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03 Chapitre III : Nicolas Sarkozy, la "Justice automatique"

Chapitre III JUSTICE AUTOMATIQUE

L’excuse de la barbarie

« Si l’on excuse la délinquance aujourd’hui, il faut s’attendre à la barbarie demain », dit Nicolas Sarkozy. L’expression revient souvent dans sa bouche, le slogan, apparemment réussi, ayant eu l’heur de plaire. Excuser : mettre hors de cause, justifier, pardonner. Barbarie : état très éloigné de la civilisation, acte d’une grande cruauté. Qui justifie ou pardonne les délinquants en France ? Apparemment personne. Qu’est-ce qu’un barbare ? « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », disait Claude Lévi-Strauss. La formule de Nicolas Sarkozy est évidemment malheureuse. Mais il faut la suivre jusqu’au bout, au-delà du haussement d’épaule que provoquerait un bon mot légèrement maladroit. Le mot barbarie sert à décrire cette fin de civilisation, cette décadence violente qui suivrait une trop forte compréhension de l’acte de délinquance, qui s’accompagnerait d’un énervement de la répression et en définitive d’un refus de juger. Tenter de comprendre aboutirait finalement à laisser les délinquants en liberté et à accroître le crime dans un monde sans juge ni police, un monde sans règle, ni loi. On peut se demander d’où Nicolas Sarkozy tient cette vision apocalyptique qui ne correspond à aucune évolution encore connue de l’humanité. Pourquoi assimiler le questionnement sur les causes du crime à une excuse ? Pourquoi cette peur de comprendre ?

Peut-être ce refus s’explique-t-il par la crainte d’être confronté aux véritables causes de la délinquance, et à cette vérité d’évidence : le délinquant n’est pas un monstre, il nous ressemble, il n’a pas de gêne particulier. Nous pourrions être à sa place si sa vie avait été la nôtre. Nous avons tous en nous de quoi faire un parfait délinquant.

En fait, il est beaucoup rassurant de penser qu’il n’y a rien à comprendre. Nous évitons ainsi de jeter le moindre regard et sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure. Dès lors la délinquance devient quelque chose d’extérieur, une entité propre, Elle n’a pas de cause, elle est un pur produit. Nous pouvons la choisir ou la rejeter librement. Elle fait l’objet d’un pur choix de l’esprit humain. Elle est l’expression d’une volonté délibérée. Commettre un crime ou un délit devient une affaire de volonté, une volonté qu’il faut donc briser puisque c’est à ce niveau-là qu’il faut agir, à l’exclusion de tout autre. La lutte pour la sécurité devient dans cette optique un combat de volontés contraire : d’un côté celle du délinquant qui tient farouchement à passer à l’acte pour y trouver diverses satisfactions, de l’autre celle de l’Etat protecteur qui doit légitimement punir sévèrement et même de plus en plus sévèrement si le délinquant persévère et récidive.

Quand les esprits seront mûrs ou la rengaine des pleines plancher

« Je demande que les peines plancher, c’est à dire que des gens qui reviennent pour la 20ème fois devant le tribunal correctionnel, je souhaite qu’ils soient automatiquement condamnés à une peine lourde » (Emission à vous de juger, France 2). « Faut-il établir des peines minimales, dites “plancher” ? À terme oui ; mais les esprits ne sont peut-être pas encore assez mûrs pour cela » (intervention du 21 novembre 2006 à l’Assemblée Nationale).

Voici plus de deux ans que le fruit mûrit. Inlassablement Nicolas Sarkozy revient sur le sujet et en fait l’un de ses principaux chevaux de bataille. Il avait tenté, en vain, d’introduire cette réforme dans la loi sur le traitement de la récidive promulguée en décembre 2005. Personne n’en voulait, sauf lui : il a du renoncer provisoirement. Il a retenté sa chance un an plus tard, dans le cadre de la loi sur la prévention de la délinquance ; il voulait, là, faire appliquer les peines plancher aux mineurs récidivistes. Le groupe parlementaire UMP a tenté de proposer un amendement en ce sens mais la manoeuvre a échoué de la même façon et pour les mêmes raison qu’en 2005. L’UMP n’a pas osé et le premier ministre a renouvelé sa profonde hostilité au principe.

On peut légitimement se demander pourquoi une telle obstination. Le ministre-candidat a moins le mérite du courage car il était très isolé dans la classe politique, en dehors de ses amis proches, lorsqu’il a commencé à proposer cette mesure. Au sein du gouvernement, depuis 2002, il n’a trouvé aucun appui. Même ses fidèles alliés que furent les gardes des sceaux successifs, Dominique Perben ou Pascal Clément, pourtant prompts à le soutenir, ont condamné son initiative. Tous le lui ont dit sur tous les tons, rien n’y a fait. La réforme a donc été écartée provisoirement des registres du parlement mais elle resurgit dans la campagne présidentielle. Si le ministre de l’intérieur est élu, il a promis qu’il la ferait voter « tout de suite ». Il faut donc essayer de comprendre le sens de cette proposition, dans quel projet elle s’inscrit et si elle correspond à un vrai problème. D’autant que cette idée de peine plancher, proposée aujourd’hui pour les récidivistes majeurs puis mineurs, a toute chance, si son promoteur est élu, de s’appliquer à bien d’autres catégories de délinquants que les récidivistes.

Peine-plancher, peine-plafond, l’argumentation de Nicolas Sarkozy

L’argumentation principale en faveur de la peine-plancher est très simple. Elle est de nature purement répressive. Il s’agit de frapper fort pour être dissuasif. On rejoint là la philosophie de base sur l’excuse et la barbarie. Tel était le motif principal de la proposition de loi déposée le 4 février 2004 par les amis du ministre de l’intérieur, M. Estrosi en premier. Son intitulé était clair : « proposition de loi tendant à instaurer des peines minimales en matière de récidive ». L’exposé des motifs était une longue lamentation répressive contre les réductions de peine. « Les peines prononcées par les juridictions répressives en cas de récidive légale restent la plupart du temps très largement inférieures au maximum de peine encouru hors application des dispositions d’augmentation de la peine. En outre, les mesures d’aménagement de la peine et l’application des dispositions relatives au cumul et à la confusion des peines ôtent au principe d’aggravation des peines en matière de récidive légale une grande partie de son exemplarité et de son effet dissuasif ». En conséquence, « le dispositif proposé adressait un message fort aux délinquants afin de ne plus banaliser la récidive légale ». Il ne s’agissait pas, contrairement à ce que laisse croire le ministre-candidat, de punir celui qui revient pour « la 20e fois » mais celui qui revient simplement pour la 2e fois. Il est évidemment plus facile de parler de la 20e fois que de la deuxième ou de la troisième. Mais dans la réalité, la peine plancher sera très rapide. Le disposition mérite d’ailleurs qu’on la rappelle. Pour les délits, à la première récidive, la peine serait fixée à un tiers de l’emprisonnement ferme maximum prévu. À la deuxième récidive, la peine-plancher est fixée aux 2/3 et à la troisième, c’est le maximum qui est automatiquement appliqué sauf « à titre exceptionnel », par décision spécialement motivée du juge. On voit donc que le terme de « peine-plancher » est impropre, il faudrait plutôt parler de « peine-plafond ». Dans leur fureur de répression, les auteurs de la proposition demandaient même qu’aucun aménagement de peine ne soit possible pour les récidivistes de la part du juge de l’application des peines et que même le placement sous surveillance électronique soit exclu.

Le système de peine-plancher désormais proposé par Nicolas Sarkozy est encore plus sévère que celui développé début 2004. Il l’a exposé dans une interview au Parisien, le 21 février 2007 puis dans une interview à RMC le 26 février 2007 : « alors je demande donc que lorsqu’il s’agit d’un récidiviste, à la première récidive, il sache qu’on ne peut pas le condamner à moins de la moitié de la peine potentielle. A la deuxième récidive, qu’il ne puisse pas être condamné à moins des deux tiers de la peine potentielle »... « Et pour la troisième, ce sera 100% de la peine prévue ».

L’autre argument avancé pour les peines planchers tient à une sorte de parallélisme des formes. « Si le plafond des peines n’empêche pas la liberté, pourquoi le plancher le ferait-il ? » s’exclame naïvement Nicolas Sarkozy le 7 novembre 2006 devant un parterre de procureurs généraux et de recteurs. Personne n’a répliqué à cette « pensée » profonde. Mais chacun comprend la différence sans qu’il soit besoin d’être ni avocat, ni procureur général. L’édiction d’un maximum par la loi répond au souci d’établir une proportionnalité entre l’acte et la peine. On ne peut pas punir un vol simple de 30 ans de réclusion criminelle. Il faut donc prévoir, pour protéger la liberté, que le juge soit limité par un plafond qui sera, autant que faire se peut, proportionné à la gravité moyenne de l’infraction. La liberté dont il s’agit est une garantie contre l’arbitraire des juges. Prévoir un minimum de peine en dessous duquel le juge ne peut descendre répond à un souci complètement différent. Cette institution ne protège la liberté de personne. Elle est simplement l’expression d’une volonté répressive de punir coûte que coûte.

Les oppositions au sein de la droite

Contre ce système de peines plancher, plusieurs voix se sont élevées. Les plus intéressantes viennent du propre camp de Nicolas Sarkozy. Dominique Perben, alors Garde des Sceaux, le 4 décembre 2003, ironique : « la justice n’est pas un questionnaire à choix multiples. Attention de ne pas s’enfermer dans un catalogue de peines ». Puis le 29 janvier 2004 : « dans un état démocratique, il faut laisser au juge indépendant la possibilité de tenir compte de la personnalité du délinquant et du contexte dans lequel le délit a été commis ». Il estimait qu’une loi contraire serait « sans doute anti-constitutionnelle ». Dominique de Villepin, ministre de l’intérieur, le 22 avril 2004, énergique : « je suis contre l’automaticité de la peine et pour l’individualisation, ce qui peut supposer une aggravation de la sanction pour les multirécidivistes. Personnalisation ne veut pas dire laxisme ». Jean-Luc Warsmann, membre UMP de la commission des lois, le 8 décembre 2004, patriotique : « les peines plancher sont une inspiration du droit anglo-saxon. Les instaurer reviendrait à bouleverser la philosophie du droit français, remettrait en cause l’individualisation des peines. Et ça, nous ne le souhaitons à aucun prix ». Dominique de Villepin, premier ministre, le 10 novembre 2006, pédagogique : « faut-il aller jusqu’aux peines plancher ? Je ne le crois pas. Pour qu’une peine soit efficace, il faut qu’elle soit personnalisée. Ce qui compte, ce n’est pas d’alourdir à l’excès les sanctions sur le papier, c’est de s’assurer que les sanctions soient effectivement appliquées sur le terrain ».

L’échec historique des peines automatiques

En fait ce système de peine plancher ou de peine fixe ou encore de peine automatique s’est toujours heurté en France à l’hostilité des juges. Mouvement corporatiste ? Défense indigné des magistrats attachés à leurs prérogatives ? Non, il s’agit d’un mouvement naturel, propre à l’acte de juger, qu’il s’agisse d’un délinquant primaire ou d’un récidiviste, d’une personne poursuivie pour délit ou pour crime. Les premiers refus n’émanaient pas de juges professionnels mais de jurys. Au début du XIXe siècle, les jurys préféraient déclarer des coupables innocents plutôt que de les voir condamner à des peines fixes trop fortes dont ils ne voulaient pas. Montesquieu lui-même disait : « lorsque la peine est sans commune mesure, on est souvent obligé de lui préférer l’impunité ». Le même mouvement était constaté lorsque la relégation était une peine obligatoire : les juges préféraient ne pas prononcer la peine qui allait automatiquement entraîner l’application de la relégation. Face à un homme, qu’il soit délinquant, ou non à l’écoute de sa vie, les plus belles constructions légales volent en éclat. C’est pourquoi, au terme de longues discussions, le nouveau code pénal français en vigueur le 1er mars 1994, a supprimé la notion même de minimum de la peine, préférant limiter les ambitions de la loi à la fixation du maximum de la peine.

Les peines plancher à l’étranger

On pourrait considérer que les peines planchers s’imposent en France parce qu’elles ont acquis leurs lettres de noblesse à l’étranger, que leur importation est une évidence, devant laquelle la tradition juridique française - qui n’est peut-être pas si déterminante - devrait s’incliner. Mais l’examen des expériences étrangères est loin de soulever l’enthousiasme qu’on imaginait. Et, pour tout dire, c’est plutôt un sentiment d’effroi qui vous refroidit et glace les premiers enthousiasmes. Certes les Etats Unis, en tout cas plusieurs Etats des Etats Unis, ont expérimenté les peines automatiques et beaucoup de démagogues ont réussi à conforter leur carrière politique sur des propositions de loi de ce type-là qui sont apparues dans les années 80. Car ces lois-là sont extrêmement populaires. On aurait tort de l’oublier. Elles ont l’immense mérite de la simplicité. Tout le monde n’a pas envie de réfléchir au sort des prisonniers : un délinquant puni a le sort qu’il mérite. Pourquoi s’embarrasser d’une quelconque réhabilitation ? Pourquoi se fatiguer quant la messe est dite, quand la peine a été prononcée ? Aux Etats Unis beaucoup de législations ont ainsi fleuri sur le terreau de la simplicité et de la démagogie. L’esprit de ces lois est exactement le même que celles que nous propose Nicolas Sarkozy. Empêcher les réductions de peine en appliquant le principe de la vérité des sentences (« Truth in sentencing ») : la majeure partie de la peine (85% généralement) doit être effectivement purgée en prison. Obliger le juge à prononcer une peine plancher (« mandatory minimum sentences ») sans qu’il puisse prendre en considération une quelconque circonstance atténuante. Prévoir une peine très élevée et incompressible à partir de la troisième condamnation : la fameuse loi dite« three strikes and you’re out » (expression de base ball : trois infractions et vous êtes hors jeu). Les peines s’échelonnent alors de 25 ans de réclusion à la réclusion criminelle à perpétuité.

Les exemples aberrants d’application de ces lois aberrantes sont connus.
 réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une mesure de sûreté de 27 ans pour le vol d’une roue de secours après deux condamnations pour vol avec effraction.
 25 ans d’emprisonnement pour le vol d’une pointe de pizza après avoir été condamné pour cambriolage et possession de drogue.
 réclusion criminelle assortie d’une mesure de sûreté de 25 ans pour détention de 0,5 gramme d’héroïne, après deux condamnations pour vol avec effraction.
 30 ans d’emprisonnement pour avoir volé le magnétoscope et la collection de monnaie de son voisin alors qu’il avait été condamné deux fois pour avoir mis le feu à une boîte à ordure et au vide-poche de la voiture de son voisin. Les conséquences de ces lois sur la société américaine sont aussi connues : en 30 ans, la population pénitentiaire des Etats Unis est passé (1972-2003) de 330 000 à plus de 2 millions Les conséquences de cet emprisonnement de masse commencent à se faire sentir car ces personnes qui ont passé de si longues années en prison finissent quand même par sortir dans des conditions épouvantables. On imagine l’ampleur des difficultés pour ces populations qui tentent de revivre une vie normale après une si longue absence et les risques de toutes sortes qu’ils encourent ainsi que la société dans son ensemble.

La loi n’est pas faite pour le particulier mais pour le général

Si l’hostilité est si forte contre les peines automatiques et les échecs si patents, c’est que le système recèle de graves dangers. Il repose surtout sur une conception erronée du rôle et de la place de la loi, ce qui est assez gênant dans une démocratie. La loi est faite pour le général, pas pour le particulier. C’est cette perspective, large et souple, qui permet au citoyen, à l’administration, au juge, à la défense, de faire passer la vie, l’équité, le souffle de l’imprévu, de l’imprévisible, de l’inconnu, bref, du juste. Cette constatation-là n’est ni très originale, ni bien neuve. On hésite à citer Aristote pour ce débat. Il ne s’agit pas de se référer à la justice de la Grèce antique mais simplement à une des plus grandes intelligences du monde qui, il y a 2300 ans, réfléchissait pertinemment au rapport de la loi et du juge sous l’angle des notions de l’équitable et du juste. « L’équitable, tout en étant supérieur à une certaine justice, est lui-même juste, et ce n’est pas comme appartenant à un genre différent qu’il est supérieur au juste... Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude » (Ethique à Nicomaque, V, 14).

Ces quelques lignes permettent de bien comprendre quelle est l’essence de l’acte de juger et en quoi un système de peine automatique est un non-sens. Mais pour le saisir il faut se pencher un peu sur ce que signifie juger : ce n’est pas appliquer abstraitement à une personne indéterminée une règle prédéfinie. Ce n’est pas appuyer rapidement sur la touche d’un distributeur de peines. Dans ce cas, il serait possible de s’en tenir à l’examen d’un simple dossier, ce que le procureur de la République de Boulogne, dans l’affaire d’Outreau, appelait de ce terme magnifique, « le dossier-papier ». La justice s’oriente de plus en plus vers ce type de « traitement » où l’on se passe allègrement du débat public, de l’écoute, de la parole, de ce qu’on appelle le « contradictoire ». Ces « procédures » expéditives ont l’immense et apparent avantage de la rapidité et de l’efficacité, s’agissant des chiffres en tout cas. Hélas pour tous les technocrates où germent de tels projets, il ne s’agit pas vraiment d’une « justice ». Tout au plus d’un traitement administratif. Même s’il a lieu en « temps réel » selon la formule aujourd’hui en vogue dans la technocratie judiciaire.

La justice suppose en effet que soient pris en compte et vraiment entendus la parole et l’histoire des personnes concernées : l’accusé comme la victime. Quand une « vraie » justice est rendue, se produit alors une sorte de miracle : les convictions préalables, les « intimes convictions » qui avaient éclos à la lecture des procès-verbaux peuvent se dissoudre, voire voler en éclat, ou, au contraire, se renforcer de façon inattendue. Le juge était sûr d’une culpabilité ou d’une innocence et voilà que le débat public fait surgir autre chose, d’autres éléments, une autre vision des faits. Aucun législateur, si sage, si prévoyant soit-il, ne peut imaginer à l’avance la complexité de la vie, quel que soit le cadre dans lequel elle s’exprime, judiciaire ou autre. Il ne peut descendre dans des détails infimes et doit s’en tenir à un niveau de généralité suffisant. La loi n’est que le cadre où peut se développer la vie, elle ne peut pas la remplacer.

Quand il faut choisir une peine, le législateur ne peut davantage tout prévoir. Sanctionner est loin d’être une opération simple. Le juge doit prendre en considération une quantité considérable de données même si, dans la pratique, à la lecture des jugements, cette complexité est rarement perceptible. Les juges se font discrets sur leurs réflexions et leurs tourments. Mais cette pudeur ne nous dispense pas de chercher. Dans la tête du magistrat, les indications de la loi sont un des éléments d’appréciation mais il y en a tant d’autres. Chaque infraction est spécifique. Chaque être est unique. Il ne suffit pas, par exemple, de dire qu’il y a eu un vol. Bien d’autres interrogations, et leur réponses, vont influer sur la décision. Ainsi : le vol a-t-il été préparé ou non ? Comment s’est-il déroulé ? Démontre-t-il une improvisation, une maladresse, ou au contraire une habitude, un professionnalisme ? A-t-il réussi ou échoué ? Y a-t-il un butin, un profit ? La victime a-t-elle souffert de ce vol ? Lui a-t-il causé une simple gêne ? Un traumatisme ? Le vol a-t-il causé un trouble dans le quartier, dans la ville, la région ? Quelle est l’attitude de l’accusé ? Est-il sincère, crédible ? Regrette-t-il réellement les faits ou pas du tout ? Avait-il des antécédents ? A-t-il évolué depuis ? Présente-t-il des troubles (toxicomanie, alcoolisme, maladie mentale, traumatismes divers...) qui peuvent être à l’origine du vol ? Ces troubles ont-ils déjà été repérés ? Ont-ils été soignés ? Ce n’est évidemment pas tel ou tel article d’un code quelconque qui permettra de répondre à ces questions. La justice est toujours un équilibre particulier même si les données juridiques de base sont identiques pour tous. C’est de cette différence entre la règle ordinaire et son application concrète que naît le sentiment de justice et que s’éloigne le sentiment si courant d’être étranger à son procès.

La peur du juge

Cette tentation d’une justice automatique découle d’une profonde incompréhension du rôle de la justice. Elle n’est pas étrangère à une peur du juge. L’équilibre des pouvoirs dans une démocratie passe par l’existence d’un vrai pouvoir judiciaire. Il ne s’agit évidemment pas d’une revendication corporatiste. Il y a longtemps que la crainte d’un « gouvernement des juges » s’est estompée. La misère de la justice et son faible crédit limitent de toutes façons ses ambitions. Mais, même réduite à sa stricte fonction, elle semble encore gêner. L’idée des peines plancher et d’une justice automatique participe d’une vision simplifiée de la société où tous les instruments ordinaires de régulation contribuent à la mise en oeuvre du plan politique décidée par un pouvoir sans contradicteur. La culture du résultat expérimentée dans la police et la lutte contre l’immigration, l’apologie de la tolérance zéro viennent compléter cette nouvelle philosophie politique qui en rappelle d’autres. La politique du tout répressif ne peut se satisfaire d’une justice indépendante qui risque de mettre à mal le nombre d’interpellations ou de gardes à vue décidé pour chaque année ou une baisse programmée de la délinquance. Si le juge reste indépendant, s’il s’écarte du credo officiel, s’il ose braver les objurgations du ministre, il faudra, dans un premier temps qu’il rende des comptes. Mais bien vite il signera sa reddition. Et la justice deviendra une administration. Elle prendra sa place dans la « chaîne » pénale dont tous les maillons sont déjà en place, entre la police et la prison.

Guider la main du juge

Nicolas Sarkozy ne souhaite d’ailleurs pas s’en tenir aux peines plancher, l’indépendance des juges le chagrine tant qu’il cherche n’importe quel moyen pour contraindre leur décision. On a rarement vu un ministre de l’intérieur proposer aux juges une meilleure façon de juger. On n’avait jamais vu, dans une démocratie, le chef de la police dire aux juges comment ils devaient juger. Nicolas Sarkozy l’a fait. Il ne se contente pas de faire voter ses lois. Il veut que la magistrature obtempère et les appliquent sans défaillir. « D’abord, il faut faire appliquer la loi. Ce que je veux dire par là, c’est que les citoyens doivent pouvoir faire confiance à la loi, en étant sûrs qu’elle sera appliquée. Trop souvent ils ont le sentiment que ce n’est pas le cas, qu’il y a un fossé entre la loi et l’application qui en est faite. Cela pose évidemment la question de l’appréciation des magistrats. Sans entrer dans aucune polémique, je veux dire simplement que la loi est l’expression de la volonté du peuple, et que, comme telle, elle doit être respectée... Pourquoi ne pas penser à une sorte de guide d’application de la loi, à l’exemple des “guide lines” édictées par la commission européenne vis à vis des juges nationaux, dans le domaine compliqué du droit de la régulation. Ce n’est pas moi qui en parle d’ailleurs, c’est le premier des magistrats de France, le premier président de la Cour de Cassation ».

On est consterné de voir les propos du premier président de la cour de cassation détournés de leur sens et mis au service d’un discours populiste. Qui a pu rédiger cette fiche technique pour le ministre ? L’exemple des « guides lines » correspond à un droit très particulier et extrêmement complexe, celui des autorités créées pour réguler des secteurs d’activité tels que l’énergie, les transports, les télécommunication, les finances, la bourse.... Il concerne un fonctionnement économique communautaire qui doit recevoir une application uniforme sur l’ensemble du territoire européen. Ces procès mettent en jeu des entités économique et absolument pas des individus. Il n’est en aucun cas généralisable à l’ensemble de la justice.

Peut-être le ministre-candidat rêve-t-il d’un système actuellement en vigueur aux Etats unis, celui des « sentencing guidelines », des recommandations de sanction ou « lignes directrices pour le prononcé de la peine ». Le juge s’y transforme en une sorte de distributeur automatique des peines, son rôle consiste à appuyer sur quelques boutons. Pour chaque infraction, le juge utilise deux paramètres. Le premier se réfère à la gravité de l’affaire, le second au passé judiciaire de l’accusé. Horizontalement, une ligne figure le passé judiciaire du prévenu, les infractions y étant classées par un système de points dans un ordre de gravité croissante. Verticalement, une autre ligne figure la gravité de l’infraction reprochée classée par niveaux de 1 à 43. Le juge n’a qu’à se rendre à l’intersection de ces deux lignes pour y constater la peine. Il peut certes légèrement la modifier en raison de circonstances aggravantes ou atténuantes, mais sa marge de manoeuvre est étroite. Le juge doit justifier de son écart et un appel est possible.

Ce système peut être la source de graves injustices. Tout simplement parce que juger est tout sauf une opération mathématique. La sanction est un équilibre qu’il faut rechercher à chaque fois. Il n’est de pire injustice que d’être pris pour un objet. Une sanction efficace est une sanction humaine à laquelle le condamné peut adhérer. Or personne ne peut adhérer à une démonstration mathématique, on peut simplement l’admettre, car les mathématiques existent en dehors de nous.

Droit et démocratie

Si le juge veut garder sa place, la place naturelle que les principes premiers de la démocratie lui assignent, il lui faudra être plus que jamais juriste. Car le droit lui impose de ne pas se contente de la peine qu’on lui souffle. Deux principes constitutionnels sont en jeu qui traduisent la nécessité d’adapter la peine au cas par cas, à l’individu jugé plutôt qu’à l’acte commis. Le premier principe est celui qui veut que la peine prononcée soit proportionnelle à la gravité de l’acte commis. Ce principe est posé depuis 1789 par la Déclaration des Droits de l’Homme (article 8) et rappelé régulièrement par le Conseil Constitutionnel français. L’autre principe est celui de l’individualisation des peines qui nécessite que sa personnalité soit prise en compte par le juge : « l’exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l’amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion ». Il lui faudra aussi prendre rang parmi les barbares. Fièrement. En revendiquant sa place parmi ceux qui écoutent, qui entendent, qui attendent, qui observent avant d’agir. On ne peut rien guérir que l’on ne connaisse. On ne peut rien punir que l’on ne comprenne.

(1) Décisions n°86-215 du 3 septembre 1986 et 93-334 du 20 janvier 1994