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8 La grappe (nouvelle)

Publié le vendredi 8 septembre 2006 | http://prison.rezo.net/8-la-grappe-nouvelle/

La grappe
- nouvelle -

A Mounir, Homme Antique en voie d’extinction

La Bouche était déjà dans la tombe et, de mépris, cracha dans l’œil !
AHB

Il marchait sereinement ans le champ fauve tacheté de gouttelettes rouges au cœur de noir coagulé, cueillant pour son poing serré un bouquet de coquelicots. Toutes les trois-quatre enjambées, il se baissait et, en de courts zigzags, avançait vers l’objectif.
Sur la tête, son bonnet de laine est roulé au plus haut crâne, façon kippa. Ne pas attirer l’attention sur ses mouvements, ne pas devenir la ligne de mire, le témoin mobile sur l’étendue plate, désignant ses deux amis à plat ventre à la lisière du maigre petit bois. Lui à l’abordage, ils suivraient dans un sprint digne des Jeux olympiques. D’ailleurs, tous trois espéraient la médaille d’or tout en sachant que celle de plomb leur était promise.
Elle souriait dans le soleil, fredonnant « trois petits tours et puis revient ». L’œil toujours aux aguets, pour entretenir sa vue d’aigle, elle observait machinalement ce petit bonhomme qui cueillait un bouquet dans le pré. Elle pensa à sa mère et se fit la promesse de ne pas oublier la fête des Lapines - la nouba des bonnes pondeuses. Son côté italo-anarchiste lui réglait automatiquement la cervelle comme une horloge. La petite aiguille sur la petite histoire, et la grande sur toutes les majuscules heures H.
C’est certainement cet état d’esprit permanent qui l’avait poussée à prendre physiquement de la hauteur et à choisir ce drôle de métier : pilote d’hélicoptère. Elle caressa tendrement son insecte volant et, enfin, regarda sa montre. Ses clients devaient avoir paraphé les contrats et n’allaient plus tarder à apparaître sur le perron de la maison de maître. La pelouse sirotait sereinement la rosée du matin et le soleil frappait la rutilance de l’hélicoptère, brillant de tous ses chromes et de toute sa surface de Plexiglas. Bientôt, l’énorme ventilateur brasserait l’air chaud.
Dans son dos, soudain, une pression, une voix métallique qui vibre. Tout de suite, elle sut que le cueilleur de coquelicots n’allait pas lui conter fleurette.
- Tout ira bien.
Masqué par elle, les yeux vifs et mobiles dans les trous de son bonnet improvisé cagoule, il fixait le perron où s’amassait un petit groupe d’hommes qui s’étreignaient dans une parodie d’amitié, d’embrassades, se tapotant le dos à la recherche du meilleur endroit où planter un canif empoisonné. Les hommes d’affaires ne s’occupaient pas du petit personnel - à qui ils confient pourtant leur santé, leur vie et parfois même leur descendance.
Elle murmura la réponse à sa propre question tue :
- C’est pour faire un tour ?
- Tout ira bien.
Les deux autres hommes arrivaient, essoufflés et tendus d’avoir cavalé en apnée, les dents serrées sur les battements du coeur. La cagoules noires moulaient au plus près leurs crânes en têtes de mort. Elle ne put s’empêcher de les trouver beaux et un slogan traversa son esprit : No PASARAN. Elle chercha une caméra invisible, tendit l’oreille à un « Coupez ! » Elle avait plusieurs fois fait de la figuration pour le cinéma et déroula la possibilité d’une fiction pour faire face à la réalité. Arrivé près d’elle, le deuxième homme lâcha dans un souffle : « Putain ! »
Elle ne put retenir un féministe :
« Moi, c’est Catherine. »
- Tout ira bien, répéta le premier homme.
Le troisième homme, tandis que le deuxième chargeait le lourd sac dans l’habitacle, ajouta :
- Comme sur des roulettes ! Soyez pro, et on sera OK...
Catherine put enfin les regarder tous les trois et tenta une diversion, tout en sachant exactement ce qu’ils voulaient.
- Ce sont des biznessman, ils n’ont que des papiers, pas de liquidités.
- Ce qu’on veut ne s’achète pas avec de l’oseille.
- On décolle, madame.
Le premier homme hésita par réflexe, non pas la panique, mais juste l’appréhension du vertige. Une couronne de sueur avait inondé la cagoule de tissu du troisième homme. C’était un baptême de l’air pour eux tous.
- Et après ?
Elle posa la question sans avoir la gorge nouée. Elle avait attendu d’avoir la main sur le manche pur défaire le nœud. Tout se dénouait lorsqu’elle se préparait à piloter. Son cerveau décollait bien avant elle et lui donnait parfois l’impression de piloter de l’extérieur, comme dédoublée. D’ouvrir le ciel, en avant-garde ou en guide, à l’appareil. Le trio était heureusement tombé sur une pro. Une vraie, avec cette petite touche de folie qui la faisait artiste. Ils avaient tiré le bon numéro pour ce voyage sans billet.
Le groupe d’hommes d’affaires tourna une même tête d’hydre capitaliste inversée, une gueule pour plusieurs corps, quand les rotors moulurent le silence, amorçant le décollage de l’hélicoptère. Ils levèrent les bras en sémaphores pour taxis et les pales lancèrent un éclat de soleil qui leur déchira les pupilles. Ils ne virent rien dans la bulle de pilotage et ne cherchèrent pas plus loin. C’étaient bien des affairistes et rien que ça, non des hommes d’honneur qui se seraient inquiétés pour cette femme seule qui s’envolait inexplicablement. L’un d’eux regarda sa montre et invita les autres à rentrer. Il rassura circulairement son petit monde d’un rictus pour expliquer que la pilote avait sûrement ses raisons pour effectuer un petit galop d’essai avant de revenir les chercher. Car, quoi ? Elle ne pouvait les laisser là, et puis, il resterait de nombreuses viennoiseries, quelques litres de café et de jus d’orange. Ce serait idiot de gâcher... On téléphone ? Non, non... Elle sait bien ce qu’elle fait.
*
- Tu ne peux pas me laisse là.
En sortant du parloir, Cyril n’a que cette phrase en tête, qu’il se répète exactement trente fois. Le nombre d’années que son aîné doit purger. Son frère de 32 ans en a déjà 62 lorsqu’il le fixe dans les yeux. Trente ? Le nombre de Judas.
Cyril en a 26, 2 + 6 = 8.
Que symbolise huit ? Un zéro monté sur un autre, l’un cherchant à baiser l’autre ?
26 ans et toute la mort devant lui.
*
- Quelle prison ?
Elle avait demandé si doucement qu’ils crurent lui en avoir parlé les premiers. Elle lisait dans les esprits ? Puis ce fut évident que c’était l’évidence même. Cyril souriait sous sa cagoule, et encore plus lorsqu’il décolla un coquelicot clandestin embarqué sous sa semelle. La fleur avait bien résisté et n’était presque pas abîmée. Il la cala à la boutonnière de son blouson.
Un de ses complices la regarda, y vit une tâche de sang. Il se signa.
- Quelle prison ?
- Fresnes, madame...
- La mafia ?
- Non, non, madame... L’amitié.
Tout en notant la rude politesse du madame dans son carnet de bord intime, elle fit une moue de déception. Al Capone ? C’était pas pour demain. Cyril parla vite et fut, à partir de cet instant, le seul à prendre la parole.
- Ils ont ordre de ne pas ouvrir le feu, madame, il n’y a rien à craindre. La ministre de la justice l’a dit. On passe au-dessus, on cueille. On rentre, et vous, on vous laisse. On est casher, soyez halal... et on s’entendre bien.
*
- T’es vraiment un chiffon !
Cyril baisse la tête... Déjà cinq ans et il n’arrive à rien. Il a vu Françoise Heullan ? Oui. Il a vu Michel Glaume ? Oui, oui, oui...
- Alors merde ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Il y a que ces deux-là donnent des rendez-vous. Décommandent puis en redonnent et posent des lapins.
Je n’ai pas pu
Confiance.
Pas de problème.
Patience.
Distributeur d’excuses.
Et sur tout ça, ils emballent leur parole dans un ou deux billets, des grosses coupures toutes neuves, une pour Noël et l’autre pour l’anniversaire.
Décembre et août... De quelle année ?
Il faut attendre
La logistique.
C’est pas une balade.
Ni un jeu d’enfant, il faut les hommes et les armes.
Les secondes se trouvent plus facilement.
Bien sûr, l’Amitié.
Ah la la ! On ne peut pas tout demander à un ami sinon on ne le considère pas comme un ami si on le met en danger.
Pas Vrai ?
Pour sûr.
Et comment !
Il y a des défections.
Untel ?
Il s’est fait arrêter.
Fou rire.
Il s’est dénoncé lui-même pour avoir un alibi.
Combien ?
Dix-huit mois.
Il a pris Dix-huit mois pour ne pas venir.
Des certificats médicaux ?
Est-ce que celui-là a donné un certificat médical pour ne pas venir ?
Il est puni par où il a péché, Jojo-la-Gâchette.
Ses index ont chopé des panaris ?
Non, non, il a attrapé des hémorroïdes !
Ca rit jaune dans la boîte à couper les cœurs en deux.
Putain de parloir... et Hygiaphone en plus, comme au bon vieux temps des QHS pour les hommes HS, nouvellement siglés, puisqu’il faut mal vivre avec son temps à purger, et subir la modernité. Détenus. Particulièrement. Surveillés : DPS. Ca sonne dur, ça fait mec. Ca pose un homme pétrifié d’une lave à petit feu, ça le durcit pour deux éternités, sans confusion de haines.
Et Untel ?
Rangé avec femme divorcée t enfant reconnu.
Tout pour ne pas répondre présent.
Oui, avec un chien en option.
Et l’autre dont on ne dit jamais le nom ?
Ah lui ? Il dit qu’il est trop connu !
Les flics viendraient direct le serrer, le lever, l’enchrister...
Bon, non, ça va comme ça, le dico d’argot.
Le Bottin des Hommes, avec un grand H, renferme de moins en moins d’abonnés, quasiment tous se mettent sur liste rouge.
Pas besoin de folklore en plus...
C’est plus des voyous mais des séries noires sur deux pattes.
Des livres d’images, d’icônes vachement sages.
Alors, QUI, QUI, QUI, QUI ?
- Les mômes du quartier ? Ils ont tous ton nom aux lèvres. Ils veulent tous bouger pour toi.
Mais, trop jeunes, trop fous, trop cons.
Il faut de la compétence et pour une gorge profonde l’éléphant adresse sa demande de pipe à la girafe, pas au lapin !
- Surtout pas à Rabbit : c’est pas une bouche qu’il a, c’est un taille-crayon.
Ca rit encore un peu moins jaune, un peu plus soleil, ils se font un dessin d’enfant et vas-y dessine-moi une girafe, j’aurais out le temps de la peigner.
- Et lui ?
Lui ? L’ami d’enfance qui a tourné honnête ?
Lui, le copain fifty-fifty pour tout, et constant, ses bonbons comme ses clopes, puis sa table ouverte comme ses clefs prêtées.
Oui, lui.
Celui dont on se foutait gentiment, mais trop souvent avec ses fiches de paie récurrentes. Le cave, mais toujours droit.
Oui. Lui.
Celui-là qui amenait Maman au parloir, le jeudi pour moi et le mardi pour toi.
Lui ?
- Comment j’ai pas pensé à lui...
Parce qu’il avait honte rien que d’y songer à ce vieil ami éternellement en culottes courtes, qui pleura son amour perdu.
Qui picola seul son RMI deux ans durant.
Qui lui écrivit une carte à laquelle il n’avait jamais répondu - je n’ai pas besoin de te voir ici pour te savoir là - de l’hôpital où il était coincé, comme sous la machine de l’usine le jour où...
Lui ?
*
- Salut. Totophe m’envoie.
Et lui hoche sa tête handicapée.
- Quand ?
*
Elle s’imaginait louvoyant entre les nuages comme un grand requin blanc prédateur des petites sardines en banc suffocant au fond, dans les abysses sociaux. Elle pouffa en visualisant ce qu’elle était vraiment : un requin-marteau. Puis, tout en faisant basculer l’appareil vers les murs d’enceinte, elle mit très sérieusement en doute la nécessité d’une nouvelle décennie de psychothérapie. Si elle en réchappait, elle se sentirait guérie du blabla des complexes en se plaçant dans l’essentiel, là où elle était réellement aujourd’hui, au-delà de la prétention et en deçà de la modestie : un univers mental où il n’est plus question que de vie ou de mort. Elle se sentit, à ce moment-là, et pour la première fois, non plus otage mais responsable de la vie de ses passagers. Elle venait de régulariser la situation.
Elle se tourna vers eux avec un immense sourire :
- Parés, les garçons.
Et hurla au-dessus des cours de promenade de Fresnes :
- ! Hasta la victoria siempre !
Que Cyril traduit en couac vocal par un « banzaï ! »
Le compagnon et le camarade médaillés de l’amitié se regardèrent, acceptant ce rituel instinctif, symbolique de l’acceptation d’un seppuku commun. Ils étaient tous quatre dans le même ventre, les tripes mises en partage. En cas de merde, ça fera un chié butin. Elle pensa qu’il sera temps plus tard de redevenir la victime, une fois les pieds bien sur terre. « J’ai le manche ! », bougonna-t-elle dans une mauvaise imitation d’Al Pacino jouant Tony Montana.
Ce, au moment où, contre toute attente, le mirador ouvrit le feu - sans sommation pour cautériser les futures cicatrices.
*
- Une gonzesse !
Qu’il lui dit, désespéré de ne pouvoir empêcher sa bouche formuler les mots.
Une gonzesses qu’il voit en face de lui au lieu de son frangin et attention pas une Nadine [1] ! Pas une Martine [2] ! Pas une Antigone ? Connaît pas cette meuf, le Cyril.
Les deux autres, oui. Sainte Belle et Diva Cavale mais... Antigone ? Celle qui préfère mourir que d’abandonner le cadavre de son frère. Pour sa dépouille, juste pour sa charogne, elle va casse-pipe, à la condamnation, à l’exécution.
Antigone, mon ami, mon frère... Antigone, une petite ado.
Une gamine de neuf-trois, si elle avait vécu à notre époque avec un oncle Capo-di-tutti-Capote !
- Tu vois, elle a fait pour un mort ce que tu ne fais pas pour un vivant. Viens pas sur ma tombe chialer ton amour...
- Moi, putain, je te donnerai un rein moi, deux yeux moi si...
- Oui, mais...
- C’est ça, oui mais.
Et le parloir se termine.
Dans le RER, il pense à Antigone, et soudainement lui revient Andromaque, lorsqu’il s’est arrêté en classe de 3è.
Il faut choisir la vie, pas la mort. Oui mais... Andromaque vieillit et meurt - insuicidée - sans goût de la vie et traître à son amour.
Le vrai drame que de survivre à la tragédie.
Ah putain, c’est dur la fraternité.
En rentrant chez lui, un message de la maman.
- Comment va ton frère ? Appelle-moi, mon chéri...
Cyril fuit le répondeur et prend son courage à deux mains pour pénétrer dans une librairie afin d’acheter... Heu...
- Vous avez Molière ?
- Quelle pièce voulez-vous ?
- Antigone, s’il vous plait...
- Ah, ce n’est pas de Molière, monsieur. Le moderne ou l’antique ? Sophocle ou Anouilh... ?
- Filez-moi le remake le plus récent... Merci !
*
Un coquelicot a fleuri sur le genou de Cyril et son arme, fusil d’assaut, s’est enrayée. Il est calme, très calme soudainement. Il désengage la cartouche coincée dans la chambre et épaule tandis que tout siffle autour de lui, et que tout hurle en-dedans de lui. Le surveillant du mirador vide son chargeur sur l’hélico. Les prisonniers glapissant de joie et de terreur. Il voit son frère Christophe en bas et il lui semble qu’en tendant la main il pourrait lui caresser les cheveux dans un « T’en fais pas, t’as vu, j’suis là ! Je viens ! J’arrive... »
Il ne voit pas que la corde qui plonge dans les profondeurs de la cour de prison et qui ne touche pas le fond, malgré le poids de son cœur qui la leste comme une ancre. Il manque, il manque, il manque... 10 mètres. Elle ne peut pas, elle crie qu’elle ne peut pas descendre plus bas, les filins anti-hélicoptère tournicotent et si la corde se prend, c’est le crash ! La catastrophe, la bombe sur les hommes murés sans aucune échappatoire.
Le mirador recharge et Cyril, pour la première fois, réplique. En plein dans la cabine et le verre blindé s’étoile. Le verre pète et devient grenade. Un éclat transperce la poitrine du surveillant, qui enfin se couche en chien de fusil. Le petit espace du mirador devient cabine de W.-C. Recroquevillé sur ses tripes lâches, le surveillant s’éparpille et se laisse entièrement aller à la puante peur.
L’hélicoptère survole les promenades une à une. La cour de Totophe est là. Au centre, lui et son ami n’ont jamais adressé plus fervente prière au ciel. Là-haut, les anges relancent la corde. Catherine, Cathy, Kate descend au plus dangereux, frôle l’exploit mais il manque encore il manque toujours il manquera à jamais... 5 mètres. Cyril fait tonner le 45, lui-même surpris par la puissance de la détonation des petits obus. Il regarde en bas et son œil englobe l’enfilade de toutes les courettes.
Halluciné, il imagine sur la corde tous les taulards agglutinés et remontés comme une grappe de raison au soleil. Tous arrachés d’un seul geste de liberté ! Remontés à bout de bras... Vigneron et pécheur d’hommes ! De son genou coule un vin rouge que personne n’aura le droit de boire.
Catherine n’en revient pas d’avoir ssuyé des coups de feu, et sa marche vient chercher sous son nez une morve d’indignation. Elle a mal aux dents, hyper mal tant elles crissent, effritant l’émail :
- Non ! hurle trop tard Cyril.
Le sac d’armes tombe dans la cour et les deux jeunes hommes se jettent dessus tandis que, en un point dans le ciel, disparaissent l’espoir, l’amitié et la fraternité. Cyril a mal et ne peut même pas s’agenouillez devant la défaite, son genou est éclaté et la chair ouverte fait comme des pétales. A sa boutonnière, le coquelicot est déjà fané et il lutte contre l’évanouissement.
- Non... Merde ! Fallais pas, ils savaient pas qui on venait chercher... Ils sont cuits putain... on aurait pu remettre ça. Bordel ! Revenir un jour... murmure Cyril devant ses amis, hypertendus et penaud.
Catherine ne dit rien, elle ramène juste à bon port trois enfants qui ont fait le tour de manège le plus épouvantable du monde. Elle est blanche et c’est elle, plus que son appareil, qui est sur pilotage automatique.
*
La prise d’otages dura dix-sept heures. Le surveillant du mirador n’est plus en danger. Quant au surveillant des îles, d’Outre-mer, il peut être fier de sa promotion, après avoir entendu - dans le haut-parleur du téléphone utilisé pour les pourparlers, que Totophe, respectueux de l’avis de tous, avait poussé à plein volume - l’infâme demande préalable à toute transaction aléatoire :
- Rendez-nous au moins le Blanc...
Totophe regarda les deux surveillants détenus sociaux et sut que lui et son ami étaient des prisonniers. D’un côté des hommes qu’on emprisonne et de l’autre des objets qu’on détient. Il n’eut à cet instant aucune pensée pour son petit frère car la moindre qui lui viendrait serait, au-delà de lui-même, celle du carnage et du suicide collectif. La souffrance ne pouvait déborder d’amour. Ils étaient piégés, piquetés de lumineux points rouges, une rougeole dangereusement mortelle. Christophe, condamné à trente ans de non-vie, n’était pas un tueur, pas plus que Mounir (quinze ans de peine). Ils le prouvèrent ce jour-là.
Sur place, entourée d’hommes cagoulés et surentraînés, tête basse, la maman ne sut dire que les mots des mamans. Ces mots de prisons et de guerres, ces mots d’hôpitaux et de catastrophes naturelles :
- Sauvez-le... Ne me le tuez pas.
Un des membres de cette police d’élite sentit se serrer son cœur de fils et, psychoflic spécialisé, prit en charge de parlementer avec les preneurs d’otages. Dix-sept heures. 1 + 7 = 8.
*
- Non, monsieur, l’administration pénitentiaire a ouvert l feu en premier, me mettant en danger !
La pilote gueula son indignation sur toutes les chaînes de télévision puis, peu à peu, mit de l’eau dans son vin. L’agent pénitentiaire n’était pas un criminel, tout de même ? Entre son devoir et sa conscience, il avait agi comme il fallait. L’anarchisme de Kate laissa le pas à la démocrassie. Un ministre de la Justice à sa gauche, un autre de l’Intérieur à sa droite, ça en jetait tout de même. Sa photo à la une avec son appareil touché, blessé mais survivant aussi. Elle ne décollerait plus jamais de là, se transformant, même à haute altitude, en chauffeuse de taxi au ras des pâquerettes, puisque c’est l’esprit qui s’élève, et elle avait accepté de s’abaisser à collaborer.
*
- Tu vois, petit frère, nous, c’est pas la même. Caïn tue Abel pour la reconnaissance et Romulus tue Remus pour le pouvoir, mais nous, on s’entre-tue pas pour détruire ou construire une société. TU vois, eux, ils arrivent à créer leur civilisation sur la mort d’un frère. Pas nos ! Tu comprends ? Le moindre héritage social ou divin les déchire... Tu piges pourquoi on vit dans un monde d’enculés ? Parce que les frangins s’entre-tuent, on les a éduqués à ça... Pour ça... Comme ça. T’as lu Nietzsche ?
- Hein ? J’peux pas tout lire comme toi, t’as vu. Mais, ça y est, j’ai lu Antigone. Heu... C’st bien.
Et les deux frères se taisent.
En eux brûle la grande bibliothèque d’Alexandrie et il ne leur reste qu’un bout de poème, un haïku.
- Lui ?
- Il a dit oui. Il a juste demandé : « Quand ? »
- Que vous deux ?
- Non, il y a un troisième...
- Qui ?
- Pylade, Totophe, Pylade !
- C’est qui, çui-là ?
- Tu devrais lire Andromaque...
- De Molière ?
*
Il était trop tard pour les points de suture. Quand le délai est passé pour les travaux de couture, il y a danger d’infection. Il faut laisser la nature sculpter sa racine de chair boursouflée. Le copain nettoya la plaie au 12 ans d’âge et tendit la seringue à Cyril. Il le laissa dans la chambre, impuissant à arrêter le temps et conscient du compte à rebours enclenché sous le microscope de la police scientifique.
Cyril avait bougrement saigné, signant son acte. Il était là, sa shooteur à la main et, chose extraordinaire, incapable de se piquer lui-même. Il n’y arrivait pas, l’Enfant-Homme [3] : passer le tétanos au fil de l’aiguille lui était impossible, il bloquait tout en se foutant de sa propre gueule. Il n’osait pas se piquer, appuyant l’aiguille sur l peau sans réussir l’acte de la percer. Alors il appela le copain, et le copain compréhensif - on ne peut pas avoir du courage pour tout - piqua la fesse, sans état d’âme, pour une intramusculaire. Cyril demanda des cadeaux. Le copain pris sa commande en lui disant : « Oui, monsieur. », fit les commissions, allant d’un endroit à un autre avec mille et une précautions pour organiser la clandestinité du héros. Celui-ci disparut quelques mois dans la nature, se greffa dans des paysages de plus en plus désertifiés, et la nature le rejeta sur le bitume d’une ville... Le laissant nu, dépouillé.
Cyril K. fut arrêté...
En attente de jugement, la justice affûte une guillotine pour trancher dans le vif l’invisible lien qui les fait à ce jour concrètement frère siamois, avec un cœur pour deux qui bat le tam-tam de la séparation t de l’isolement - dans des conditions carcérales les plus dures. Gardés par des matons prénommés Romulus et Caïn. Au procès défileront les témoins pour dire à quel point ils seraient fiers d’avoir un petit frère comme ça. D’autres diront qu’une condamnation lourde, appliquée à tel acte, porterait la noblesse du geste à un si haut degré que toutes les Légions d’honneurs se verraient transformées instantanément en médailles en chocolat. La haine et la vengeance d’Etat s’orneront d’humanité quand le procureur jouera le sauveur, en cherchant, au plus profond de ses entrailles de fils unique et choyé, le fantôme d’un grand ou petit frère rêvé, et sa frustration réclamera une peine salutaire... pour sauver Cyril de la tentation de réitérer, récidiver, revenir tenter l’évasion ! Thérapeutique ! Une peine contre l’autodestruction qui le fera trop vieux, trop cassé, trop seul pour de nouveau gâcher son reste de crédit d’avenir venir arracher les ossements recouverts d’une peau momifiée de son frère aîné. Le président jouera sur les mots et le procureur su les chiffres. Oreste, frère de sang, et Pylade, frère d’armes, n’ayant jamais été ni inquiétés ni dénoncés, la mauvaise volonté de Cyril devait - ainsi va la justice - écoper leur peine... L’avocat général insistera sur la dangerosité potentielle du futur, car :
- Oui, messieurs-dames les jurés, il y en a deux en liberté ! Deux loups nés du ventre d’une même louve, la Révolte !
LE dernier silence sera celui des prévenus. Le frère taira le frère, laissant Abel se retourner dans sa tombe vers celle d Remus, pour tous deux se prendre dans les bras et pleurer toutes les fraternités massacrées. « Frères humains qui avec nous vivez... [4] »
Nous aurons contre vous tous nos cœurs endurcis.

Fresnes, décembre 2005

[1] Nadine Vaujour, aux commandes d’un hélicoptère, fit évader son mari Michel de la maison d’arrêt de la Santé en mai 1986. Lire le récit qu’elle fit de cette aventure : La fille de l’air (J’ai Lu) dont est tiré un film du même nom

[2] Déguisée en avocate et brandissant une grenade, Martine Willoquet fit évader son mari Charles du tribunal correctionnel de Paris en juillet 1975 ; dans leur fuite, ils prirent en otages le président du tribunal et un substitut

[3] C’est ainsi que George Jackson surnommait son frère, Jonathan, qui perdit la vie en tentant de le faire évader d’un tribunal californien, en août 1970. Peu de temps après, George fut assassiné par les gardiens de la prison de San Quentin. Lire à ce sujet ? Les frères de Soldedad (Gallimard, 1970)

[4] D’après l’Epitaphe de François Villon

 
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