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I Annexe : Les " parloirs d’amour ", une solution ?

Publié le dimanche 26 mars 2006 | http://prison.rezo.net/i-annexe-les-parloirs-d-amour-une/

Annexe : Les " parloirs d’amour ", une solution ?

Notre recherche voulait décrire " l’abus dit sexuel " en le construisant comme objet de recherche. Pour ce faire, nous nous sommes attardés à circonscrire le cadre d’exercice de l’abus, ses formes, la place qu’il occupe dans les rapports entre détenu-e-s, entre détenu-e-s et surveillant-e-s, les difficiles comparaisons entre hommes et femmes. Chemin faisant, nous avons présenté l’hypothèse de permanence et réfuté l’hypothèse sexologique. Cela aboutit clairement au fait qu’on ne devient certainement pas abuseur en prison par manque sexuel.

Le fait de considérer que le violeur soit nécessairement un monstre, ou un alcoolique, ou un homme en manque sexuel appartient au mythe sur le viol ; mythe qui légitime et déresponsabilise les abuseurs pour, in fine, culpabiliser et faire taire les victime d’abus sexués. Nous l’avions démontré pour les violeurs en 19881, nous l’avons remontré ici.

Autrement dit, de notre avis de sociologues, spécialistes des rapports de genre, de la construction du masculin, n’en déplaise à beaucoup de gens, ce n’est pas en instaurant des parloirs sexuels que l’on supprimera les abus dits sexuels en prison !

N’empêche_ Depuis le début de cette étude, y compris auprès de certains financeurs, étude sur les abus dits sexuels et " parloirs d’amour ", " parloirs sexuels ", " parloirs intimes ou familiaux " (suivant les différentes énumérations rencontrées) sont toujours lié-e-s. On comprend l’interêt de certain-e-s. Pour les militant-e-s des droits de la personne, si l’étude scientifique arrive à montrer qu’instaurer des parloirs intimes permet de limiter la propagation du sida, évite les abus, la science est alors convoquée pour pallier aux difficultés de l’action collective. Car, si nous avons bien compris les diverses parties en cause, l’administration pénitentiaire réfléchit beaucoup aux parloirs familiaux - on le détaillera plus loin - mais ne semble pas pressée d’y répondre. Le même raisonnement vaut d’ailleurs pour ces dizaines de surveillant-e-s rencontré-e-s, qui de manière sans doute légitime se plaignent des images vues à travers les caméras de surveillance des parloirs. Surveillants qui seraient favorables à ce que cesse l’injonction paradoxale dans laquelle on les a placé-e-s. On les comprend.

Quant aux familles, femmes et hommes, compagnes et compagnons des détenu-e-s, et pour les détenu-e-s eux/elles mêmes, sans toujours lier la question de l’abus à celle des parloirs, ils/elles sont favorables à la suppression de cette " double peine " : privation de liberté et privation de sexualité choisie. Beaucoup sont venu-e-s témoigner auprès des chercheurs dans ce sens. Beaucoup nous ont donné des éléments sur les abus vécus en pensant apporter leur pierre à l’édifice réformé que serait une prison avec parloirs intimes. Eux, elles - et ils/elles nous en ont donné maintes preuves que nous avons reproduites - problématisent à leur manière les parloirs : quid des prostitué-e-s, qu’en sera-t-il des rencontres entre couples homosexuels au vu de l’homophobie ambiante et des abus subconséquents ? Combien de temps est-il nécessaire de se retrouver pour essayer de gommer les effets immédiats de l’incarcération ? Des femmes se sont même interrogées, en notre présence, sur le risque de perpétuation de violences domestiques dans le cadre de ces rencontres.

Dès que l’on quitte le misérabilisme ambiant, la victimologie de bon aloi, surgissent des questions transversales aux rapports sociaux de sexe qui s’exercent dans la prison et à l’extérieur. Puisque des abus existent dans la prison, qu’est-ce qui garantit qu’ils ne s’appliquent pas aussi, avec d’autres formes, contre ceux et celles qui viendraient dans ces parloirs ? Nous avons assez entendu d’hommes violents tenter d’expliquer et de justifier leur violence par le stress, les conditions de travail difficiles pour ne pas être inquiets à minima. On ne peut d’ailleurs que regretter que les expériences québécoises de travail avec les hommes violents incarcérés ne soient pas mises en place en France.

Bref, les luttes pour obtenir des parloirs intimes qui paraissent légitimes et celles contre les abus qui sont tout autant légitimes ne sont pas forcément identiques terme à terme.

Nous avons donc décidé, comme dans le rapport de recherche, de maintenir en annexe cette partie sur les parloirs sexuels.

Une seule prison, en France, offre la possibilité aux prisonniers masculins d’avoir des rapports sexuels avec leur compagne. Il s’agit de la prison de Casabianda, en Corse, qui doit cette particularité à sa spécificité d’établissement à caractère " ouvert " et qui dispose d’un local spécialement aménagé pour que les détenus puissent y recevoir leur famille. Dix ans après la mise en place de cette expérience, aucun bilan officiel n’a été rendu public à notre connaissance et l’administration pénitentiaire n’a pas pris position pour étendre cette expérience à d’autres lieux de détention. Pourquoi la possibilité d’avoir des rapports hétérosexuels n’a-t-elle pas été étendue à d’autres lieux de détentions ? Selon l’ex-magistrat Jean Favard, si cette possibilité paraît difficilement envisageable actuellement dans la plupart des maisons d’arrêt françaises en raison des problèmes de sureffectifs, il n’y a en revanche rien dans les textes législatifs français qui s’oppose à l’ouverture de " chambres conjugales " dans les établissements pénitentiaires. Favard souligne que " le plus surprenant dans tout cela, c’est qu’aucun texte n’interdit de telles rencontres qui étaient d’ailleurs monnaie courante dans les prisons françaises au 19ème siècle, au moins pour les détenus politiques autorisés à recevoir des visites familiales dans leurs cellules ".

Le même auteur considère qu’il y a à travers la privation de sexualité une entrave au droit de la personne détenue, en regard des règles européennes de détention et de la Convention européenne qui consacrent le droit au respect de la vie privée et de la vie familiale, et fait remarquer que cette privation " frappe une autre personne qui, elle, n’a pas été punie ".

Les exemples - souvent fantasmés - de pays étrangers ayant mis en place dans leurs prisons des " parloirs sexuels " sont fréquemment cités lors des entretiens avec des (ex) détenus pour appuyer la dénonciation du caractère injuste de la privation de relations familiales imposée en France et servent d’argument à la revendication d’un droit à une sexualité carcérale :

" [La sexualité] manque cruellement, quoi, je trouve par rapport à un pays comme la France qui se dit un pays des droits de l’Homme, mon cul quoi. Je veux dire en Hollande, il y a des parloirs sexuels quoi, des parloirs avec la famille, parloir familial, tu peux recevoir ta famille. "

Des dispositifs permettant à des détenus de bénéficier de moments d’intimité avec leur famille existent effectivement dans plusieurs pays, mais les conditions de ces visites sont extrêmement variables. Les deux exemples les plus significatifs sont ceux de l’Espagne et du Canada. Dans le premier pays, le système dit du " vis-à-vis " permet une visite non surveillée d’une durée de deux à trois heures, se déroulant dans une pièce munie d’un lit et de sanitaires. Ce système est toutefois vivement critiqué : sa destination explicite à des relations sexuelles entre un-e détenu-e et une tierce personne le font considérer comme une commodité fonctionnelle, " hygiénique ", considérée comme dégradante tant pour le/la détenu-e que pour ses visites. Au Canada a été instauré le système des " visites familiales privées ", qui sont destinées aux détenu-e-s condamné-e-s à une peine de plus de deux ans et qui ne bénéficient pas d’autorisations de sortie temporaire. Elles consistent en des rencontres avec les membres de la famille (parents, compagne, enfants, frères et s_urs...) ou des proches, sans surveillance pénitentiaire directe, dans des pavillons ou mobil-homes situés hors-détention mais sur le site pénitentiaire. Ces rencontres sont conçues comme des mesures d’insertion accordées par la direction après examen de leur pertinence pour le cas particulier du détenu concerné. Si une évaluation a permis de noter une satisfaction à l’égard du dispositif, tant en termes de gestion de la détention (satisfaction du personnel) que du maintien des liens familiaux (satisfaction des familles et des détenus), des problèmes liés au fonctionnement sont apparus, notamment en ce qui concerne le passage de drogue ou une mauvaise préparation à la rencontre, qui peut déboucher sur des violences familiales pendant la visite. Aujourd’hui, 90 unités de visite familiale privée existent au Canada et concernent 5 500 détenus.

Si les parloirs intimes ne sont pas prêts à être mis en place en France dans l’immédiat, ils n’en constituent pas moins un thème récurrent dans nos entretiens et une revendication fréquente des ex-détenus. Mais un ancien prisonnier qui évoquait ce thème en le reliant au problème de l’abus sexuel, affirmait que le silence sur l’abus permettait à l’institution de ne pas avoir à se pencher sur le problème du " droit à la sexualité " des détenus :

" Mais de toute façon pour qu’il y ait des sanctions il faut que l’homosexualité soit reconnue et je crois que l’administration pénitentiaire devrait surtout pas la reconnaître aussi parce que si on la reconnaissait il y aurait évidemment, on commencerait à parler de sexe et ce qu’il faut faire pour que les gens aient une sexualité normale. Enfin si on veut en tout cas, on poserait en tout cas la question, doivent-ils ou ne doivent-ils pas avoir une sexualité normale alors qu’il ne faut même pas que la question soit posée, c’est pas dans le règlement. "

La mise en place de " parloirs sexuels " pose un certain nombre de problèmes pratiques et éthiques, parmi lesquels celui du recours à la prostitution. Pourquoi, après tout, les détenus mariés seraient-ils les seuls à pouvoir prétendre à une vie sexuelle malgré leur incarcération ? Les célibataires ou les isolés ne pourraient-ils pas bénéficier des services de prostituées ? Ces questions, qui pourraient paraître triviales, prennent un autre relief quand on constate que certains détenus parviennent à obtenir des services sexuels lors de leurs parloirs dans des conditions pouvant être rapprochées de la prostitution. Force est de constater que ce n’est pas parce qu’un individu est soumis au cadre contraignant de la prison qu’il ne peut exercer des pressions sur sa compagne ou sur une autre visiteuse pour obtenir des services sexuels que celle-ci n’est pourtant pas disposée à lui offrir. L’anecdote racontée ci-dessous - par une femme exerçant la prostitution - est à ce titre significative :

" Il y a un copain qui est à Z, mais je sais que ma belle soeur est allée le voir une fois en tant qu’amie simplement et c’était au milieu de tout le monde et lui, lui a dit " En tant que copine depuis X années, tu ne peux pas me faire une petite fellation ?" et elle m’a dit, ça s’est fait pour lui faire plaisir (...) C’est vrai que c’était juste un copain de X années. "

De même, comme le laisse entendre l’exemple canadien des unités de visites familiales privées, l’instauration de dispositifs de rencontre entre détenus et leurs compagnes n’efface pas les problèmes de domination à l’intérieur du couple. En réalisant des entretiens avec des épouses ou des s_urs de détenus, nous avons pu constater à plusieurs reprises que certaines pouvaient également vivre cette détention comme un arrêt des agressions ou dominations exercées par un conjoint ou un frère violent, et ne sont pas forcément disposées à accueillir favorablement la perspective d’un dispositif de visites familiales. A rebours de visions victimologiques de la prison et des détenus, il faut prendre en compte que pour certaines personnes, l’incarcération d’un époux ou d’un parent violent ou dominateur constitue une forme de libération :

" I : L’incarcération de tes frères représentait quoi pour toi et tes soeurs ?

" R : Pour nous ça représentait une liberté le fait qu’ils soient enfermés, mais bon on pouvait être libres, vivre dans notre paix, on pouvait un peu se libérer de nos angoisses qu’on avait de les voir (...) Le pire c’est pas d’avoir à faire face à leur coups de violence, à une claque, à un coup de ceinture, mais c’est par rapport aux mots, c’est les mots qui faisaient mal, donc nous on était... quand ils étaient à l’extérieur on souhaitait le fait qu’ils soient à nouveau incarcérés. Eux ils étaient libres, ils étaient à l’extérieur, ils étaient plus incarcérés mais c’était nous les filles, moi, mes quatre frangines, on avait l’impression d’être incarcérées à notre tour... " (soeur de détenus).

Certaines femmes, pour ne pas avoir à effectuer de service sexuel à contre-coeur ou contre leur gré à leur mari détenu, sont contraintes d’adopter diverses stratégies d’évitement telles que, par exemple, venir à la visite accompagnées de leur enfant :

" Moi je vais le voir à peu près tous les mois, mais tous les mois j’emmène mon fils, donc à ce moment là il ne se passe rien, à part quelques bisous " (femme de détenu).

D’autres femmes, à l’inverse, souhaiteraient pouvoir disposer de possibilités de rencontre plus intimes avec leur compagnon incarcéré que ne le permet le système actuel des parloirs et réclament la mise d’espaces spécifiques à cet effet. Dans la citation qui suit, c’est davantage l’insatisfaction devant les possibilités de rapports sexuels qu’offrent les parloirs " classiques " et la présence des surveillants pendant les moments d’intimité qui motive une telle revendication :

" Moi je le [la mise en place de " parloirs intimes "] revendique et , d’abord je vais faire un dossier là dessus et après j’aimerais aller un peu plus loin que faire un dossier qui dorme après dans un placard et qui prenne la poussière. J’ai envie que ça monte au gouvernement et que les gens en parlent. Donc c’est peut-être très long mais, parce que je trouve, par exemple quand on se fait prendre en flagrant délit, même pas en pleine relation sexuelle, on nous met dans une..., déjà on est très mal à l’aise, déjà_ Pour un homme ce n’est pas tout à fait pareil, un homme c’est un homme, mais une femme quand on se fait prendre, on a vraiment l’impression d’être une moins que rien, passer aux yeux du gardien comme une moins que rien et quand vous repassez une semaine après, que vous repassez devant le même gardien et qu’il vous regarde à deux reprises pour faire ressentir que c’est bien vous, qu’il se rappelle bien de vous, ce n’est pas très... " (compagne de détenu).

La demande de parloirs sexuels semble correspondre pour certains détenus à un moyen de surmonter l’angoisse de l’infidélité potentielle de leur épouse. Ce que nous avons appelé l’hypothèse sexologique, correspondant à une représentation de la sexualité en termes de besoins fonctionnels, est cette fois rapportée à la situation de l’épouse, elle aussi perçue comme ayant besoin de pallier à un manque en rapports sexuels. Des parloirs intimes permettraient en effet de remplir les " besoins " sexuels de chacun des membres du couple. On peut alors interpréter la demande de rapports sexuels avec l’épouse ou la compagne comme un instrument de réappropriation et de contrôle, par le détenu, d’une disponibilité sexuelle qui lui échappe pendant le temps de l’incarcération. Le droit à la sexualité revendiqué par certains prisonniers paraît alors être une revendication de maîtrise minimale du comportement sexuel de leur femme. Il est à noter, dans la citation qui suit, et à l’appui de la représentation fonctionnelle et comptable de la sexualité, que la demande de relations avec l’épouse est légitimée par la diffusion de films pornographiques, et posée en quasi-équivalent avec elle :

" A la limite, si on accepte de montrer des films de cul, pourquoi pas créer un truc où les gens pourraient recevoir leur famille propre quoi [_] Ça marcherait dans le sens où le mec il dirait "Bon, ma femme ne se fait pas tripoter ou elle ne se fait pas sauter parce qu’elle en a marre d’attendre". Deuxièmement, ça continuerait quand même à solidifier les liens, parce que quand tu vis avec quelqu’un, il y a l’amour physique, il y a tout un tas de trucs qui rentrent en jeu. Si il n’y a pas d’amour physique, le couple se détruit, il n’y a plus de couple. Un couple, c’est un ensemble de choses, si il n’y a pas d’amour physique, ça ne peut pas durer, ça ne durera jamais. Ce qui fait que, si il y avait ça déjà, ça donnerait au mec un poids en moins, déjà un souci en moins en disant "voilà, elle ne me trompera pas, elle restera encore avec moi, elle m’attendra parce que je lui apporte au moins le minimum de ce que je peux lui apporter" "

A l’inverse, d’autres témoignages insistent sur l’insatisfaction qui résulterait d’une conception fonctionnelle-sexologique des visites familiales intimes, et mettent en valeur la dimension dégradante et la carence affective qui en résulterait :

" Dans le fond, il y a quelque chose qui me gêne, c’est... Je m’imagine mal, recevant ma copine en prison, dans un endroit préparé pour faire l’amour. Bon c’est-à-dire, si ça laisse une possibilité de faire l’amour ou non si tu en as envie ou pas, c’est-à-dire que ça ne soit pas un lit seulement au milieu d’une cellule, tu vois_. Mais un lieu de vie ou de rencontre où tu aies la possibilité de faire l’amour si tu en as envie, oui, mais maintenant quelque chose d’aménagé spécialement pour faire l’amour... Je veux dire la liberté de faire l’amour ou pas en prison, oui, mais le fait qu’on t’amène ta copine dans une pièce avec un lit au milieu et qu’on referme la porte sur toi, en pensant ou en te disant : "bonne bourre". Tu vois ça c’est pas possible, parce que entre faire l’amour avec son amie et le sexe, il y a une différence, je veux dire que quand tu fais l’amour à ton amie, tu ne te rends pas compte que tu as des besoins sexuels. Tu fais l’amour parce que tu as envie de faire l’amour. Quand tu es en prison que tu n’as pas ta copine près de toi, tu te rends compte que tu as des besoins sexuels, pas des envies de ton amie. Pas des envies de faire l’amour avec ton amie, un besoin sexuel (...) C’est comme une envie d’aller aux chiottes, je veux dire que tu as une érection parce que tu n’as pas de rapports depuis x temps, c’est malgré toi, c’est un besoin. "

" Si tu veux, je veux dire si déjà il y avait une cellule où on puisse être seuls même si c’est pas la tienne habituelle mais que tu peux recevoir quelqu’un mettons trois heures au lieu d’une demi-heure, et qu’en fait, tu puisses aussi bien parler dans cette cellule que faire l’amour parce que admettons, il y a un lit mais que le gardien quand il ferme sa porte, bon ben même si pour lui c’est une évidence, c’est pas forcément ta femme que tu reçoit, ça peut être une amie, ça peut être ta soeur, ça peut être... tu vois."

" Moi je refuserais qu’il y ait des parloirs intimes à la prison. Ce n’est pas un lieu pour faire l’amour et rien que de penser que je fais l’amour à la prison, je ne pourrais pas faire l’amour. Ma femme mérite mieux que ça, que faire l’amour dans une prison. "

La rencontre avec l’épouse est aussi perçue comme une mise à distance de l’univers carcéral, d’où la nécessité d’un espace temporaire d’indépendance, d’un lieu à part. Ce ne sont alors pas tant les rapports sexuels qui sont revendiqués que l’accès à un endroit " tranquilou ", c’est-à-dire où le poids de l’institution pénitentiaire et la présence des surveillants seraient comme mis entre parenthèses :

" Mais c’est vrai que si il y avait un minimum de vie affective, je ne demande pas, pénétrations tout le temps, non, des câlins. C’est-à-dire un endroit où tu peux te trouver tranquilou sans que, bon, qu’ils regardent à la limite, bon, on ne sait jamais, mais non, je ne suis même pas d’accord, à la limite que l’on fouille la femme de fond en comble, que ce soit une femme qui la fouille et qu’après on laisse pendant une demi-heure, une heure. "

Pour certaines femmes de détenus, ce sont les conditions sanitaires des visites qui sont parfois la principale préoccupation :

" En termes d’aménagement de temps, un minimum d’une heure quand même, mais en termes d’espace, je ne sais pas du tout, mais c’est vrai que ce serait super s’il peut y avoir un matelas ou quelque chose_, je veux dire un lit, mais c’est au niveau hygiène que ça pourrait poser des problèmes quoi. Quand on voit, sur un autre plan, les parloirs, quand on arrive, comme il y a des distributeurs de café, de boissons, que c’est plein de gobelets, que c’est plein de machins_ On se demande à ce moment là comment pourrait rester une chambre d’amour après le départ de certaines personnes. (_). L’idéal ce serait un minimum un point d’eau, un bidet ou un lavabo, ou une douche, ce serait un miracle. Oui ou même avec un drap jetable que l’on prendrait à l’entrée et qu’on reposerait à la sortie, je ne sais pas un genre de chose comme ça. Parce que moi toutes les fois que j’ai eu pensé à ce genre de chose, c’était au point de vue hygiène que je me disais "Mais comment ça pourrait être ?", c’est insensé. C’est vrai qu’une petite chambrette, une petite machine, même si les murs sont tous gris, je ne pense pas que c’est de réelle importance " (femme de détenu).

Nos entretiens et discussions avec des personnels pénitentiaires ne laissent pas percevoir d’unanimité sur la question. Si certain-e-s surveillante-e-s sont radicalement contre une autorisation, implicite ou explicite, à une intimité familiale accrue au bénéfice des détenu-e-s, et réclament une stricte application de l’interdiction des attouchements sexuels, il est cependant notable que dans leur grande majorité les personnels pénitentiaires estiment que de tels dispositifs sont nécessaires. Mais ce ne sont pas tant des arguments humanitaires qui sont mobilisés pour appuyer cette demande que les effets des contraintes que créé la situation actuelle de libéralisme dans les parloirs. De nombreux surveillants se plaignent du rôle de voyeurs que le contrôle des interactions entre les prisonniers et leurs visiteuses leur fait jouer. Dans des établissements où le déroulement des parloirs est contrôlé par vidéo, certains se plaignent d’être obligés de " regarder des films pornos toute la journée ". Les interactions avec les détenus ou les compagnes de ceux-ci sont considérées comme présentant un risque permanent de perdre la face, et créatrice d’embarras. La surveillance des parloirs devient ainsi pour eux ce que Goffman appelle une " sale besogne ", aboutissement d’une contradiction entre la nécessité de sauver les apparences et la situation réelle. Les surveillants se trouvent en position de devoir surveiller, par nécessité professionnelle, des actes et des pratiques que les valeurs morales interdisent pourtant de contempler. Ce que dénoncent essentiellement les surveillants, c’est le manque de directives officielles de l’administration pénitentiaire qui, selon eux, préfère " ne rien voir " et " faire comme si ça n’existait pas ". La recherche menée par Chauvenet, Orlic et Benguigui a recueilli des propos similaires à ceux que nous avons pu entendre auprès de surveillants :

" Les parloirs, c’est atroce. Vous surveillez... On ferme les yeux. Il me tarde qu’ils aient des parloirs sexuels ; franchement j’en ai marre d’être voyeur. "

" Le parloir c’est une hantise. Si on laisse faire, il y a les caméras ; si le gradé, le directeur le voit... bonjour ! On devrait faire des parloirs sexuels le plus vite possible. "

Il est également à noter que ce sont des contraintes de façade et les risques de sanction hiérarchiques, davantage que des directives officielles, qui imposent aux surveillantes un contrôle beaucoup plus strict des parloirs dans les prisons pour femmes. L’éventualité qu’une détenue tombe enceinte dans le cours de sa détention constituerait un coûteux aveu de dysfonctionnement pour lequel les surveillantes appréhendent d’être sanctionnées.

" Chez les femmes aussi, il y a l’histoire de la grossesse, imaginez qu’une femme qui est enfermée depuis un an, elle a parloir et elle est enceinte et bonjour les dégâts après, enfin pour les surveillantes, pour notre façon de travailler et tout, donc, on est assez vigilante là dessus. Et à part les petits bisous sur la bouche, c’est tout, c’est toujours chacun sur sa chaise et les mains pas trop balladeuses " (surveillante en maison d’arrêt).

" On peut se prendre la main, s’embrasser, faire passer les enfants de l’autre côté, oui, quand même. Mais c’est vrai que chez les femmes on est beaucoup plus strict que chez les hommes, parce qu’on a toujours la peur, si jamais, parce qu’il paraît qu’il s’est passé des trucs comme, c’était avant, je ne sais pas comment ça a pu se faire d’ailleurs, si jamais une femme se retrouve enceinte alors qu’elle est en prison depuis tant de temps, là c’est nous qui sommes en cause, quoi, c’est clair. Donc, c’est vrai qu’on est beaucoup plus strictes que par rapport aux hommes " (ex-surveillante en maison d’arrêt et centrale).

Il s’avère également que le " droit à la sexualité et à l’intimité " a, jusqu’à la fin des années 70, été très rarement évoqué dans les revendications collectives des détenus. Christophe Soulié, détenu pendant cette période, relève par exemple dans son ouvrage Liberté sur parole6 cette absence parmi les onze points de revendications du manifeste du Comité d’action des prisonniers (C.A.P.). L’auteur repère l’apparition de cette revendication lors de l’intervention de S. Livrozet, lui même alors détenu :

" En 1978, Serge Livrozet constate une absence de taille dans le manifeste : le droit à la sexualité. Il se rend compte qu’aucun prisonnier, au cours des innombrables révoltes, ne l’a revendiqué. Pour lui, c’est le révélateur d’une profonde aliénation : "Ce qui me turlupine, c’est la conclusion à tirer de ce quasi-silence général à propos de la vie sexuelle des détenu(e)s (_) La force de l’habitude, du pouvoir, de la répression et des textes est parvenue à occulter en nous, prisonniers et ex-prisonniers l’idée élémentaire que l’activité sexuelle est indissociable de la vie humaine, de la vie tout court. Les réducteurs de têtes et d’aspirations qui nous gouvernent sont parvenus à tuer en nous le désir du désir (_) Dans l’esprit des gens de la rue, mais aussi dans les nôtres, s’est forgée l’idée, inacceptable de sang froid, que la prison égale l’absence de liberté et tout autant d’activité sexuelle. Dès lors, les détenu(e)s ne sont plus seulement malades d’une libido refoulée ; ils (elles) le sont encore d’avantage par l’acceptation de ce refoulement". "

Ce constat ne correspond guère aux discours revendicatifs recueillis lors de notre enquête, ou tout au moins aux discours masculins. Pour les femmes détenues, cet élément demeure actuellement quasi-systématiquement absent, comme si une parole sur la sexualité était pour elles peu autorisée, l’absence de sexualité semblant être envisagée comme allant de soi. Il en est de même pour les actions revendicatives collectives des femmes détenues qui sont quasi inexistantes. En prison comme ailleurs, les constructions sociales des genres interviennent en disposant les femmes à une soumission résignée les excluant de l’action collective.

Les détenus ne sont pas seuls à demander l’instauration de dispositifs destinés à des rencontres intimes entre les détenus et leur famille. Plusieurs organisations humanitaires se consacrant à la lutte contre la torture et à la défense des droits de l’homme ont intégré ce type de revendications à leur programme. Leur principal objectif est d’obtenir l’application des textes et résolutions internationaux définissant les droits des personnes incarcérées, notamment ceux aux maintien des relations avec les proches et la famille. Tel est par exemple le cas du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) qui, après avoir constaté que des relations sexuelles ont lieu et sont tolérées " dans les parloirs pour détenus masculins dans des conditions qui n’assurent pas une intimité minimale envers les autres détenus et leurs visiteurs ( y compris les enfants) ", demandait en 1991 à l’administration pénitentiaire française qu’elle rende possible aux détenus de recevoir des visites prolongées afin de pouvoir poursuivre des relations familiales et affectives (Y compris sexuelles) " dans des conditions qui respectent la dignité humaine " et " aussi voisines que possible de la vie courante, favorisant ainsi le maintien de relations stables ".

La direction de l’administration pénitentiaire, de façon fort discrète il est vrai, a entamé une réflexion sur les conditions de mise en place d’" unités de séjours familiaux ", ou d’" unités de visites familiales ", dans les prisons françaises. Un groupe de travail a été organisé à cet effet en septembre 1994 (en même temps que l’administration pénitentiaire mettait en place un autre groupe de travail sur le rétablissement de l’interdiction de rapports sexuels dans les parloirs), qui a remis son rapport en juin 199510. Il est à remarquer que ce n’est pas la première fois qu’une réflexion sur ce thème est engagée par le ministère de la Justice.

En 1985, un rapport demandé par le Garde des Sceaux Robert Badinter à la commission architecture-prison préconisait la réalisation de studios dans l’enceinte des prisons devant permettre aux détenu-e-s d’y recevoir leur famille en dehors de la surveillance du personnel pénitentiaire. Cette proposition devait être appliquée à titre expérimental par la construction des centres de détention de Mauzac et du Val-de-Reuil, mais l’alternance politique allait mettre fin au projet, le nouveau ministre de la Justice A. Chalandon s’y montrant nettement moins favorable. La surpopulation, les coûts induits et le danger de surenchère des prisonniers, du fait de l’implantation d’un tel dispositif dans un seul établissement, furent ses principaux arguments à l’appui de ce refus de mise en place. Le problème des visites familiales n’a pas pour autant été oublié, et il a continué à hanter au cours des années suivantes toute réflexion sur les conditions de détention. En 1989, un rapport remis par G. Bonnemaison incitait à " réfléchir en concertation avec le personnel pénitentiaire, au maintien dans les établissements longues peines des relations affectives et sexuelles des détenus ". En 1992, le rapport du groupe de travail de l’administration pénitentiaire sur la gestion des longues peines proposait de compenser l’absence de permission de sortir, touchant les détenus frappés de longues peines par l’organisation de visites à caractère familial et d’une durée prolongée, et préconisait la création d’espaces privatifs à destination de tels détenus.

En termes strictement juridiques, il n’existe pas de consécration juridique d’un droit à une vie sexuelle des détenus. A ce jour, d’ailleurs, la Cour et la Commission européennes des droits de l’Homme n’ont pas reconnu l’existence d’un droit à la sexualité spécifique, même pour les personnes libres. Par contre, une jurisprudence existe en matière de droit au respect de la vie familiale, et la Commission européenne a affirmé qu’il est " essentiel au respect de la vie familiale que l’Administration Pénitentiaire aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche ". De plus, il est à noter que le maintien des liens familiaux est un des axes majeurs de la mission de réinsertion du service public pénitentiaire, comme l’affirme l’article D 402 du CPP : " En vue de faciliter le reclassement familial des détenus à leur libération, il doit être particulièrement veillé au maintien et à l’amélioration de leurs relations avec leurs proches, pour autant que celles-ci paraissent souhaitables dans l’intérêt des uns et des autres. "

En se fondant sur une approche centrée sur la réinsertion du détenu, plutôt qu’en termes de " droit à la sexualité ", le groupe de travail a proposé l’instauration dans les établissements pénitentiaires de " lieux privatifs permettant à la famille, dont l’un des membres est détenu, de vivre intra-muros pendant un certain temps toutes les dimensions de la vie familiale, de la préparation de ses repas à un sommeil partagé en passant par des rapports amoureux "11. Les autorisations à accéder à de telles rencontres familiales, d’une durée maximale de 48 heures et organisées comme une modalité particulière de l’exercice du permis de visite, seraient délivrées par le chef de l’établissement pénitentiaire pour toute la durée de la détention, mais avec la possibilité de sanction en cas d’incident en lien avec le déroulement de la visite.