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CQFD 36 Le questionnaire à Badinter

Publié le jeudi 5 octobre 2006 | http://prison.rezo.net/cqfd-36-le-questionnaire-a/

CQFD N°036

De notre envoyé du pénitentier

LE QUESTIONNAIRE À BADINTER

Mis à jour le :15 juillet 2006. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=1108

Lancé en mai, le fameux questionnaire de l’Observatoire international des prisons, parrainé par Badinter, est enfin arrivé à Lannemezan. Les taulards jugent-ils leur sort :
- très satisfaisant
- assez satisfaisant
- assez insatisfaisant
- très insatisfaisant ?

Notre envoyé spécial a coché la dernière case. L’ingrat !

C‘est une fin de matinée comme les autres. Une petite douzaine de prisonniers tournent en rond dans la cour en espérant l’heure du repas. Un brigadier débarque les bras chargés d’enveloppes immaculées.

Un brigadier ou un adjudant ?
Ou peut-être bien un sergent-chef ?
On ne sait plus comment les appeler depuis leur militarisation.

Hier, un vieux maton, genre Papa Schütz , en blaguait avec nous : « Ces cons, ils vont finir par nous faire défiler le 14 Juillet ! » Et sur trois pas, il imita le pas de l’oie en vociférant à tue-tête : « Eins, zwei, eins, zwei !... »

D’un geste, le brigadier se débarrasse de son fardeau postal entre les mains de Txistor, avec consigne de mettre « ça » à disposition de la population pénale sur une étagère de la bibliothèque.

Deux ou trois gars décachettent à la va-vite leur courrier anonyme : « États généraux de la condition pénitentiaire. »

Les infos en ont parlé, bien sûr, maintenant ils feuillettent les douze pages avec avidité. Un premier gars s’insurge à voix haute : « Le présent questionnaire est remis à chaque personne incarcérée... en main propre par un délégué du Médiateur de la République... Ils nous prennent pour des cons ! Où qu’il est leur délégué ? » Son voisin ajoute : « Si ça commence comme ça, imagine ce qu’ils vont faire des enveloppes remises au courrier. » Il mime le geste d’une feuille de papier qu’on froisse et qu’on balance à la poubelle. Un deuxième congénère raille avec un rire grinçant : « Style, que pensez-vous de la milice ? Adressez-nous vos réponses par la Kommandantur ! »

Remonté en cellule, j’examine avec attention les questions.

Au premier coup d’œil, il ne s’agit que de cocher des cases. Une sorte de test psychotechnique ! « La situation des droits fondamentaux de la personne emprisonnée est : très satisfaisante, assez satisfaisante, assez insatisfaisante, très insatisfaisante ?...

Les conditions de vie au quotidien des personnes détenues sont : très satisfaisantes, assez satisfaisantes, etc. ? »

Facile !

Dix-huit questions en têtes de chapitres, dix-huit fois je coche la case « très insatisfaisante ». J’appartiens résolument à la catégorie des « très insatisfaits » . Je m’en doutais un peu ! S’ils avaient créé la case « immodérément insatisfait » , à coup sûr j’aurais signé.

Mais ne croyez pas que ce soit une généralité dans les lieux de haute punition.

Quelques années durant, je fus le voisin d’un caïd marseillais aujourd’hui trucidé et enterré. Certains jours de fête, il saluait son repas d’un tonitruant : « Ah là, vraiment, bravo l’administration pénitentiaire ! »

J’imagine qu’il peut y avoir des horribles béni-oui-oui capables de se satisfaire de la situation actuelle. « Je suis très satisfait de ma condition d’esclave à l’atelier et assez satisfait que l’aérateur soit tombé en panne l’an dernier et qu’il ne soit toujours pas réparé. Le chef m’a assuré que la poussière était excellente pour les bronches. » Ou bien : « Je suis assez satisfait de l’intervention des personnels cagoulés, surtout lorsqu’à l’aube ils vous obligent à courir à poil dans les couloirs. L’air frais est vivifiant pour le corps. » Ou encore : « Je suis assez satisfait d’avoir été sanctionné à deux reprises pour avoir osé contacter des journalistes. C’était une bêtise car le service de presse du bureau de monsieur le procureur a très bien expliqué mon affaire et pourquoi je devais rester en prison encore quelques années... »

À y regarder de plus près, je m’aperçois pourtant que les réponses ne sont pas toujours aussi évidentes.

Par exemple, faut-il « harmoniser les règles intérieures » ?

Bien sûr, mais à condition que cette harmonisation se traduise par une amélioration, et non par la perte des avantages obtenus ici ou là de haute lutte.

Le questionnaire ignore aussi avec mépris les principales revendications des mouvements de prisonniers depuis vingt ans.

Par exemple, la fermeture des mitards.

Inutile d’égrener la litanie de morts « suspectes » dans ces lieux, de Patrick Mirval à l’époque de l’ouverture de Fleury jusqu’à, voici quelques mois au même endroit, la disparition d’un émeutier des banlieues.

Si les assassinats, tabassages et suicides touchent tous les punis, pourquoi en exempter seulement les mineurs ?

Il en va de même pour les Quartiers d’isolement (QI).

La question juste eût été de demander si nous étions pour leur fermeture ou leur maintien, tout bonnement.

 Que signifie « limiter la durée du placement à l’isolement » ?
- Oui ou non l’isolement est-il une torture ?

Ses concepteurs ne s’en sont jamais cachés, ils l’ont érigé pour briser l’individu. Alors pourquoi ne proposer que du moins pire ? Cela me rappelle la loi israélienne : l’armée a le droit de torturer, mais seulement avec humanité...

Finalement, j’observe avec ironie ce questionnaire de l’OIP parrainé par Badinter. Monsieur « l’honneur de la gauche » est si emblématique de l’irrésolution des problèmes carcéraux !

À force d’ignorer les vraies questions, il a orienté les principaux désastres d’aujourd’hui.

Je pourrais rappeler, entre autres, que ce ministre a autorisé l’ouverture des QI quinze jours seulement après avoir ordonné la fermeture des QHS. J’en suis un témoin malheureux, puisqu’en juillet 1981 j’ai été transféré du QHS d’Auxerre au QI de la Santé, fraîchement repeint et rebaptisé.

Plus grave : en octobre 1981, dans sa volonté de sauver de l’échafaud deux ou trois malchanceux par décennie, il a introduit l’idée d’une peine de substitution.

 Pouvait-elle signifier autre chose qu’une peine supplémentaire, entre le raccourcissement des « cous de jatte » et la perpette utilisée dans des cas exceptionnels ?
- A-t-il réfléchi un seul instant aux conséquences ?

Tout s’est rapidement enchaîné pourtant, et les concepts de mort lente et de guillotine sèche se sont imposés.

Les tribunaux ont distribué des perpettes à tout va, entraînant une aspiration vers le haut de l’ensemble des peines. Le phénomène est bien connu. Et de peur que des « irresponsables » corrigent cette compensation sécuritaire, le législateur inventa les « périodes de sécurité ».

Depuis vingt ans, le piège broie des milliers de vies, mille fois pire que les hasards de la veuve Guillotin.

La suppression de la perpétuité n’est pas même évoquée dans le questionnaire. Il est vrai que nous ne sommes que moins d’un millier.

 Mais les guillotinés n’étaient-ils pas moins nombreux encore ?

La perpette actuelle synthétise toute l’aberration et l’arbitraire du système.

 Comment justifier que, pour une même condamnation, un homme puisse être libéré ici après quarante-deux ans et là après quatorze ans et six mois, comme cela a été le cas dernièrement à Lannemezan ?
- Comment justifier juridiquement une telle disparité ?

La disparition de la « peine de substitution » nous permettrait concrètement de repartir d’un bon pied. Nul doute qu’elle entraînerait en sens inverse un tassement des condamnations jusqu’au plus bas de l’échelle. De plus larges catégories de délits accéderaient alors aux alternatives à l’emprisonnement.

Mais à toujours éviter les questions qui fâchent, on ne fait qu’accompagner le mouvement de dégringolade des conditions pénitentiaires orchestrées par la mort lente !

Article publié dans CQFD n° 36, juillet 2006