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CQFD 43 A l’ombre et claironnant

CQFD N°043

De notre envoyé du pénitentier

À L’OMBRE ET CLAIRONNANT

Mis à jour le :15 mars 2007. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=1346

Mieux vaut bouffon et célèbre que mort et oublié : la philosophie des plateaux de télévision prend un tour tragi-comique quand elle fait irruption derrière les hauts murs de la prison. Entre le taulard qui voit dans cette chronique une aubaine pour briser le silence et celui qui préfère qu’on lui foute une méchante paix, voilà que surgit Clairon, le Sancho Pança du pays carcéral.

LES GIBOULÉES BALAYENT LES COURS. Écrasé par un ciel plombé, le béton s’assombrit de pluie. Et la prégnance de la mouillure impose sa loi. Dans les gourbis, la taule se rouille des rhumatismes de l’ennui. À la moindre accalmie, nous nous précipitons en promenade pour nous dégourdir les jambes. Les plus agiles sautillent entre les flaques. Tels les hamsters, nous tournons dans la roue avec l’illusion que cette marche n’a de but que celui de faire défiler les heures. Par deux ou trois, épaule contre épaule, on discute de tout et de rien. Un bout de phrase suffit. Ou alors on a droit à une anecdote vieille de dix ou vingt ans, du temps où on était dehors... Qu’importe, on est bon public. Et puis on se connaît, on marche dans le même sens et au même rythme depuis une éternité. Comme dit Boualem avec malice, lorsqu’il a débarqué dans cette zonzon, des troupeaux de rennes broutaient encore de l’autre côté des barbelés.

Je ne sais comment la question a été mise sur le tapis, mais un habitué de la patrouille du soir a fondu sur moi. « Paraît que je suis le héros du livre que tu vas faire paraître ?  » Derrière son dos, Hiro Hito me lance un clin d’oeil appuyé et je démarre au quart de tour. « C’est vrai, plusieurs chapitres se déroulent dans la centrale...  » « Ah bon !  » L’exercice d’improvisation est aisé car je connais toutes ses petites histoires, dont il n’est jamais avare... La partie de rugby entre le lycée hôtelier et l’équipe de Souillac, la bagarre à Carmaux en quart de finale, la fois où il s’est tapé la femme d’un copain... Le tout avec moult détails à la clef. « T’as mis tout ça ?  » La voix mélange fierté et inquiétude. Je le rassure : « J’ai utilisé un surnom... Clairon !  » Il sursaute et dégringole de son nuage. Il se voyait déjà en comte de Montecristo des coursives. Les yeux dans le vague, il soliloque : « Clairon... Clairon...  » Et finit par conclure en se renfrognant : « Pour abréger mes histoires, tu ponctues les fins de phrases d’un “et tatatiii et tatataaa...”  » Pas mauvais bougre, il renchérit en levant le coude, façon Jean Gabin dans Un Singe en hiver : « tata... tadada ! Tada ta dadadaaa...  » Le gars a bon esprit, on peut rire avec lui. L’été dernier, un mec de l’atelier des chiffons avait dégotté une magnifique culotte de femme en dentelle. Profitant de l’absence de Clairon et de la complicité du maton, il la suspendit à l’étendoir de la fenêtre. Le sous-vêtement chargé d’une féminité explosive flottait au-dessus des cours de promenades. Ça rigolait pas mal sous cape jusqu’à ce que l’intéressé découvre le pot aux roses. Il fit la gueule à peine dix minutes pour finir par en rigoler avec nous.

 La publication de mes chroniques ou de mes bouquins de témoignage carcéral occasionne pas mal de débats parmi les habitués de la bibliothèque et ceux qui déambulent dans le couloir du rez-de-chaussée. Certains congénères préfèrent ne pas apparaître. Je respecte ce « droit à l’oubli ». D’autres, après maintes hésitations, choisissent eux-mêmes le surnom sous lequel je les fais jouer. Des groupes chuchotent lorsque je les croise. Ils craignent de retrouver leurs réflexions dans le journal, comme ils disent. Par contre, les malicieux revendiquent : « Pour une fois que la presse ne parle pas mal de nous !  »... Les arrivants venus d’autres centrales m’accostent en évoquant une lecture. « J’ai lu un de tes bouquins au QI des Baumettes  »... « Moi, j’étais dehors et je ne pensais pas me retrouver en galère à Lannemezan.  » Et comme le drame n’est jamais loin en zonzon, un gars me raconte qu’au sinistre mitard de Clairveaux, il a été voisin de cellule d’un des protagonistes de Je hais les matins (éd. Denoël, 2001). L’autre n’allait pas bien, pas la peine de faire du cinoche, c’est le genre de choses qu’on sent à de petits riens. La crainte de ne pas passer le cap des quarante-cinq jours... Celle de se retrouver seul au cachot avec derrière le mur un macchabée accroché à la grille. « Tous les soirs, je lui lisais quelques pages..., et je finissais par revenir au chapitre où tu parlais de lui...  » Bébert le coupe. « Avant-hier, Stef s’est pendu au mitard de Muret... Il sortait dans trois mois...  » Un lourd silence écrase les conversations des hommes à l’abri près des cabines téléphoniques. « À 11 heures du soir, le brigadier de service a téléphoné à la mère : “Votre fils était saoul, il s’est pendu... Le personnel n’a pas pu le réanimer, bonsoir madame...”  » Un gars s’est redressé et lâche un rictus de haine en serrant les poings. Il sort marcher sous la pluie. Les autres baissent la tête au fardeau de ce nouveau deuil du pays carcéral. Mon voisin se penche vers moi. « Dans ton dernier livre, c’est bien ce que tu as écrit à propos du jus des pendus... Dehors,il faut qu’ils sachent vraiment ce qui se passe... Cette sale mort pèse sur les coursives... Il n’y a jamais eu autant de trucidés depuis la fermeture des bagnes...  » En face de moi, Yves m’interroge des yeux. Je lui explique qu’il s’agit d’un roman contant les aventures d’un prisonnier d’ici libéré en conditionnelle. Illico René lance sa vanne grinçante. « Libérable de Lannemezan, ça c’est du roman ! T’as vraiment de l’imagination !  » Pour montrer qu’il est au parfum, Momo prend un air entendu : « Ouais le “Toxic”, celui dont tu t’es inspiré... Il était au bâtiment B en 2000, non ?  »... Personne ne sait trop ce qu’il est devenu. Il est peut-être sorti, peut-être mort ou déjà retombé ? Un mec soulève les épaules en guise de « Pas de nouvelles, bonne nouvelles »...

En attendant, l’affaire Clairon mijote à feu doux sous les préaux. Les lecteurs ayant l’exclusivité de mes manuscrits se refilent des coups de coude à son passage. Bébert l’interroge, énigmatique : « Et l’histoire de la douche à trois, c’est vrai ?  » L’autre m’assassine d’un oeil furibond. « Je ne sais pas ce qu’il a inventé ce con, mais je vais pas laisser dire tout et n’importe quoi... Je préviens mon avocat !  » Hiro Hito ne laisse pas chuter la fièvre et le relance. « Et le titre ! Rencarde-toi... » Clairon déboule au pas de charge en coupant à travers les jardins : « J’exige de le lire avant parution ! Et d’abord, son titre, c’est quoi ?  » Je jette à la cantonade : « La débandade des asticots  ». Le staff des musculators près des barres parallèles éclate d’un rire graveleux. « Tu parles d’une gloire, tu pourras toujours te vanter... J’ai inspiré le personnage de Clairon dans La débandade des asticots. Imagine un brin la grosse tache sur ton CV de repris de justice !  » « Vous avez raison, je lui fous un procès !  » L’autre rétorque, goguenard : « Eh con, tu seras obligé de donner ton nom et montrer ta binette aux Guignols... La France entière saura qui se cache derrière le masque du Clairon !  »

Article publié dans CQFD n° 43, mars 2007.