Laurent JACQUA
Maison Centrale de Poissy
17 Rue Abbaye
78300 POISSY
Laurence
Mon livre sur le monde carcéral commence par cette phrase :
"Pour Laurence division 104, ligne 22, point 39, mètre 40..."
Aujourd’hui je tiens à vous expliquer la signification de cette dédicace qui ce veut en réalité un hommage à celle que je considère comme ma sœur de tourment et de peine. Je tenais en effet à faire ces quelques mots et ce dessin avec sa photo parce que c’est tout ce qui reste d’elle. Cette fille, je ne l’ai jamais connue personnellement et, pourtant, elle m’a touché le cœur et l’âme si profondément que j’ai décidé de lui dédier ce petit texte afin d’honorer sa mémoire...
Je voudrais par ces mots faire en sorte qu’elle ne sombre pas dans l’oubli et le néant car sa vie n’avait pas de prix comme celle de ces millions de laissés pour compte que la société ne veut pas aider et qui sombrent quotidiennement. J’espère que l’âme de Laurence, si durement éprouvée, va hanter longtemps la conscience de tous ces hommes de pouvoir qui ont bâti cette société si cruelle et si féroce dans laquelle elle n’avait aucune chance de survivre à cause sans doute de sa fragilité et de sa trop grande sensibilité.
Elle représente à mes yeux la somme de toutes les douleurs et de toutes les détresses de ceux qui sont resté sur la touche, ces victimes d’un état aveugle, insensible, réactionnaire et répressif qui sait éliminer ses membres les plus faibles aussi efficacement que la sélection naturelle.
Toxicomane, taularde, prostituée, sidéenne, elle avait tout l’attirail pour traverser l’enfer à pied et sans eau. Sa souffrance était si grande qu’elle ressemblait à elle seule à un supplice moyenâgeux. Son histoire fit l’objet d’un documentaire qui retraçait son parcours, sa sortie de prison et sa mort. Trente minutes d’images hallucinantes de désespoirs qui sont un véritable réquisitoire contre tout le système social et judiciaire de notre pays.
C’est en visionnant ce documentaire il y a quelques années que j’ai fait la connaissance de la tragique existence de Laurence. Cela m’avait remué de la voir aussi désespérée et mal en point à cause de la maladie qui progressait en elle (à l’époque il n’y avait pas de tri thérapie). Je me suis senti proche d’elle parce que l’ univers qu’elle décrivait ressemblait au mien , je la comprenais mieux que personne, comme si elle était une intime, comme si elle avait passé des nuits entières assise auprès de moi tout au fond de l’abîme obscur dans lequel je vivais. La taule, la maladie, la mort, le désespoir, la nuit, la solitude, la douleur tout cela elle l’exprimait tout au long de ce reportage et chaque parole qu’elle pouvait prononcer je la saisissais dans toute son horreur et toute sa dimension au contraire de tout ces éducateurs et assistantes sociales au cœur de pierre qui ne l’entendaient plus.
Bien sûr pour bon nombre de « bien pensant » et « de pères la morale » elle était l’incarnation de la déchéance et de l’échec, un être non productif dont on ne sait plus quoi faire et dont la place n’est qu’en prison ou à la morgue, histoire de s’en débarrasser comme on dératise. Que la bonne société se rassure elle n’est plus de ce monde, elle est morte d’une overdose dans une chambre d’hôtel sordide et crasseuse que les services sociaux de l’incompétence avait payé pour cinq jours (pas un de plus) après sa sortie de la maison d’arrêt de Fleury.
Ironie du sort l’hôtel où elle est morte, seule et abandonnée de tous, s’appelait l’hôtel « Fleury... » On échappe pas à son destin...
Ce petit reportage et cette photo, voilà les seuls vestiges de son passage sur cette terre car, n’ayant aucune famille, ces braves fonctionnaires l’ont balancée dans une fosse commune comme un déchet dans une décharge, jetée comme ça dans un trou sans un mot et sans une sépulture parmi un tas d’autres ossements anonymes.
Voilà l’exemple même de la considération et de la valeur humaine dont se vante notre démocratie qui cache ses faiblesses, ses défaillances, ses manquements, ses dysfonctionnements, ses fautes, ses déshonneurs, derrières les hauts murs de ses prisons, de ses cimetières, de ses asiles, de ses DDASS, de ses foyers, de ses centres de rétention, de ses maisons de retraite, de ses centres d’hébergement, de ses hôpitaux, de ses ANPE, de ses bidon villes, ghettos, squats, cités, banlieues et autre lieux d’exclusions. Il faut dissimuler la misère, il faut camoufler le malheur, il faut étouffer les cris de désespoirs, il faut taire les inégalités, il faut écraser les révoltes qui en découle, il faut cacher la vérité, garder un sourire de circonstance afin de ne pas ternir le mensonge gravés sur tous les frontons de nos institutions "liberté, égalité, fraternité...".
La société "karchërise" la flétrissure populaire et se débarrasse discrètement de tous ses exclus comme la poussière sous un tapis, afin de ne pas encrasser l’image proprette du pays des droits de l’homme.
Laurence symbolise à mes yeux la belle martyre sacrifiée de ce grand charnier social, la petite "Esméralda" de la cour des miracles, la reine des gueux, la Marianne du peuple en marge, l’ambassadrice du quart monde, la représentante de tous ces citoyens de seconde zone que l’on a toujours insultés d’injustice depuis que le monde est monde.
Ce monde qui ne parle plus que d’argent et qui construit dans tous les esprits dociles un avenir aussi virtuel qu’artificiel dominé par la peur. La réussite économique d’un pays se fait au détriment des plus faibles et se gagne comme au poker grâce au mensonge. Au fond, ils veulent nous faire croire que tout est payant, ils ont transformé nos vies en centres commerciaux et nos existences sont vécus entre deux rayons de produits manufacturés que l’on doit acheter, acheter et acheter encore jusqu’à la mort et même après, rien ne se perd c’est une question de marketing.
Dans nos sociétés modernes il n’y a pas de place pour le pauvre, l’indigent, celui qui n’a pas les moyens, qui n’est pas économiquement viable, s’il ne rapporte pas, il est immédiatement rejeté, marginalisé, banni, éliminé tel est la règle, tel est la loi...
Les êtres humains ont été remplacés par une nouvelle espèce, celle des consommateurs ! Génération mutante dressée, conditionnée à l’achat compulsif de la boutique prénatale aux pompes funèbres.
Mais reste-t-il encore des êtres humains dans cette société ?
Oui ! mais ce sont pour la plus part des "marginaux", comme ils disent, car ils échappent au système, ils refusent de payer pour engraisser ces porcs, ils n’acceptent pas de vivrent à crédit, ils rejettent cette société de marchands, ils disent non à l’esclavage des esprits, ils refusent d’être exploité comme on récolte des courges, ils rejettent la dictature des marques, ils ne croient plus à la farce mondiale, on ne les endort plus, ils se révoltent face à toutes les injustices, ils disent non aux mensonges historiques, politiques et économiques, ils n’acceptent plus de payer pour vivre et de vivre pour payer...
Dans le grand supermarché mondial, seul les clients consommateurs ont le droit de vivre, tous les autres sont jetés au fond de « casses humaines » pour n’avoir pas voulu accepter le contrat social, pour n’avoir pas voulu se prosterner devant les idoles économiques que la publicité lobotomisant les masses a transformé en dieux vivants.
Laurence n’a pas supporté la pression de cette vision du monde et de cette vie qu’on voulait lui intuber de force et elle fut éliminée jusqu’à la désintégration de tout son être.
Un jour le réalisateur du documentaire essaya de la retrouver, voilà ce qui lui arriva :
"On m’informa qu’elle était inhumée dans la fosse commune du cimetière parisien de Thiais situé en grande banlieue. Dix jours plus tard j’allais découvrir ce lieu. Un gardien me proposa de m’accompagner car d’après lui, je n’arriverais pas à trouver son emplacement. Nous arrivâmes à la fosse commune, une sorte de carré de 50 mètres sur 50, faite de terre battue, parsemée de débris d’ossements. Il m’en expliqua la raison :
- la fosse commune n’est pas extensible. Quand elle est pleine, on la reprend au début après avoir mélangé et broyé la terre.
Tout en marchant, il comptait les piquets plantés sur le côté du terrain, il s’arrêta, sortit un décamètre de sa poche et mesura. Après une trentaine de mètres, il s’arrêta, s’agenouilla et tout en enfonçant son pouce dans le sol, me dit :
- elle est là ! Division 104, ligne 22, au point 39 mètres 40..."
L’horreur de notre civilisation dans toute sa splendeur...
Si jamais vous passez par le cimetière de Thiais, déposez un petit bouquet de fleurs pour Laurence afin de lui dire que ceux qui résistent ne l’oublient pas...
À bientôt sur le BLOG pour la suite...
Laurent JACQUA
"Le blogueur de l’ombre"
- Dans la série documentaire Femmes de Fleury, "Laurence" de Jean-Michel CARRE. Films Grain de Sable.