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Synthèse : 2 Deuxième partie : L’hôpital incarcéré : l’ajustement des pratiques professionnelles

Mise en ligne : 16 mai 2006

Texte de l'article :

Deuxième partie : L’hôpital incarcéré : l’ajustement des pratiques professionnelles

La deuxième partie s’attache aux effets de l’introduction, dans la gestion de la population pénale, de nouveaux intervenants extérieurs amenés, dans le conflit et l’ajustement, à négocier le partage de leurs attributs professionnels (déontologies, secrets, compétences, missions, lieux, temps...). Les contours des professions se redéfinissent dans une improvisation tout à la fois de coopérations et de protections, à travers le traitement ordinaire de la souffrance des détenus et de la violence carcérale. Violence qui redouble la précarité de destins sociaux dont le contrôle tend à contaminer les frontières entre la peine et le soin et à transformer les établissements pénitentiaires en “ derniers ” lieux de soins.

Chapitre 1 : “ L’intrusion ” de la rationalisation hospitalière

Dans la plupart des établissements pénitentiaires, l’arrivée de nouveaux professionnels hospitaliers a été vécue comme une “ intrusion ” par les personnels de surveillance et, dans une moindre mesure, par les soignants relevant de l’administration pénitentiaire. Le terme “ intrusion ” souligne la violence de cette confrontation et la multiplication des situations conflictuelles enregistrées dans les premiers mois d’application de la réforme. Celle-ci engage une opération de reconversion des anciennes “ infirmeries ”, totalement intégrées à l’ordre pénitentiaire. Mandatés pour la “ création ” de nouveaux services, les personnels hospitaliers importent leurs outils, postures soignantes et dispositions professionnelles. Ils imposent une délimitation physique des espaces sanitaires et pénitentiaires pour construire l’autonomie de leur intervention et substituer aux carences et à l’arbitraire de l’accès aux soins des détenus une forme d’égalisation médicale et de “ responsabilisation ” des patients.

Les conflits sont donc produits par “ l’intrusion ” de nouveaux partenaires statutairement indépendants dans la gestion de la population pénale et par la logique même de la réforme, qui disqualifie de fait les pratiques passées. Ils sont principalement saisis à travers les tensions entre infirmières hospitalières et surveillants. Ces deux catégories professionnelles sont en effet les plus présentes, sont placées au bas de leur hiérarchie respective et sont les plus exposées aux détenus et à la violence de l’ordre pénitentiaire. L’exemple des appels des surveillants des unités, appels pour des “ urgences ” traités par les infirmières des UCSA en maison d’arrêt, permet de saisir l’enjeu des conflits et la spécificité du travail soignant en prison : le rôle joué par les personnels pénitentiaires, partenaires profanes interposés entre soignants et détenus, mais aussi la gestion par les infirmières des demandes d’une population non sélectionnée, comme aux urgences hospitalières. Les conflits engagent donc la maîtrise, par chaque catégorie professionnelle, de ses conditions de travail et de la définition de ses missions : gestion de l’ordre précaire des unités pour les surveillants qui tentent de “ se débarrasser ” des prisonniers “ ingérables ” en obtenant leur passage à l’infirmerie, gestion de l’accès des détenus au statut même de patients pour les infirmières dont la charge de travail a été considérablement augmentée et renouvelée avec la réforme.

Dans les prisons étudiées, les tensions sont redoublées par le genre des acteurs, par une série d’oppositions entre “ féminité ” et “ virilité ” professionnelles (sécurité/ soins, répression/ humanité, violence physique/ écoute, détenus/ patients, voyous/ malades...). Placés sous un nouveau regard, les surveillants se sentent renvoyés à l’indignité de leur métier face à des femmes représentant les missions nobles du soin et détentrices d’une autorité spécifique. Autorité portant la marque que l’organisation hospitalière imprime aux comportements et aux gestes les plus anodins, jusqu’aux inflexions de la voix, autorité liée au partage du savoir médical, à la maîtrise de gestes touchant à l’intimité du corps et à la proximité avec la mort.

Ces conflits, aujourd’hui pacifiés mais ponctuellement remobilisés, permettent de saisir des enjeux plus implicites, à présent recouverts. Enjeux de l’humanisation relative de l’univers pénitentiaire et de ses contradictions. Tout d’abord, les surveillants, placés du côté de la sécurité et de la répression, peinent à défendre leur dignité professionnelle et à faire valoir, dans les conflits avec les infirmières, la part d’humanité de leur travail. Cette part d’humanité tend à être réduite par les transformations progressives des établissements pénitentiaires. L’amélioration des conditions d’existence des détenus est largement déléguée à des intervenants extérieurs, qui se chargent d’informer les prisonniers de leurs droits, de les soigner, de les écouter et de les occuper. La présence de ces intervenants, dont les missions s’ajoutent sans coordination à celles des surveillants, augmente mécaniquement les contrôles et limite les agents pénitentiaires à leur rôle sécuritaire, au moment même où ils sont incités à s’investir dans la “ réinsertion ” et sont confrontés à une population pénale dont les comportements les désarment (toxicomanes, délinquants sexuels, malades psychiatriques, jeunes sans avenir qui opposent conduites de défi...). Par ailleurs, les tensions entre infirmières et surveillants donnent à voir des opérations ordinaires de qualification, d’imputation et de gestion de situations qui ont trait à la violence carcérale. Face à un détenu violent et à bout, qui doit intervenir et contribuer à la pacification des unités ? Si les personnels pénitentiaires sont portés à assigner les nouveaux services médicaux au rôle de simples lieux de “ décompression ” pour les détenus, les soignants hospitaliers luttent pour imposer une hiérarchie proprement médicale des demandes.

Pour autant, pénitentiaires et hospitaliers coopèrent, précisément parce qu’ils sont enfermés dans la même situation et s’affrontent à la même violence. Cette coopération peut même revaloriser le travail pénitentiaire d’observation. Avec l’importation de postures soignantes et d’outils hospitaliers, les nouveaux personnels importent de fait une plus grande vigilance à la santé, au corps, à l’hygiène, aux habitudes alimentaires et au suivi psychologique des détenus. Ils sont donc plus demandeurs d’informations sur l’existence quotidienne des prisonniers. De la qualité de l’observation des détenus dépendent la qualité des signalements aux services médicaux et la qualité du suivi sanitaire et psychologique. Les personnels des UCSA et des SMPR s’appuient sur le regard interposé des surveillants dans un système sanitaire où, à l’inverse de l’organisation hospitalière, les patients échappent largement au contrôle des soignants.

Chapitre 2 : Identités et éthiques professionnelles à l’épreuve des ajustements

La rhétorique du “ choc des cultures ”, qui prévalait à tous les niveaux d’application de la réforme, avait une fonction de protection permettant aux différents personnels de maintenir un voile sur l’enchevêtrement des logiques professionnelles en prison afin de préserver des certitudes quant aux valeurs morales assignées aux finalités de leurs missions (sécurité ou soin). Nous avons étudié ce cas typique de “ drame social du travail ” où chacun définit la situation selon des perspectives différentes, en nous concentrant sur les segmentations et différenciations, particulièrement lisibles aux frontières des interventions des agents et dans le partage de leurs compétences.

La circulation de l’information : partager les secrets ?

En premier lieu, la détention et la circulation de l’information, fondamentale en prison dans la mesure où elle conditionne la fonction de surveillance, donnent lieu à d’importantes négociations autour du secret médical. S’il est devenu emblématique des conflits initiaux autour de la réforme, c’est qu’il symbolise les enjeux de la coopération professionnelle, au croisement des visées à l’autonomie et des obligations à travailler ensemble.

Le secret professionnel est au fondement de la constitution d’un groupe professionnel. Pierre angulaire de la déontologie qui entoure l’exercice d’une profession et élément de mise à l’épreuve de l’éthique professionnelle, le secret est au centre de la culture d’appartenance à un groupe. Il peut donc aussi fonctionner comme un label destiné à défendre des intérêts propres. Le cas du secret médical l’illustre parfaitement : symbole d’une pratique médicale universaliste, indifférente aux caractéristiques des personnes et des lieux d’exercice, c’est au nom de sa défense absolue que le pouvoir médical préserve souvent ses positions. C’est en tout cas le type de critiques que les personnels pénitentiaires ont formulé à l’encontre des soignants en prison. Plus généralement, par une conception absolue ou relative de la préservation du secret médical, s’observe une plus ou moins grande prise en compte des spécificités du milieu d’exercice.

La coopération sur un même lieu d’exercice met en jeu la définition des contours des secrets propres aux différents professionnels. Le partage du secret s’effectue aussi sur fond d’opposition entre éthique professionnelle et morale commune, laquelle est elle-même soumise à discussion lorsqu’il s’agit de définir une menace collective dont on doit se préserver. Les cas du pédophile, du sidéen ou du braqueur dangereux mettent à l’épreuve, chacun à leur manière, la morale commune dans la définition du danger brandi pour divulguer le secret respectif de ces détenus.

En rapportant le secret à une personne, on évoque l’intérêt de celle-ci : ainsi parle-t-on du secret médical préservé dans “ l’intérêt du patient ”. Mais il arrive que cet intérêt consiste à divulguer des informations soumises au secret médical. C’est d’ailleurs cet argument qui est souvent utilisé en prison pour inciter les soignants à partager les informations médicales. Il rejoint aussi celui selon lequel “ tout se sait en prison ”. Face à ces arguments pragmatiques, les professionnels de santé les plus “ puristes ” opposent leur inscription professionnelle en développant une dimension performative du secret médical. Mais celle-ci peut être ébranlée quand l’appui du médecin est sollicité par le détenu pour des demandes d’aménagement de peine ou de conditions de détention.

Nous avons confronté cette mise en perspective générale du secret professionnel à quelques observations empiriques mettant par exemple en question les statuts respectifs de l’infirmière et du surveillant. Apparaît ainsi qu’au-delà des positions de principe, les ajustements s’effectuent dans la reconnaissance des compétences de chacun, le temps et certaines épreuves difficiles jouant souvent un rôle important.

Le cas des personnels éducatifs, soumis à de nombreuses inquiétudes quant à l’avenir de leurs prérogatives en prison dans un contexte de transformation importante de leur fonction, confrontés eux aussi à certaines résistances dans le partage des informations avec les soignants, prolonge cette discussion sur les identités professionnelles en milieu carcéral et la dignité et l’autonomie des pratiques.

Nous analysons enfin un autre type d’information dont la confidentialité est en discussion : les faits ayant entraîné l’incarcération, soumis à ce que nous appelons le secret pénal. Celuici ne revêt cependant pas la même valeur morale : alors que le secret médical est censé protéger un malade, donc une victime, le secret pénal concerne un coupable ou présumé tel. Ce qui suggère d’inégales dispositions entre les professionnels pour respecter l’intérêt de la personne concernée. Le secret médical renforce le prestige social du médecin, alors que le secret pénal du surveillant n’aide pas à valoriser son “ sale boulot ”. Face à ce secret pénal, les personnels soignants sont partagés entre leur déontologie et leur morale sociale, hésitant entre la banalisation de la condition pénale et son impossible neutralisation. Les soignants affirment ne pas vouloir connaître les faits, mais leur accès au travail d’écoute laisse ouverte la question. Selon la conception du travail relationnel, ce plus ou moins grand intérêt pour l’affaire renvoie aux liens qu’un soignant établit entre la peine et le soin.

Entre ordre, peine et soin : partager les objectifs ?

Nous abordons les dilemmes posés aux soignants en prison en examinant leur participation à l’ordre carcéral, à travers certaines situations critiques (états de crise, risques de trafic ou de suicide par les médicaments). Les soins améliorent la situation des détenus, mais ne contribuent-ils pas ainsi à les apaiser et à leur faire accepter leur condition ? L’instrumentalisation des infirmeries pénitentiaires aux fins de réduction des tensions carcérales était explicite avant la réforme, mais demeure aujourd’hui une source d’interrogations pour beaucoup d’hospitaliers. Pour autant, la souffrance d’un détenu en crise détermine leur intervention. Mais les conflits de perspectives entre le soin et le maintien de l’ordre sont parfois redoublés par des conflits entre UCSA et SMPR lorsque la personne agitée se blesse. Face à un toxicomane en manque, les infirmières hospitalières ont rompu avec les habitudes pénitentiaires qui privilégiaient l’apaisement à court terme du détenu et le maintien de l’ordre carcéral, ces refus face à la demande de produit étant au départ souvent mal interprétés.

Les médicaments ne sont plus dilués dans des “ fioles ”, mais les médecins continuent de s’inquiéter sur les limites à donner aux prescriptions de psychotropes qui allègent les souffrances de l’emprisonnement. S’ils contribuent à “ assommer ” les détenus (la “ camisole chimique ”), les médicaments demeurent cependant une source de perturbation en prison par les risques de trafics et de suicide. Les prescripteurs peuvent ainsi devenir la cible de l’administration pénitentiaire, qui trouve par là un moyen commode de ne pas parler de dysfonctionnements plus profonds.

Les soignants en prison sont régulièrement invités à s’associer à l’application des peines, clarifier les objectifs de la peine et du soin devenant dès lors une exigence éthique de leur profession. On leur demande notamment d’assister à des réunions interdisciplinaires destinées à partager les points de vue des intervenants en vue d’aménager la peine. Il est en fait assez peu courant que les soignants y participent, mais la situation spécifique du centre de détention de Caen nous a permis d’observer les enjeux de cette participation à l’aune de la délinquance sexuelle. Les psychiatres de cet établissement prennent en effet part aux commissions d’application des peines, répondant ainsi à une demande généralisée, tout se passant comme s’ils apportaient des repères et une réassurance face à des “ affaires ” auxquelles les personnels ne sont pas préparés. Le juge de l’application des peines attend beaucoup de cette collaboration, de nombreuses décisions dépendant des indications apportées par les psychiatres. Le consensus autour de cette coopération a été rompu par un nouveau directeur qui dénonce pour sa part une confusion des genres, estimant que la relation soignante se trouve affectée par ces interventions qui relèvent de l’expertise. Cette controverse permet d’étudier les arguments en présence, dans une conjoncture où se développe l’obligation de soins en matière d’agressions sexuelles. Les détenus intègrent ainsi le suivi psychologique dans leurs stratégies l’aménagement de peine, transformant dès lors toute la démarche qui aboutit à la demande de suivi, supposant pourtant, aux yeux de nombreux thérapeutes, du temps, de la réflexivité et du consentement.
L’obligation de soins représente l’aspect légal d’une tendance plus générale à considérer la prison comme un lieu de soins, largement entretenue par l’amélioration du dispositif sanitaire en prison. Certaines incarcérations se trouvent ainsi justifiées pour des personnes dont il est dit qu’elles pourront “ rencontrer leur santé ” en prison. Si les soignants constatent que l’incarcération peut être l’occasion propice pour entamer un suivi, leur expérience de l’épreuve carcérale et de ses conséquences psychiques et somatiques les amène généralement à lutter contre cette conception de la prison “ réparatrice ”, qui constitue un important effet pervers de la réforme de 1994.

Un autre effet pervers consiste à renforcer la tendance à l’emprisonnement des malades psychotiques. Alors que la distinction entre les domaines sanitaires et judiciaires s’était établie dans la séparation entre l’asile et la prison, avec l’irresponsabilité du délinquant fou et son inaccessibilité à la peine, on assiste en fait aujourd’hui de plus en plus à la responsabilisation pénale des malades mentaux délinquants. Face à ces situations qu’ils doivent gérer sans guère de soutien hospitalier, les SMPR sont confrontés aux limites de leur action. De nombreux suicides résultent de cette carence des structures où la prison devient le lieu d’exclusion des “ malades ”. Le traitement de la “ problématique pédophile ” en constitue une autre illustration.

La proximité avec le corps des détenus : partager le “ sale boulot ” ?

À travers l’exemple de quelques situations de confrontation avec le corps malade des détenus, se pose enfin la question de la gestion des hommes incarcérés les plus diminués et du partage du “ sale boulot ”. Qui doit s’occuper des handicapés, secourir les grabataires, assister les toxicomanes les plus dépendants ? Infirmières et surveillants luttent pour ne pas ajouter cette charge à leur travail, en l’absence d’aides-soignantes. Consacrant une part importante de leur temps à des tâches administratives et techniques dont elles sont déchargées à l’hôpital, catégorie professionnelle la plus présente et la plus accessible, les infirmières détiennent de fait le monopole des relations affectives avec les détenus, à travers les consultations et les soins. Se protégeant, elles sont donc portées à déléguer l’assistance aux handicapés, habituellement assurée par des aides-soignantes. De leur côté, les surveillants, tentant de construire des barrières de distinction entre les détenus et eux, sont également déstabilisés par les prisonniers malades qui suscitent plus la compassion que la méfiance. Ils redoutent ainsi un glissement du relationnel à “ l’affectif ” qui paralyse les rapports sécuritaires, même si tout ce qui “ humanise ” et singularise les détenus peut aussi fonctionner comme un mode de prévention des violences.

La prise en charge des prisonniers les plus dépendants revient ainsi largement aux codétenus. Or les hommes les plus “ dévirilisés ” dont il faut assurer la toilette suscitent un même dégoût ou une même pitié. Ceux qui sont atteints de maladies incurables ou de troubles psychiatriques incarnent surtout, aux yeux des prisonniers, l’abandon de soi et parfois la mort, spectacle insupportable du dépérissement ou de la “ victoire ” du système pénitentiaire, avec la destruction des détenus transformés en “ fous ” ou en “ épaves ”. Ainsi, l’accompagnement des plus malades peut fonctionner comme un système de délégations en cascade, où chacun travaille à la préservation d’une distance avec une population qui symbolise soit l’exposition au risque de dévalorisation professionnelle, soit l’exposition au risque de la mort carcérale.

Mais dans cette répartition des tâches les moins nobles, les détenus occupent la position la plus fragile. Aucune déontologie professionnelle ne définit leur place dans le système sanitaire carcéral. Ils peuvent donc apporter leur concours aux malades incarcérés ou les mettre à l’écart et les “ punir ” de leurs défaillances. De fait, ils sont indirectement mais souvent sollicités dans la prise en charge de la santé : aide à la rédaction de courriers pour les UCSA et les SMPR en maison d’arrêt, soutien matériel et parfois affectif aux malades en convalescence, signalements, engagement dans des groupes de parole autour de l’alcoolisme... Cette participation multiforme des détenus constitue un levier pour l’administration pénitentiaire : dans la répartition stratégique de la population pénale et l’affectation des cellules, le choix des codétenus, des “ voisins ” ou d’un “ doublage ” est pesé. Certains prisonniers tentent de faire reconnaître cette participation, comme un “ ancien ” qui revendique l’instauration d’un “ bénévolat sanitaire ” en prison, à partir de son expérience de soutien quotidien à de jeunes codétenus toxicomanes placés dans un état d’abandon extrême. Cette revendication pose la question de l’autonomie et de la dignité des détenus, du statut des pratiques d’entraide.

Chapitre 3 : La redéfinition des pratiques soignantes, entre relégation et autonomie

En tentant d’éviter le double écueil du “ fonctionnalisme du pire ” et d’une vision enchantée des services médicaux en prison comme “ laboratoires ” de pratiques hospitalières “ décloisonnées ” et “ humanisées ”, nous avons centré l’étude de la redéfinition du travail soignant en milieu pénitentiaire sur l’ambivalence : ambivalence des recrutements des personnels, ambivalence de leurs activités et de leurs modes de valorisation, ambivalence des configurations institutionnelles et de la routinisation des dispositifs créés avec la réforme.

L’improvisation des recrutements

Les procédures de recrutement et les motivations professionnelles des personnels informent sur la position initialement très basse des UCSA et des SMPR au sein des hiérarchies hospitalières. Cette position renvoie aux représentations négatives associées au monde carcéral et au moment même de la réforme de 1994, qui s’inscrit dans un contexte de restriction budgétaire pour les hôpitaux, de rationalisation gestionnaire et d’importation de dispositifs managériaux qui se traduisent par une intensification du travail. De manière schématique, les “ volontaires pour la prison ” ne sont pas très nombreux et parmi eux, l’insatisfaction professionnelle face aux conditions de travail l’emporte sur un intérêt militant pour la santé des détenus. Le “ volontariat ” est étroitement corrélé à la position occupée dans la hiérarchie des métiers soignants. Plus les personnels occupent une position basse, plus les candidats sont nombreux, plus les postes en milieu pénitentiaire fonctionnent comme l’occasion d’une promotion en quelque sorte horizontale pour des agents bloqués dans leurs trajectoires par les frontières des professions hospitalières. Ainsi, les chefs de service, les spécialistes, les psychiatres et les dentistes sont généralement recrutés à la suite d’incitations, voire de pressions et de “ marchandages ”. Pour autant, les postes en prison offrent un compromis relativement attractif pour les femmes soignantes investies d’une double carrière, professionnelle et familiale, infirmières usées par les rythmes hospitaliers décalés et médecins généralistes en libéral.

Des investissements professionnels ambivalents

Généralement, l’exercice soignant en milieu pénitentiaire est valorisé à partir de l’exemple des infirmiers et de la “ plénitude ” retrouvée de leur rôle : polyvalence et variété des soins, place prépondérante de l’écoute et apprentissage du “ soigner sans juger ”, travail en équipe, autonomie à travers les actions de santé publique et les consultations infirmières, spécificité de la profession en prison. Les UCSA, services pluridisciplinaires de petite dimension où la hiérarchie des professions est réduite, favorisent un “ décloisonnement ” qui retotalise le travail infirmier et assure des relations moins inégalitaires avec les médecins. Cependant, le “ relationnel ”, l’écoute et “ l’éducatif ”, objets de luttes de définition entre détenus, soignants et surveillants, constituent une dimension ambivalente du travail sanitaire en prison. De manière générale, les détenus appartiennent aux fractions les plus démunies des classes populaires, accordent peu de temps à leur santé et saisissent les institutions sanitaires dans l’urgence. En prison, le travail “ éducatif ” des personnels infirmiers se heurte ainsi à la logique sociale des conduites d’une population dont les conditions d’existence précaires et le rapport instrumentalisé au corps ne prédisposent pas au respect des conseils sanitaires. Les détenus opposent également une résistance spécifique à ces conseils lorsqu’ils entrent en concurrence avec les petites marges de manoeuvre négociées pour supporter l’enfermement et la privation.

Mais l’enfermement, l’assujettissement et la solitude affective contribuent à transformer le rapport des détenus aux institutions sanitaires en prison. Les services médicaux sont des espaces “ enclavés ”, où l’ordre pénitentiaire semble temporairement suspendu. Ils sont investis d’usages “ détournés ” qui tirent le travail des soignants, et tout particulièrement des infirmières, vers le “ relationnel ”. La prise en charge globale et “ relationnelle ” des patients est produite tout à la fois par le fonctionnement même des UCSA (circulation des informations et des modes de classement des détenus entre soignants, “ éducatrices ”, magistrats, surveillants...) et par les attentes des détenus. Les services médicaux sont souvent perçus comme les seuls lieux “ humains ” au sein des prisons, lieux de réassurance masculine et lieux d’écoute. Confrontées à l’introspection désarmée des détenus confinés, les infirmières reçoivent ainsi “ en première ligne ” les souffrances somatisées et travaillent à “ limiter leur accessibilité ”, puisqu’en l’absence d’aides-soignantes, elles ne peuvent déléguer une part de ce face à face éprouvant. Dans cette impossible délégation, le “ décloisonnement ” des UCSA revêt un nouveau sens. La consultation infirmière, dispositif d’autonomie, protège aussi les médecins.

Les pôles du travail soignant

À partir de cette exposition différenciée au face à face avec les détenus, au sentiment d’instrumentalisation et au découragement, on peut systématiser l’existence de trois pôles au sein des équipes soignantes. Pôles qui incitent à relativiser l’hypothèse d’une appropriation du cadre pénitentiaire par les seuls personnels infirmiers et qui ne correspondent pas à des pratiques figées, définies une fois pour toutes. Un pôle hospitalier “ traditionnel ” regroupe les soignants les plus attachés à l’excellence professionnelle comme excellence technique et traitement de pathologies graves, soignants qui déplorent l’“ inauthenticité ” de la relation thérapeutique ou l’“ inflation de la bobologie ” en prison. Le pôle “ réformateur ” désigne les infirmières qui se caractérisent par leur proximité avec la formation scolaire et le rapport particulier à la profession qu’elle induit. Attachées à leur “ rôle propre ”, aux relations d’aide et à l’écoute “ éducative ”, elles sont à la fois les plus investies et les plus réactives aux empiétements de l’ordre pénitentiaire. Enfin le pôle “ social ”, beaucoup plus hétérogène, rassemble les personnels qui se protègent le plus efficacement d’une lecture de leur rôle en termes d’instrumentalisation : “ transfuges ” des deux premiers pôles, anciennes infirmières pénitentiaires pratiquant une “ écoute maternante ”, personnels occupant une position plus élevée dans la hiérarchie des métiers soignants qui “ font de nécessité vertu ” et s’engagent dans une redéfinition sociale de leurs pratiques, anciens médecins généralistes libéraux qui réactualisent efficacement leurs savoir-faire (acceptation des prescriptions de “ confort ” qui constituent un réconfort pour les détenus privés de leurs repères familiers, réinterprétation de “ l’instrumentalisation ” comme inhérente à la pratique généraliste, la condition carcérale des patients exacerbant seulement le rôle de “ soupape ” traditionnellement dévolu aux consultations). D’une certaine façon, ces trois pôles au sein des équipes soignantes restituent aux détenus une marge de manoeuvre. Dotés d’un sens aigu de l’observation, induit par leur situation, ils repèrent assez vite les offres contrastées de soins et de “ relationnel ”.

Routinisation du dispositif de réforme et configurations institutionnelles

L’exposition différenciée au découragement est enfin déterminée par les conditions de valorisation, au sein des institutions hospitalières, du travail soignant mené en prison. De manière générale, la double illégitimité sociale et morale de la population pénale rejaillit sur les personnels et déclasse leur travail, par un effet d’homologie entre publics et professionnels. Les disciplines les plus représentées en prison - médecine générale et santé publique - sont dévaluées. L’existence des UCSA, isolées géographiquement, est peu palpable. La définition même de leurs missions amplifie les obstacles : impliquant différents services et spécialistes, elles constituent un défi pour l’organisation hospitalière, fondée sur la spécialisation et la juxtaposition des services. Les compétences relationnelles et le temps passé à l’éducation ordinaire pour la santé constituent des pratiques peu quantifiables et donc peu reconnues dans la nomenclature d’évaluation des actes hospitaliers, malgré les consignes incitant au traitement des patients comme “ personnes ” et “ partenaires ” de santé.

Cependant, cette position dévaluée des services médicaux en prison se décline différemment selon les configurations institutionnelles. La confrontation des deux sites étudiés s’avère ici particulièrement féconde, tant les modes de routinisation observés au centre de détention de Caen et à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy sont contrastés. Les personnels hospitaliers du centre de détention de Caen se perçoivent comme isolés, cet isolement tire l’ambivalence de leur travail vers la relégation et la routinisation du service peut être qualifiée de pénitentiaire (assignation des UCSA à la gestion principale des tensions carcérales et absence de soutien de l’institution hospitalière qui portent au désinvestissement). À l’inverse, le site de Bois-d’Arcy offre un condensé exemplaire de l’ensemble des processus qui contrecarrent la relégation des UCSA : équipe hospitalière importante, pôle infirmier réformateur très présent, stratégies de visibilité et de “ bonnes pratiques gestionnaires ” du chef de service qui lutte pour la dignité de la pratique soignante en prison, investissement de la direction hospitalière qui rencontre “ l’humanisme gestionnaire ” de la nouvelle direction pénitentiaire. Par là, on peut distinguer deux modes de lecture et de gestion de la réforme au sein de l’univers pénitentiaire : d’une part une vision “ traditionnelle ” portant à dénoncer la loi de 1994 et l’évolution carcérale comme risque d’éclatement de l’institution et menace sur les missions de sécurité (la “ balkanisation ”), d’autre part une vision entrepreneuriale compatible avec la rhétorique des droits des détenus.

Lectures et légitimation de la pratique soignante en prison

Les stratégies de valorisation des UCSA renvoient à trois lectures possibles de la pratique soignante en prison, trois lectures qui circulent et s’affrontent au sein des institutions impliquées dans la prise en charge sanitaire de la population pénale : une lecture “ humanitaire ” fondée sur le pragmatisme et le dévouement, à la mesure de la situation sanitaire et matérielle très dégradée de la population pénale. Une lecture “ hospitalière ” stigmatisée pour sa “ rigidité ”, qui contribue cependant au maintien de la vigilance sanitaire et tire les UCSA vers le haut, en évitant un glissement vers l’humanitaire “ économique ”. Enfin une lecture “ militante ”, absente des équipes étudiées, qui est plutôt portée par d’anciens médecins pénitentiaires, comme Véronique Vasseur. Lassés par le “ dévouement humanitaire ” dont ils ont fait preuve avant la réforme de 1994, ces médecins, souvent des femmes, mettent en cause l’inaction de l’administration pénitentiaire et posent indirectement une question recouverte par les contraintes et les routines du travail en prison : quelle prise les personnels ont-ils sur les conditions de production de la souffrance des détenus dont ils traitent la somatisation ?

Depuis la réforme, des instances de représentation ont été créées, comme l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (APSEP) et le Syndicat des médecins exerçant en prison (SMEP). Les congrès de l’APSEP permettent aux personnels de se rencontrer, de se compter et de se réassurer. Ils instaurent un système de gratifications, avec la circulation et la comparaison des expériences, la généralisation des innovations... bref la construction de références et de modèles communs qui organisent des pratiques dispersées et différenciées. Ces lieux d’autonomisation et de concurrence pour la définition de l’organisation la plus légitime des soins en prison sont des outils dans la lutte contre la routinisation pénitentiaire et “ l’oubli ” hospitalier. Ils permettent la valorisation des innovations institutionnelles et de la définition large de la prise en charge sanitaire des détenus qu’implique l’adaptation au cadre pénitentiaire, à l’inverse de la définition “ étroite ” de la médecine hospitalière, divisée en spécialités et atomisant la gestion des patients, “ corps allongés ”.