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Surveillance, enfermement, probation. On n’en sort jamais.

Mise en ligne : 11 mars 2005

Dernière modification : 11 mars 2005

Texte de l'article :

Surveillance, enfermement, probation.
On n’en sort jamais.

De l’animal à l’être humain : les nouvelles technologies du biopouvoir et les vieux dispositifs disciplinaires s’articulent efficacement.

Depuis de nombreuses années déjà, on constate une évolution des techniques de punition, de prévention et de surveillance que l’on peut qualifier selon trois points : informatisation, prévention, ouverture. Premier exemple, des réseaux de caméras dans les rues permettent d’identifier des suspects, de mesurer le trafic automobile ou de décourager les infractions. D’une manière générale, l’informatisation des dispositifs permet d’étendre et d’automatiser une surveillance devenue d’autant plus acceptable qu’elle est efficace et discrète. Deuxième exemple, en France un projet de loi prévoit d’obliger les travailleurs sociaux à signaler les personnes présentant des difficultés sociales, éducatives ou matérielles. Plus largement, le contrôle des individus se déplace du danger qu’ils incarnent vers les risques qu’ils courent et font courir. Troisième exemple, en France le bracelet électronique est en phase d’expérimentation pour les petits délinquants. Il permet de punir les plus petites infractions en faisant l’économie politique et matérielle de l’emprisonnement. Les vieux dispositifs disciplinaires sont prolongés par un milieu ouvert qui en étend le champ d’application.

Ces évolutions des modes d’application du pouvoir suscitent des inquiétudes et des critiques à la fois virulentes et inefficaces. Le problème est que ces critiques émanent la plupart du temps d’une conscience politique progressiste et humaniste pour laquelle ces nouvelles techniques représentent à la fois une menace et un progrès. Ainsi, on constate de l’extérieur que le bracelet électronique bafoue la "dignité" humaine, qu’il transforme le domicile en prison, qu’il est difficile à vivre par les condamnés, mais on est en même temps ramené à l’évidence indépassable qu’il a été choisi, qu’il permet de travailler ou de rester en famille et qu’il n’est pas moins digne que la prison. De même, les caméras choquent le sentiment de liberté du citoyen mais elles permettent de retrouver des criminels sans le coût d’une présence policière. Ou encore, le signalement préventif peut paraître abusif mais il empêche des délits et permet d’aider les individus à risque. Ces nouvelles technologies de pouvoir inquiètent mais il est impossible de les mettre radicalement en question tant qu’on les considère comme un progrès pour nous vis-à-vis des méthodes archaïques de surveillance et de punition, plus directes, plus visibles et plus brutales.

L’ouverture des dispositifs disciplinaires comme la prison, l’asile ou l’hôpital date des années soixante. Dans le cas de la prison, ce que l’on appelle "le milieu ouvert" permet de proposer des mesures alternatives à l’enfermement. Parmi ces mesures on trouve le sursis avec mise à l’épreuve, le Travail d’Intérêt Général, la semi-liberté, la liberté conditionnelle. A cela, il faut ajouter les peines privatives ou restrictives de droits (permis de conduire, cartes de crédit, activité, fréquentation, lieux...) et le placement à l’extérieur. Enfin, il y a depuis peu le bracelet électronique. Tout cela constitue un vaste champ de punition et de contrôle qui prolonge la prison dans l’espace social quotidien. Pour le dire avec des chiffres, en France en 2004, il y avait 61 000 prisonniers et environ 150 000 personnes soumises à une mesure de milieu ouvert. Le bracelet électronique ne représente que 370 de ces mesures mais, depuis le début de l’expérimentation en 2000, il y a déjà été utilisé 1 200 fois et le gouvernement projette de créer 3 000 places à moyenne échéance. Pour indication, en Angleterre, il y a eu depuis 1999, 67 000 mesures d’electronic tagging pour des détenus en fin de peine. La grande majorité des peines ou mesures de milieu ouvert se distinguent de la prison par un principe commun : ce sont des contrats, elles sont choisies par le délinquant à la place de la prison. Il ne s’agit donc plus de punition au sens propre comme dans le cas de la prison mais d’une sorte de contrat de réinsertion dont le délinquant fait partie prenante. Comme le dit Robert Castel, dès 1981, à propos du pouvoir psychiatrique : « Un autre modèle de régulation se développe : l’incitation à collaborer, de sa place et selon ses besoins, à la gestion des contraintes dans le cadre d’une division du travail entre les instances de domination et ceux qui y sont assujettis » [1]. Bien sûr, ces mesures de milieu ouvert n’ont absolument pas eu pour effet, ni pour vocation, d’alléger les prisons. Non seulement la population pénitentiaire a presque doublé en vingt-cinq ans, mais il y a aujourd’hui sept fois plus de mesures de milieu ouvert qu’en 1975. Dans cette période, le nombre de personnes sous un contrôle judiciaire quelconque, à l’intérieur ou à l’extérieur, est passé d’environ 50 000 à 200 000 personnes.

Cette évolution, on l’explique souvent par des raisons toutes ensembles politiques, sociales et humanistes. On peut dire que pour la nouvelle sensibilité humanitaire, l’ancienne violence carcérale devient en partie insupportable. La prison est assimilée à une geôle infâme, une école de la récidive dans laquelle on ne doit pas mettre les petits délinquants récupérables. Ce type de discours conduit inévitablement à se concentrer sur l’humanisation des peines et le développement des mesures alternatives à l’enfermement comme si cela pouvait représenter une "solution " en face de la prison. On peut également dire que pour la nouvelle conscience sociale, le cloisonnement de la société est contre-productif pour l’épanouissement des nouvelles énergies sociales. D’où la nécessité d’un décloisonnement grâce auquel les flux (d’énergie, d’information, de matière) circulent mieux et plus rapidement. Enfin, d’un point de vue politique, on peut affirmer que la modernisation de la société nécessite un assouplissement des disciplines pour mieux répondre aux demandes et aux besoins de la population. Tout cela est juste, mais on peut malgré tout se demander s’il ne s’agit pas là davantage d’effets sociaux produits par une évolution plus profonde des technologies de contrôle que de véritables causes historiques. L’humanisation, le décloisonnement et l’assouplissement des dispositifs sociaux ne sont que des aspects seconds de l’évolution du biopouvoir. C’est l’efficacité technologique de l’application du pouvoir qui conditionne cette "ouverture", pas l’inverse.

Dans les années soixante des dispositifs en apparence très différents connaissent les mêmes transformations. Les anciens jardins zoologiques sont condamnés par une sensibilité écologique pour l’enfermement des animaux. Ils deviennent alors des lieux de conservation d’espèces en voie de disparition en liaison avec un milieu ouvert qui va de la réserve naturelle in situ à la surveillance de spécimens par des balises satellites. Et l’on retrouve ici aussi un continuum carcéral articulant de vieux dispositifs disciplinaires hérités du XIXème siècle et les technologies de surveillance, de contrôle et de gestion les plus avancées. Ce « milieu ouvert » zoologique ce sont d’abord les réserves naturelles. Cela va de l’aire « sauvage » aux parcs nationaux soit au total environ 100 000 aires pour une superficie de 18,8 millions de km2, 12,5 % de la surface terrestre du globe. D’une manière générale, les aires protégées « maintiennent la capacité productive des écosystèmes et garantissent ainsi la disponibilité continue de l’eau, des plantes et des produits animaux. Elles offrent des possibilités d’étudier et de surveiller des espèces sauvages et des écosystèmes et leur rapport au développement de l’homme. Elles fournissent des possibilités d’éducation à la conservation pour le grand public et les décideurs (...) Elles offrent des possibilités de loisir et de tourisme » [2].
En collaboration avec les réserves in situ, il existe toute une panoplie de techniques de suivie, de mesure et d’étude des animaux "sauvages" qui font massivement appel à l’électronique et à l’informatique les plus avancées. En terme de surveillance individuelle, il est possible de suivre le vol d’un oiseau en temps réel grâce à des balises légères portées par l’animal et suivies par satellite. On peut également savoir quand un animal mange en lui faisant avaler un thermomètre électronique qui étudie la variation de température dans son estomac. On peut connaître le budget énergétique d’un animal dans la nature grâce à l’injection d’isotope et ainsi évaluer son efficience organique. On peut même étudier le mécanisme physiologique en cause dans les plongées aux grandes profondeurs de phoques par exemple grâce à des pompes commandées par des microprocesseurs qui prélèvent du sang en fonction de la profondeur atteinte. Certains chercheurs installent des dispositifs de surveillance très complexes à la fois éthologiques et physiologiques. On dissimule des caméras qui filment en permanence une colonie de manchots, une balance installée à l’entrée d’un périmètre spécifique permet de faire des pesées automatiques et individualisées grâce à des transpondeurs implantés sous la peau de l’animal. Au niveau d’une surveillance de masse, on utilise l’avion ou un satellite pour mesurer la biomasse d’une forêt ou la productivité d’un écosystème ou d’un cheptel sauvage. Toutes ces technologies sont au service d’une idéologie gestionnaire basée sur l’exploitation efficiente de la nature, celle du développement durable. Bien sûr, on pourrait rétorquer que cette surveillance a uniquement une vocation scientifique qui nous éloigne beaucoup des enjeux disciplinaires et politiques du bracelet électronique ou du contrôle social. Ce serait oublier trois choses. Premièrement, il est extrêmement difficile de séparer une recherche qui serait "pure" de la recherche appliquée (techniquement, économiquement, politiquement). Ce serait penser un savoir sans effets de pouvoir. Deuxièmement, toute expérience sur des animaux est transposable sur des hommes. Le zoo, les réserves naturelles, la surveillance électronique planétaire sont des laboratoires de création et d’expérimentation de technologies de pouvoir sur la vie en général (la balise Argos précède le bracelet électronique d’une quinzaine d’années). Enfin troisièmement, s’il est évident que les enjeux d’une discipline ou d’un contrôle appliqués à la faune ou à la flore ne sauraient être les mêmes que ceux appliqués aux hommes, il n’empêche qu’il s’agit bien là d’applications du biopouvoir qui doivent en tant que telles être prises au sérieux. Car n’en doutons pas elles peuvent nous éclairer sur les enjeux proprement politiques du pouvoir qui s’exerce sur nos vies.

Bien sûr, ce type d’analogie, de rapprochement peut facilement paraître abusif ou simplement anecdotique. Pour commencer à convaincre les sceptiques, voici deux citations. La première concerne les délinquants mineurs : « La substitution aux mesures privatives de liberté des mesures de maintien de l’enfant et de l’adolescent dans son milieu naturel se retrouve, en tant qu’orientation prioritaire, dans les textes internationaux adoptés au cours des dernières années » [3]. La deuxième citation concerne la gestion des animaux à problèmes dans une réserve naturelle : « Maîtriser la croissance des populations à l’intérieur d’une aire protégée est important mais contrôler les animaux à problèmes qui sortent des aires protégées, pénètrent sur les terres de la périphérie et portent préjudice aux intérêts légitimes de l’homme l’est souvent plus encore » [4]. Dans les deux cas, il s’agit bien de la gestion des corps à un niveau partagé par tous les corps, en tant qu’ils sont des ressources dont il faut aménager l’utilité pour l’Etat ou le système social. A ce niveau, qu’il s’agisse de corps humains ou animaux, cela ne change pas grand chose. Les mêmes logiques se mettent en place. Des systèmes de dépistage repèrent les comportements qui posent problème pour le fonctionnement d’un dispositif. Des systèmes de jugement réagissent à chacun de ces comportements en choisissant la mesure appropriée. Des systèmes de correction cherchent à rapprocher ces comportements de normes fonctionnelles utiles à un dispositif donné tout en étant adaptées aux cas particuliers. Des systèmes de probation permettent de tester la viabilité de cette correction. Cette articulation surveillance-jugement-correction-probation peut obéir à des logiques diverses et s’appliquer à des objets différents - des exclus que l’on veut réinsérer, des délinquants que l’on veut punir et normaliser, des malades que l’on veut guérir, des espèces menacées que l’on veut réintroduire, des individus, des animaux ou des gènes que l’on veut utiliser etc. Dans tous les cas, l’étape de correction suppose un enfermement ou du moins des limites spatiales précises. La correction intègre les fonctions de surveillance, jugement, probation d’une manière continue et nécessite donc un régime de contraintes serrées sur les corps en question. C’est le rôle de la prison pour les délinquants, de l’hôpital pour les malades, de l’asile pour les fous et du zoo pour les animaux en voie de disparition. Que la fonction soit positive - guérir, réinsérer, protéger - cela n’a pas d’importance à ce niveau. Dire qu’une fonction est positive c’est encore avoir un regard extérieur au dispositif dont on parle, c’est faire appel à des valeurs qui n’ont pas grand chose à voir avec son fonctionnement. Guérir, c’est toujours aussi observer, contraindre, vérifier, diagnostiquer. Protéger, cela ne va pas sans séparer, garder, sélectionner, évaluer des priorités. Et à l’inverse, corriger les délinquants cela veut surtout dire produire et reproduire des individus socialement dégradés, effectuer un tri entre ceux qui peuvent entrer en probation et ceux qui vont demeurer ou revenir en prison etc. L’important c’est qu’aucune de ces logiques n’est contradictoire et plus encore qu’elles sont indispensables les unes aux autres. Par définition l’étape de probation nécessite une étape préalable de correction qu’elle teste, la correction ne peut s’effectuer que sur des individus jugés défaillants d’une manière ou d’une autre, le jugement ne peut s’appliquer qu’à des individus repérés et classifiés. L’idéal fonctionnel est de boucler le cycle et que l’espace de probation coïncide avec l’espace de surveillance de façon à ce qu’on n’en sorte jamais vraiment. Comme le dit Deleuze, dans la société de contrôle, on n’en finit jamais avec rien, toujours entre une caméra, un juge, une prison ou un projet, toujours obligé de faire ses preuves.

Pour comprendre la place des nouveaux outils de contrôle, il faut les replacer dans un biopouvoir généralisé. Ce qui marche pour les animaux peut fonctionner aussi pour les hommes et inversement. Il y a une cohérence historique et technique du pouvoir sur la vie quelle qu’elle soit. « Le pouvoir doit s’exercer sur les individus en tant qu’ils constituent une espèce d’entité biologique qui doit être prise en considération, si nous voulons précisément utiliser cette population comme machine pour produire, pour produire des richesses, des biens, produire d’autres individus » [5].

Une des raisons de l’angle mort critique des stratégies de la « société de contrôle » est une lecture anthropomorphique du pouvoir qui joue, par exemple, sur une identification avec la victime de la répression. En se mettant à la place du délinquant, on ne peut pas faire autrement que préférer le bracelet électronique à la prison. Ce que fait apparaître une lecture non sociale et non humanitaire du biopouvoir, c’est qu’il n’y a pas d’opposition entre d’un côté des dispositifs fermés qui seraient archaïques et voués à disparaître dans le mouvement du progrès et, d’un autre côté, des technologies ouvertes qui seraient les seules vraies représentantes de ce progrès. On ne peut pas "préférer" le bracelet électronique à la prison parce qu’il s’agit de deux faces d’un seul et même dispositif, le dispositif carcéral. Vouloir développer les mesures alternatives à l’enfermement dans l’espoir de voir disparaître la prison est absurde. Où iront les condamnés qui ne respectent pas les contraintes qu’imposent ces mesures ? La prison n’est pas ce dispositif dépassé et encombrant dont tout le monde souhaiterait finalement la disparition. Elle est le dernier degré d’un continuum différentiel de probation où l’on met ceux qui ont donné le moins de preuves d’adaptation au système social. Le continuum carcéral s’étend et se connecte avec d’autres systèmes de contrôle social (sanitaire, psychologique, scolaire, professionnel, familial etc.) La probation devient le régime normal d’existence dans nos sociétés et elle a besoin des vieilles bastilles. Au niveau de l’application du pouvoir, il n’y a aucune contradiction entre l’ouvert et le fermé. Au contraire, il y a une forte complémentarité. Il s’opère une articulation tout à fait efficace qui, elle, représente effectivement le progrès des dispositifs du biopouvoir. Ce progrès n’est pas politique ou humanitaire, c’est un ajustement des systèmes de mise en ordre, de gestion et de domination de la nature, de l’énergie ou de la vie qui en améliore l’efficacité à tous les niveaux.

Olivier Razac

Source : Combat contre le Sida

Olivier Razac, docteur en philosophie, est l’auteur de L’écran et le zoo : Spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft Story, Denoël, 2002 et de Histoire politique du barbelé : La prairie, la tranchée, le camp, La Fabrique, 2000.

Notes:

[1] Robert Castel, La gestion des risques. De l’antipsychiatrie à l’après psychanalyse, Edition de minuit, 1981, p. 208

[2] J. et K. Mac Kinnon, Aménagement et gestion des aires protégées tropicales, UICN, Suisse, 1990, p. 3

[3] A. Latalle, Jeunes délinquants et jeunes en milieu ouvert, Eres, 1994

[4] J. et K. Mac Kinnon, art. cit., p. 156

[5] (5) Michel Foucault, "Les mailles du pouvoir " dans Dits et écrits, tome IV, Gallimard