Sommaire
1 Introduction
2 Témoignage de Catherine Charles, mère de Cyril et Christophe Khider
3 Plainte déposée en septembre 2005 par Cyril Khider contre l’administration pénitentiaire
4 Lettre de Catherine Charles au juge d’instruction
5 Lettre de Christophe Khider à sa mère, février 2006
6 Lettre de Cyril Khider à sa mère, janvier 2006
7 Au rendez-vous des aminches
8 La grappe (nouvelle)
Introduction
En France, l’organisation des délibérés des cours d’assises est assez surprenante. Les neufs jurés se retirent en compagnie du président et des deux essesseurs. La justice est donc représentée par trois magistrats, en l’absence de tout représentant de la défense. Certains arguent du fait que l’accusation, en la personne du procureur, est aussi absente. Soit, mais dans des procès où le pouvoir est impliqué, ce qui était mon cas puisque des membres de l’exécutif avaient affirmé que je serais condamné à une peine exemplaire, l’absence de représentants de la défense pouvait laisser libre cours à la manipulation. En outre, plus grave, en cas de pression ou de machination, le silence devant être conservé par les jurés, ceux qui trahiraient ce se cret risqueraient une condamnation.
Philippe MAURICE
Extrait de "De la haine à la vie"
Philippe MAURICE
Gallimard, Paris, 2001
Bleu comme le ciel
Le dimanche 27 mai 2001 en début d’après-midi, un hélicoptère survole la maison d’arrêt de Fresnes. Quelques minutes plus tôt, trois hommes armés se sont emparés de cet hélicoptère, piloté par une femme, et l’ont contrainte à les emmener au-dessus de la prison. Après avoir survolé la base militaire de Villacoublay, ils arrivent à destination à l’heure des promenades dans les cours grillagées. En ce dimanche ensoleillé de fête des Mères, nombreux sont les prisonniers à être sortis respirer un peu d’air. Dès que l’hélico se place en vol stationnaire éclate une fusillade entre ses occupants et le gardien d’un mirador. Un surveillant (Nicolas Taffin) est blessé à la poitrine et l’un des passagers, à la cuisse [1].
L’échelle de corde larguée en vol est trop courte, les filins de sécurité empêchant l’hélico de descendre assez bas. L’appareil repart bredouille, après avoir lâché un sac contenant armes et gilets pare-balles.
Deux prisonniers, Christophe Khider et Mounir Benbouabdellah, s’emparent alors du matériel et prennent en otages trois gardiens, dont un homme de couleur, afin de négocier leur sortie de prison.
Le RAID intervient dès 15 heures pour tenter de débloquer la situation, libérer les surveillants, contenir un début de mutinerie à Fresnes et maîtriser les deux prisonniers.
Vingt et une heures plus tard, ces derniers se sont rendus après avoir libéré leurs otages - un premier surveillant a été rapidement relâché, et, vers 11 heures du matin, les deux autres sont libres. Mounir Benbouabdellah se livre le premier aux autorités, une heure plus tard, Christophe Khider se rend à son tour.
La relation par la presse, les interviews des personnels de l’administration pénitentiaire, de Pierre Mirabaud, préfet du Val de Marne de l’époque, et de Michel Barreau, procureur de la République, sont quasiment unanimes quant aux faits : les deux prisonniers qui tentent cette évasion sont des « figures du grand banditisme, des hommes extrêmement dangereux ». Mounir Benbouabdellah purge une peine de quinze de prison, Christophe Khider est condamné à trente ans de réclusion. Grâce au sang-froid des négociateurs et des surveillants, le pire qu’on pouvait attendre de ces deux monstres a été évité. Quant aux complices ayant détourné l’hélicoptère, ils ont ouvert le feu, blessant grièvement un surveillant en poste, avant d’abandonner leur projet et de prendre la fuite. Les faits sont relatés sur fond de discours sécuritaire, de tentatives d’évasion en série, de manque de moyens et de conditions de travail déplorables des gardiens...
Dans ce recueil, nous essaierons de décrire et d’analyser ces faits avec un autre regard. Le procès des trois hommes inculpés va se jouer à partir de cette image de « monstres irrécupérables et violents », et nous allons voir que ce ne sont pas ces caractéristiques qui apparaissent à l’examen objectif du déroulement des événements.
Une première évidence s’impose, les occupants de l’hélicoptère n’ont aucun intérêt à cet échange de tirs avec le mirador, qui compromet la réussite de l’opération et met leurs vies en danger. L’objectif est de repartir avec les deux prisonniers, le mieux étant qu’aucun coup de feu ne soit tiré. Une directive ministérielle existe d’ailleurs pour ce type de situation, qui précise que les miradors ne doivent en aucun cas ouvrir le feu sur un appareil survolant une prison ; ils ne peuvent pas non plus faire feu sur les prisonniers à l’intérieur de la prison. La loi les autorise à le faire s’ils sont au bout d’une corde d’évasion, ce qui n’est pas le cas ici, puisque la corde est trop courte pour que Christophe Khider ou Mounir Benbouabdellah s’en saisissent. Les « libérateurs » connaissent certainement ces directives.
La déclaration de la pilote d’hélicoptère, Marielle Simon, dans une interview au Nouvel Observateur en novembre 2001, est révélatrice à plusieurs égards.
Elle se demande d’abord pourquoi la promenade des prisonniers n’a pas été annulée, puisque les autorités savent, au moins depuis le survol de Villacoublay, qu’un appareil se dirige illégalement vers Fresnes. « J’ai su après coup que l’alerte avait été donnée et que mon cap laissait deviner notre destination. Mais la lourdeur administrative a alors empêché toute intervention rapide et efficace. Tout ça parce que c’était dimanche et que la hiérarchie n’a pu être jointe à temps. [...] En tout cas, ils n’ont pas annulé la promenade des détenus dans la cours. Quand on est arrivés au-dessus du bâtiment, il n’y avait encore personne, ni dans la cour, ni sur le toit, et mes pirates ont juré : « Les cons, ils sont pas là ! » J’ai quand même commencé à descendre et, tout d’un coup, j’ai vu plein de monde dans la cour. Ca paraissait hallucinant, si l’hélico se plantait, il y aurait eu des tas de morts. »
Elle rapporte ensuite un fait crucial : « Tout d’un coup, ça s’est mis à tirer. Je ne sais pas qui a commencé, j’ai juste entendu dans l’hélico : « Les cons, ils nous tirent dessus ! »
Savaient-ils qu’il est interdit de tirer sur un hélico ? Là est une des questions essentielles du procès à venir : l’administration pénitentiaire a intérêt à affirmer que ce sont les occupants de l’hélicoptère qui ont ouvert le feu, car le contraire la met en faute grave et atténue de façon plus que conséquente la responsabilité des passagers de l’appareil.
Le second point important du témoignage de Marielle Simon concerne la façon dont elle a été traitée pendant la prise d’otage. Pendant que les coups de feu du mirador visaient l’hélicoptère, « je perdais le contrôle. Je n’avais qu’une solution, redevenir maître à bord, faire cesser les tirs et m’éloigner [...] J’ai demandé aux pirates de ne plus tirer car je ne pouvais plus piloter. Mon interlocuteur n’a pas discuté, il a ordonné à ses potes l’arrêt des tirs [...] et on est partis là où ils avaient prévu de se rendre, sur un stade de foot où les attendaient une voiture. [...] Cette fois, je n’avais plus d’espoir de m’en sortir vivante. L’opération avait foiré et bientôt ils n’allaient plus avoir besoin de moi. Il aurait été logique qu’ils me tuent. [...] Le stade a été évacué, les deux de derrière ont sauté et sont barrés. Puis mon interlocuteur m’a menottée sur ma commande en s’excusant. Avant de s’enfuir, il m’a félicitée. C’est là, sur le stade, que j’ai réalisé que l’appareil avait été traversé par des balles. Il y avait un trou de plusieurs centimètres dans le plancher. Cette balle a blessé l’un des pirates mais, à trente centimètres près, c’est moi qui l’avais dans les fesses. » Elle conclut : « Je pense que ces types n’avaient pas un mauvais fond et qu’il reste beaucoup de failles dans cette histoire. »
Les failles que suggère la pilote sont primordiales. Pourquoi les autorités n’ont-elles pas réagi ? Les premiers coups de feu sont-ils partis du mirador ou de l’hélicoptère ? Comment analyser cette courtoisie des « pirates de l’air » vis-à-vis d’un otage témoin qui a entendu leur voix, qui est en mesure de décrire leur taille, qui pourrait les reconnaître ? Marielle Simon est la seule personne à avoir vécu ces quelques moments à leurs côtés et elle ne décrit jamais ses ravisseurs comme des brutes sanguinaires en proie à une violence aveugle, prêtes à tout pour réussir. Bien au contraire.
Côté prison, lors de la prise en otages des trois surveillants, celui qui a le plus côtoyé Christophe Khider et Mounir Benbouabdellah est un policier psychologue du RAID qui avait en charge les négociations ? Des échanges qu’il a eus avec la mère de Christophe et Cyril, Catherine Charles, il ressort que ce fonctionnaire redoutait plus un suicide de Christophe qu’une exécution des otages... La monstruosité n’est peut-être pas là où on l’attend : pendant les négociations, un responsable de l’administration pénitentiaire a ordonné par téléphone à Christophe de libérer en priorité le surveillant blanc ! Cela est enregistré dans les dépositions.
Nous reviendrons sur ces éléments troubles du dossier. En préalable, deux questions viennent comme instinctivement à l’esprit. Quelles raisons peuvent pousser des hommes à risquer d’alourdir encore des peines déjà si énormes ? Pourquoi risquer sa liberté et sa vie en venant chercher un frère ?
Les témoignages qui suivent dans ce livre répondent largement à ces deux questions. Ils émanent des prisonniers ou de familles de prisonniers qui connaissent bien le monde carcéral pour le subir quotidiennement, et sont donc bien placés pour témoigner de ce qu’est la prison, de ce qu’elle produit.
Nous pouvons tout juste rappeler une évidence, relevée également par les « spécialistes » des droits de l’homme : les peines de prison administrées en France sont démesurément longues, elles sont synonymes d’une véritable mort - mentale, physique et sociale. Comment ne pas comprendre que vingt, trente années de prison, empêchent toute idée d’acceptation et qu’elles plongent ceux qui y sont condamnés soit dans le désespoir, soit dans la haine. L’évasion est alors le seul réflexe de survie face à un interminable et inéluctable processus d’anéantissement. Tous les experts des questions pénales et judiciaires s’accordent pour dire qu’au-delà de quinze ans toute peine n’a plus aucun sens. Mais, pour la justice et son système carcéral, la préoccupation majeure n’est pas que l’on meure à petit feu dans les geôles françaises, elle est d’empêcher que l’on tente de s’évader, mais aussi que l’on s’oppose à sa toute-puissance. L’administration pénitentiaire le reconnaît elle-même, elle préfère dix suicides à une évasion. Alors que celle-ci n’est, dans ces conditions, qu’un acte de légitime défense.
Blanc comme les manques du dossier
Nous ne sommes évidemment pas en mesure de citer le dossier d’instruction, il est secret, mais nous pouvons évoquer un certain nombre de points laissés en suspens. Ceux-ci constituent autant d’éléments à décharge, sur lesquels les avocats et les familles des inculpés ont demandé des éclaircissements afin qu’ils soient pris en compte lors du procès. Nous allons voir qu’ils sont aujourd’hui négligés par l’instruction, alors qu’elle est censée étudier de façon équitable les éléments à décharge comme ceux à charge, afin de ne pas se substituer au jugement.
Un des éléments décisifs de ce procès sera d’établir qui a ouvert el feu, les surveillants en poste dans le mirador, ou les occupants de l’hélicoptère. L’administration pénitentiaire accuse ces derniers, tandis que Cyril Khider maintient que c’est le mirador.
Il y a deux miradors de ce côté du mur d’enceinte de la maison d’arrêt de Fresnes. Il y avait, ce jour là comme tous les jours, un surveillant dans chacun des deux : l’audition du surveillant du premier mirador aurait été essentielle puisqu’il n’a pas tiré, lui. Son témoignage aurait apporté des éléments importants pour comprendre pourquoi le surveillant en poste à l’autre mirador a tiré... Le premier mirador était tout autant en danger que le second, et si ce sont les passagers de l’hélicoptère qui ouvert les hostilités, pourquoi n’ont-ils pas tiré sur les deux ? Pourquoi n’auraient-ils visé que le second ? Sinon parce ce que celui-ci leur tirait dessus ? Hypothèse qui mérite en tout cas que l’on s’y attarde.
Les trois personnes qui ont vécu cette fusillade et qui seront présentes au procès sont : Marielle Simon, la pilote ; Nicolas Taffin, le surveillant en poste au second mirador ; et Cyril Khider, le passager de l’hélicoptère. La moindre des choses, puisque leurs versions divergent, aurait été de les confronter pendant l’instruction. Il n’en a rien été.
Restent donc : la parole d’un membre de l’administration pénitentiaire, a priori présentée comme inattaquable ; la parole de la pilote de l’hélicoptère, que l’on ne manquera pas de présenter comme incertaine en raison de la situation extrême ; et la parole de Cyril Khider, a priori mensongère.
Pourtant, Marielle Simon se souvient parfaitement de cette phrase prononcée par un des occupants de l’hélicoptère : « Ah les cons, ils nous tirent dessus ! »
Un vidéaste amateur a filmé le déroulement de cette tentative d’évasion, depuis son domicile. Il a fourni ses images aux chaînes de télévision, qui en ont diffusé quelques extraits. L’ensemble du document aurait pu être confrontés à ceux des personnels de l’administration pénitentiaire.
Pourquoi le témoignage du policier du RAID qui a mené les négociations n’a-t-il pas été retenu dans le dossier - alors qu’il l’avait lui-même souhaité, comme il l’a confié à Catherine Charles au moment du dénouement de la prise d’otages ?
Ce ne sont que quelques points... d’autres apparaîtront au cours du procès... C’est du moins ce que nous souhaitons, sinon cela signifierait que les inculpés sont déjà condamnés, au terme d’une instruction à charge ayant négligé ces incohérences, et menant les jurés à avaliser une sentence déjà fixée.
Rouge comme la robe des juges
Rappelons ici qu’une cours d’assises est uns instance « populaire ». Les jurés qui auront à se prononcer pour décider de l’avenir des trois hommes inculpés doivent pouvoir le faire en toute liberté. Ils ne sont ni « commis d’office », ni simples huissiers de justice mandatés pour ratifier une décisions soufflée par une instruction orientée à charge.
Ce n’est pas facile d’être juré, à plus forte raison quand les éléments qui servent à se forger une conviction sont partiaux, biaisés ou incomplets.
Le plus difficile est de saisir la substance même du procès et de na pas se laisser désorienter par le rituel judiciaire - de chercher à comprendre, pour ne pas devenir un auxiliaire de justice attaché à maintenir les prévenus dans le cadre de l’acte d’accusation. Cela est d’autant moins évident que les jurés, et le public, dans leur grande majorité, ne mettent pas en doute ce que racontent les médias, à grand renfort de mots pesés et de photos chocs, leur servant en « prêt-à-penser » la voix de l’opinion qu’il faut avoir.
Difficile aussi de ne pas prendre comme des évidence les propos des magistrats ou des journalistes professionnels, de ne pas adhérer à leurs raisonnements et aux conclusions qui en découlent. Tout est fait pour que le terme « accusé » fasse oublier l’homme qui est derrière le mot au profit d’une caricature, comme un costume sanguinolent sur un cintre, ou un mannequin. Les hommes, passés sous la lampe à ultraviolets de la justice, sont déshumanisés à tous les stades de l’accusation : ils sont d’abord des prévenus, puis des accusés, et enfin des coupables, le tout dans un alignement de dates, de chiffres, de cotes, de dépositions écrites et signées.
Aucun juré ne peut prétendre avoir une conviction personnelle s’il ne parvient pas à se soustraire à la pesanteur judiciaire. Or, aux yeux des autorités, il n’est pas un juré particulier : il lui est demandé de jouer un rôle prédéfini, destiné à valider l’illusion d’un jugement populaire. Dans ce rôle, un citoyen ne pourrait avoir qu’une seule vision, bien conforme. Il aurait le même comportement face aux problèmes et les mêmes réponses à y apporter que les autres membres du jury, et ce point de vue se doit être identique à celui concocté à l’avance par l’accusation.
Pourtant, rien de cela ne devrait être évident : juger un être humain ne devrait pas s’envisager sans que l’on se soit préalablement interrogé sur la justice, sur sa fonction comme sur celle d’une cour d’assises, sur la notion de peine, sur l’enfermement...
Adhérer avec empressement aux valeurs reconnues, maintenir la réflexion au niveau de la propagande médiatique, ce n’est être ni neutre, ni impartial, c’est au contraire une prise de position, un consentement tacite à un système judiciaire vécu comme immuable, inattaquable, de droit divin, même si de nombreux exemples ont montré qu’il peut commettre les pires horreurs. Outreau est loin d’être un cas unique... Et tant que l’on reste dans ce moule préfabriqué, on se cantonne au spectacle permanent joué autour du schéma accusation-défense, spectacle dans lequel l’accusé sert de bouc émissaire, et le juré d’huissier de justice.
Plus les hommes à juger sont présentés comme exceptionnellement dangereux, comme essentiellement différents su commun des mortels, plus le jugement paraît chose facile. La caricature manichéenne légitime le jugement en bonne conscience, consolidé par le poids du casier judiciaire, et des prétendues expertises psychologiques, toujours à charge. Le fait que les inculpés paraissent dans un box, qu’ils soient menottés et entravés, encerclés par des gendarmes, les transforme en monstres jetés en pâture à la bonne conscience des honnêtes hommes.
Le mécanisme d’un procès est bien huilé, à tel point que, même s’il le désire, il est difficile pour un juré de poser des questions sur les points obscurs du dossier, sur des faits ambigus qui exigeraient pourtant des éclaircissements. Et dans ce dossier, il y en a. le cérémonial judiciaire place le juré, comme un élève devant son maître, dans un état de dépendance face à une autorité qu’il a du mal à contredire, voire à déranger en lui posant des questions. Tout est fait pour que le juré ne montre rien : sous la consigne de la loi, qui dit de « rester impassible, de ne rien indiquer par des gestes ou par des paroles, des sentiments », se loge l’attitude passive du bon vieux juré studieux, discret, pas dérangeant. Et pourtant c’est à lui qui, même s’il n’est qu’un porte-parole, est investi d’un pouvoir de décision. Le rôle d’un juré, son travail, ne devrait pas se limiter à subir des journées d’audience pour ne s’exprimer qu’indirectement le jour du délibéré.
Cette position de dépendance vis-à-vis du président est confortée par le fait qu’elle est rassurante pour les jurés, lesquels, du coup, se dégagent de la responsabilité de leurs décisions. La mise en scène, le rythme routinier des audiences, entretenu par les magistrats, ont également pour effet de sécuriser les jurés, lesquels se laissent porter par cette machine qui fonctionne depuis si longtemps. On peut toujours se raccrocher à un professionnel, à un spécialiste, à quelqu’un qui sait, à celui qui guide vers le bon choix. Et le juré se retrouve trop vite à n’être plus bon qu’à poser les questions subsidiaires dans une sorte de « jeu des devinettes » dont les résultats sont connus à l’avance. D’autant plus que, face aux questions dérangeantes qui pourraient surgir en dépit de cet appareil de contrôle bien rôdé, il existe un arsenal de réponses toutes prêtes et de généralités qu’il semble difficile de réfuter, comme par exemple : « la violence s’accroît sans cesse dans une société trop laxiste qui laisse courir de dangereux criminels ayant fait le choix, pour toujours, de la violence aveugle ».
Une fois transformé en auxiliaire des magistrats, le juré cherchera à faire entrer tout nouvel élément di dossier dans le cadre de la culpabilité. Ne l’absence de preuve, il s’essaiera à la débusquer, parfois même à la fabriquer. La cour d’assises aura ainsi réussi à la désinvestir de sa vraie fonction de juré pour le transformer en bras accusateur et répressif.
Au bout de cette logique, il y a des années de prison...
Et la prison, tant qu’on n’y a pas séjourné, on en ignore tout. Il y a bien des visites organisées pour les jurés avant chaque session d’assises, mais on ne leur montre que du présentable. Les prisons dorées, les prisons quatre étoiles, ça n’existe pas, loin s’en faut. Les parlementaires qui ont inspecté les geôles françaises les ont eux-mêmes qualifiées de « honte de la République ». C’est pourtant à la louche que sont distribuées les années de détention.
Perpétuité, trente ans, vingt ans, quinze ans... c’est le découpage usuel. On ne se représente pas ce que signifient ces durées : deux ou trois semaines de procès peuvent sembler une éternité aux jurés, tandis que vingt années de prison leur paraîtront peut-être comme des vacances ennuyeuses...
Quand viendra le procès de l’affaire dont il est question ici, espérons que les jurés ne se laisseront pas enfermer dans un simulacre de justice : débattre de faux problèmes avec de fausses solutions, donner de lourdes peines en ayant la bonne conscience du devoir accompli, du service rendu à l’ordre social, en le débarrassant pour longtemps d’« abominables criminels ».
Souhaitons que, pour une fois, on pose de vraies questions. Quelles sont les raisons de leurs actes ? Comment et pourquoi les ont-ils commis ? Pourquoi une évasion serait-elle, dans certains cas, un acte héroïque et, dans d’autres, un crime ? A quoi ressemblent les ghettos carcéraux ? A qui sert la prison ?
Si ce ne sont pas les jurés qui s’interrogent ainsi, il a peu de chances que ce soient les magistrats de la cour d’assises qui le fassent, car ils forment un solide maillon de la chaîne judiciaire, s’attachant aux symptômes et refusant d’en comprendre les causes. Punir, condamner, c’est la seule raison d’être de ce tribunal - et ses verdicts écrasants n’ont en fait qu’un but : service d’exutoire.
Laissons maintenant la parole à ceux qui ne pourront pas la prendre librement lors des audiences.
Ce livre "Fraternité à perpète" (Edition L’insomniaque - 2006) est dédié à Mounir BENBOUABDELLAH