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(2006) Etude sur l’article 3 de la CEDH par P.Cornille, M.Devos, A.Mahieu (séminaire de Droit européen des personnes)

Publié le mardi 31 janvier 2006 | http://prison.rezo.net/2006-etude-sur-l-article-3-de-la/

UNIVERSITE DE LILLE 2
FACULTE DES SCIENCES JURIDIQUES POLITIQUES ET SOCIALES
ECOLE DOCTORALE N°74

Perrine CORNILLE
Marie DEVOS
Alice MAHIEU

L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION EUROPEENE DES DROITS DE L’HOMME AU REGARD DES PERSONNES PRIVEES DE LIBERTE

Séminaire de Monsieur Dupuis
Droit européen des personnes

Master Droit Recherche
Année 2005 - 2006

« Puis-je oublier ces quelques hommes généreux,
Qui, émus par la misère humaine, combattirent pour empêcher
Les horreurs que cachent la prison !
Qui entend , qui se soucie des plaintes de la misère,
Des gémissements de la douleur ?

... Dédaignant le secret mépris
Qui vous fut porté dans ces lieux dont la Justice et la Pitié ont fui ,
Vous avez traîner en pleine lumière des monstres stupéfaits,
Vous leur avez ôté des mains le spectre de l’Oppression.

... Beaucoup reste à faire ...
Continuez ... votre œuvre salutaire !
 »

THOMSON James ( 1700 - 1748 )
L’Hiver, 1725

« La justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons » [1].
Dès lors, qui dit peine privative de liberté ne dit pas privation de l’intégralité des droits du détenu. En effet, il existe dans toutes les philosophies et religions un principe moral d’avoir à respecter l’intégrité physique et mentale d’autrui. Cette idée peut s’illustrer par l’article 5 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 et les articles 4 et 5 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (1981).
 Dans un cadre plus européen, il faut citer l’article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme du 4 novembre 1950 - lequel dispose que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Le Conseil de l’Europe a entendu ajouter à la protection de l’article 3 un mécanisme supplémentaire au moyen de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants entrée en vigueur en février 1989.
 Mais concernant les privations de liberté, la Convention européenne des droits de l’homme se distingue du Pacte international sur les droits civils et politiques en ce que l’article 10 § 1 dudit Pacte comporte des dispositions spécifiques au traitement des détenus puisque stipule que « toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». Or au sein de l’instrument conventionnel européen, l’unique texte intéressant les privations de liberté - à savoir l’article 5 de la CEDH - offre simplement une protection contre l’arbitraire en garantissant le droit précis qu’est la sûreté. Il existe donc des lacunes dans le dispositif mis en place par la Convention.
Une autre faiblesse de la Convention réside dans sa portée et son statut relativement dépendants des différents ordres juridiques internes. Les Etats sont effectivement souverains quant à l’application immédiate ou non de la Convention en droit interne et quant au rang attribué à cette dernière dans la hiérarchie des normes nationales. A ce titre, nous préciserons que le droit interne français connaît un principe d’applicabilité direct et que les normes conventionnelles ont une position supra législative au terme de l’article 55 de la Constitution de 1958.
 Néanmoins, et pour pallier à ces insuffisances, la Convention a elle même prévu une impossibilité de déroger à certains droits considérés comme intangibles et inconditionnels (art 15 §2) parmi lesquels figure le droit de ne pas être torturer ni de subir des traitements inhumains ou dégradants. Il s’agit là d’un droit fondamental bénéficiant à tout individu, en tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances. Et même si, comme précédemment expliqué, les détenus ne sont pas expressément cités, l’emploi du pronom « nul » de l’article 3 de la CEDH et l’absence d’identification des débiteurs de cette obligation traduit une généralisation dans sa mise en œuvre ; de sorte que cette prohibition ne saurait connaître une quelconque limite. Ainsi et dès lors qu’existera un rapport de force déséquilibré aussi bien physique que mentale, nous comprenons pourquoi cet article trouvera davantage à s’appliquer s’agissant des personnes privées de liberté. Les risques sont tels qu’aucune circonstance n’est susceptible de délier l’Etat de cette interdiction : il ne saurait ni en restreindre l’exercice ni y déroger - quelque soit le comportement de la personne et son passé criminel. Que l’élément intentionnel de l’auteur de l’acte ait été établi ou non, la responsabilité de l’Etat est susceptible d’être engagée car « La Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention (...) et il ne souffre nulle dérogation même en cas de danger public menaçant la vie de la nation ». [2] Et cet article peut voir la portée de son application accrue lorsqu’il est combiné avec d’autres dispositions. Dans l’affaire Ocalan, la Cour décide de ne pas appliquer de manière autonome ledit texte mais l’articule aux articles 2 et 6 de la Convention. « Puisque l’article 2 autorise la peine capitale, il n’est pas possible de penser que l’article 3, parce qu’il interdit les mauvais traitements, interdit aussi la peine de mort même si ce châtiment peut être qualifié de mauvais traitement dans un sens plus général ». [3] S’agissant des articles 3 et 6, la Cour considère que « prononcer la peine capitale à l’encontre d’une personne à l’issue d’un procès inéquitable équivaut à soumettre injustement cette personne à la crainte d’être exécuté ; une condamnation à mort dans de telles circonstances est en soi une forme de traitement inhumain ». [4]
L’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants exprime ainsi la valeur du respect de la dignité inhérente à la personne humaine et constitue, en quelque sorte, avec le droit de ne pas être tenu en esclavage ou servitude ( article 4 § 1 de la CEDH ) et le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale plus dure ( article 7 de la CEDH ), le patrimoine commun de l’humanité. De sorte que nous pouvons considérer que l’article 3 de la CEDH tire sa force, non pas uniquement de la Convention mais du jus cogens, c’est-à-dire d’une « norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est possible » - ce aux termes de l’article 53 de la Convention de Vienne.
 Le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine connaît une montée en puissance depuis la fin du XVIIIème siècle, ce qui se traduit par une humanisation croissante de la procédure pénale et du système d’ application des peines - par là même des conditions de détention et de rétention des individus. [5] L’Union Européenne a un rôle fondamental à jouer en ce domaine pour pallier les carences de l’Etat ou adopter des actions complémentaires. [6] Elle a pour objectif la mise en œuvre de mesures spécifiques parmi lesquelles la lutte contre l’impunité, la formation du personnel pénitentiaire ou encore la mise en place de conditions et procédures de détention et d’interrogatoire conformes aux normes internationales et régionales. Par ailleurs, l’Union Européenne a appelé les Etats à signer et ratifier le protocole facultatif de la Convention contre la torture ( OPCAT ) qui instaurera un système complémentaire de mécanismes de visites nationaux et internationaux afin d’inspecter les lieux de détention. Actuellement, 37 pays dont 14 Etats membres ont signé ledit protocole ; tandis que 10 l’ont ratifié parmi lesquels 3 Etats membres.
« La peine, c’est la détention, et donc, ce n’est plus que la détention » [7] : alors qu’auparavant la prison avait pour but la protection de la Société et la punition de l’individu, l’évolution des priorités du droit interne sous l’influence du droit de la Convention européenne tend davantage à l’amendement et au reclassement du condamné ; ce qui implique qu’un individu en prison ne perd en aucun cas son statut de sujet de droit. En conséquence, dès les années 1970, le détenu se voit reconnaître progressivement des droits dont la liste ne cessera de s’étendre jusqu’à aujourd’hui. Il a les mêmes privilèges qu’un homme libre ( hormis ceux dont il a été privé pour la protection de la Société ) au premier rang desquels le droit de ne pas être torturé ni de subir de peines ou traitements inhumains ou dégradants. Parce que ce droit figure parmi les droits de l’homme les plus fondamentaux, parce que lié à l’intégrité physique de l’individu et à la dignité humaine, il est l’« une des valeurs fondamentales des Sociétés démocratiques ». [8] Pourtant, depuis la Seconde Guerre Mondiale, on pratique la torture et les traitements inhumains ou dégradants dans des Sociétés qui se disent démocratiques - en particulier dans les prisons où l’individu est en situation de faiblesse. Il faut donc protéger cette catégorie d’individus que représentent les détenus. D’autant qu’il est admis, depuis l’arrêt Golder ( 1975 ), que la protection de la Convention s’étend à tous, sans distinction.
À présent, aucun doute n’est permis : la Cour européenne vient d’ajouter à son catalogue conventionnel le droit à des conditions de détention conformes au respect de la dignité humaine - lesquelles peuvent donc tomber sous le coup de l’article 3.
 Reste à souligner que les dispositions conventionnelles de l’article 3 se caractérisent par une disparité et une imprécision des notions. Les termes employés mettent en lumière les tortures puis les traitements inhumains et enfin les traitements dégradants. En outre, certaines conventions tel le Pacte des Nations Unies ajoute à cette trilogie la notion de traitements cruels afin de stigmatiser l’intention de l’auteur. Ces infractions ne sont pas réellement définies. Et lorsque nous disposons d’une ébauche de systématisation, seuls des éléments subjectifs sont cités comme « les douleurs ou souffrances aiguës physiques ou mentales intentionnellement infligées ». Or le subjectif dépend de l’appréciation de chaque personne, ce qui rend difficile la preuve et arbitraire la répression. Ces dispositions lacunaires apparaissent comme regrettables dans la mesure où la privation de liberté - qu’il s’agisse d’une détention ou rétention - accentue la vulnérabilité de ces personnes.

 Il convient alors d’envisager le régime mis en place pour favoriser le respect, par les Etats, de l’article 3 au regard des personnes privées de liberté.
Si l’opinion a d’abord préféré une application de procédés répressifs, leur insuffisance a suscité une nouvelle approche de l’article 3 à la faveur de méthodes préventives dont la mise en œuvre n’a pénétré les mentalités que plus tardivement. C’est pourquoi dans une première partie l’analyse portera sur l’exposition des personnes privées de liberté à la torture et aux traitements prohibés par l’article 3 ( I ). Tandis que dans la seconde partie, l’objet de notre étude sera réservé à l’émergence d’une nouvelle protection de ces personnes face à ces mauvais traitements ( II ).

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I - L’EXPOSITION DES PERSONNES PRIVEES DE LIBERTE A LA TORTURE ET A DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DEGRADANTS

Parce que les personnes privées de liberté sont sujettes à un risque non négligeable de mauvais traitements, la Cour s’oriente vers un mécanisme de protection en facilitant tant la qualification des faits allégués ( A ) que la preuve de ces mêmes faits ( B ).

A - Le seuil de déclenchement de l’article 3

L’article 3 vise différentes sortes d’actes - la torture, les traitements inhumains et les traitements dégradants - sans pour autant les définir ni les distinguer. Longtemps la torture a occulté les autres concepts énoncés dans l’article 3 et semblait réduire la portée de cet article aux cas extrêmes : « elle apparaît ainsi comme une notion réductrice alors que le spectre de l’article 3 est très large ». [9] Des efforts de clarification ont été opérés. La Commission européenne s’est notamment livrée à une interprétation dynamique de cet article en faisant de la Convention un instrument vivant : « toute torture ne peut être qu’un traitement inhumain ou dégradant et tout traitement inhumain ne peut être que dégradant ». [10] Ce faisant, elle révèle le critère du seuil d’intensité permettant une distinction entre les actes prohibés par l’article 3 et l’impunité de certaines brutalités. A son tour, la Cour européenne des Droits de l’Homme établit une différenciation entre trois degrés de comportements [11], elle précise ainsi ces concepts en se fondant sur le critère de l’intensité des souffrances infligées aux victimes.

 S’agissant des traitements dégradants.
S’il fallait à l’origine que l’acte ai lieu en public pour être qualifié de dégradant, il semble admis qu’aujourd’hui une telle condition soit abandonnée. En effet, cela restreignait de manière considérable le champ d’application de l’article 3, notamment aux personnes détenues. Désormais, l’acte peut être accompli dans une relative confidentialité en s’analysant comme un traitement qui « humilie l’individu grossièrement devant autrui ou le pousse à agir contre sa volonté ou sa conscience ». [12] Constatons, par ailleurs, que la qualification trouve principalement à s’appliquer pour les souffrances morales sans nécessiter l’intention de son auteur. A ce titre, les conditions matérielles de détention objectivement inacceptables peuvent être considérées comme des traitements dégradants. Il en va de même des mesures de discrimination raciale. Quant au port des menottes, si il ne peut fonder en principe l’élaboration de la qualification de traitements dégradants, la Cour estime dans une approche casuistique que ce traitement peut être disproportionné au regard des nécessités de la sécurité. [13]
 S’agissant des traitements inhumains.
La Cour les définit dans l’arrêt Irlande Contre Royaume-Uni en date du 18 janvier 1978 comme des actes « qui provoquent volontairement de graves souffrances mentales ou physiques » : en l’espèce, les méthodes d’interrogatoire approfondies des britanniques consistaient en des privations de sommeil ou d’étouffement. Elle a pareillement juger que l’absence de chauffage, des conditions sanitaires déplorables ou la détention d’une personne tétraplégique  [14] pouvaient constituer un traitement inhumain. Nous pouvons également noter que le contrôle des organes européens s’étend aussi à la garde à vue - ce qui a valu à la France d’être condamnée dans l’affaire Tomasi ( 27 août 1992 ).
Mais avant de définir la dernière infraction, il faut citer l’arrêt du 28 juillet 1999 - lequel laisse entrevoir un critère permettant la distinction entre les traitements inhumains ou dégradants et les tortures : les premiers étant « l’humiliation d’une personne et l’exploitation avilissante des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité » tandis que les secondes s’expriment au-delà de l’humiliation afin de franchir le seuil de « la désintégration de la personnalité ». [15]
 S’agissant de la torture.
Elle a été définie comme « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont délibérément infligées à une personne »  [16] dans un but déterminé comme celui de punir ou de faire avouer un acte.
De cette définition se dégagent trois éléments constitutifs : l’intensité des souffrances, l’intention délibérée et l’infliction dans un but déterminé.
La Commission a eu l’occasion de préciser dans l’Affaire Grecque qu’il pouvait y avoir une torture non physique consistant en l’imposition de souffrances morales résultant d’un état d’angoisse et de stress provoqué par des moyens autres que l’agression physique.
 Outre la différenciation des concepts, les champs d’application se distinguent en ce sens que le seuil d’intensité connaît un principe d’appréciation relatif parfaitement défini par la Cour européenne dans l’affaire Irlande contre Royaume-Uni : « pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que parfois du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime... ». Ces éléments invariables pallient l’arbitraire des critères subjectifs en ce domaine. Toutefois, ils ne sont pas à eux-seuls suffisants pour être constitutifs de mauvais traitements au sens de l’article 3 : dans l’affaire Papon du 14 novembre 2002, la Cour a pu rappeler que la détention d’une personne âgée n’est pas incompatible avec les dispositions de la convention européenne, contrairement à la combinaison de l’âge avancé et de l’état de santé qui pourrait rendre la détention incompatible avec l’article 3. De même le contexte historique imprègne nécessairement l’évaluation concrète de cette disposition, d’où l’exigence d’une interprétation dynamique de ses dispositions ; tout comme les paramètres internes à l’affaire. Ainsi « l’échelle d’intensité de l’article 3 est une échelle mobile [ ... ]. Dans la graduation de l’article 3, le champ d’application de chacun des concepts est inversement proportionnel à la gravité de la menace pesant sur le corps social ». [17]

 Depuis plusieurs années, l’opinion publique connaît une sensibilité plus grande à l’égard des droits de l’homme, de sorte que l’exigence quant à la qualification des traitements tend à augmenter.
En premier lieu, il faut noter un élargissement des situations contraires à la règle prohibant les mauvais traitements. De cette manière, l’emploi de la force physique à l’égard d’une personne privée de liberté est interdit s’il n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de la personne.
En second lieu, une qualification relativement mineure dans le passé voit son degré d’intensité accentué pour stigmatiser le même comportement. Ainsi, dans l’arrêt Selmouni du 28 juillet 1999, la Cour précise que, en raison des exigences présentes en matière de droits de l’homme, des actes autrefois qualifiés de traitements inhumains peuvent désormais recevoir la qualification de torture. En l’espèce, le caractère répété et prolongé, odieux et humiliant des sévices exercés sur le requérant a conduit la Cour à relever que les actes de violences physique et morale commis ont provoqué « des douleurs et souffrances aiguës et revêtent un caractère particulièrement grave et cruel ».
 A l’inverse, la Cour peut interpréter restrictivement la Convention en excluant les atteintes à l’intégrité sexuelle de l’article 3 en vue de les regrouper à l’article 8 relatif au droit à la vie privée.  [18]

 Il est assez difficile d’établir le caractère inhumain ou dégradant de l’acte et nombreuses sont les requêtes faisant l’objet d’un rejet. Mais dans toute affaire déclarée recevable, la Cour a pour premier souci de déterminer si les faits établis font apparaître ou non une violation de la Convention dont serait victime une personne ; ce qui pose, en pratique, des problèmes de preuve.

B - Les difficultés probatoires de l’article 3

Au terme de l’article 6 alinéa 2 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, la charge de la preuve incombe au demandeur selon le principe de présomption d’innocence de l’accusé. De cette manière, le doute profite à ce dernier.

Malgré la portée de cette disposition, le juge de Strasbourg ne fera pas reposer la charge de la preuve sur le requérant mais tentera une analyse de l’ensemble des éléments afin d’obtenir une preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Ce faisant, la Cour a développé une approche « minimaliste » de l’objet de la preuve allégeant ainsi le requérant de son fardeau : en effet, le témoignage d’une personne privée de liberté sera sujet à caution par rapport à celui d’un fonctionnaire accomplissant une mission d’intérêt général et bénéficiant d’une présomption de bonne foi d’où la difficulté pour le détenu de prouver ses allégations.  [19] Ainsi, dans l’arrêt Irlande contre Royaume-Uni, la juridiction européenne utilise la méthode du faisceau d’indices ou encore de présomptions non réfutées suffisamment graves, précises et concordantes.
Quant à la recevabilité de la requête, la Cour accepte un commencement de preuve et l’apprécie de manière simpliste afin d’être en mesure d’examiner systématiquement l’affaire au fond au regard de l’ensemble des éléments de fait en sa possession. Pour autant, ce prémisse probatoire doit présenter une crédibilité certaine. C’est pourquoi dans l’affaire Tanrikulu contre Turquie du 8 juillet 1999, constatant que les dires de la requérante relèvent davantage de spéculations que d’indices fiables, la Cour rejette une violation de l’article 3 alors même que la Commission avait envisagé ces mêmes faits comme fondés. La décision sera identique lorsque l’absence de crédibilité résultera d’un manquement de cohérence dans les éléments de preuve fournis par le requérant. [20]

 La difficulté de la preuve pour une personne privée de liberté va conduire la Cour à franchir une étape supplémentaire avec l’arrêt Tomasi du 27 août 1992  [21] : Monsieur Tomasi est arrêté et placé en garde à vue au cours de laquelle il aurait été victime de brutalités. La Cour décide que les lésions constatées médicalement sur la victime sont présumées être le résultat de la garde à vue. Ainsi la coïncidence temporelle et spatiale entre les blessures et la détention de Monsieur Tomasi crée une présomption qui joue en défaveur de l’Etat : les lésions constatées médicalement sur la victime sont présumées être le résultat de la garde à vue quand la personne privée de liberté était en bonne santé à son entrée. [22] Il s’agit d’une véritable présomption de causalité voire un renversement de la charge de la preuve.
 Cette jurisprudence a ensuite été confirmée par l’arrêt Ribitsch contre Autriche du 4 décembre 1995 : « à l’égard d’une personne privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 ».

 Néanmoins nous avons assisté à un retour en arrière de la part de la Cour européenne -cette dernière préférant revenir au critère habituel de la preuve « au delà de tout doute raisonnable ». En effet, dans l’arrêt Aydin contre Turquie du 25 septembre 1997, une jeune fille de 17 ans placée en garde à vue a été frappée, dévêtue, placée à l’intérieur d’un pneu et arrosée de violents jets d’eau, puis enfin violée. Pourtant la Cour estime qu’il n’y a pas de véritable certitude quant à la réalité des faits mais une forte impression de crédibilité qui se dégage des propos de la victime ; elle ne recourt pas à la présomption de causalité relevant que « le viol d’un détenu par un agent de l’Etat doit être considéré comme une forme particulièrement grave et odieuse de mauvais traitement » afin d’éviter une banalisation des violations de l’article 3.  [23] Nous pouvons regretter une telle position de la Cour d’autant qu’elle a été confirmée par un deuxième arrêt : E. contre Turquie du 22 octobre 1997.

 D’aucuns penseront que la présomption de causalité est battue en brèche ; néanmoins l’évolution ultérieure de la jurisprudence fera de ces deux décisions des arrêts d’espèce. L’arrêt Selmouni du 28 juillet 1999 consacre à nouveau la présomption de causalité : sauf preuve contraire apportée par l’Etat défendeur, les lésions constatées médicalement sur la victime sont le résultat de la garde à vue. A cela s’ajoute l’émergence d’une présomption de gravité puisque la Cour énonce que tout usage de la force physique sur une personne privée de liberté atteint, en soi, le seuil de gravité requis pour constituer une violation de l’article 3.

Depuis, l’idée d’un abandon des présomptions est abandonnée. Néanmoins, il existe des obstacles à la divulgation des mauvais traitements renforçant encore davantage la difficulté de l’établissement de la preuve. Effectivement, la gravité du handicap de la personne incarcérée ou l’isolement complet de la victime par rapport au monde extérieur constitue des entraves de fait tout comme les réactions corporatistes du personnel pénitentiaire.
Mais les obstacles peuvent également connaître une dimension légale. Ainsi tout fonctionnaire a une obligation de réserve ce qui porte une sérieuse limitation à son droit d’expression.
 Puis, l’administration bénéficie d’une protection légale spécifique. Toutefois l’intervention du juge administratif a permis de mettre fin au caractère arbitraire de « la punition de cellule » laquelle ne relève plus d’une « mesure d’ordre intérieure », aux termes des arrêts d’assemblées Marie et Hardouin du 17 février 1995. [24]

Face à ces difficultés, une obligation procédurale est mise à la charge de l’Etat afin que ce dernier prenne les mesures raisonnablement accessibles pour que soient recueillies les preuves concernant l’incident. De ce fait, l’obligation compense la carence étatique avec un « effet correcteur externe traditionnel » - tout comme elle pallie la propre incapacité de la Cour à faire surgir devant elle la preuve d’une violation, d’où l’existence d’un « effet correcteur interne » pertinent et novateur.  [25] Cette obligation nécessite de mener une enquête officielle et effective à chaque fois que les autorités publiques ont des motifs de croire que des traitements inhumains et dégradants ont été commis sur le territoire afin de lutter contre tout climat d’impunité. Sa violation, en dépit de tout manquement à une obligation substantielle, engage la responsabilité de l’Etat. Citons pour exemple l’arrêt Tahsin Acar contre Turquie du 2 avril 2004 où la Cour ne joue qu’un rôle subsidiaire puisque c’est l’Etat qui est le débiteur principal de l’obligation issue du pouvoir prétorien.
L’obligation de mener une enquête est une obligation de résultat ; alors que celle de trouver l’identification des responsables et du châtiment infligé est considérée par la Cour comme une obligation de moyens. [26]
« L’obligation positive procédurale se rapproche dans une certaine mesure de l’article 13, lequel garantit le droit à un recours effectif ». [27]

Pour conclure, il faut ajouter que, dans le domaine de l’article 3 de la CEDH, mieux vaut prévenir que guérir. Il a donc été décidé d’agir davantage en amont de la répression afin de garantir une protection plus efficace et effective des personnes privées de liberté.

II - LA PROTECTION DES PERSONNES PRIVEES DE LIBERTE FACE A LA TORTURE ET A DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DEGRADANTS

Dans le cadre du Conseil de l’Europe a été mis en place un mécanisme non judiciaire de prévention instauré par la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants entrée en vigueur le 1er février 1989 ( A ). Outre ce mécanisme conventionnel, il appartient aux Etats de protéger directement leur population carcérale ( B ).

A - L’action du Comité européen pour la prévention de la torture : la reconnaissance d’un système de contrôle indépendant

 « Par le moyen de visites, le Comité examine le traitement des personnes privées de liberté en vue de renforcer, le cas échéant , leur protection contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants ». [28]
 Face au constat d’une répression qui reste en soi insuffisante pour protéger la personne privée de liberté, la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants ( CEPT ) a institué ce mécanisme extra-judiciaire chargé de visiter, après notification à l’Etat intéressé, n’importe quel lieu de détention des Etats parties sans qu’il ait eu auparavant nécessairement une plainte. Ce mécanisme préventif est très contraignant pour l’Etat : la Convention ne peut pas faire l’objet de réserves et ne comporte aucune clause dérogatoire, elle s’applique en temps de paix comme en temps de guerre ou de tout autre danger public.
Reste que si le Comité n’est pas le seul acteur du contrôle préventif au sein du milieu carcéral, il n’en demeure pas moins qu’il est le plus efficace : les inspections du préfet, sous-préfet ou encore des députés ou sénateurs depuis la loi du 15 juin 2000 sont trop parcellaires et inadéquates pour pouvoir fonctionner efficacement.
Le Comité européen pour la prévention de la torture ( CPT ) met en place un système préventif de protection des personnes incarcérées, « un mécanisme non-judiciaire pro-actif en parallèle au mécanisme judiciaire de contrôle a posteriori de la Cour européenne des Droits de l’Homme ».  [29] Il comprend un nombre de membres égal à celui des parties parmi des personnalités de haute moralité tels que psychiatres, spécialistes des questions pénitentiaires, médecins, juristes... en bref, un panel interdisciplinaire afin d’aborder la réalité complexe des lieux de détention.
 Son mécanisme repose essentiellement sur des visites effectuées inopinément dans les lieux de contrainte et de détention des Etats membres. Il convient de préciser à ce titre que le champ d’intervention du Comité n’est pas exclusivement réservé au domaine pénitentiaire mais peut être étendu à « tout lieu relevant de sa juridiction où des personnes sont privées de liberté par une autorité publique » [30], de sorte que le Comité pourra intervenir tant dans les prisons que dans les postes de police, centres de rétention pour étrangers et hôpitaux psychiatriques... Une seule limite à son champ d’intervention figure à l’article 17 § 3 de la CEPT, à savoir la sphère relevant du Comité international de la Croix-Rouge concernant les prisonniers de guerre.
Il est prévu que chaque Etat partie fera l’objet de visites périodiques à caractère général permettant d’établir un état des lieux à un moment donné de certains centres de détention considérés comme les plus représentatifs ou problématiques. Ainsi, lors de sa visite récente en Belgique, la délégation du Comité a pu visiter, pour la première fois, le centre fermé pour le placement provisoire de mineurs « De Grubbe » à Everberg.
L’article 7 § 1 de la CEPT prévoit en outre que le Comité peut organiser toute autre visite exigée par les circonstances. Citons l’exemple des visites ad hoc de novembre 2003 et mai 2004 en Géorgie où le CPT a conclu à un manque de progrès dans de nombreux domaines du système pénitentiaire géorgien - provoquant un risque important de maltraitances de la part des autorités policières - tandis qu’il constate des avancées considérables dans la lutte contre la propagation de la tuberculose dans le milieu carcéral. [31]

Comment s’organise le contrôle opéré par le CPT ?
 Précisons en premier lieu que le choix des établissements visités par le CPT est fortement orienté par les rapports des organisations non gouvernementales ( parmi lesquelles Amnesty International ) qui mettent en lumière les lieux où les dysfonctionnements les plus graves sont relevés.
Ses membres s’entretiennent d’abord avec les autorités nationales et les responsables des établissements visés pour ensuite dialoguer avec le personnel du lieu visité ainsi qu’avec les détenus afin de collecter des informations ou vérifier des allégations. S’opère alors un contrôle minutieux et in concreto des conditions matérielles de détention comprenant les locaux ( espace, éclairage, ventilation, installations sanitaires... ) et les conditions sociales de détention ( relations avec les autres détenus et le personnel pénitentiaire, liens avec la famille ou les proches, avec les travailleurs sociaux... ).
De ces visites résultera un rapport du Comité pouvant adresser au gouvernement en question la demande d’établissement d’un nouveau rapport relatif aux mesures concrètes adoptées par l’Etat sur recommandation du Comité. Sachant que l’Etat a une obligation formelle de suivi de ces recommandations, il se doit de transmettre un rapport intérimaire répondant aux différents points litigieux dans le délai de six mois ainsi qu’un rapport de suivi faisant le point sur les améliorations juridiques et pratiques entreprises par l’Etat dans un délai de douze mois.
Soulignons que le CPT peut formuler des observations immédiates au moment de sa visite en vue d’inciter les autorités nationales à mettre fin sur le champ à la situation - prérogative qu’il a utilisé pour contrer la surpopulation des prisons de Nice et des Beaumettes.
Le CPT peut, en outre, enjoindre l’Etat intéressé de remédier au manquement par l’utilisation de « recommandations » assorties d’un délai impératif ; tout comme il a la possibilité d’émettre des commentaires qu’il n’assoit pas d’une obligation aussi catégorique.
Les rapports du Comité sont soumis à un principe de confidentialité. Néanmoins, il est prévu qu’en l’absence de collaboration de l’Etat concerné, le Comité puisse adopter une déclaration publique et publier son rapport. Tel a été le cas lors d’une visite en Turquie datant de décembre 1992 au cours de laquelle le Comité a conclu à une pratique largement répandue de la torture par la police.

Il existe un consensus des Etats européens autour des contrôles préventifs de cet organe extra-judiciaire en ce qu’ils peuvent révéler une action positive de leurs actions car « l’état d’une démocratie se vérifie aussi dans ses prisons ». [32]
Il n’en demeure pas moins qu’ils ont la possibilité de former des objections à l’occasion d’une visite du Comité - ces dernières ne pouvant être faite que pour des motifs de défense nationale ou de sûreté publique ou en raison de troubles graves dans les lieux où des personnes sont privées de liberté, de l’état de santé d’une personne, d’un interrogatoire urgent, d’une enquête en cours en relation avec une infraction pénale grave. [33]
Ce contrôle de haut niveau incite les Etats à une transposition en droit interne. Ainsi Monsieur Guy Canivet, Premier Président à la Cour de cassation, souhaite l’instauration d’une structure de vérification confiée à un « contrôleur général des prisons » et qui présente des analogies extrêmement marquées avec le CPT. Mais il n’est pas non plus sans influence sur le droit international puisque l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté un protocole facultatif relatif à la création d’un « sous-Comité » du Comité contre la torture.

 Même si le CPT est un organe indépendant de la CEDH, les interactions entre ce dernier et la Cour sont évidentes. Le CPT est en droit d’utiliser les normes juridiques contenues dans la Convention. De même si la jurisprudence de la Commission et de la Cour européennes lui servent incontestablement de guide, le Comité conserve sa liberté d’appréciation en construisant son propre corps de règles.
 Inversement, la Cour européenne des Droits de l’Homme s’appuie parfois sur les travaux du Comité - notamment dans l’arrêt Kalachnikov contre Russie du 15 juillet 2002.

En dépit de l’efficacité attribuée aux actions du CPT, les Etats se doivent de participer directement à la garantie d’un droit à des conditions de détention convenables de la population carcérale dont ils ont la charge.

B - Les obligations des Etats : vers l’émergence d’un droit à des conditions de détention décentes

Le juge européen a contribué de manière décisive au développement des droits inscrits dans la Convention, laquelle ne consacre pas directement à l’origine un droit à des conditions de détention décentes - contrairement au Pacte des Nations Unies ou à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Pour combler cette lacune, il a créé un article « 3 bis » [34], lequel dispose que « toute personne privée de liberté a droit à des conditions de détention conformes au respect de la dignité humaine ». Dès lors, les conditions de détention peuvent tomber sous l’article 3, comme l’illustre l’arrêt Ilse Koch contre RFA de la Commission européenne en date du 8 mars 1962 qui institue une protection par ricochet quant aux conditions de détention des détenus.
 En matière de mauvais traitements infligés à des personnes privées de liberté , la Cour a pu récemment étendre les obligations étatiques sous l’angle de l’article 3. Les obligations de l’Etat sont essentiellement négatives ou plutôt ce sont celles qui paraissent les plus évidentes : en ce sens, l’Etat ne doit pas infliger de traitements interdits par les droits de l’homme.
A ce titre, les agents ne peuvent pas utiliser la violence physique à l’égard des personnes privées de liberté, la jurisprudence Tomasi ou encore Selmouni étant sur ce point extrêmement éloquente. En outre, dans un arrêt en date du 6 avril 2000 Labita contre Italie, la Cour consacre le droit à tout détenu de ne pas subir de sévices de la part du personnel pénitentiaire. La responsabilité pèse sur l’Etat et non sur les agents publics auteurs desdites infractions. Ainsi, et même si la responsabilité pénale des agents n’est pas établie et que le policier est relaxé pour légitime défense, l’Etat demeure responsable aux termes de l’arrêt Rivas contre France du 1er avril 2004.
De même, la Cour prohibe au titre de l’article 3 l’isolement absolu défini comme « un isolement sensoriel complet combiné à un isolement social total ». [35] Néanmoins, le seul fait d’isoler un détenu n’est pas contraire à l’article 3 car un minimum de gravité est nécessaire pour la qualification de l’infraction. La Cour examine l’objectif poursuivi par les autorités pénitentiaires et les effets des mesures sur la personne concernée en envisageant son statut de terroriste, les risques qu’elle faisait courir sur l’ordre et la sécurité dans l’établissement ainsi que les craintes d’évasions. [36] Mais si ces objectifs - notamment l’impératif sécuritaire - ne sont pas réels, la Cour constatera une violation de l’article 3. [37]

 A ces obligations négatives s’ajoutent des obligations positives, lesquelles découlent de l’arrêt Kudla contre Pologne du 26 octobre 2000 ; obligations positives qui sont soit déduites par la Cour sur les conditions matérielles de la détention soit explicitement formulées en ce qui concerne l’administration matérielle de soins médicaux.
 Depuis 2001 existe la jurisprudence de « l’effet cumulatif des conditions de détention » c’est-à-dire que le juge prend en considération la longueur de la détention, la manière dont celle-ci s’est passée, le bien être des détenus ou encore l’obligation de préserver l’intimité personnelle avec l’utilisation d’équipements sanitaires : il incombe à l’Etat d’assurer la santé et le bien être des détenus de manière adéquate. Les arrêts Dougoz et Peers contre Grèce du 6 mars et 19 avril 2001 inaugurent une nouvelle politique jurisprudentielle : alors que les conditions matérielles de détention n’étaient susceptibles d’atteindre le seuil de gravité du traitement dégradant que lors de la réunion de deux conditions - à savoir une véritable intention d’humilier le détenu et des conditions objectivement dégradantes, [38] la Cour estime désormais que l’intention d’humilier n’est plus nécessaire à la constitution de l’infraction.
Il convient d’ajouter que les Règles pénitentiaires européennes adoptées en 1987 sont de facto intégrées dans l’article 3 - lesquelles énoncent un ensemble de règles minima destinées à assurer des « conditions humaines de détention ». [39] C’est pourquoi, dans l’arrêt Kalashnikov contre Russie du 15 juillet 2002, la Cour estime que le requérant était soumis à un traitement dégradant eu égard à ses conditions de détention : surpeuplement, absence d’aération, insectes nuisibles...
La Cour n’a pas explicitement énoncée d’obligations positives à la charge des Etats mais ceux-ci sont tenus à une obligation de résultat : celui de ne pas placer les prisonniers dans des lieux qui portent atteinte à leur dignité [40], contrairement à l’obligation de moyens prônée en matière de compatibilité de l’état de santé des personnes avec la détention.
S’agissant de la santé des détenus, l’Etat est tenu en premier lieu de leurs administrer des soins médicaux. Si la jurisprudence a d’abord été réticente quant à la sanction de ladite obligation, ce raisonnement est désormais dépassé. L’arrêt Keenan contre Royaume-Uni du 3 avril 2001 énonce que « le traitement infligé à un malade mental peut se trouver incompatible avec les normes imposées par l’article 3 » et ce même si cette personne ne peut indiquer des effets néfastes précis : en l’occurrence le fils de la requérante atteint de paranoïa s’était suicidé en cellule d’isolement. Justement, l’arrêt Mac Glinchey contre Royaume-Uni du 29 avril 2003 met en lumière la nécessité de procurer des soins médicaux en adéquation avec la pathologie du détenu puisque la Cour sanctionne l’administration pénitentiaire d’avoir omis de pallier les symptômes de manque d’une personne héroïnomane - ce qui a conduit à la détérioration rapide de son état de santé. Quant aux personnes handicapées, elles doivent bénéficier de conditions de détention adaptées : ainsi le risque d’avoir des douleurs à cause de la dureté et de l’inaccessibilité du lit constitue un traitement dégradant selon l’arrêt Price contre Royaume-Uni du 10 juillet 2001.
En second lieu, le maintien en détention d’un prisonnier doit être compatible avec son état de santé.
Concernant l’âge élevé, il ne constitue pas en tant que tel un obstacle à la détention au sein des pays membres du Conseil de l’Europe. Il doit être couplé avec d’autres facteurs pour entraîner l’application de l’article 3. [41] Dans l’affaire Papon contre France du 7 juin 2001, la Cour estime que la détention d’une personne âgée de 90 ans ne constitue pas un traitement inhumain tandis que « l’état de santé dont l’âge peut constituer un facteur aggravant, peut être pris en considération ».  [42]
Concernant l’état de santé, l’arrêt Mouisel du 14 novembre 2002 nous apprend qu’il n’existe pas « une obligation générale de libérer un détenu pour des motifs de santé ». Néanmoins le maintien en détention doit être compatible avec la situation de chaque détenu. En l’espèce, le requérant était menotté avec un pied enchaîné au lit pendant ses séances de chimiothérapie - ce qui était disproportionné compte tenu de sa faiblesse physique et de l’absence de risque de fuites. A cet égard, la Cour estime que la France offre une garantie adéquate au regard de l’article 3 puisqu’elle a mis en place, par la loi du 4 mars 2002 ( article 720-1-1 du CPP ), la possibilité de suspension de la peine en cas de dégradation de la santé du détenu. [43] Position analogue de la Cour dans l’arrêt Gelfmann contre France du 14 décembre 2004 où le maintien en détention d’un détenu atteint du Sida n’entraînait pas une violation de l’article 3 puisque les autorités - attentives à l’état de santé du requérant auquel elles fournissent les soins médicaux appropriés - sont aptes à intervenir en cas de dégradation de l’état de santé du détenu, eu égard aux moyens offerts par le droit français.
 
 En dépit de toutes ces obligations, la gravité de l’acte est liée aux circonstances de la cause. Ainsi, la responsabilité des autorités pénitentiaires est exonérée si le requérant s’est délibérément opposé aux prestations de l’administration tel que le souligne l’affaire Thomas Mac Feeley où la cellule était souillée, les détenus nus, et l’hygiène absente. Cette stratégie de protestation politique supprime l’élément intentionnel de l’omission coupable. [44] Il en est de même lorsque le détenu refuse tout soin médical au terme de l’arrêt X. contre Royaume-Uni.

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Dans le prolongement des mesures préventives, une formation technique doit être dispensée aux agents pénitentiaires souvent auteurs de telles infractions. [45] L’accent est davantage mis sur les techniques de self-défense et de maîtrise de soi. Ensuite une formation plus psychologique et pédagogique est centrée sur la prophylaxie des comportements racistes.
 Ces formations ont un effet sur l’opinion publique non négligeable, ce qui souligne les pressions médiatiques particulièrement importantes dans la lutte contre les agissements contraires à l’article 3 de la CEDH.

BIBLIOGRAPHIE

[1] CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni

[2] CEDH, 18 janvier 1978, Irlande c. Royaume-Uni

[3] J-F. RENUCCI, Prononcé de la peine de mort : protection croisé autour de l’article 3 in Recueil Dalloz 2003 p.2267

[4] J-F. RENUCCI, op. cit., p.2

[5] D. ROETS, Procédure pénale menottes entraves et dignité de la personne in Revue pénitentiaire et de droit pénal 2001 p.607

[6] Union Européenne : Orientation concernant les droits de l’homme, mai 2005

[7] Valéry GISCARD D’ESTAING, Déclaration du 25 juillet 1974

[8] CEDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni

[9] F. SUDRE, La notion de traitements inhumains et dégradants in RGDIP, 1984

[10] Commission européenne, 5 novembre 1969, Affaire Grecque

[11] CEDH, 18 janvier 1978, Irlande c. Royaume-Uni

[12] CEDH, 25 avril 1978, Tyrer

[13] CEDH, 14 novembre 2002, Mouisel c. France ; CEDH, 16 décembre 1997, Raninen c. Finlande

[14] CEDH, 10 juillet 2001, Price c. Royaume-Uni

[15] Y. MAYAUD, Traitements dégradants et mesures éducatives in Recueil Dalloz 2000, p.32

[16] Assemblée Générale des Nations-Unies, Déclaration du 9 septembre 1975 ( résolution 3452 XXX )

[17] F. SUDRE, La notion de traitements inhumains et dégradants in RGDIP, 1984

[18] H. FOURTEAU, L’application de l’article 3 de la CEDH dans le droit interne des Etats - membres : l’impact des garanties européennes contre la torture et les traitements inhumains ou dégradants, Paris LGDJ, 1996

[19] H. FOURTEAU, op. cit.

[20] CEDH, 28 novembre 2004, Tahsin Acar c. Turquie

[21] J-F. RENUCCI, Violation de la Convention européenne de droits de l’homme : coups portés pendant la garde à vue et durée excessive de la détention provisoire et de l’instruction in Recueil Dalloz 1993, p.383

[22] J-F. RENUCCI, Violences policières à l’occasion d’une garde à vue et d’une détention in Recueil Dalloz 2000, p.179

[23] J-F. RENUCCI, Viol caractérisé et mauvais traitements commis par un agent de l’Etat sur une jeune fille pendant sa garde à vue : violation de l’article 3 de la CEDH in Recueil Dalloz 1998, p.205

[24] H. FOURTEAU, op. cit. p.8

[25] F. SUDRE, op. cit. p.7

[26] L. DUTHEIL-WAROLIN, La CEDH aux prises avec la preuve de la violation du droit à la vie et de l’interdiction de la torture : entre théorie classique aménagée et innovation européenne in RTDH n°62, 1er avril 2005, p.333

[27] B. ECOCHARD, L’émergence d’un droit à des conditions de détention décentes garanti par l’article 3 de la CEDH in Revue française de droit administratif 2003, p.99

[28] Article 1er de la Convention Européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants

[29] J-M. LARRALDE, La protection du détenu par l’action du Comité européen pour la prévention de la torture in Cahier de la Recherche sur les droits fondamentaux 2004 n°3 Surveiller et punir / Surveiller ou punir ?

[30] Article 2 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants

[31] Bulletin d’information sur les droits de l’homme n°65, 1er mars au 31 juin 2005

[32] J-M. LARRALDE, op. cit. p.12

[33] J-M. LARRALDE, op. cit. p.12

[34] F.SUDRE, L’article 3bis de la CEDH : le droit à des conditions de détention conformes au respect de la dignité humaine in Mélanges en hommage au doyen G. Cohen Jonathan Volume II, 2002

[35] Commission européenne, 8 juillet 1976, Ensslin Baader Raspe c. RFA

[36] J-P. CERE, L’isolement en prison d’un terroriste ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant mais viol l’article 13 de la CEDH in Recueil Dalloz 2005 jurisprudence p1272

[37] CEDH, 4 février 2003, Lorsé et autres c. Pays Bas

[38] Commission européenne, 15 mai 1980, Mac Feeley c. Royaume-Uni

[39] F. SUDRE, op. cit. p.15

[40] B. ECOCHARD, op. cit. p.11

[41] F. MASSIAS, La protection de la santé et de la dignité du détenu par la jurisprudence de La Cour européenne des Droits de l’Homme in Cahiers de la Recherche sur les droits fondamentaux 2004 n°3 Surveiller et punir / surveiller ou punir ?

[42] J-F. RENUCCI, La détention d’une personne âgée de 90 ans n’est pas un traitement inhumain in Recueil Dalloz 2002, p.683

[43] J-P CERE, Le maintien en détention de malades graves constitue un traitement inhumain et dégradant in RTDH n°55, 1er juillet 2003, p.999

[44] H. FOURTEAU, op. cit. p.8

[45] H. FOURTEAU, op. cit. p.8

 
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