Publié le samedi 26 mai 2007 | http://prison.rezo.net/cqfd-44-electorat-captif/ CQFD N°044 De notre envoyé du pénitentier ÉLECTORAT CAPTIF Mis à jour le :15 avril 2007. Auteur : Jann-Marc Rouillan. Rouillan, à l’isoloir ! Les affiches appelant à voter fleurissent dans les couloirs, les étages et jusqu’au parloir de la maison d’arrêt de Lannemezan. De mémoire de taulard, on n’a jamais vu ça. Après les pollutions télévisuelles, ces jonquilles du printemps citoyen nous font la retape. Pourtant, peu de taulards conservent leurs droits civiques. SANS VRAIMENT QU’ON SACHE dire pourquoi, la prison claudique sur trois pattes. Peut-être le retour de l’hiver au printemps ? Ou bien est-ce cette inquiétude tenace après la vague de transferts inexpliqués ? À l’angle du stade, le nouveau mirador domine nos survies insectoïdes en grimaçant un sourire d’acier et de meurtrières. Sur les coursives, les passants ronchonnent. Et les prochaines élections accaparent les discussions. « Si Sarkozy passe, on est cuit, plus de perm, plus de condi, plus rien... des nèfles. » D’exaspération, René se gratte le béret : « Et qu’est-ce que tu veux que ça m’foute, ici on n’a rien ! Ça peut pas être pire... » Les décennies d’expérience carcérale ne l’ont pas vacciné. Il devrait pourtant savoir que l’imagination des gouvernants est sans limites. Les cerveaux malades des experts en sécurité découvriront bien de nouveaux tourments à nous administrer. Par mégarde, les magistrats ont oublié de prononcer certaines interdictions rituelles des droits civiques. Trois ou quatre mecs sont déjà venus me demander conseil pour savoir qui des trois trotskards se positionnait le plus à gauche. Ils exigent du rouge vif estampillé pur enragé. Aux images d’une émeute à la gare du Nord, les gremlins se montent la sègue devant la télé. « Qu’est-ce qu’ils nous prennent la tronche avec leurs élections, c’est ça qu’il faut faire, tout foutre par terre, tous les niquer... » Un gars particulièrement excité cherche mon assentiment. « Ce que vous avez fait avec AD, c’est formidable woualah, mais nous les jeunes des quartiers on fera beaucoup mieux... » Le geste subjectif accompagne le propos. Les deux doigts tendus avec le pouce imitant le basculement du chien. « Bang, bang... A voté ! » Clairon s’est lui aussi inscrit sur les listes électorales. Il a même signé la procuration devant deux pandores de la caserne du coin. Mais sa patience administrative n’a pas été récompensée. Pour finir, ils ont dégotté une condamnation qui lui interdit le droit de vote. « Bon sang, juste au moment où on avait trouvé un gus capable de faire barrage à Sarko ! », vanne Marco. Clairon se rebiffe : « Toi, ta gueule, parce qu’avec tes antécédents de chasse aux perdreaux, tu aurais sans doute voté Nihous ! » La grande majorité des pensionnaires sont des proscrits. Nous sommes frappés d’infamie. Plus rien à tirer de nous, même pas un bulletin aux élections machin. Depuis Napoléon, les réformes du Code pénal se sont succédé mais les législateurs n’ont jamais remis en question la peine infamante des réclusionnaires. Et ce n’est pas un oubli. Pour les braves pépères parlementaires, l’essentiel est de nous maintenir à vie dans la caste des sous-citoyens. Ainsi une tranche de la population est marquée au fer rouge, comme dans l’ancien temps les maîtres tatouaient les galériens. Derrière tout ça, la vieille idée réactionnaire des tartuffes ! Détournez des millions de fonds publics, vous resterez un citoyen respectable, attaquez une banque pour quelques picaillons et vous deviendrez un intouchable à la mode indienne. Par n’importe quel moyen, le but est d’éliminer les classes dangereuses du territoire politique. Eux qui n’ont que le mot « citoyen » à la bouche, créent sans cesse des « sans droit » et des espaces d’exclusion. Les taulards figurent une comptabilité derrière les hauts murs. Un chiffre abstrait : 63 000 et des poussières d’hommes. Il serait intéressant de savoir combien de repris de justice sont ainsi frappés d’incapacité électorale et d’interdiction professionnelle, 200 000, 300 000... plus sans doute ? Qui s’intéresse à de telles statistiques ? Pourtant il faudra bien qu’un jour, le peuple des prisons réalise lui aussi son juillet 1789 ! Qu’on en finisse radicalement avec les bannissements et l’asservissement. Pourquoi donc, à cette heure de communion plébiscitaire, ressasser nos griefs populaires ? Et d’abord, appartenons-nous à un peuple, un peuple commun avec celui du dehors ? Mais abandonnons ces interrogations à nos permanents ressentiments, aujourd’hui les conversations tournent autour du départ de Doudou. À l’étage, sa frêle silhouette s’agite, sans bruit, il prépare ses cartons. Dix-sept piges passées dans la même cellule, dix-sept piges devant la même machine de l’atelier, dix-sept piges sans avoir jamais mis les pieds en promenade... Dix-sept piges d’un minutieux assassinat du temps qui passe, où chaque seconde est circonscrite à une particule d’habitude calculée, disséquée et répétée à l’infini... Dix-sept piges... d’un enterré vivant ! Doudou est un ouvrier ayant pris perpette pour avoir tué sa régulière. Un prolo de chez prolo qu’une mauvaise orientation a conduit dans la pire des prisons sécuritaires. Finalement dans cette « désexistence », par la force des choses et du temps qui passe, nous étions devenus sa seule famille. Et les seuls gens qu’il connaisse vraiment. « Salut Doudou ! » Un geste de la main, le matin, à l’heure du départ au taf. « Bon ap’ ! » à midi. « Bonsoir ! » à la gamelle du soir. Bref, le rituel des coursives. Dehors, il n’a plus personne. Plus personne à qui écrire ni à qui téléphoner. Sauf un ancien collègue de la centrale qu’ils ont libéré l’an passé. Demain, après une nuit au QI, il partira à « l’aventure » vers Fresnes et plus tard un établissement alsacien. Il décarre comme il a débarqué, sur la pointe des pieds, presque en catimini. Il n’est pas fait pour cette vie de taulard et en redoute chaque variation jusqu’à la plus infime. À cette heure, l’administration l’arrache à ses limbes et, avec aussi peu d’attention, s’en débarrasse comme ils jettent les suicidés à la fosse commune. D’un trait de plume, ils le font disparaître de leurs listes. C’était un peu con ! Dix-sept ans de prison disciplinaire pour un mec n’ayant jamais reçu un rapport d’incident ! N’ayant jamais eu un mot plus haut que l’autre... Où chercher la logique au pays d’Ubu roi ? ... Avec le début frileux du printemps, la morosité carcérale se transmet telle une endémie. L’ennui toussote ses microbes jérémiades. C’est le palu de la mare aux vilains petits canards. On rouspète pour rouspéter, on se plaint pour se plaindre et, à la moindre douleur, les gars se découvrent des cancers incurables. L’inflation hypocondriaque se mijote à feu doux sur les fauteuils de la bibliothèque. Le petit Marseillais n’est pas le dernier au jeu des pronostics vitaux. Lui qui aime, à la manière des slameurs, jouer des mots et après la prédiction d’une prochaine métastase au rectum, a annoncé son nom de baptême : « Petit Corps Malade ». Appuyé au radiateur, il prend son air buté des mauvais jours. « Voilà, c’est décidé, j’arrête le banditisme et ce coup-là ce qui est dit est dit, j’ai prévenu ma fille... Il faut que je redevienne un citoyen comme n’importe quel keum et que je vote... » D’une voix lasse, son poto Bébert laisse tomber : « Pour cela il va falloir aller au turbin, qu’est-ce que tu vas foutre ? » L’autre ne se démonte pas. « Je vais me payer un snack et mon beau-fils s’occupera de l’affaire. » « Oui mais toi, tu vas devoir bosser ! » « Ben ouais, je passerai prendre le café tous les jours ! » Article publié dans CQFD n° 44, avril 2007. |