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CQFD 35 Pendant que le loup n’y est pas

Publié le dimanche 12 novembre 2006 | http://prison.rezo.net/cqfd-35-pendant-que-le-loup-n-y/

CQFD N°035

De notre envoyé du pénitentier

PENDANT QUE LE LOUP N’Y EST PAS


Mis à jour le :15 juin 2006. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=1080


Une tentative d’évasion, une vraie, comme dans les films : un plan minutieusement réfléchi, des outils astucieusement chouravés, une porte de cellule découpée telle une boîte de conserve... Opération porte ouverte à Lannemezan ! Et presque réussie, révèle notre reporter.

UN BEAU SOLEIL nous arrache à la torpeur grise des murs. En escadrille serrée, les hirondelles dessinent des cercles dans le bleu du ciel. Les détenus s’immobilisent près des carrés de jardin où fleurit la primevère. L’air est léger. Il souffle un esprit d’insouciance venu du pays de l’enfance. Nous sommes en mai. « Déjà !, s’écrie l’inénarrable Hervé, cette année, je ne l’ai pas vue passer.  » Pourtant il s’en est fallu de peu qu’il n’y laisse la peau. Un arrêt cardiaque au parloir lui a valu un transport aux urgences et un pontage coronarien. Sur un piston, il ira au bout de ses vingt piges. Une année en moins, une de plus. Cela dépend du point de vue. Et puis avec le chapelet des nouvelles lois répressives, lorsque nous accomplissons douze mois, le juge d’application des peines (JAP) nous avertit qu’une rallonge d’autant s’est ajoutée à notre épargne pénale. Telle est la morale des peines qui n’en finissent jamais. « Une impression de pédaler dans la semoule, autant on en fait, autant il nous en reste à faire  », murmure Rani en arborant un sourire édenté et triste. Dix-neuf ans qu’il se désespère de retourner à Marseille. Nous ne croyons plus au loto, pourtant il pense tirer le bon numéro... l’année prochaine. Nous sommes au printemps et nos coeurs s’allègent et se grisent du parfum de l’herbe coupée. Les soirs dorés s’allongent. Au ras des barbelés à vif, les cris aigus des martinets percent nos chuchotements. Parce qu’un secret pèse sur nos jours sans fin. Des traces de poussière claire, des cliquetis métalliques, des gouttes de sueur inaccoutumées... un regard, un mot. Par chance, nous n’hébergeons pas de corbeau.

Au lendemain du week-end prolongé du 8 mai, le bâtiment se lève avec la gueule de bois. Aucun départ pour l’atelier. Pas d’ouverture pour les douches ni pour les premières promenades du matin. Tous les détenus sont consignés en cellule. Un calme trompeur écrase la détention. Bien sûr, dans la nuit, certains locataires du 1er ont entendu des bruits bizarres montant du rez-de-chaussée. Les plus naïfs pensaient que le jeune fou remettait le couvert. La nuit précédente, ce gars à peine débarqué d’un service médico-psychiatrique a réduit en miettes l’intérieur de sa cellule. Pourtant, à l’aube, c’est un autre détenu qui a été embarqué manu militari. Celui que nous appelions entre nous « Mini-loup », de son vrai prénom Christophe K. De longues heures durant, il a sué sang et eau en cherchant à découper telle une boîte de conserve la porte de sa cellule. Il y est presque parvenu et il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne se carapate dans la pénombre de la coursive. Au petit matin, il s’est cru découvert. Il a rangé les outils sur une couverture à terre et patiemment attendu. À la fenêtre, son regard s’est perdu à la cime des grands arbres derrière le mur. « Promenons-nous dans les bois pendant que le loup n’y est pas !  » Et il a dit adieu à la belle. Ou plutôt « au revoir ! », car il n’a plus rien à perdre. Trente piges à faire alors qu’il est à peine âgé de trente ans. Si rien ne se passe, il sera entré gamin et sortira vieux. Et encore, s’il ne crève pas en route d’une de ces épidémies régissant la sélection naturelle des bagnes modernes. « J’ai joué et j’ai perdu  », a-t-il simplement annoncé au maton resté bouche bée face à la porte branlante. À midi, un second détenu a été baluchonné. Ludo fréquentait Christophe de trop près, ils étaient même inséparables. Pour l’administration, cette proximité est à charge et qu’importe s’il termine sa peine dans quelques semaines. Ils l’ont jugé coupable de complicité tacite et l’ont inculpé.

Dans l’après-midi, l’enquête des gendarmes les conduit dans les sous-sols de la centrale. Les pandores de l’identité judiciaire pistent les voyages interdits de Christophe. Par ce labyrinthe, il se rendait dans le garage près de l’entrée. À loisir, il y choisissait les outils utiles à ses petites affaires. Il réussit jusqu’à dérober un talkie-walkie. Ainsi, lors de ses trajets sous terre, il restait à l’écoute de leurs fréquences. De la salle de ping-pong du bâtiment jusqu’à la cour d’honneur près du sas d’entrée, la voie était libre. Une véritable opération porte ouverte à Lannemezan ! En remontant de cette découverte, la mine bileuse du sous-directeur nous tire un sourire. À tout moment, la classe inférieure des intouchables et des réprouvés aurait pu s’inviter sur les tapis de leurs salons. Et à cette intimité ainsi violée jour après jour, ils sont tout secoués. Au cours des années, le plaisir psychotique d’ériger de lourdes grilles blindées les rassurait. Les risques de la détention s’éloignaient définitivement de leur petit monde protégé et leurs certitudes se renforçaient. En tant qu’irréductible marxiste, je discerne dans cet exploit la permanente parabole de la vieille taupe.

Rétroactivement, un maton tressaille. « La nuit, il aurait pu nous prendre en otages dans la salle de repos. » Que comptait faire Christophe pour passer le sas ? Ou alors pensait-il à sauter le mur d’enceinte ? Personne ne le sait. Il a emporté son secret avec lui. Aujourd’hui sa voie est tracée. Quarante-cinq jours de mitard de QI. Certains surveillants sont dépités. Ils tiennent tant à l’image de leur centrale de haute sécurité. Bras écartés, j’attends la fouille par palpation, le gaffe soupire : « À quoi bon, puisque c’est nous qui fournissons les boîtes à outils.  » Son voisin ajoute d’une voix lasse un « au garage, il nous a même fait la vidange d’un de nos véhicules  ». Près du pic, un autre surveillant plus intello réfléchit à haute voix. « Par les temps qui courent, je préfère ce genre d’affaires que de déguster des rafales de Kalachnikov. » Il est conscient que plus de sécurités n’empêcheront jamais les tentatives d’évasion, mais qu’elles augmenteront de violence pour les déjouer. De nombreux autres prennent le parti d’en rire. Au chibani qui prévient les surveillants d’étage qu’il descend, ils répondent en choeur : « D’accord mais pas au-delà du rez-de-chaussée !  » Soudain, un gros nuage venu de l’Atlantique nous amène la pluie. Une mouillure froide et persistante s’accroche à nos pas. Les rafales de crachin nous chassent du stade et des alentours des jardins. Nous nous retrouvons parqués dans le couloir, quinze pas aller, quinze pas retour. Nous virons et revirons comme des bêtes en cage. La paranoïa gagne certains esprits. « Ils vont bien se dire que beaucoup d’entre nous étaient au courant. À coup sûr, ils nous préparent une expédition punitive carabinée...  » Un ancien répond en soulevant les épaules en signe de fatalisme. Un autre jette un geste de défi. Et à la cantonade, un gars promet d’inscrire en lettres majuscules sur le mur au-dessus du fameux accès au sous-sol : « Station de métro Christophe K.  »

Article publié dans CQFD n° 35, juin 2006.