non pas en février 2002 comme l’indique le Gouvernement, mais dès septembre 2001. Il explique notamment qu’après avoir été transféré menotté, y compris dans l’enceinte de l’hôpital Pellegrin aux yeux du public, il est resté alité la journée sans entraves. Le soir, la police posa une entrave à son pied, avec une chaîne tendue reliée au lit, ce qui interdisait tout mouvement et son sommeil. Selon le requérant, cette mesure devait permettre aux policiers en faction de dormir. Le requérant indique qu’il n’a pas refusé de se faire opérer mais simplement indiqué que si des conditions humaines d’hospitalisation ne pouvaient lui être assurées il se résoudrait à se faire opérer une fois libéré. Le requérant précise notamment qu’il ne lui restait, après seize ans et demi de peines cumulées, que quelques semaines de prison à effectuer, qu’il ne présentait donc aucun risque de fuite, surtout au regard de son âge et des possibilités de mouvement réduites face aux policiers de l’escorte. Pour une hospitalisation prétendue normale, selon les consignes données, le port d’une entrave reliant sa cheville au lit avec une chaîne tendue à l’extrême, causant une douleur à chaque mouvement, constituait bien une anormalité et une torture insupportable. Il rappelle avoir exprimé son opposition dès la pose de l’entrave et exprimé sa douleur. Enfin, le requérant précise qu’il ne conteste pas le port des menottes et de la chaîne pour ses transferts, pratique ancrée dans la routine, même si cela est anormal et dégradant, dès lors qu’il ne subit qu’une gêne et pas de torture réelle, seulement morale. La Cour constate que les exceptions soulevées par le gouvernement défendeur se confondent avec l’examen au fond de la requête, dans la mesure où il s’agit notamment d’établir si le requérant disposait effectivement d’un recours efficace et si les faits dénoncés nécessitaient de la part des autorités internes une enquête approfondie et effective au sens de l’article 3 de la Convention. La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé. Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité, Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés. Erik Fribergh Christos Rozakis |