Laurent JACQUA
Maison Centrale de Poissy
17 Rue Abbaye
78300 POISSY
La guillotine carcérale. Silence on meurt...
Épisode 1
Pour Laurence,
Division 104, Ligne 22, Point 39, Mètre 40...
À ceux et à celles qui croupissent au fond des mitards, des quartiers d’isolement, des centrales...
Et qui disent encore non !
Préface
Le 10 décembre 1984, Laurent Jacqua s’est rendu dans un commissariat de police. Il y a raconté que c’était lui qui, la veille, agressé avec son amie par un groupe de skins, avait tiré avec une arme à feu qu’il portait sur lui. Un de ses agresseurs était mort. Laurent Jacqua avait dix-huit ans. Il allait être condamné à dix ans de réclusion. Pour lui, cette condamnation reste aussi injuste que sa séropositivité révélée en prison. Depuis, sa vie s’est pratiquement déroulée entièrement en détention, ponctuée d’humiliations, de violences subies et commises, d’évasions, de révoltes, de récidives, de cours d’assises, de condamnations s’ajoutant aux condamnations. Il a décidé de raconter. Tout. Il nous livre sans ménagement l’histoire de sa souffrance, de sa révolte et de sa colère. Son livre est à la fois choquant et douloureux.
Choquant parce qu’il raconte le parcours d’un délinquant qui, dès qu’il est en permission, se met en cavale et devient, comme il le dit, un « bandit ». Repris cinq mois plus tard puis, ayant accompli sa peine, à vingt-huit ans, libre, il va voir la mer et décide de reprendre les armes et de voler assez d’argent pour profiter du temps de vie qui lui reste puisqu’on lui a révélé sa maladie. Il est arrêté huit mois plus tard, commet une spectaculaire évasion avec prise de surveillant en otage, s’engage dans une folle et violente fuite en avant où les agressions succèdent aux prises d’otage, semant la peur sans jamais, heureusement, donner la mort. Un jour, il s’arrête un instant et se confie sur une cassette destinée à sa mère. Les policiers qui vont l’appréhender trois mois plus tard transcrivent cette confession sous la forme glacée d’un procès-verbal intégralement publié (annexe N°1). Un long monologue d’un homme seul, face à lui-même, adressé à la seule personne au monde qui l’aime encore et serait capable d’entendre ce que cet ennemi public a à dire : « Bon, si j’ai exercé un peu de violence, c’était juste pour la survie... mais bon, j’ai gardé toujours mes petites valeurs, j’essaie d’être droit, le plus possible dans cette vie tordue et c’est pas facile. » Les juges n’ont pas besoin de savoir. Pourtant, ce qu’ils jugent, ce ne sont pas des actes, c’est un homme qui a commis des actes. On ne peut condamner justement sans comprendre. Et comment considérer comme négligeable ce que l’accusé pense de la société, de la vie, et de la condition d’évadé qui était la sienne ?
Depuis, Laurent Jacqua purge sa peine, comme on dit. Il sera finalement condamné à vingt-neuf ans de prison au terme de quelques procès d’assises qu’il nous raconte, observant magistrats et avocats de son banc d’accusé d’où, à Metz, il tentera encore, vainement, de s’arracher en force. Ce n’est pas la première fois qu’un détenu raconte sa vie en prison. Nous avons déjà l’impression de tout savoir : la vie qui s’écoule, cette impression d’être englué, dissous dans l’acide d’une « plante carnivore » qui « vous fait fondre et vous transforme en mur gris » comme il dit avec un bonheur d’écriture qu’on retrouve souvent dans le livre ; les insupportables humiliations comme une fouille corporelle d’un homme dénudé (« Baissez-vous et toussez ! ») ; les sinistres mitards où la vie s’éternise dans la solitude et la misère, les effrayants quartiers d’isolement, les révoltes collectives ou individuelles et leur répression, les brimades, les violences - voilà deux siècles que l’on sait tout cela. Deux siècles que les commissions succèdent aux commissions. Michel Foucault qui, il y a vingt-cinq ans, nous fit réfléchir sur la prison, cite un rapport à la Société générale des prisons : « Le sentiment de l’injustice qu’un prisonnier éprouve est une des causes qui peuvent le plus rendre son caractère indomptable. Lorsqu’il se voit ainsi exposé à des souffrances que la loi n’a ni ordonnées ni prévues, il entre dans un état habituel de colère contre tout ce qui l’entoure ; il ne voit que des bourreaux dans tous les agents de l’autorité ; il ne croit plus avoir été coupable : il accuse la justice elle-même. » Ce texte date de 1819 ! On le dirait fait pour Laurent Jacqua. Est-il né rebelle ou l’a-t-on fait rebelle ?
Les surveillants de prison, qui vivent une vie difficile et accomplissent la mission que leur a confiée la société sans qu’on leur en explique le véritable sens, trouveront peut-être ce livre injuste et pourtant il ne fait que dire ce que les autres professionnels qui fréquentent les prisons ont si souvent entendu. Il y a trois ans, le docteur Véronique Vasseur a témoigné dans un livre qui a secoué l’opinion publique. Le Parlement s’est ému, produisant tout à coup deux rapports qui montrent que quand les représentants de la nation décident un instant de s’arracher aux miasmes de leurs disputes quotidiennes pour réfléchir ensemble, ils peuvent trouver leur raison d’être. « Prisons, une humiliation pour la République », disait le Sénat en titre de son rapport. Mais la loi pénitentiaire que les députés appelaient de leurs vœux est mort-née et aujourd’hui on pense d’abord à construire de nouvelles prisons pour enfermer encore plus de détenus, plutôt que de réfléchir au sens de la peine, à la fonction sociale de la prison, à sa compatibilité avec les principes fondamentaux tout en gardant sa fonction à la fois punitive et préparatrice de la réinsertion. Laurent Jacqua nous rappelle à l’ordre en disant seulement ce qu’il a vécu.
Mais il est une autre dimension de son récit. Laurent Jacqua est atteint du sida. Il a manqué mourir dans l’enfermement sinistre d’une cellule où il a vécu une véritable agonie. Après des mois d’isolement, on s’aperçoit qu’il a huit T4 avant de se décider à le soigner enfin. Il survit avec la trithérapie. Certes, me dira-t-on, il a plus de chance que des millions d’Africains qui crèvent sans soins dans l’indifférence du monde riche. Plus de chance m’avez-vous dit ? Depuis 1994, c’est le service public hospitalier qui soigne en prison au lieu de l’administration pénitentiaire et c’est un progrès. Mais les sidéens détenus, surtout lorsqu’ils exécutent de longues peines, posent un problème dramatique. En phase terminale, ils n’ont pas eu, eux, la chance de Maurice Papon. On ne les libère qu’à la veille de leur mort, le plus souvent agonisants. Est-ce par compassion ou pour ne pas augmenter les statistiques de morts en prison ? On est en droit de se poser la question.
Mais ce livre n’est pas que l’histoire sombre d’une violence et d’une douleur. Il trouve enfin sa lumière lorsque Laurent Jacqua découvre qu’il peut surmonter la haine qui le ronge, ce « cancer qui finit par vous bouffer, vous consumer entièrement ». Il rencontre d’abord l’amour, un éblouissement qui le terrasse et le transforme d’un coup, lors d’un parloir avec une visiteuse, Leïla, qu’il épousera à la Santé et qui le rendra à la vie. Et puis il trouve l’entrée de ce chemin solitaire qui seul permet de briser les murs intérieurs dans lesquels il est tout autant enfermé que par ceux que la société a placés autour de lui. Il découvre l’écriture qui le libère, lui permet de se regarder, de regarder le monde qui l’entoure et, au-delà, notre monde de vivants aveugles avec lequel il peut bien se permettre de n’avoir pas plus de complaisance qu’il n’en a pour lui-même.
Ceux qui veulent que la condamnation impose le silence seront sans doute, une nouvelle fois, indignés par ce récit. Beaucoup d’autres, il faut l’espérer, entendront ce cri d’un homme qui, quoi qu’il ait fait, vaut ce que valent tous les autres hommes, simplement parce que, membre de la famille humaine, il est leur égal en droit et en dignité.
Maître Henri Leclerc
9 octobre 1981, date symbole où la peine de mort fut abolie.
9 octobre 1994, date où je décide de m’évader pour échapper à la peine de mort... lente.
C’était une façon de fêter cet anniversaire.
Les skins...
9 décembre 1984, 2 h...
Lisa et moi étions sur le trottoir de la rue Oberkampf à la recherche d’un taxi providentiel ...
Nous venions de sortir d’un bar café-concert, le Cithéa.
À cette heure, la rue était animée par une bande de huit individus visiblement éméchés.
Ils s’approchèrent tout en nous observant...
C’était des skinheads...
Celui qui semblait être le chef nous interpella plusieurs fois. Je pressentais de leur part de mauvaises intentions...
Ils avaient décidé de nous agresser, tels des chiens en meute ayant trouvé leurs proies...
Lisa semblait être à leur goût... Ils tournèrent autour d’elle, des rires fusèrent... Nous avions peur de ce qui pouvait arriver. La violence pouvait se déchaîner d’une seconde à l’autre. Ils étaient impressionnants, avec leurs crânes rasés et leur haine plein la bouche.
J’avais peur, mais je devais me contrôler. Il fallait que je réagisse avant que cela ne tourne mal. J’interpellai à mon tour le chef de la bande et lui dis de nous laisser tranquilles. Je lui dis aussi que ce genre d’agression n’était pas très loyal. Je faisais en sorte de focaliser l’attention sur moi afin de permettre à Lisa, dont j’avais lâché la main, de fuir, de s’éloigner.
Je restai seul, au milieu de la bande d’enragés. J’étais armé, l’arme était cachée dans un sac que je transportais. Le chef de la bande tentait de m’impressionner en me racontant leur légende, leur épopée, leur idéologie fasciste, leur violence...
Je l’écoutais sans l’écouter, ne pensant qu’à fuir à la première occasion. Lisa était maintenant assez éloignée pour que je tente, à mon tour, de briser l’encerclement des skinheads.
Je décidai de les bluffer et je me mis à parler d’égal à égal avec mon interlocuteur. Camouflant ma peur, je lui exprimai ma façon de penser sur leurs activités violentes que je trouvais lâches, car favorisant le lynchage à plusieurs.
Ébahis par tant d’assurance et de témérité, soudain, ils m’écoutaient tous, sans un mot. Ils étaient médusés de voir que je les défiais. Mais la réaction ne tarda pas...
Pendant que je parlais, l’un d’entre eux alla chercher une chaîne de moto. Lorsqu’il revint, il m’en donna un coup violent dans le dos.
Cela déclencha la violence du groupe ; le lynchage commençait : coups de pied, coups de poing, les coups pleuvaient. J’avais un genou à terre... Je regardais mon sac, mais je me refusais à sortir l’arme. Soudain, le chef de la bande intima l’ordre à ses skins de cesser. Il me dit de m’en aller pendant qu’il en était encore temps.
Je pris le sac et m’éloignai. Je pus rejoindre Lisa qui s’était arrêtée, prête à faire demi-tour, voyant le début du lynchage. Il s’en était fallu de peu : avec ce genre de types, on ne sait jamais comment les choses peuvent se terminer ! L’essentiel pour moi était que Lisa fût épargnée et que cela ne dégénérât pas en massacre ou en viol. Je lui pris la main et me retournai pour voir les skins et m’assurer qu’ils ne nous suivaient pas.
Je sentais leurs regards peser sur nous, ils étaient prêts à nous agresser à la moindre occasion...
La tension était toujours aussi vive.
Se croyant peut-être suffisamment à l’abri par la distance qui nous séparait d’eux, Lisa leur lança des insultes.
Je la plaquai violemment contre la grille baissée d’un magasin en lui disant de se taire, qu’il fallait partir.
Trop tard ! Les « bergers allemands » avaient dressé leurs oreilles ; la violence allait fondre sur nous sans pitié.
Je ne pouvais la laisser entre leurs mains ; avec ses talons, impossible de courir... Déjà, ils avançaient d’un pas décidé avec dans le regard la haine et l’envie de faire mal...
Je ne savais plus quoi faire, nous ne pouvions plus fuir, la menace se rapprochait rapidement.
Je posai le sac à terre, me saisis de l’arme, la pointai au jugé en direction du groupe, et tirai à quatre reprises...
Les deux premiers skins s’écroulèrent.
Le reste de la bande s’était jeté derrière les quelques voitures en stationnement. Pourquoi n’avais-je pas tiré en l’air ?
Je n’étais plus moi ; je m’entendis crier en levant la tête au ciel où je croisai une pleine lune auréolée de sang... Je fus pris d’une hystérie incontrôlable, comme un fou s’étant libéré de sa camisole.
Le temps se figea sur cette tragédie...
Je perdis toutes mes forces et tombai à genoux entre les deux corps allongés. J’entendis les gémissements de l’un d’eux, c’était le chef de la bande.
Je n’arrivais plus à penser, les coups de feu résonnaient encore dans ma tête. Mon cerveau s’était vidé de sa substance. Je n’arrivais plus à mettre une idée derrière l’autre.
Mon esprit était en vrac...
Je n’étais plus qu’une enveloppe humaine vide de sa conscience. Comme si mon âme s’était enfuie en une seconde. Lisa, de toutes ses forces, tenta de me relever.
Dans la rue des voix commençaient à s’élever. Des fenêtres s’allumaient. Les sirènes de police n’allaient pas tarder à retentir ; il fallait fuir, fuir ce carnage, cette horreur...
Mais je n’en avais plus la force.
Lisa me souleva et parvint à me mettre sur pied, je ne sais comment...
Elle me parlait, me disait qu’il fallait partir...
Mais je ne l’entendais plus, j’étais totalement hébété, comme en état de choc. Pas à pas, elle m’entraîna, prit le sac vide, j’avais toujours l’arme à la main.
Nous nous étions mis en route, fuyant sur le trottoir, prenant la première rue débouchant sur l’avenue de la République. Lisa héla un taxi qui, par chance, s’arrêta.
J’avais rangé l’arme dans le sac, nous nous installâmes à l’arrière. Je m’effondrai en larmes, réalisant le drame qui venait de se dérouler.
Nous sommes rentrés dans notre appartement, ma vie avait soudainement basculé dans l’horreur. Je ne savais plus quoi faire...
Je demandai à Lisa de téléphoner au Cithéa, afin d’avoir des nouvelles de ceux qui avaient été touchés. La ligne était occupée à chaque appel. N’y tenant plus, je lui demandai d’y retourner en taxi et de me téléphoner ou de revenir avec des nouvelles.
Elle retourna donc sur les lieux après avoir téléphoné à un radio taxi.
Je me retrouvai seul, face à moi-même. Je sortis l’arme, objet du malheur. Je vivais un cauchemar. Je ne pouvais plus supporter le silence pesant de cet appartement. Il fallait que je sache, que je me rende compte par moi-même.
Je pris le combiné du téléphone et composai le numéro du Cithéa. Après plusieurs tentatives, j’obtins enfin la ligne :
- Allô, je voudrais parler au barman.
- Désolé, nous avons besoin de la ligne pour une urgence.
- Je sais, c’est moi qui ai tiré !
- Comment ! Attendez, ne quittez pas, je vous passe quelqu’un.
Il y eut un silence, des murmures, puis une voix calme se fit entendre. Celle, assurément, d’un policier. Je me mis soudain à débiter des paroles sans discontinuer, en un flot incessant, tentant confusément d’expliquer mon geste... Que j’avais été victime d’une agression, que j’avais paniqué, que je ne voulais cela...
- Je comprends, dit la voix du policier, mais il faut venir nous expliquer cela...
J’avais raccroché vivement, coupant net la communication.
Je voulais réfléchir, trouver une solution, me réveiller de ce cauchemar.
Je le savais, l’irréparable venait d’être commis. L’idée d’en finir me traversa l’esprit ...
Je me voyais là, allongé dans une mare de sang.
Cela serait la logique, l’épilogue évident de ce tragique fait divers, cela en serait la fin. Abrégeant ainsi les souffrances de ma conscience, souffler ma vie comme la flamme d’une bougie.
Je mis le canon de l’arme dans ma bouche, je tirai le chien en arrière et mis le pouce sur la détente. Je fermai les yeux me demandant si je sentirais quelque chose...
Ma mère m’apparut en pensée. Qu’allais-je faire ?
Je perdais la tête, je n’étais ni vivant, ni mort en équilibre sur le fil du rasoir...
Il y avait eu assez de malheurs répandus. Je déposai l’arme sur la table et pris ma tête entre les mains pour empêcher qu’elle n’explose de douleur et de chagrin. Je renonçai à ce geste désespéré et insensé.
L’aube s’était levée et Lisa n’était toujours pas rentrée. Il fallait que je bouge, que je prenne l’air pour briser le silence de cette aurore, de cette horreur.
Je pris une veste et sortis. Il faisait froid mais je ne sentais plus rien. Quelques badauds marchaient dans les rues où j’errai sans but. Je regardais les passants, je me mis à penser que je n’étais plus comme eux. J’avais la marque de M le maudit, j’étais devenu un criminel...
Passant devant un amas de poubelles, je me débarrassai de l’arme, objet maléfique qui me brûlait les mains.
Après quelques heures de marche aux allures de « requiem », je me décidai à rendre visite à ma mère et ma famille pour expliquer mon geste et l’agression dont j’avais été la victime. Il fallait que j’en parle à mes proches...
En voyant le visage fatigué de ma mère, je compris qu’ils étaient passés...
Elle me prit dans ses bras en pleurant...
Le commissaire lui avait demandé de me convaincre qu’il fallait me rendre, que c’était la meilleure solution... Que pouvais-je faire d’autre ? J’étais démoli...
Ma petite sœur, trop jeune, ne comprenait pas ; seuls mes frères avaient une mine sombre.
La messe était dite : chacun son karma, chacun son destin. Le mien ne serait pas celui de « Monsieur tout le monde ».
Lisa arriva à l’heure du souper. Constatant mon absence à l’appartement, elle était venue directement chez ma mère...
Je la serrai très fort contre moi et lui demandai ce qui s’était passé là-bas.
Elle m’expliqua qu’à son arrivée rue Oberkampf, un des skins l’avait reconnue. Elle fut interpellée et entendue en tant que témoin. Après la journée en garde à vue, elle était sortie du commissariat avec la consigne de me convaincre d’une reddition pacifique ...
Elle me donna l’adresse de l’endroit où je devais me rendre.
Nous avons passé la nuit ensemble, enlacés, comme si nous allions nous quitter pour toujours.
Je fixais le plafond obscur sans un mot, elle essaya de me consoler mais je ne l’entendais plus, j’étais déjà loin et seul...
Je passai une mauvaise nuit, ne dormant que par intermittence...
Je me levai tôt et me préparai avant le réveil de mes frères et sœur. Lisa et ma mère étaient déjà debout. Nous déjeunâmes ensemble sans dire grand-chose, sans trouver les mots adéquats. J’embrassai ma mère et serrai très fort Lisa en une dernière étreinte, en un dernier baiser d’amour... La déchirure fut terrible et je m’éloignai sans me retourner...
Lundi 10 décembre 1984. 8 h20...
Je me trouvais face aux portes du commissariat, rue de Charenton, le cœur serré.
J’entrai dans cet univers inconnu et terrifiant. Je vis un policier assis derrière son comptoir.
- Je suis là pour la fusillade de la rue Oberkampf.
Il leva les yeux sur moi et me dit tranquillement :
- Les inspecteurs ne sont pas arrivés, repassez plus tard.
Puis il replongea la tête dans la paperasse. J’étais sidéré. J’hésitai à repartir quand le policier releva la tête à nouveau vers moi. Je lui dis :
- C’est moi qui ai tiré !
Ses yeux avaient doublé de volume, il n’osait plus aucun geste, de peur que je me volatilise. Il appela un de ses collègues, ne me quittant plus du regard. Ils m’enfermèrent aussitôt dans la cage la plus proche.
Interrogatoires, contre-interrogatoires, perquisitions, etc.
Cela n’en finissait plus. Les inspecteurs me harcelaient. Ils étaient persuadés qu’il s’agissait d’un règlement de compte entre bandes rivales. Je leur expliquai pour la énième fois qu’il s’agissait d’une agression, que j’avais tiré dans la panique, pour nous sauver d’un lynchage et d’un viol.
Durant l’un des interrogatoires, un policier arriva, tenant une feuille rose à la main, et me lâcha :
- Tiens, il y a ton copain qui vient de mourir !
La mort venait de s’installer dans cette histoire. J’étais à présent fatigué, effondré. Il n’y avait plus d’espoir. Le mal était fait...
Je passais la nuit dans un autre commissariat. De ma cage, je pouvais voir les allées et venues des policiers, comme une danse au son saturé des radios crachant tous les faits divers de la nuit. C’était la ronde infernale, les marginaux de toutes sortes se succédaient, entassés dans des cages, tels des animaux. Nous étions enfermés dans une sorte de SPA pour humains. Ma tête allait exploser.
Le lendemain, on me ramena au commissariat de la rue de Charenton pour de nouveaux interrogatoires. On m’expliqua que j’allais être présenté devant un juge, sans doute au terme de mes 48 heures de garde à vue.
Mercredi 12 décembre 1984...
Je fus laissé à d’autres policiers du dépôt de l’île de la Cité. Photos, empreintes. C’était l’Identité judiciaire. On me plaça dans une cellule en attendant ma présentation devant le juge. Dans le courant de l’après-midi, un gendarme vint me chercher. On passa dans un dédale de couloirs sous le Palais de Justice. Je fus présenté au juge. Il me demanda mon identité complète, puis m’expliqua ce qui allait advenir de moi. Il m’inculpait d’homicide volontaire et de tentative d’homicide volontaire, je serais écroué à la prison de Fleury-Mérogis. Je ne répondis pas. J’étais trop fatigué. J’allais être conduit en prison. Tout allait trop vite, je ne suivais plus...
Quelques heures plus tard, dans la soirée, un fourgon cellulaire m’emmenait vers la prison. J’ignorais à quoi pouvait ressembler une prison. L’angoisse m’étreignait. Mon destin avait basculé en quelques jours...
C’était la nuit, il faisait froid. Le fourgon s’était enfin arrêté. On nous fit descendre et on nous plaça encore dans des cages. Des cages, des cages, des cages, il y en avait partout et cela me ressortait par les yeux. Je ne savais pas que l’on pouvait ainsi enfermer les gens et les faire attendre...
La prison, c’est lorsque ta vie et tes mouvements ne t’appartiennent plus. Guidé, téléguidé de cage en cage, de fourgon cellulaire en salle d’attente, de cellule en cellule...
Ma vie désormais ne m’appartenait plus, j’étais aux mains de la misère carcérale, de la crasse, de la solitude, du désespoir...
Il me faudrait affronter l’inconnu... J’avais froid, j’avais peur... Nous étions arrivés à Fleury-Mérogis. Cette fois, ce sont des surveillants qui nous prirent en charge. L’un après l’autre, nous devions passer à la fouille à nu. Je me déshabillai sous les ordres du surveillant :
- Ouvrez la bouche !
- Passez les mains dans les cheveux !
- Retournez-vous ! Vos plantes de pieds !
- Écartez les jambes ! Baissez-vous, toussez !
C’était humiliant, mais je ravalais ma dignité. Je n’étais pas dans mon élément. J’étais terrifié par cet univers oppressif. Je m’exécutais sans mot dire. J’allais à la douche des entrants. Une douche plus froide que tiède. Une douche sans savon, sans saveur... C’était une douche d’angoisse et de cauchemar...
On nous donna un paquetage composé de couvertures, de draps, de couverts, d’un plateau-repas et de quelques produits de toilette.
Portant nos paquetages de misère, nous étions là, échoués, paumés, dans ce nouveau monde de béton et de barreaux. Plus tard, une fourgonnette nous emmena vers un bâtiment dont toutes les fenêtres étaient en forme de croix. Les cellules étaient éclairées, ce qui, de l’extérieur, donnait l’impression d’un immense rempart fait de croix lumineuses. Il y en avait des centaines.
Cette image s’imprima dans mon esprit comme celle qui scella ma rencontre avec la prison.
On nous emmena vers nos cellules d’arrivants. Le lendemain, nous serions affectés en détention normale.
J’allais passer ma première nuit en prison...
Je dois dire que je ne m’en rendais pas vraiment compte. J’avais dix-huit ans et j’étais si perdu...
Je ne réalisais pas, je n’avais pas assez de recul.
Ce soir là, avant de m’endormir terrassé par la fatigue, je me mis à penser à Lisa...
Lisa mon amour, où étais-tu ?
Lisa
Hiver 1983...
C’était un début d’hiver glacial, humide et gris. Je traînais souvent mon âme errante dans la nuit parisienne, espérant briser ma solitude à la recherche d’un je ne sais quel semblant d’existence, d’une rencontre fortuite, une aventure ou un début d’histoire à vivre... Enfin...
La fin de l’adolescence ? Une sale période !
Cela faisait quelques heures que j’étais dans cette « boîte » de Saint-Michel regardant tous ces êtres danser sous des lumières stroboscopiques et métalliques, cliquetis de flashs saccadés et violents dans une atmosphère enfumée et étouffante...
La contorsion de tous ces corps se déhanchant sur la piste, donnait l’impression d’une vision, image par image, d’un ballet initiatique et primitif.
Danse d’une ancienne tribu qui resurgissait peut-être du fond des âges...
Je regardais tout cela avec amusement et curiosité, je n’aimais pas danser, je préférais être l’observateur de ces gesticulations endiablées et parfois grotesques qui finissaient par me transporter intérieurement...
Soudain je la vis...
Je ne voyais plus qu’elle, dansant sur le rythme d’une musique vitaminée...
Elle était belle, son corps bougeait de façon provocante et ses cheveux longs virevoltaient au gré des sons électriques... J’étais fasciné par cette beauté rebelle et sensuelle qui m’envoûtait de plus en plus au fur et à mesure que je la regardais...
Ce fut un coup de foudre, un paquebot géant venait de me tomber sur la tête !...
Après quelques danses, elle se dirigea vers le bar, elle ne semblait pas être accompagnée.
Je décidai de la rejoindre, de l’aborder...
« Tu bois quelque chose ? » furent les premiers mots que je lui adressai...
Elle me répondit par un sourire...
C’est à cet instant que je croisai son regard...
Un regard recelant une tristesse, un désespoir, un appel au secours...
J’ai toujours su ce que recelaient les regards...
Je n’ai jamais oublié ses yeux verts qui exprimaient tant de choses, qui semblaient avoir vu tant de malheurs et de souffrances.
Le courant passa immédiatement comme si cela était naturel, la discussion devint de plus en plus intime...
Un lien invisible semblait se tisser... Elle était belle et je me sentais attiré de façon irrésistible...
Je sentais que nous avions besoin l’un de l’autre, c’était ainsi et cela ne s’explique pas, c’était une intuition...
C’était réciproque, elle me le faisait sentir en se livrant un peu plus...
À l’aube nous prîmes le métro en direction de la gare Saint-Lazare. Elle habitait Colombes qui était sur ma ligne.
Il n’y a pas de hasard, jamais !
Notre discussion commencée dans la nuit pouvait ainsi se poursuivre. Je lui demandai ce qu’elle faisait, comment elle vivait, qui elle était. Je désirais tout connaître d’elle.
Vingt-cinq ans, célibataire, elle travaillait comme secrétaire en intérim... Moi, dix-sept ans, étudiant en dessin publicitaire, j’entrais timidement dans la vie...
Ce bout de voyage était agréable, nous ne ressentions pas la fatigue en cette nuit blanche.
Je prenais un drôle de train, celui du destin, d’une histoire qui commence...
Nous arrivâmes à la gare de Colombes, « deux minutes d’arrêt ».
Je l’accompagnai jusqu’à la porte du compartiment.
Elle descendit.
Sur le quai, elle se retourna vers moi tout en croisant ses bras sur sa poitrine pour se protéger du froid qui la saisissait...
On se regardait sans rien dire. On se sentait si bien depuis quelques heures...
Je me demandais si j’allais la revoir, s’il fallait se quitter sans un mot, si je devais la rejoindre ?
Bien sûr elle m’avait donné ses coordonnées, mais demain, peut-être que le charme serait rompu...
Il me restait encore quelques secondes avant que le signal de fermeture des portes se fasse entendre...
La sonnerie se déclencha et instinctivement, d’un bond, je la rejoignis dans une étreinte chaleureuse. Je l’embrassai, prenant possession de sa bouche en un long baiser enivrant... Voilà, notre histoire commençait un matin froid sur ce quai de gare désert... Nous fîmes l’amour comme des fous, nous abreuvant l’un de l’autre en des heures câlines et sensuelles. J’en garde un doux et merveilleux souvenir...
Je me souviens de l’avoir regardé dormir en cette première nuit, ses longs cheveux noirs étalés sur les draps blancs formaient un grand soleil de nuit, au milieu son beau visage de poupée aux faux airs de femme...
Quelle secrète malédiction se cachait derrière ces traits fins et harmonieux...
Je l’avais ressenti. Une blessure profonde la faisait souffrir et je ne tarderais pas à la découvrir...
Durant un petit-déjeuner pris dans l’après-midi, elle m’avoua son secret.
Elle était toxicomane et essayait de décrocher.
Le démon commençait à montrer le bout de son nez... J’ignorais ce qu’était l’héroïne, la came.
J’en avais déjà entendu parler mais n’en avais pas de notion réelle...
C’était décidé, je l’aiderais de toutes mes forces dans cet amour naissant.
Les jours passèrent, puis les semaines. Je m’étais installé chez elle et nous vivions en couple.
Notre amour avait pris son envol tel un oisillon quittant son nid pour découvrir l’univers...
Je passais des heures auprès d’elle à la soigner du mieux que je le pouvais. Je m’occupais d’elle, la soulageant par mes caresses quand son corps lui faisait trop mal...
Le manque la torturait, calmants et « Néocodion » lui permettaient de tenir le coup. Je mettais toute mon énergie à la soutenir dans cette lutte contre la douleur.
C’était dur, très dur, mais il fallait que je la sauve, que je l’aide. Elle travaillait quand cela lui était possible ; de mon côté, je continuais mes études de dessin tout en « traficotant » un peu de shit pour subvenir à nos besoins.
Je n’étais pas un « saint » ; il fallait se débrouiller pour assumer le quotidien, faire face aux charges inhérentes à un appartement. Au bout de quelques mois, on essaya de faire un enfant, cela aurait pu la faire « décrocher » définitivement...
Cela ne marcha pas, c’était méconnaître l’emprise que la drogue pouvait avoir sur un être...
Elle replongeait et retouchait parfois à la seringue. Il fallait recommencer son sevrage encore et encore...
Oui, c’était dur, je rentrais de plain-pied dans sa vie brisée, dans son malheur...
Ce combat commençait à avoir des répercussions néfastes sur mon équilibre, je me mis à boire un peu plus chaque jour et mes études en pâtissaient.
Je me mis à tremper dans divers petits trafics et combines pour avoir les moyens de partir quelques jours dans le Sud afin que Lisa puisse décrocher.
Rien n’y faisait, elle replongea dans cette maudite came qui me l’arrachait et qui détruisait nos liens...
Je l’observais certain soir, « piquant du nez » et ne savais comment faire.
La colère m’envahissait, j’étais si impuissant face à cette inexorable descente en enfer...
Non, je ne la laisserai pas ! Je serai toujours là, je l’aimais si fort, c’était mon premier amour...
En un an, ma vie avait changé du tout au tout, ma mère, ma famille ne me voyaient plus.
Je n’étais plus le même.
Parfois, il me fallait tout de même prendre le large et j’avais pris l’habitude d’aller au Cithéa, un bar de nuit dans le 11e arrondissement.
J’en avais fait mon QG en y menant quelques petites magouilles sans envergure.
Un soir, on me proposa une arme, je l’achetai.
Le destin avait commencé à tisser sa toile. Une funeste tragédie, dont je serai le principal acteur, se préparait dans l’ombre...
Un soir de pleine lune, Lisa vint me rejoindre au Cithéa.
Un grand corbeau noir surgit du fond du ciel pour atteindre mon âme et la déchirer...
Il était deux heures du matin, il nous fallait rentrer...
À suivre...
Laurent JACQUA
"Le blogueur de l’ombre"