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(2006) Moins cher que l’hôpital, la prison

Publié le lundi 16 octobre 2006 | http://prison.rezo.net/2006-moins-cher-que-l-hopital-la/

Moins cher que l’hôpital, la prison

 « J’ai suivi un jeune schizophrène condamné à quatre ans d’emprisonnement, après comparution immédiate, pour une tentative de braquage avec une arme ridicule. Il sortait d’un hôpital psychiatrique. L’expertise a conclu à sa responsabilité pénale. Nous avons demandé une contre-expertise, qui a donné un résultat contraire. Mais le magistrat s’en est tenu à sa première décision. » L’histoire que raconte M. Joseph Minervini, psychiatre à temps partiel dans l’unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) de la maison d’arrêt de Besançon, n’a malheureusement rien d’une anecdote. Elle révèle les mutations concomitantes du milieu carcéral et du dispositif hospitalier de soins psychiatriques. Selon ce médecin, le jeune homme aurait dû, « compte tenu de sa faible dangerosité et de son état de santé », continuer à être suivi par l’hôpital dont il dépendait, non se retrouver en prison.

Dès 2000, l’ex-président de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP), M. Evry Archer, annonçait que 40 % des entrants présentaient des troubles ou des maladies psychiatriques avérées. En décembre 2004, une étude épidémiologique signalera à son tour que 8 hommes détenus sur 10, et 7 femmes sur 10, souffrent d’au moins un trouble psychiatrique [1]. Selon cette étude, 24 % d’entre eux souffrent de troubles psychotiques, 56 % de pathologies anxiogènes et 47 % de problèmes dépressifs. En outre, 20 % ont déjà été suivis par le secteur de psychiatrie générale.

Parmi les raisons de cette recrudescence des malades mentaux dans les prisons, la réforme du code pénal de 1993 qui établit, par l’article 122-1, la responsabilité pénale des personnes dont le discernement « est altéré au moment des faits ». En clair, on considère que la conscience de leur acte a pu être modifiée par la maladie, mais qu’elle n’a pas été abolie. Une nuance délicate qui permet, certes, une reconnaissance du crime pour la victime, mais fait passer au second plan la nécessité du soin psychiatrique pour le condamné. De fait, des vagues de condamnés, qui auraient pu, avant 1993, être jugés irresponsables et suivis par la psychiatrie générale, ou dans une unité pour malades difficiles (UMD), se retrouvent à présent en prison. La proportion des accusés jugés irresponsables au moment des faits, qui s’élevait à 17 % en 1980, est ainsi tombée à 0,17 % en 2001.

La présence du personnel psychiatrique hospitalier en milieu carcéral rassure. Depuis 1986, les détenus malades mentaux ont accès aux soins pendant leur incarcération. Sur le papier, 463 lits d’hospitalisation sont ouverts et répartis à l’intérieur de 26 maisons d’arrêt et centres pénitentiaires. Ces services médico-psychologiques régionaux (SMPR), rattachés à des centres hospitaliers, sont dotés de psychiatres et de personnel infirmier. Si l’état du détenu devient incompatible avec l’emprisonnement et qu’il refuse les soins, les psychiatres des SMPR ne peuvent le contraindre, mais ils ont dorénavant la possibilité de le faire admettre d’office dans l’hôpital de rattachement ou dans l’une des quatre UMD que compte l’Hexagone.

Il est communément admis que les SMPR améliorent la situation des établissements pénitentiaires qui les hébergent. Dans les autres, les UCSA n’assurent, depuis 1994, que des prises en charge inférieures à 48 heures. Le revers de la médaille est le recours plus fréquent à la prison pour régler des situations qui ressortissent au trouble à l’ordre public (lire « Et même la folie a cessé d’être innocente »).

Loin du cliché du condamné en assises pour homicide ou viol, à l’occasion de faits divers sanglants, un nombre croissant de psychotiques arrivent à présent dans le milieu carcéral : 40 % des détenus concernés par ces troubles font l’objet d’une condamnation en correctionnelle.

« Face à la saturation des structures de psychiatrie, comme les hôpitaux ou les centres médico-psychologiques [CMP], nombre de patients restent sans soins et entrent dans une spirale de petits délits qui les mène en prison », explique, en 2004, M. Michel Laurent, alors psychiatre à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy, avant d’ajouter qu’il lui est fréquemment arrivé de « recevoir des détenus qui, à leur arrivée, sont complètement délirants et déstructurés, et qui n’auraient jamais dû se retrouver en prison ». Même constat à Besançon : « Certains de nos patients ont un profil de malades avant d’être des délinquants, explique M. Minervini. Ils étaient en situation d’errance ou de grande précarité. Ils ont commis de petits larcins. Ou bien ils se sont battus et terminent en correctionnelle ou en comparution immédiate. Ils arrivent en prison sans avoir subi d’expertise. »

Autre réalité tout aussi alarmante : le soin en milieu carcéral peut devenir un argument pour prolonger la détention. « Pour des patients très difficiles, le juge d’application des peines invoque parfois la qualité du suivi thérapeutique et la crainte d’un manque de prise en charge à l’extérieur pour refuser un aménagement de peine », s’alarme M. Laurent. Entouré de 4 psychiatres et de 9 infirmiers, il a eu à suivre entre 200 et 350 détenus de manière permanente sur une année. Soit près d’un tiers des détenus. A côté des situations de toxicomanie, de délinquance sexuelle, d’alcoolisme et de troubles mentaux, il évalue à une quarantaine le nombre de détenus souffrant d’une psychose schizophrénique. Des malades qui passent d’un état « stabilisé » à des phases de paranoïa, de bouffées délirantes, d’agressivité, ou bien à des phases d’extrême angoisse pouvant mener au suicide.

S’il se considère comme bien loti « comparé aux autres SMPR [qu’il a] visités », son constat est sans appel : « Nous suivons des détenus-patients qui ont besoin d’une prise en charge soutenue. Nous ne pouvons pas tous les faire hospitaliser d’office à l’hôpital de rattachement, et certains n’ont pas non plus le profil de l’UMD. »

Indispensable puisqu’il offre des soins aux détenus malades, ce système est débordé. Selon la dernière enquête épidémiologique, la proportion de psychotiques à tendance schizophrénique atteint maintenant 10 % dans les établissements pénitentiaires [2]. La population carcérale étant proche de 59 000 personnes, cela signifie que presque 6 000 détenus auraient besoin d’un suivi plus soutenu. Un raz de marée, compte tenu des 463 places officiellement décomptées dans les SMPR.

A cela s’ajoutent des obstacles matériels. Sur le papier, le service de Bois-d’Arcy compte 11 lits d’hospitalisation, « mais en réalité, nous n’en avons aucun », déplore M. Laurent. Question de budget, d’exiguïté des locaux, le SMPR n’assure même pas l’équivalent d’un hôpital de jour, qui garderait les détenus à la journée. La situation de Bois-d’Arcy n’est pas une exception. Le SMPR de Châteauroux n’est pas encore équipé de lits malgré les 13 places qui lui sont imparties, car, entre autres raisons, les postes de psychiatre ne sont pas pourvus. Plusieurs services doivent fermer faute de personnel ou de travaux, comme cela a été le cas à Caen. A Nantes, la situation pourrait paraître meilleure : le SMPR situé dans l’enceinte du centre pénitentiaire compte 16 lits d’hospitalisation à temps plein. Un des psychiatres constate pourtant : « Cela n’a rien à voir avec une hospitalisation normale. Les soins ne sont dispensés que dans la journée. Pendant la nuit, il y a un médecin d’astreinte mais pas de personnel soignant. »

Cette réalité inquiétante va à l’encontre de garanties octroyées par la législation, puisque, depuis 1994, la loi sur l’accès aux soins des détenus impose un principe d’égalité de soins entre le pénitentiaire et l’extérieur. Sur les 26 SMPR, seuls ceux de Fresnes et de Marseille disposent d’une surveillance médicale nocturne permettant d’atteindre l’objectif d’hospitalisation effective. Dans les autres cas, une bouffée délirante aiguë ou une tentative de suicide peut à tout moment devenir tragique.

Alors, pourquoi garder en prison des détenus malades ? Pour l’équipe des psychiatres nantais, une piste de réponse apparaît clairement : « Les détenus-patients sont hébergés dans des cellules que l’on ne peut qualifier de chambres d’hospitalisation, même si curieusement le forfait hospitalier s’y applique, alors que l’administration pénitentiaire fournit chichement le gîte et le couvert. » Une journée en détention ne coûte que 150 euros, quand une journée en hôpital psychiatrique revient à 480 euros...

Du côté du ministère de la justice, on reconnaît la saturation. Dès le 15 décembre 2003, le ministre de la justice Dominique Perben concédait : « Le dispositif sanitaire [hospitalisation d’office, UMD et SMPR] se révèle insuffisant en matière de prise en charge des troubles mentaux compte tenu de l’ampleur des besoins [3]. » La loi de programmation 2002 prévoit la création de véritables hôpitaux psychiatriques pour détenus - les unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA).

Le projet ressemble à une bouffée d’oxygène. Mais le rêve pourrait être de courte durée. « D’où viendra le personnel ? Car il faudra bien créer des postes de soignant », remarque Mme Françoise Huck, vice-présidente de l’ASPMP. La question n’a rien d’anodin : les hôpitaux psychiatriques dénoncent eux-mêmes leur manque de personnel. Quant aux places offertes par ces 17 futures UHSA, d’abord estimées à 144, elles devraient finalement atteindre, selon les annonces du ministère de la justice, un total de 700 d’ici à 2010, dont 450 dès 2008. Les SMPR, eux, risquent d’en faire les frais. Ils pourraient perdre leur 463 places d’hospitalisation pour un recentrage sur des soins ambulatoires ne dépassant pas quarante-huit heures. Si les négociations se poursuivent sur ce point, le nombre de lits dans ces services devrait être revu à la baisse.

Destinées en premier lieu à soulager les établissements pénitentiaires, ces UHSA n’infléchiront pas la tendance à emprisonner des malades mentaux. Elles pourraient même l’accentuer. Psychiatre intervenant aux Baumettes, à Marseille, M. Jean-Marc Chabanne se demande, comme nombre de ses collègues, si « la recréation des asiles, par l’instrumentalisation de la psychiatrie, n’est pas à l’œuvre en instituant ces nouveaux lieux de soins spécialisés pour malades mentaux détenus » et si les experts psychiatres n’auront pas tendance à recourir à l’incarcération car, « quelle que soit leur conclusion, ils auront la certitude que le patient sera soigné en milieu sécurisé ».

Ce dispositif risque même de « créer une psychiatrie pénitentiaire pour les malades agités que la psychiatrie générale n’est plus en mesure ou ne veut plus prendre en charge », dénonce un membre de l’ASPMP.

Lors d’une audition d’enquête parlementaire, en 2001, M. Archer, psychiatre au SMPR de Loos, dans le Nord, avertissait : « Il ne faudrait pas que la présence des dispositifs de soins psychiatriques dans les prisons en vienne à cautionner le retour à une fonction asilaire de la prison. » Cette crainte est en passe de devenir un fait accompli.

Virginie Jourdan
Journaliste

Source : Le Monde Diplomatique

[1] Etude menée sous la direction de M. Bruno Falissard, biostatisticien et épidémiologiste, et de M. Frédéric Rouillon, psychiatre. Premiers résultats rendus publics le 7 décembre 2004

[2] Bruno Falissard et Frédéric Rouillon, ibid

[3] Réponse à la question écrite de Mme Bérengère Poletti sur la prise en charge des troubles mentaux, Journal officiel, Paris, 15 décembre 2003