Publié le samedi 13 mai 2006 | http://prison.rezo.net/synthese-production-et-regulation/ Production et régulation de la violence en prison : AUTEURS : Lucie Melas et François Ménard Une démarche exploratoire Empruntant quelques analyses faites par le CEMS (1990), notre étude a pris en compte plusieurs niveaux de réalité quand on parle de rapports de force ou de violence en prison : Deux maisons d’arrêt ont été choisies pour mener cette recherche. Elles sont toutes deux situées dans une grande agglomération. Elles ont en commun certaines caractéristiques (capacité moyenne, établissements récents, population détenue, existence d’un quartier mineur) mais diffèrent sur d’autres points (architecture, gestion mixte ou publique). Appréhension et mécanismes de production de la violence Mais, par delà cette considération partagée, le sentiment de violence est infiniment subjectif, et « décroche » de ce premier niveau d’analyse pour investir une multiplicité de rapports et de situations. Cette perception, si elle dépend du statut (détenu, surveillant...) fait l’objet de variations considérables dépassant largement la vision schématique qui tend à opposer les détenus aux surveillants. Dans une approche sociologique, outre la restitution de la généalogie des faits, l’analyse des origines de la violence procède de la confrontation des discours sur la violence elle-même. Cette confrontation engage des discours de différente nature : des textes juridiques ou réglementaires, des récits ou des témoignages, des analyses ou des hypothèses pouvant émaner des acteurs eux-mêmes, etc. La confrontation de ces discours entre eux et à la critique sociologique (interrogation sur les mécanismes d’intériorisation des discours dominants, identification des représentations sociales ou contextuelles, caractère relatif des catégories d’analyse parées d’une neutralité administrative, etc.) permet de déboucher sur des explications plausibles ou vraisemblables [1] à défaut d’avoir valeur de démonstration. Elle permet également de rendre compte des systèmes de positionnement ou d’opposition qui interviennent dans les mécanismes de régulation de la violence, non pas que ces mécanismes procèdent d’une intention stratégique - fondée sur des choix rationnels déterminés par l’analyse de la violence par les acteurs eux-mêmes - mais que ces positions sont éclairées par le sens que les acteurs donnent aux processus dans lesquels ils sont engagés (et qui participent eux-mêmes à la production du sens). Le lexique utilisé > Au cours des entretiens que nous avons menés, nous avons pu repérer un lexique relativement large de termes substitutifs, qualificatifs ou illustratifs de la violence qui témoignent de la variété des situations et des appréciations. Ce sont généralement les voies de fait entre détenus qui constituent la part la plus grande d’incidents recensés, laissant à penser que c’est la violence entre détenus qui est la principale manifestation, à défaut d’en être la principale source, de la violence en prison d’après l’administration et son personnel. Le langage officiel de l’administration pénitentiaire ne se réduit pas au vocabulaire technique, juridique ou judiciaire. > D’autres lexiques font appel à un registre plus familier allant de l’argot des cités aux expressions familières empruntées par tous (bagarres, bastons, etc.) avec les limites imposées par le contexte de l’entretien. Ils servent le plus souvent des récits généraux ou d’aventures arrivées à des tiers. > Un troisième lexique apparaît avec un relief particulier, à mi-chemin entre celui de la psychologie et le langage courant. C’est celui des termes qui désignent une violence latente, sourde, invisible, indicible ou encore ses conséquences : « stress », « pression », « harcèlement », « souffrance », etc. et que l’on retrouve principalement dans les récits autobiographiques. L’origine de la violence : le points de vue des acteurs Le sentiment de violence, très subjectif dépasse largement la vision schématique qui oppose détenus et surveillants et dépasse également le caractère de neutralité très relatif des catégories d’analyse administrative (ici s’opèrent comme ailleurs des « luttes de classement »). La violence apparaît comme symbolique, physique, elle est aujourd’hui surtout psychologique et s’inscrit dans un rapport d’imposition et de contraintes. Liée à l’usage de la force physique, elle est rarement citée si ce n’est à titre de menace potentielle. L’enfermement, comme souffrance imposée, est également peu convoqué dans les discours. Trop générique pour servir de démonstration, sauf pour exprimer l’extrême violence du moment de l’incarcération. Pour les détenus, au-delà de l’enfermement, les contraintes subies et vécues comme illégitimes, l’arbitraire (positif : la libéralité, ou négatif : le refus) qui s’exerce dans un cadre coercitif, sont souvent présentées comme les plus insupportables des violences au quotidien. À travers les exemples cités, ils traduisent une difficulté d’exister. Les surveillants expriment un mal être important et une forte demande de reconnaissance. Le décalage entre injonctions institutionnelles et moyens la double mission de surveillance et de réinsertion, les modalités d’organisation du travail sont autant de difficultés qui les mettent en échec. Ainsi, au-delà du lexique, l’identification des formes de « violence » et leur origine recouvrent des éléments très larges dont nous présentons ci-dessous un éventail sachant qu’il est délicat de systématiser une réalité si rebelle au classement. Si l’on peut repérer un langage écrit officiel de l’administration pénitentiaire qualifiant les faits « violents », on s’aperçoit que le lexique utilisé au cours des entretiens diffère sensiblement. La violence produit de l’enfermement et de la « tension carcérale » Ce type d’explication s’inscrit dans une prise de recul par rapport au fonctionnement et aux dysfonctionnements des établissements pénitentiaires en général, mais est finalement peu convoqué dans l’analyse courante de problèmes ou d’incidents vécus. Elle est trop générique pour servir des discours de revendication ou de réclamation à l’intérieur d’un établissement et s’efface parfois devant des discours plus historicisés, opposant le passé au présent, permettant de mettre en avant des avancées positives ou, au contraire, des aggravations. La violence produit de la violence extérieure La violence produite par le système carcéral, le fonctionnement ou l’architecture de l’établissement Du côté des surveillants, cette déshumanisation du fonctionnement technique se trouve renforcée par l’instabilité des équipes qui empêcherait la mise en place d’un fonctionnement collectif dans la durée et permettrait un meilleur ajustement de l’organisation du travail et le manque de temps et de lieux de communication où les personnels pourraient s’exprimer. Les détenus souffrent encore plus de cette atrophie de l’échange verbal au point que dans un certain nombre de secteurs, le moyen d’être entendu par un gradé demeure le refus de réintégrer sa cellule... avec les risques que cela fait courir, ou parfois , l’automutilation (pratique relativement courante d’après les services médicaux). Autre violence liée au système carcéral, celle de l’expérience de l’incertitude (Combessie 2000) qui se manifeste dans de multiples circonstances. Il existe ainsi, avant tout, une violence propre à la maison d’arrêt, souvent citée par le personnel et les personnes détenues, liée à la violence du mandat de dépôt et à la situation judiciaire encore incertaine pour le détenu qui n’a pas été encore jugé. L’expérience de l’incertitude pour le personnel de surveillance se traduit plutôt par une menace potentielle liée à une population carcérale imprévisible dont il est difficile de mesurer la dangerosité : menace d’agression sur lui ou sa famille, la crainte de l’émeute collective, de l’évasion... Le système carcéral induit également une autre violence qui s’inscrit dans le rapport de force permanent. Dans ce monde de rapports de force inhérent au système, toute relation à l’autre comporte un certain risque. La violence produite par le décalage entre les injonctions institutionnelles et les moyens. On note tout d’abord de la part de certains personnels un sentiment d’échec à remplir la mission qui est attendue d’eux. Pour les plus âgés, ou ceux formés à « l’ancienne école » (Fresnes, par exemple) c’est le sentiment de se retrouver en porte-à -faux vis-à -vis d’évolutions présentées comme inéluctables, ce qui les renvoie à une forme d’inadaptation. Pour les plus récemment arrivés, ce serait davantage vécu comme la confrontation à un principe de réalité qui fait passer les valeurs préalablement construites à l’école pénitentiaire pour une forme d’idéalisme dont il convient désormais de se prémunir pour éviter des déconvenues... Cela rejaillit sur la relation au détenu, non pas sous la forme d’une permanence de la fonction exclusive de surveillance qui serait désormais davantage contestée, mais sur celle d’un décalage entre d’un côté des attentes perçues comme légitimes par des détenus à la fois parce qu’elles constituent un droit et à la fois parce que les surveillants sont enclins à y répondre (demandes de rendez-vous, d’information, etc.), et de l’autre la difficulté qu’ont parfois les surveillants (et les autres personnels) à y répondre. La violence produite par le sentiment d’arbitraire et d’injustice Modes de régulation de la violence La confrontation entre ces deux violences (à travers la suite donnée aux incidents, à travers les modes de régulation clandestins ou non-dits), loin de donner matière à des améliorations plus structurelles, semble jouer le rôle de révélateur des contraintes actuelles du système. Tout se passe même comme s’il existait une violence « sous-produit » de la régulation de la violence elle-même ou entretenue par elle. Tout outil de régulation apparaît ainsi toujours à double tranchant : il régule tout autant qu’il produit une certaine forme de violence : qu’il s’agisse du recours à la prescription d’anxiolytiques qui tout en permettant d’alléger les souffrances engendre des risques de trafic et de suicide, qu’il s’agisse de l’utilisation des faveurs qui tout en améliorant le quotidien produit chez les personnes détenues un fort sentiment d’arbitraire et d’injustice, qu’il s’agisse encore de la régulation « occulte » qui pour maintenir le calme en détention maintient le caïdat et le racket... Ainsi, nous pouvons souligner combien le sentiment de violence, outre sa subjectivité, dépend du contexte social où il se construit. En fonction de la nature de la violence elle-même, des conditions de sa production, des modalités de traitement vont s’organiser. Par un jeu d’influence réciproque, celles-ci vont à leur tour agir sur les représentations et le vécu de la violence elle-même ou de son sentiment. La violence en prison apparaît alors à bien des égards comme une ressource de pouvoir qui livre les plus faibles à la discrétion de ceux qui les menacent. Son emploi relève ainsi de la stratégie. Domination des uns sur les autres qui est créatrice d’instabilité et rend alors extrêmement difficile la création du lien social. Les rapports de forces apparaissent toutefois d’emblée inévitablement inégaux. Les obligations ne sont pas communes et réciproques, et apparaissent dès lors arbitraires. Les modes de régulation utilisés par les surveillants apparaissent davantage relever de « compétences » acquises par l’expérience et la pratique que de la formation et/ou de connaissances objectivables. Singularité et complexité des situations, ambiguïté des relations, imprévisibilité, poussent surveillants comme personnes détenues à développer des stratégies empiriques pour s’adapter aux contextes. Ces stratégies apparaissent souvent comme le résultat de compromis entre diverses contraintes, orientées par deux types de règles : d’un côté institutionnelles et officielles, de l’autre informelles nées de la pratique. Deux logiques contradictoires s’offrent ainsi au personnel : « une logique bureaucratique qui promeut l’autorité hiérarchique et la conformité aux règles, une logique professionnelle qui valorise l’autorité négociée et l’efficacité de l’activité de gestion des tensions » (Lhuilier 2000). C’est entre ces deux logiques que se construisent les modalités de régulation de la violence par l’acquisition de savoir-faire « de prudence ». Dans ce chapitre, nous avons pu identifier différents modes de régulations. Ils ne sont pas exclusifs les uns des autres et l’on retrouve la grande majorité d’entre eux chez l’ensemble des personnes interviewées qui cherchent à ajuster au mieux leurs attitudes selon les circonstances. 1) La première régulation dite institutionnelle s’appuie sur les outils « officiels » à la disposition des surveillants pour prévenir les violences les plus manifestes (commissions disciplinaires, remises de peine, prise en charge des indigents). 2) La seconde régulation peut être qualifiée de technico-professionnelle. Elle repose sur : des instruments techniques (tels que la télévision), le recours aux médicaments, sur l’ensemble des « ficelles » mises en place par les surveillants, l’interdit, la tolérance au cannabis,... Elle repose également sur des ressources organisationnelles permettant de jouer sur le peuplement, la mise en place d’activité et l’organisation du travail. 3) Il existe enfin une régulation non-dite plus informelle, et peut-être la plus importante, celle qui conduit les surveillants ou les chefs à accorder, quand ils le peuvent, des faveurs à des détenus dont ils savent qu’ils peuvent contribuer à la pacification des conflits ou les informer sur d’éventuels problèmes ou dérives (de la part de détenus ou de surveillants) par rapport à la règle... Ce système se situe dans les interstices et les failles de la réglementation (Chauvenet 2000), à la périphérie des règlements où il faut savoir naviguer sans jamais se mettre en défaut. Elle positionne le surveillant dans une double contrainte difficile à gérer quand les pratiques informelles, condition et moyen de maintien de la paix sociale en prison, entrent en contradiction avec les règles officielles. Entre détenus, ce système du donnant/donnant est également observable à de multiples occasions notamment au cours d’échanges de services de natures diverses (cantines, rédaction de courriers ... ). Ce jeu subtil peut conduire à des relations opaques de clientélisme et à l’échange inflationniste de services dont on ne sait qui garde l’initiative. Elle peut aussi faire l’objet d’une explicitation auprès de services supérieurs, de manière à la fois à obtenir une couverture mais également dans un souci de transparence. Elle cesse alors d’être clandestine par le fait qu’elle est transmise à une instance hiérarchiquement supérieure mais surtout parce qu’elle fait l’objet simultanément d’une justification rationnelle qui en détermine les limites. Pour autant, ce mode de régulation demeure partiellement transparent dans la mesure où les autres surveillants n’en sont pas nécessairement informés. La régulation de la violence du côté des détenus : système collectif ou logiques individuelles ? L’existence d’un collectif des détenus qui produirait ses propres règles venant s’ajouter aux règles officielles de l’établissement et au fonctionnement effectif de la surveillance n’est pas une idée qui s’impose de manière forte à l’issue des entretiens que nous avons menés. C’est au contraire la singularité affirmée des expériences liées à l’incarcération, voire la revendication d’un individualisme radical qui en ressort. Les régulations de la violence entre détenus empruntent donc des canaux différents de ceux de la solidarité d’appartenance. La formation d’un collectif de détenus, entité sociologique insaisissable mais opérante car générant une loi propre paraît à ce titre discutable, en maison d’arrêt en tout cas. On peut avancer ici deux arguments. Le premier tient au fait que la maison d’arrêt implique des changements fréquents qui ne permettent pas toujours de tisser de véritables liens contrairement aux centrales. À la constitution du groupe s’oppose l’affirmation individualiste d’autant plus forte aujourd’hui qu’elle entre en résonance avec l’individualisme contemporain, prégnant à l’extérieur. S’opposent également d’autres formes de solidarité qui désagrège le collectif : celles des cités de la région parisienne qui constituent des micro-groupes moins fondés sur le contrôle de leurs membres que sur leur promptitude à s’agréger en cas de bagarre. S’y opposent enfin les formes ethnicisées des rapports de forces qui convoquent la race, la nationalité, la religion ou la couleur de peau pour justifier moins l’allégeance à un groupe que la défiance vis-à -vis d’autrui. Le deuxième argument tient au caractère fortement intégré des mécanismes de régulation impliquant surveillants et détenus. Certes, les régulations de la violence entre personnes détenues apparaissent moins palpables au premier abord que celles mises en place par le personnel mais elles existent puisqu’elles sont instrumentalisées par les surveillants eux-mêmes. En effet, maintenir, par exemple, pour le détenu une place de « caïd » oblige d’une part à mener un jeu d’intimidation auprès des autres personnes incarcérées dans un but de domination mais implique également d’autre part un accord plus ou moins implicite avec le personnel pénitentiaire. La solidarité entre détenus existe pourtant comme elle peut exister partout où des hommes sont confrontés à la même situation. Mais cette solidarité est limitée dans le sens où elle est déterminée par la communauté de situation et non par la reconnaissance mutuelle d’une identité partagée. CONCLUSION A l’issue de cette recherche exploratoire il ressort quelques éléments forts qui constituent autant de points de départ pour la poursuite de la réflexion. Mais, par ailleurs, il y a une autre forme de violence polysémique sur laquelle il est possible d’agir, celle qui est contingente au système carcéral lui-même : système de relations, de rapports de force inégaux, de dépersonnalisation voire d’humiliation sans cesse mis en avant au cours de cette recherche. Au-delà de l’enfermement et du sens de la peine, le système carcéral crée des occurrences de violence dont il parait difficile de maîtriser la production tant le jeu des acteurs est fait d’imbrications et de contradictions. A l’issue de nos observations, nous pouvons formuler certaines propositions qui constituent autant de leviers sur lesquels les professionnels pourraient agir pour diminuer la violence. Par ailleurs, il faudrait agir sur la demande de prise en considération et de dignité qui concerne tant les surveillants que les personnes détenues, et à cet égard les demandes des uns et des autres se rejoignent. C’est également en cela que l’univers carcéral fait système et toute amélioration qui ne s’intéresse qu’à une des parties en présence semble vouée à l’échec. Les leviers sur lesquels il est possible d’agir pour diminuer la violence ne sont pas uniquement de l’ordre organisationnel ou architectural, ils doivent conduire à réduire l’angoisse existentielle et identitaire de la personne détenue. Il s’agit nous l’avons vu d’une question qui apparaît fondamentale et se trouve renforcée par le poids des contraintes sociales. Ainsi toute action qui se limiterait à n’agir que sur la forme semble vouée à l’échec. Le principal changement réside dans la transformation du modèle cellulaire (qui n’autorise aujourd’hui aucun espace personnel, aucune intimité, aucune autonomie de décision) »... et c’est sur la création de cet espace qu’il convient d’agir. [1] Cf. François Dubet (1994), Sociologie de l’expérience, Fayard [2] La loi affirme en effet l’obligation pour les détenus « d’obtempérer immédiatement à toute injonction que leur fait un agent »
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