Publié le mercredi 7 juin 2006 | http://prison.rezo.net/6-analyse-des-donnees/ Analyse des données Réfutations des objections Certaines objections à l’introduction de programmes d’échange de seringues en prison ont maintes fois été répétées. Dans plusieurs pays, y compris au Canada, ces objections constituent le fondement de l’opposition de politiciens et de responsables des systèmes correctionnels aux programmes d’échange de seringues. Les quatre principales objections aux programmes d’échange de seringues en prison sont : Sûreté accrue dans les établissements En aucun cas des aiguilles ou seringues n’ont servi d’armes contre des employés ou des détenus. Une des plus importantes leçons tirées de l’expérience internationale est que l’introduction de programmes d’échange de seringues en prison n’implique pas un compromis entre la santé et la sûreté. Comme l’ont expliqué Stöver et Nelles dans un examen (mené en 2003) des résultats d’évaluations de programmes d’échange de seringues : En aucun cas des aiguilles et seringues n’ont servi d’armes contre des employés ou des détenus. Cela était et demeure un aspect controversé des programmes d’échange de seringues. [Mais] les seringues n’ont pas été mal utilisées et leur mise au rebut n’a présenté aucun problème. Au chapitre de la sûreté en milieu de travail, il est intéressant de noter que le taux d’échange est élevé (presque 1:1), dans ces programmes : en Basse-Saxe, le taux de retour des seringues était de 98,9% pour le distributeur de la prison pour femmes de Vechta, et de 98,3% dans la prison pour hommes de Lingen, Gross-Hesepe... Par conséquent, le risque de blessure lié aux seringues qui ne sont pas adéquatement jetées est très faible. [1] [emphase ajoutée] La sûreté de tels programmes a été observée par des responsables du Service correctionnel du Canada (SCC). En janvier-février 1999, une délégation du Groupe d’étude du SCC sur les programmes d’échange de seringues s’est rendue en Suisse pour observer de telles initiatives dans trois prisons. Dans le rapport de la délégation, un constat portait sur la sûreté des programmes : Les détenus impliqués dans le programme d’échange de seringues doivent conserver leur trousse à un endroit précis dans leur cellule. Cela facilite le travail du personnel lors des fouilles. Puisque l’échange des seringues et aiguilles fait partie d’un programme approuvé, les détenus n’ont pas besoin de les cacher dans leur cellule. Jusqu’ici, aucun employé n’a subi de blessure par aiguille. [trad.] [2] De fait, l’accès des détenus aux moyens nécessaires pour se protéger contre le VIH et le VHC est compatible avec les intérêts de la sécurité en milieu de travail et du maintien de la sûreté et de l’ordre dans les établissements correctionnels. Toutes les données internationales signalent déjà la présence de seringues dans les prisons de plusieurs pays. Ainsi, l’allégation que l’avènement de programmes d’échange de seringues en prison stimulerait la présence de seringues dans un milieu qui en était exempt est manifestement fausse. Il faut plutôt se demander quelle situation est préférable : le statu quo - où il y a présence de seringues en prison, mais sans que l’on en connaisse le nombre ni l’emplacement, et dont la plupart sont probablement contaminées - ou la situation d’établissements dotés d’un programme d’échange de seringues adéquatement géré, où l’on connaît le nombre de seringues en circulation et les détenus qui y ont accès, et où les seringues sont stériles, ou du moins utilisées par une seule personne dont l’identité est connue ? Dans une perspective de santé et de sûreté au travail, le deuxième scénario est préférable. Dans leurs lignes directrices de 2002 pour la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues en prison, les ministères espagnols de l’Intérieur et de la Santé et de la Consommation décrivent brièvement les bienfaits de l’échange de seringues sur le plan de la sûreté : La sûreté de programmes d’échange de seringues en prison a été observée par des responsables du Service correctionnel du Canada. Comme on l’a déjà mentionné, l’amorce d’un programme d’échange de seringues ne devrait pas accroître les risques, mais plutôt la sûreté. Premièrement, les seringues illégales, qui sont souvent cachées et non sécuritaires, sont remplacées par des seringues approuvées par le programme et accompagnées d’un contenant protecteur rigide. Deuxièmement, en cas d’accident, il est moins probable que la seringue ait été utilisée puisque le détenu peut et devrait l’échanger pour une neuve à la première occasion, après usage. Troisièmement, si la seringue a été utilisée, il est moins probable qu’elle ait été partagée par plusieurs détenus, ce qui réduit le risque qu’elle soit contaminée et permet d’en identifier l’utilisateur avec plus de certitude, dans le cas où des mesures [prophylactiques] s’imposeraient. Enfin, à long terme, la réduction de la transmission parentérale d’infections fera des prisons un milieu plus sain et moins risqué. [3] Pas d’augmentation de l’usage de drogue ou de l’injection La réduction de la transmission parentérale d’infections fera des prisons un milieu plus sain et moins risqué. L’allégation que les programmes d’échange de seringues encourageraient l’injection de drogue est un obstacle de longue date à l’introduction de cette mesure efficace de réduction des méfaits, dans la communauté comme en prison. Toutefois, en prison, cet argument est compliqué par le fait que plusieurs détenus sont incarcérés pour des motifs liés à la drogue. Par conséquent, la provision d’eau de Javel ou de seringues est dépeinte comme une mesure qui tolère ou promeut un comportement que les prisons devraient plutôt chercher à éradiquer, dans le cadre de la « réadaptation » des détenus. En outre, la reconnaissance de la réalité de l’usage de drogue est une tâche difficile pour les systèmes correctionnels, puisqu’elle pourrait être perçue comme un aveu de l’échec des établissements et de leurs employés à fournir des programmes efficaces de lutte contre la drogue et à maintenir l’ordre et la sûreté en prison. Dans le cas de l’échange de seringues en prison, des évaluations scientifiques ont constamment démontré que la disponibilité de seringues stériles n’entraîne pas de hausse du nombre d’utilisateurs de drogue par injection, de l’usage de drogue en général, ou de la présence de drogues dans les établissements. Dans un récent examen des résultats d’évaluation de 11 programmes d’échange de seringues dans des prisons de la Suisse, de l’Allemagne et de l’Espagne, Stöver et Nelles ont fait les constats suivants : [4] Des évaluations scientifiques ont constamment démontré que la disponibilité de seringues stériles n’entraîne pas de hausse de la consommation ou de l’injection de drogue parmi les détenus. Ces observations démontrent que la provision de seringues stériles n’a pas entraîné de hausse de la consommation ni de l’injection de drogue parmi les détenus. Des données de certains pays, notamment du Canada, révèlent que plusieurs détenus s’injectent des drogues pour la première fois pendant leur incarcération. L’argument qu’un programme d’échange de seringues inciterait des détenus à commencer à s’injecter des drogues est donc infirmé par le fait que ce comportement est déjà la norme en l’absence de telles initiatives dans plusieurs pays. Dans ces ressorts, les détenus sont forcés de partager ou de réutiliser des seringues, ce qui accroît le risque de transmission du VIH et du VHC. Bien que la provision de seringues stériles n’ait pas stimulé l’usage de drogue, elle a permis une diminution du nombre de détenus qui contractent le VIH, le VHC et d’autres infections. Élément d’un continuum de programmes liés à la drogue Les programmes d’échange de seringues en prison facilitent la référence des utilisateurs à des programmes de traitement de la toxicomanie. La provision de seringues stériles n’équivaut pas à fermer les yeux sur la consommation de drogues illégales en prison. Dans les prisons des six pays examinés dans ce rapport, la provision de seringues stériles n’a pas conduit les responsables correctionnels à tolérer ou à permettre d’une quelconque façon l’usage, la possession ou le trafic de drogues. Dans tous les cas, les drogues demeurent interdites dans les établissements dotés d’un programme d’échange de seringues et les agents de sécurité ont le mandat de repérer et de confisquer tout matériel de contrebande (y compris les seringues qui ne relèvent pas du programme). En ce sens, les politiques et pratiques ne diffèrent pas de celles des ressorts qui n’ont pas de programmes d’échange de seringues. Toutefois, bien que la possession de drogues demeure illégale, la possession de seringues fournies par le programme ne l’est pas. La présence de programmes d’échange de seringues signifie que les élus et les responsables de prisons prennent au sérieux leur obligation légale de protéger la santé des détenus qui sont sous leur garde. La reconnaissance du fait que les drogues font partie de la réalité carcérale, malgré l’abondance des ressources consacrées à leur élimination, est le fondement de cette réponse pragmatique au problème de la transmission du VIH et du VHC, en lien avec l’injection de drogue. Lorsque la drogue s’immisce en prison et que des détenus s’en injectent, la priorité doit être de protéger leur santé en prévenant la transmission du VIH et du VHC par des pratiques non sécuritaires. Idéalement, les programmes d’échange de seringues devraient faire partie d’un éventail complet de services en matière de drogue, en prison, qui incluraient des programmes fondés sur l’abstinence et de traitement de la toxicomanie, des unités « sans drogue » et des mesures de réduction des méfaits. Dans cette perspective, la disponibilité de seringues stériles n’entrave pas la provision d’autres programmes, mais fournit plutôt aux utilisateurs de drogue d’autres options pour améliorer leur santé ainsi qu’une interaction potentiellement rehaussée avec les services de santé et de traitement de la toxicomanie de leur établissement. Dans le cas des programmes pilotes allemands, l’évaluateur a constaté que l’échange de seringues avait accru le nombre de détenus ayant recours aux services - ce qui démontre que ces programmes peuvent servir de précieux points de contact et de référence, dans une population difficile à joindre. Ce fut également le cas en Espagne, où le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Santé et de la Consommation ont conclu non seulement que « la coexistence d’un programme d’échange de seringues et d’autres programmes de prévention ou d’intervention en matière de toxicomanie est possible », mais aussi que « les programmes d’échange de seringues en prison facilitent la référence des utilisateurs à des programmes de traitement de la toxicomanie ». [5] Néanmoins, des responsables et des employés de prisons rencontrent souvent des problèmes philosophiques et pratiques liés à l’usage de drogue, dans la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues. Comme on l’a constaté dans la Prison Colony 18 de la Moldavie, et dans d’autres ressorts, les employés de prison qui ont reçu une formation misant sur l’éthos de la tolérance-zéro de l’usage de drogue, et sur le traitement de la toxicomanie fondé sur l’abstinence, ont dû accepter de confisquer uniquement les drogues et non les instruments d’injection. Toutefois, comme le démontre l’expérience de l’Allemagne et de la Moldavie, les attitudes des employés ont évolué à mesure qu’ils se sont familiarisés directement avec un programme d’échange de seringues et avec l’éthique de la réduction des méfaits, et qu’ils ont participé à leur mise en œuvre et à leur évaluation. Un phénomène semblable a été observé dans la communauté : l’attitude des policiers s’est ajustée de façon à accommoder les programmes d’échange de seringues. Dans les pays où il existe de tels programmes communautaires, les forces policières ont intégré la philosophie plus vaste de la réduction des méfaits dans leur travail, sans compromettre leur mandat de protection de la population. Dans les faits, l’approche de la réduction des méfaits est compatible avec l’objectif ultime de protéger et de préserver la vie. Comme l’a affirmé le chef de l’escouade antidrogue de la police de Merseyside : Notre rôle, en tant que policiers, est de protéger la vie, entre autres. Dans le contexte de la lutte antidrogue, il s’agit pour nous de protéger la vie et d’exécuter la loi. Il est évident que nous devons rejoindre les personnes qui utilisent des drogues injectables et leur fournir l’aide dont elles ont besoin, mais en attendant, nous devons essayer de les maintenir en santé, puisque, comme agents de police, nous sommes également à leur service... il existe des traitements pour guérir des toxicomanies mais il n’existe encore aucun traitement pour guérir du sida. [6] Cette position a trouvé écho dans les propos de Martin Lachat, directeur intérimaire de l’Établissement d’Hindelbank (Suisse), en 1994 : Nous ne saurions tolérer la transmission de l’infection par le VIH ou de toute autre maladie grave. Étant donné que nous ne pouvons que restreindre l’introduction de drogue et non la supprimer, nous nous sentons responsables de fournir au moins des seringues stériles aux détenus. L’ambivalence de notre mandat aboutit à une contradiction avec laquelle il nous faut vivre. [7] Dans les prisons des six pays examinés dans ce rapport, les programmes d’échange de seringues font partie d’initiatives plus vastes de réduction des méfaits. Les autres mesures de réduction des méfaits offertes aux détenus comprennent l’éducation sur le VIH/VHC, le traitement de substitution, la distribution de condoms, d’eau de Javel ou d’autres désinfectants, de serviettes antiseptiques et de rasoirs, ainsi que le test anonyme du VIH et du VHC. En réalité, le refus des autorités et des responsables de systèmes correctionnels de rendre accessibles des seringues stériles, dans les prisons où il y a injection de drogue et partage de seringues, revient à fermer les yeux sur la propagation du VIH et du VHC dans la population carcérale et la communauté générale. Par ailleurs, la provision de seringues stériles n’est pas incompatible avec l’objectif de réduire l’usage de drogue en prison. Effets positifs sur la santé des détenus et la santé publique Les programmes d’échange de seringues en prison réduisent les comportements à risque et préviennent la transmission de maladies La plus importante leçon tirée des données internationales sur l’échange de seringues en prison est que ces programmes sont très efficaces pour réduire le partage de seringues - et donc pour prévenir la transmission du VIH et du VHC. Dans un récent examen des résultats d’évaluation de programmes d’échange de seringues établis dans des prisons de la Suisse, de l’Allemagne et de l’Espagne, Stöver et Nelles ont noté que ces initiatives ont réduit considérablement le partage de seringues (dans sept prisons sur neuf) et réduit fortement la prévalence du VIH et du VHC (dans deux prisons sur cinq) ou ne l’ont pas accrue (dans trois prisons sur cinq). [8] Autres effets positifs sur la santé en prison Outre la réduction de la transmission du VIH et du VHC citée précédemment, les données internationales ont montré que les programmes d’échange de seringues ont d’autres effets positifs sur la santé des détenus. L’un des principaux effets bénéfiques est le déclin significatif des surdoses mortelles et non mortelles d’héroïne parmi les détenus qui s’injectent des drogues. Par exemple, à la prison suisse d’Hindelbank, avant l’introduction d’un programme d’échange de seringues, on comptait entre une et trois surdoses mortelles d’héroïne par année. Depuis l’avènement du programme, Hindelbank n’a recensé qu’une surdose mortelle d’héroïne en neuf ans. [9] Une expérience semblable a été rapportée par la prison suisse d’Oberschöngrün, dotée d’un programme d’entretien à l’héroïne en plus d’un échange de seringues. Avant l’introduction de l’échange de seringues, on estime qu’il y avait environ une surdose non mortelle par semaine et deux surdoses mortelles par année. Les surdoses de tout genre sont maintenant très rares ; et l’établissement a recensé un seul décès par surdose depuis 1995. [10] Les programmes d’échange de seringues en prison sauvent donc des vies, en prévenant non seulement la transmission du VIH et du VHC mais aussi les décès par surdose. Les employés correctionnels interviewés dans la préparation du présent rapport ont cité deux raisons pour lesquelles l’échange de seringues a entraîné une diminution marquée des cas de surdose. Premièrement, le fait de fournir à chaque utilisateur de drogue sa propre seringue lui permet de s’injecter une plus petite quantité de drogue à la fois. Par le passé, lorsqu’une seringue était partagée par plusieurs détenus, chaque utilisateur n’y avait qu’un accès limité et était plus susceptible de s’injecter de fortes doses à chaque occasion. Deuxièmement, la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues et l’adoption d’une philosophie de réduction des méfaits ont fondamentalement modifié la façon dont les professionnels de la santé et des services sociaux des prisons peuvent aborder le counselling des détenus. L’injection de drogue étant reconnue comme une réalité par toutes les parties intéressées, les conseillers, les professionnels de la santé et les détenus peuvent avoir des discussions beaucoup plus franches et ouvertes à propos de l’usage de drogue et de la réduction des méfaits. Les détenus n’ont plus à prétendre qu’ils ne consomment pas de drogue ; cela permet des discussions honnêtes sur les comportements à risque et les surdoses, sans crainte de sanctions. Un autre effet positif important de l’échange de seringues, en matière de santé, est la diminution des abcès et autres infections liées à l’injection. Les prisons d’Hindelbank et d’Oberschöngrün ont toutes deux rapporté une quasi disparition des cas d’abcès, qui constituaient un grave problème avant l’introduction de l’échange de seringues. Des employés d’Hindelbank ont souligné que cela a généré d’importantes économies pour l’établissement, puisque le traitement des abcès était auparavant une tâche courante du personnel médical. Efficacité dans une grande diversité d’établissements Le refus de rendre accessibles des seringues stériles dans les systèmes correctionnels où il y a injection de drogue et partage de seringues revient à fermer les yeux sur la propagation du VIH et du VHC. Des responsables de prisons ont parfois rejeté les preuves de l’efficacité des programmes d’échange de seringues en prison en qualifiant ceux-ci de projets « de niche » qui ne s’appliquent qu’à des milieux correctionnels inhabituels (p. ex., petits établissements, prisons pour femmes, prisons dont la population carcérale est docile, etc.). Selon cet argument, le succès de ces programmes n’aurait aucune pertinence pour les « vrais » établissements correctionnels. Il est vrai qu’en Suisse, les projets pilotes initiaux ont été menés dans des prisons considérées à plusieurs points de vue comme étant petites (la prison d’Oberschöngrün abrite 75 détenus ; celle d’Hindelbank, 110), mais des programmes subséquents ont été introduits avec succès dans une diversité de systèmes à la fois civils et militaires. Par exemple, en Allemagne, des programmes d’échange de seringues ont été établis dans des prisons dont la population varie de 50 (prison pour femmes de Hannöversand) à 500 détenus (prison pour hommes d’Am Hasenberge, Hamburg). En Moldavie, des programmes d’échange de seringues fonctionnent dans des prisons à sécurité moyenne/maximale pour hommes dont la population est de 1 000 détenus ou plus. L’établissement de Soto de Real, à Madrid, visité pendant la préparation du présent rapport, abrite quelque 1 600 détenus. Des prisons de Moldavie et d’Espagne où des programmes d’échange de seringues s’avèrent efficaces abritent un nombre de détenus supérieur à celui de toute prison fédérale canadienne. En Espagne, en 2002, des programmes d’échange de seringues étaient présents dans 30 prisons - des établissements de tailles variées et de tous les niveaux de sécurité. Des initiatives d’échange de seringues ont été établies dans des prisons dont l’environnement physique varie considérablement. En Europe occidentale, ces programmes se sont avéré efficaces dans des prisons où les détenus sont logés dans des cellules individuelles, chacune abritant un ou deux individus, disposées en rangées. Cela est semblable à la situation canadienne. En revanche, en Moldavie, l’efficacité des programmes d’échange de seringues a été démontrée dans des établissements prenant la forme d’une caserne, où quelque 70 détenus vivent et dorment dans une même pièce. Les programmes d’échange de seringues s’avèrent efficaces aussi dans des établissements pénitentiaires en caserne, comme la Prison Colony 18, à Branesti, Moldavie. Les cas examinés montrent aussi que des initiatives d’échange de seringues peuvent être réalisées avec succès dans des ressorts qui sont relativement bien financés et dotés de ressources (Suisse, Allemagne, Espagne), tout comme dans des pays en transition économique qui fonctionnent avec beaucoup moins de financement et d’appuis infrastructurels (Moldavie, Kirghizstan, Biélorussie). Toutefois, il est important de noter que certains pays en transition examinés dans le cadre de ce rapport ont bénéficié de ressources versées par des donateurs internationaux, pour la création de leurs programmes d’échange de seringues. La mise en œuvre réussie de programmes d’échange de seringues tient compte non seulement de la taille, du niveau de sécurité et de la structure des établissements hôtes, mais aussi des besoins de leurs populations carcérales. Dans les six pays examinés, de telles initiatives ont été initiées en réponse à des taux élevés de VIH et/ou d’injection de drogue en prison. Dans chaque ressort à l’étude, une fois ce besoin reconnu, les prisons ont fait preuve de flexibilité et de créativité dans l’introduction d’un programme d’échange de seringues adapté aux besoins de leur population et de leur contexte institutionnel particulier. Diverses méthodes de distribution de seringues/aiguilles sont efficaces Les programmes d’échange de seringues en prison sauvent des vies, en prévenant non seulement la transmission du VIH et du VHC mais aussi les décès par surdose. Parmi les programmes d’échange de seringues examinés ci-dessus, divers pays (et diverses prisons dans un pays donné) ont adopté des méthodes variées de distribution (ou d’échange) de seringues. De précieuses leçons peuvent être tirées de l’expérience des pays qui emploient des méthodes différentes. Ces leçons sont particulièrement pertinentes aux ressorts et établissements qui planifient la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues en prison. Les diverses méthodes de distribution de seringues utilisées par les pays examinés sont : - la distribution par des infirmiers ou médecins d’une unité médicale ou autre, dans l’établissement Chaque méthode de distribution comporte des bienfaits et défis particuliers. Il est difficile de qualifier simplement ceux-ci d’« avantages » ou d’« inconvénients », puisque cela impliquerait une évaluation subjective fondée sur la philosophie, les politiques et l’environnement physique d’un établissement ou d’un système correctionnel donné. Un « avantage » pour un ressort pourrait constituer un « inconvénient » pour un autre, selon la nature et l’éthos des programmes en question. L’exigence d’échanger une seringue pour en revevoir une autre illustre bien cette situation. Certains ressorts prônent une stricte politique d’échange d’une seringue contre une autre, mais pas tous. L’établissement d’Hindelbank, par exemple, utilise des distributeurs automatiques qui appliquent ce principe, mais on y fournit aussi de main à main jusqu’à cinq aiguilles aux participants du programme qui ont de la difficulté à trouver leurs veines. L’Espagne fait également preuve de flexibilité dans son approche. Bien que les directives espagnoles stipulent que « la règle devrait être l’échange, i.e. que la seringue précédente doit être retournée avant l’obtention d’une nouvelle trousse », elle soulignent qu’une « une attitude souple devrait être maintenue, à l’égard de l’application de [la règle d’un contre un], en gardant à l’esprit que l’objectif principal du programme est de prévenir le partage de seringues usagées ». [11] Les directives prévoient que « le nombre de trousses à fournir dépend de la fréquence de l’échange ainsi que des habitudes de consommation de l’utilisateur : on devrait en fournir suffisamment pour satisfaire les besoins du détenu, de manière à ce qu’il n’ait pas à réutiliser la même seringue le lendemain. » [12] Bien que certaines caractéristiques puissent constituer un avantage pour un programme d’échange de seringues et un inconvénient pour un autre, les données des six initiatives examinées montrent clairement que chaque méthode de distribution comporte des caractéristiques et des retombées distinctes. [13] Chaque méthode est abordée ci-dessous. Distribution de main à main par un infirmier ou médecin de l’établissement Un autre effet positif important de l’échange de seringues sur la santé est la diminution des abcès et autres infections liées à l’injection. - Offre un contact personnel avec les détenus et une occasion de counselling. Distribution de main à main par des pairs intervenants - Degré élevé d’acceptation par les détenus. Distribution de main à main par des organismes non gouvernementaux ou un professionnel de la santé indépendant Des prisons de Moldavie et d’Espagne où des programmes d’échange de seringues s’avèrent efficaces abritent un nombre de détenus supérieur à celui de toute prison fédérale canadienne. - Offre un contact personnel avec les détenus et une occasion de counselling. Distributeurs automatiques - Degré élevé d’accessibilité (des distributeurs sont souvent placés à divers endroits dans l’établissement ; et les détenus peuvent y accéder en dehors des heures d’ouverture des services médicaux). Facteurs communs aux programmes efficaces d’échange de seringues en prison Les données des programmes d’échange de seringues en prison examinés dans le cadre du présent rapport indiquent que la méthode de distribution des seringues revêt moins d’importance que la tâche de veiller à ce que le programme réponde aux besoins de l’établissement, de sa population carcérale et de ses employés. Comme on l’a expliqué ci-dessus, les programmes ont adopté diverses méthodes de distribution/échange de seringues. Chacune de ces méthodes s’est montrée efficace et a été mise en œuvre sans affecter la sûreté en prison. Malgré les différences entre les programmes examinés, les données compilées révèlent un certain nombre de facteurs communs aux programmes efficaces d’échange de seringues en prison. Ils sont abordés dans la section qui suit. Le leadership de l’administration de l’établissement et l’appui du personnel À l’instar d’autres mesures controversées, ou de mesures qui vont apparemment à l’encontre de l’orthodoxie acceptée dans un système, l’appui de leaders aux échelons supérieurs est crucial à l’établissement et à la mise en œuvre réussie de programmes d’échange de seringues en prison. En pratique, il peut s’agir du leadership de hauts responsables de services correctionnels de santé, ou d’établissements, et de l’appui du directeur de la prison où un projet d’échange de seringues est envisagé. Il a aussi été démontré que l’appui du personnel des prisons est essentiel au succès des programmes. Dans tous les ressorts visités, l’organisation d’ateliers et de consultations avec les employés des prisons a été un aspect clé du développement des programmes d’échange de seringues. Cela ne signifie toutefois pas que les employés ont appuyé à l’unanimité les programmes dès le départ. Dans plusieurs cas, comme en témoignent les évaluations, des employés étaient d’abord réticents à l’initiative, mais ont fini par l’appuyer avec le temps, en constatant ses bienfaits pratiques. La réticence initiale de certains employés renforce d’autant plus la nécessité de leaders engagés, informés et inclusifs qui appuient la mise en œuvre des programmes d’échange de seringues en prison. Tandis que l’approche ascendante qui sollicite l’implication et la collaboration des employés correctionnels s’est avérée efficace, l’approche descendante (où la mise en œuvre des programmes d’échange de seringues est dirigée par le gouvernement) a donné des résultats mixtes. La Suisse a rencontré certains problèmes avec son approche strictement descendante. En revanche, l’expérience de l’Espagne a montré qu’il est possible pour un gouvernement, y compris son parlement, de jouer un rôle d’avant-plan dans l’établissement de l’ordre du jour de la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues, pour peu que l’esprit pratique et la flexibilité soient encouragés au palier des prisons. La confidentialité et la confiance Le nombre de trousses fournies dépend de la fréquence d’échange et des habitudes de consommation des utilisateurs. La question de la confidentialité est un facteur clé dans la création de programmes d’échange de seringues fructueux. Aux yeux de plusieurs détenus, la confidentialité est le facteur le plus crucial pour susciter la confiance à l’égard de l’initiative. Dans toute prison, la confidentialité absolue des renseignements personnels des détenus peut être impossible. Toutefois, dans le contexte d’un programme d’échange de seringues, il est essentiel de protéger le mieux possible la confidentialité des détenus qui consomment des drogues et qui se procurent des seringues stériles. Les programmes efficaces examinés dans le cadre de ce rapport se sont tous efforcés d’identifier les méthodes de distribution de seringues qui gagneraient la confiance des détenus et qui optimiseraient donc la participation à l’initiative. Dans certaines prisons, l’installation de distributeurs automatiques de seringues dans des endroits où les détenus sont logés s’est avérée la meilleure option de distribution confidentielle. Dans les établissements qui ont adopté une méthode de distribution de main à main, il a été démontré que le fait de fournir ce service dans un endroit discret de la prison est un facteur de succès du programme. L’importance de la confidentialité s’est illustrée de façon frappante dans la Prison Colony 18 de la Moldavie, où la participation au projet pilote d’échange de seringues a connu une forte augmentation lorsque le médecin a décidé de recourir à des pairs intervenants plutôt qu’à des employés médicaux pour desservir les détenus qui s’injectent des drogues. L’expérience du projet pilote espagnol de Bilbao, dont l’évaluation a révélé que les détenus préféraient que le programme soit dirigé par un organisme non gouvernemental externe plutôt que par le personnel de la prison, illustre aussi l’importance de la confidentialité pour les utilisateurs du programme. De la même façon, l’évaluation de deux projets pilotes allemands a montré que le programme qui avait adopté une méthode de distribution des seringues de main à main par le personnel médical suscitait moins de confiance des détenus que celui qui avait recours à des distributeurs automatiques. Cela dit, le projet de Bilbao suggère que l’anonymat complet est peut-être moins important pour les personnes qui s’injectent des drogues que la confiance envers la personne ou l’organisme qui gère le programme et la qualité du service. L’évaluation du programme de Bilbao indique que les détenus accordent une importance à l’interaction personnelle avec les intervenants de l’organisme non gouvernemental externe qui gère l’initiative - de fait, ils identifient cette méthode de distribution comme étant préférable aux distributeurs automatiques. L’accès adéquat aux seringues En plus d’une confidentialité optimale, la provision d’un accès adéquat au programme d’échange de seringues est un facteur clé pour s’assurer que celui-ci réponde aux besoins des détenus. Dans certains cas, cela a été accompli par l’installation de plusieurs distributeurs automatiques dans un même établissement, comme à Hindelbank. Dans les cas où une méthode de distribution de main à main a été adoptée (comme dans le cadre du projet pilote de Lingen 1 Dept Groß-Hesepe en Allemagne ou de Bilbao dans la région basque), le personnel s’est efforcé d’identifier des endroits de la prison qui étaient à la fois discrets et facilement accessibles aux détenus. En Moldavie, la décision d’adopter une approche fondée sur les pairs a permis un accès 24 heures par jour, puisque les pairs intervenants vivent dans l’unité de prison où ils distribuent des seringues. L’échange de seringues dans le cadre d’un programme de réduction des méfaits Il a également été démontré que le but de réduire la transmission du VIH et du VHC est plus susceptible d’être atteint lorsque l’échange de seringues fait partie d’une stratégie plus vaste de réduction des méfaits. Dans les prisons des six pays examinés pour ce rapport, les programmes d’échange de seringues s’intègrent dans des initiatives élargies de réduction des méfaits. Les autres mesures de réduction des méfaits offertes aux détenus comprennent l’éducation sur le VIH/VHC, le traitement de substitution, la distribution de condoms, d’eau de Javel ou d’autres désinfectants, de serviettes antiseptiques et de rasoirs, ainsi que le test anonyme du VIH et du VHC. Malgré l’absence de preuves scientifiques à cet effet, les données préliminaires et les expériences présentées dans ce rapport semblent indiquer que les programmes d’échange de seringues et les autres mesures de réduction des méfaits se renforcent mutuellement, et que l’existence préalable de mesures de réduction des méfaits contribue à la mise en œuvre réussie des programmes d’échange de seringues en prison. Dans certains établissements, cette approche complète de réduction des méfaits implique de ne pas détecter le THC (l’ingrédient actif du cannabis) dans les analyses d’urine qui servent au dépistage de la drogue. Quelques prisons visitées ont décidé de ne pas dépister le THC, ou de ne pas en pénaliser la détection, car elles considèrent que cela inciterait plusieurs détenus à abandonner l’usage du cannabis au profit de l’injection de drogue pour déjouer le dépistage. L’importance de décisions fondées sur des données : évaluer des projets pilotes Un dernier facteur commun est l’utilisation d’un projet pilote adéquatement évalué, comme première étape menant à l’expansion. Dans certains pays, on a eu recours à un seul projet pilote, alors qu’ailleurs (par exemple en Allemagne) on a amorcé parallèlement deux projets pilotes. Les résultats de l’évaluation de ces projets ont ensuite servi à orienter la planification future. Dans certains cas (Suisse, Allemagne, Espagne), les prisons sélectionnées pour les programmes initiaux étaient des établissements relativement petits et/ou ouverts ou semi-ouverts, dont le niveau de sécurité était moindre. Les programmes ont alors été mis à l’essai et évalués dans ces contextes avant d’être mis en œuvre dans des prisons plus grandes, fermées, et à sécurité plus élevée. Par contre, en Moldavie, le projet pilote d’échange de seringues a été mené dans un établissement à sécurité moyenne/maximale abritant environ 1 000 détenus. L’expérience des six pays examinés montre que des projets pilotes peuvent être amorcés rapidement et qu’ils ne retardent pas nécessairement la mise en œuvre de programmes élargis d’échange de seringues. Par exemple, au Kirghizstan, un projet pilote d’échange de seringues s’est amorcé en octobre 2002 ; au début de 2003, son expansion a été approuvée ; dès septembre 2003, des programmes avaient été créés dans six des 11 prisons ; et en avril 2004, des programmes existaient dans toutes les prisons du pays. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire que l’évaluation du projet pilote soit complétée avant que le programme s’étende à d’autres prisons. Par exemple, en Biélorussie, un projet pilote s’est amorcé dans une prison en avril 2003, pour se poursuivre jusqu’en janvier 2004. Il a été prolongé jusqu’en juin 2004, mais aussi étendu à deux autres prisons ; et le ministère des Affaires intérieures a signalé qu’il était disposé à l’étendre à toutes les prisons du pays. Il est important de souligner que dans les systèmes correctionnels examinés, les projets pilotes n’ont pas servi de tactique pour retarder une mise en œuvre élargie des programmes d’échange de seringues. L’évaluation est non seulement cruciale à l’expansion des programmes d’échange de seringues dans un ressort, mais elle revêt aussi une grande utilité pour la communauté internationale. L’évaluation rigoureuse des programmes pilotes (et élargis) enrichit la littérature internationale de précieuses informations relatives aux programmes d’échange de seringues en prison. Les résultats de ces évaluations servent de preuves à d’autres ressorts. Armés de telles données, de plus en plus de ressorts peuvent faire preuve de leadership et générer un consensus à l’appui de la nécessité et de la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues dans leurs prisons. L’appui de leaders aux échelons supérieurs est crucial à l’établissement et à la mise en œuvre réussie de programmes d’échange de seringues en prison. L’organisation d’ateliers et de consultations avec les employés des prisons est un aspect clé du développement des programmes d’échange de seringues. Il est essentiel de protéger le mieux possible la confidentialité des détenus qui consomment des drogues et qui se procurent des seringues stériles. Le but de réduire la transmission du VIH et du VHC est plus susceptible d’être atteint lorsque l’échange de seringues fait partie d’une stratégie plus vaste de réduction des méfaits. [1] Stöver et Nelles, supra, note 149 [2] W. Headrick, Report on the Needle Exchange Program in Switzerland Prisons, 9 avril 1999, en filière [3] Ministerio Del Interior/Ministerio De Sanidad y Consumo, supra, note 156, p.16 [4] Stöver et Nelles, supra, note 149, p.15 [5] Ministerio Del Interior/Ministerio De Sanidad y Consumo, supra, note 156, p.5 [6] Cité dans D. Riley, « La consommation de drogues dans les prisons », dans Service correctionnel du Canada, Le VIH/sida en milieu carcéral : Documentation, Ottawa, SCC, 1994, p. 174 [7] M. Lachat, « Projet-pilote de prévention du VIH dans les établissements pénitentiaires pour femmes de Hindelbank », conférence de presse, 16 mai 1994, Berne, Office d’information et de relations publiques du canton de Berne [8] Stöver et Nelles, supra, note 149, p.15 [9] DeSantis, supra, note 135 [10] H. Stutz, U. Weibel, prison d’Obershöngrün, 4 juin 2003, entrevue avec Rick Lines [11] Ministerio Del Interior/Ministerio De Sanidad y Consumo, supra, note 156, p.11 [12] Ibid., p.14 [13] Analyse adaptée et étoffée de Stöver et Nelles, supra, note 149, p.14 |