Synthèse
La violence carcérale en question
Antoine CHAUVENET
Madeleine MONCEAU
Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS)
CNRS / EHESS
Françoise ORLIC
ARSAAP
Corinne ROSTAING
Université de Lyon 2,
Groupe de Recherche sur la Socialisation (GRS)
Juin 2005
Le présent document constitue la synthèse du rapport scientifique d’une recherche financée par le GIP Mission de recherche Droit & Justice. Son contenu n’engage que la responsabilité de ses auteurs. Toute reproduction, même partielle, est subordonnée à l’accord de la Mission.
L’étude de la violence en prison est un sujet d’autant plus sensible que cette organisation est d’emblée prise dans une représentation de violence consubstantielle ou dans le soupçon qu’une telle violence existe. C’est pourquoi elle demande des précautions particulières.
L’équipe de recherche a ainsi mis en place un dispositif méthodologique qui multiplie les approches, dans le but de pallier aux obstacles éventuels à sa réalisation et d’accroître la fiabilité de ses résultats. Outre les périodes consacrées à l’observation, nous avons réuni plus de 520 entretiens, réalisés dans cinq établissements pénitentiaires, deux centrales, deux maisons d’arrêt et un centre de détention. Ces entretiens ont été faits pour moitié avec des détenus et pour moitié avec des personnels pénitentiaires et non pénitentiaires (médecins, infirmières, enseignants, travailleurs sociaux). S’y ajoutent des questionnaires complémentaires. Les uns ont été adressés aux surveillants des cinq établissements étudiés avec un retour de 384 questionnaires exploitables, les autres, à titre d’essai, aux détenus du centre de détention et d’une maison d’arrêt supplémentaire avec un retour inespéré de 232 questionnaires exploitables (soit un total de 616 questionnaires). Les procédures disciplinaires des différents établissements étudiés constituent une autre source de données.
On notera que la recherche a pu être effectuée dans les cinq établissements (sans compter la maison d’arrêt où des questionnaires ont été adressés aux détenus), selon les différentes modalités prévues et dans des conditions nettement plus faciles que ce qu’on pouvait craindre, ce qui rend compte de la masse des données recueillies.
La mise en perspective des différentes sources de données nous permet de proposer un certain nombre de résultats :
Les questionnaires adressés aux détenus et aux surveillants, comme les entretiens, montrent, quant à la façon dont ils perçoivent le climat de la détention et les risques de violence, qu’une majorité de personnels et une majorité de détenus considèrent la prison comme un lieu plutôt violent (pour 85% des surveillants et des détenus) et plutôt dangereux (pour 59% des surveillants et 67% des détenus). Pour une majorité des uns et des autres, la violence carcérale représente une pénibilité majeure (pour 55% des surveillants) ou une préoccupation majeure (pour 60% des détenus). En bref pour ceux qui travaillent en prison, comme pour ceux qui y sont détenus, la violence est une caractéristique majeure de sa réalité.
1. Le rôle de la peur
La violence carcérale est d’abord construite sur la peur. Au fondement de la fonction dissuasive traditionnelle de la peine de privation de liberté, et comme telle une construction sociale et politique, la peur demeure très présente. Une de ses particularités est d’avoir des effets qui portent bien au-delà de la sphère initiale à laquelle elle s’attache. Rien ne se répandant plus facilement que la peur, une fois qu’elle pénètre un milieu social elle s’étend à l’ensemble des relations qui le constituent. Qui plus est, les entretiens montrent que les professionnels ont plus peur des détenus que ces derniers n’ont peur de leurs codétenus et que ceux-ci ont bien moins peur des surveillants que l’inverse. Les questionnaires montrent aussi que les surveillants se sentent en général plus en insécurité que les détenus. Ils s’estiment en outre plus exposés à la violence de ces derniers que les détenus ne s’y croient eux-mêmes exposés.
Les questionnaires, et les entretiens plus encore, montrent qu’une majorité de surveillants disent connaître la peur au travail à un moment ou un autre. Il s’agit d’« appréhensions » ou de « craintes » ou bien ils disent avoir peur quelquefois (40% d’entre eux), ou rarement (41%). Si les détenus sont plus de deux fois plus nombreux que les surveillants à dire qu’ils n’ont jamais peur (39% d’entre eux), ceux qui disent avoir fréquemment peur sont deux fois plus nombreux que chez les surveillants. Certains détenus disent avoir pleuré de peur en apprenant qu’ils allaient en prison. La peur et l’imaginaire de violence de la prison qui pèsent sur les arrivants peuvent inciter certains d’entre eux à prendre d’emblée des mesures d’autodéfense et à se convaincre qu’il vaut mieux, par anticipation, attaquer le premier. C’est ainsi que nombre de violences, tout comme les suicides, ont lieu en début d’incarcération.
Atteignant son maximum à l’entrée en prison, la peur recule au bout de quelques semaines chez les uns et les autres. Mais elle revient, et s’accroît, alimentée par différents phénomènes, sans atteindre néanmoins tout à fait les niveaux élevés du départ.
L’évolution dans le temps de la peur montre que les violences carcérales sont prises d’emblée dans un imaginaire et des croyances qui priment sur le réel. Cette prééminence, cependant, loin de reculer ne fait que croître. Un des aspects de la carcéralisation, un effet de l’enfermement, consiste précisément à développer l’imaginaire au détriment du réel et joue comme tel un rôle très important dans les violences.
2. Le développement de l’imaginaire au détriment du réel
Une des raisons de ce développement tient à la nature des relations que le rapport sociopolitique organise à l’égard des prisonniers : un rapport en premier lieu sécuritaire, en l’occurrence un rapport défensif de mise à distance et d’exclusion sociale qui redouble à l’intérieur des murs le rapport de mise à l’écart qui caractérise la peine de privation de liberté.
Cette exclusion se traduit notamment par une très grande pauvreté relationnelle (avec de grandes variations néanmoins entre les individus et les établissements), et, en maison d’arrêt, par le manque d’activité. A la coupure d’avec la réalité du monde extérieur s’ajoute, dans les murs, le fait qu’il n’y a pas d’objet commun, d’ « entre deux » entre les personnes qui à la fois les lie et les sépare, leur permette de se connaître et de s’éprouver réellement. Socialement construits comme des personnes dangereuses, les détenus restent d’abord aux yeux des autres détenus et des autres personnes des étrangers par qui tout peut arriver.
Par ailleurs l’absence d’information organisée sur la vie interne de la prison, la part d’opacité qui est liée aux questions de sécurité conduisent à démultiplier les phénomènes de rumeurs en lieu et place d’une véritable information. Pouvant toucher n’importe quelle personne en prison, la rumeur se caractérise notamment par sa « négativité » : elle témoigne à charge contre la personne qui en est la cible. L’importance des rumeurs est en outre amplifiée par la vision « paranoïaque » que produit l’enfermement et sur laquelle ces rumeurs font leur lit.
Ainsi des rumeurs concernant des « morts suspectes » et des morts maquillées en suicides.
Rumeurs et vision paranoïde des relations entretiennent l’imaginaire de la violence carcérale.
Elles conduisent à doubler l’isolement imposé d’un isolement volontaire, lesquels favorisent en un cercle vicieux, rumeurs et paranoïa, qui, à leur tour, renforcent les relations défensives et méfiantes.
3. Fragilité et pauvreté de la structure sociale
Une autre raison de la violence tient à la fragilité de l’organisation sociale de la prison et à la faiblesse des moyens destinés à la structurer.
Faute d’objet commun, de but commun, d’oeuvre commune à réaliser, comme par exemple la production des soins dans un hôpital, entre les détenus et ceux qui travaillent en prison et entre les détenus entre eux, l’objectif premier de la prison étant la pérennité de la structure, c’est le maintien de l’ordre interne et l’évitement des évasions qui deviennent l’horizon immédiat de l’organisation. La discipline, les règlements et les sanctions disciplinaires constituent formellement les principaux moyens qui permettent de réaliser ce but ; mais ils ne peuvent y suffire. La structure sociale de la prison, tout comme ses règles, qu’il s’agisse des règles de la prison ou des règles entre détenus, est marquée par une grande labilité. « Le climat de la détention », « l’humeur des détenus », des catégories très prégnantes en prison changent constamment, les temps forts succèdent aux temps morts de façon imprévisible. Un des traits particuliers et paradoxaux de la prison est en effet le caractère imprévisible de son fonctionnement, alors que tout est mis en oeuvre pour éviter, contenir ou interdire l’événement et l’Histoire : on n’attend des détenus qu’un bon « comportement ». C’est ainsi que les questionnaires montrent que pour 88% des surveillants et 79% des détenus la prison est un lieu imprévisible. Cette caractéristique est le trait dominant des représentations relatives au fonctionnement de la prison.
À ces causes ou facteurs qui permettent de comprendre la violence il faut ajouter d’autres effets de l’enfermement, c’est-à -dire d’une situation anormale et qui s’aggrave avec la durée.
L’enfermement rend irascible, nerveux, susceptible, vulnérable, anxieux, angoissé, voire agressif. Outre qu’il brouille les repères de la vie civile, il dissout les arrimages constitutifs du moi et de sa cohérence au point que certains ne se reconnaissent plus et ont peur de leurs propres réactions, devenues à eux-mêmes imprévisibles.
La fragilité des règles et règlements n’est pas seulement liée au fait que les détenus développent entre eux des règles en marge de l’institution qui peuvent être en antagonisme direct avec les règles de l’organisation, elle tient surtout au fait que parmi les règles de l’organisation, celles, les plus nombreuses, qui ont trait à la sécurité, sont le prolongement du dispositif matériel sécuritaire de la prison qui vise à l’assujettissement et à la neutralisation des détenus. Il leur manque deux caractères essentiels qui fondent la force des règles dans une société démocratique, leur dimension de réciprocité et d’intersubjectivité. Unilatérales, elles ont une bien faible légitimité. En outre les « droits créances » accordés aux détenus ne permettent pas de pallier à ce déficit de légitimité : compte tenu de l’extrême dépendance des détenus, l’exercice de chaque droit constitue en fait moins une occasion de manifester sa liberté que de mesurer davantage sa dépendance. Chaque droit du détenu signifie une responsabilité immédiate et nouvelle pour le surveillant, non pour le détenu. Ainsi de l’exemple trivial et fréquent de la douche qui donne lieu à une multiplicité d’incidents, parfois graves. Le droit à la douche ne signifie pas pour le détenu la possibilité de se laver quand, où et pour la durée choisie, mais renvoie à la responsabilité et à la capacité pour le surveillant à s’organiser dans son travail de façon à ce que les 70 détenus de son aile puissent avoir le temps de passer à la douche dans la matinée prévue à cet effet dans le règlement.
Les relations, faute d’objet commun, sont des relations de face à face qui appellent les relations en miroir où, comme à la guerre, chacun fait la loi de l’autre. Et ceci concerne tant les relations entre détenus que les relations entre surveillants et détenus. Cette absence de médiation, conjuguée avec des relations défensives, méfiantes, comme avec la certitude qu’il faut se montrer fort pour ne pas être une proie, favorisent la violence.
4. L’absence de conflictualité
Une autre raison de la violence en prison est liée au fait que le conflit n’est pas possible, ceci étant lié à la situation d’assujettissement des détenus. Comme l’écrit M. Wiewiorka (2004), la violence est l’opposé du conflit. En prison non seulement les lieux de conflictualisation sont absents mais, par définition, ils ne peuvent trouver place. Cette impossibilité se situe à différents niveaux. Le plus visible et immédiat, c’est le fait que les mouvements collectifs, la syndicalisation, la manifestation, les lieux de débats où pourraient s’exprimer des désaccords, des conflits et des oppositions, c’est-à -dire les moyens habituels de conflictualisation sont interdits et considérés comme des délits, comme tels passibles de sanction. Il s’agit de rébellion. Les détenus ne sont pas dans un rapport d’égalité, qui autorise et reconnaît le conflit, mais dans un rapport d’autorité. Ensuite, la privation de liberté est prononcée au nom de la société - aux assises au nom du peuple français -, dans le but de punir et neutraliser ceux qui ont transgressé la loi. Dans ces conditions si conflit il pouvait y avoir, ce serait entre la personne condamnée et l’ensemble de la société ou le peuple français. Or la décision de justice forclot toute possibilité de conflit (une fois les possibilités de recours épuisées). C’est sans doute pourquoi certains nourrissent de la haine précisément contre la justice et la société, tandis que la majorité des détenus porte une appréciation critique sur la justice.
Tout ceci amène à constater que les violences entre les personnes en prison, entre les détenus entre eux et entre les personnels et les détenus peuvent avoir lieu indépendamment de contentieux interpersonnels immédiats et de relations interindividuelles essentiellement hostiles. C’est plutôt l’absence et la faiblesse des liens dans une structure de mise à distance défensive qui peuvent en rendre compte. Si les détenus ont peu d’amis, sont portés à ne compter que sur eux-mêmes, et limitent volontairement leurs relations pour éviter les ennuis, entretiens et questionnaires montrent a contrario que les relations qu’ils entretiennent avec ceux qu’ils connaissent et choisissent de fréquenter sont plutôt bonnes.
De même, un des résultats de la recherche consiste en ceci que les détenus n’ont pas une vision majoritairement négative de ceux qui les gardent. Dans leur majorité les détenus reconnaissent le travail des surveillants. Dire que les surveillants « font leur travail » ou « ne font que leur travail » est un moyen de part et d’autre de neutraliser la dimension sociopolitique de la fonction et de définir un terrain commun et neutre d’entente. Ils disent qu’ils ont avec eux des relations plutôt bonnes : 59% des réponses aux questionnaires portant sur les deux établissements. Un pourcentage quasiment identique de détenus (pour les 170 entretiens dans trois autres établissements) dit que les surveillants « sont bien ». On observe des variations d’un établissement à l’autre : la perception est majoritairement négative dans l’une des maisons d’arrêt, là où la discipline est considérée comme la plus sévère.
Ces deux sources de données montrent aussi que dans leur majorité les détenus ont une vision plus positive de leurs relations avec les surveillants que de leurs relations avec les codétenus.
En outre les questionnaires montrent que les détenus font plus confiance aux surveillants qu’aux détenus par assurer leur sécurité. Les résultats montrent aussi que lorsque les détenus ont été confrontés à des situations violentes, un sur trois d’entre eux a pu en parler avec les surveillants, ces derniers étant situés alors à égalité avec les soignants. Un détenu sur deux dit aussi qu’il serait prêt à intervenir pour protéger un surveillant qui serait agressé sous ses yeux par un codétenu (un quart d’entre disant qu’il s’abstiendrait par peur des réactions des codétenus, ou par crainte de prendre des coups, ou bien par crainte d’être assimilé à l’agresseur).
Ces divers éléments montrent que la culture et le code des détenus fondés d’abord sur une règle de solidarité contre les surveillants et l’institution que ceux-ci représentent, ne constituent plus, du moins pour les six établissements dans lesquels nous avons recueilli des données, une réalité établie. Celle-ci est en grande perte de vitesse. La règle de noncoopération, dans la mesure où elle existe, relève plus du mythe que de la réalité, d’une croyance qui d’ailleurs s’effrite, prise dans le phénomène d’ignorance multiple (ce phénomène, décrit par R. Merton (1968), selon lequel une majorité de personne se croit minoritaire tandis qu’une minorité croit représenter la majorité). Ces résultats illustrent surtout le rôle des surveillants dans la pacification de relations structurées a priori sur un mode agonistique. Ils montrent dans quelle mesure leur professionnalisme et leur savoir-faire peuvent compenser, par un investissement « humain », le manque de sociabilité structurelle, en permettant à l’organisation de perdurer.
5. L’explosion
En ce qui concerne les violences dirigées contre les surveillants, on distinguera d’abord les « explosions » qui portent sur des « riens », selon l’expression même des détenus qui indiquent ainsi que ces violences ne se seraient pas produites dans un cadre de vie "normal."
L’explosion semble bien la manifestation la plus courante de violence, qui peut renvoyer à une multiplicité de causes immédiates ou lointaines.
Elle se caractérise par plusieurs traits : elle n’est pas liée à un contentieux interpersonnel manifeste, elle est imprévisible, sa cible est interchangeable, les causes apparaissent équivalentes, et la réaction par rapport au motif disproportionnée. Il s’agit par exemple de cas de surveillants gravement blessés en raison du refus d’accorder une douche supplémentaire à un détenu faute de temps. Plusieurs cas de ce type nous ont été rapportés aussi bien par des surveillants que par des détenus.
Lorsque les surveillants parlent des violences dont ils sont l’objet, il en ressort que, selon eux, la majorité de ces violences seraient imprévisible. Ils visent ici les explosions liées à l’enfermement ainsi que les violences de la part des détenus malades mentaux.
D’autres types de violences contre les surveillants ont lieu, notamment celles qui instrumentalisent les surveillants, dans lesquelles il n’y a pas davantage de contentieux interindividuel. Des détenus agressent des surveillants en vue d’être entendus, par exemple dans le but d’obtenir le transfert depuis longtemps demandé. Les prises d’otage évoquées obéissent au même schéma.
Il y a également les violences dont sont victimes les surveillants qui résultent d’un contentieux, mais la victime n’est pas la cause directe du contentieux, elle « prend » pour le surveillant précédent. Compte tenu de la susceptibilité, de l’irritabilité et de la paranoïa liées au processus de « carcéralisation », dans un cadre d’extrême dépendance, les violences peuvent résulter des dysfonctionnements inévitables liés à la bureaucratie.
Il y a aussi les violences provoquées. Ici on distinguera les violences qui résultent de la lassitude, de la négligence des surveillants articulées au fonctionnement bureaucratique de la prison des provocations au sens étroit du terme. Dans le premier cas un détenu peut agresser un surveillant parce qu’il n’a toujours pas la réponse à une question posée depuis trois semaines. Plusieurs surveillants se sont succédés qui n’ont pas eu le temps, oublié, remis à plus tard, ou pas voulu répondre à un détenu désagréable.
Existe aussi la violence comme riposte à des provocations. Il s’agit de cas où existe un contentieux précis, par exemple un détenu est harcelé la nuit par des surveillants qui ouvrent la lumière dans sa cellule la nuit ou tapent dans sa porte à titre de représailles.
Les surveillants invoquent souvent l’inexpérience pour rendre compte des violences dont ils peuvent être l’objet, et il semble que les agressions soient plus nombreuses en début de carrière que plus tard (mais ceci demanderait des investigations plus larges pour être confirmé).
C’est dans la maison d’arrêt où les relations sociales sont les plus « empêchées », la peur la plus grande, la discipline la plus sévère, et la légitimité reconnue tant aux surveillants qu’à l’ensemble de la hiérarchie la plus faible, que les violences contre les surveillants sont les plus faibles. Il est possible, sans qu’on puisse le démontrer, que la différence d’âge moyen des détenus explique à elle seule la différence observée, les détenus étant dans cette maison d’arrêt plus âgés que dans l’autre. Néanmoins le climat relationnel y est beaucoup plus tendu et les satisfactions au travail plus faibles.
Les violences entre personnes incarcérées apparaissent en nombre plus important que les violences dirigées contre les surveillants, même si ceux-ci affirment un sentiment de violence plus intense. Nos données sur ce point correspondent aux statistiques annuelles les plus récentes de l’administration pénitentiaire.
Les détenus entre eux sont des cibles plus faciles que les autres personnes présentes en prison, notamment quand il s’agit de déverser l’agressivité, la tension produite par l’enfermement.
Outre les explosions qui partent sur des « riens » et que, là encore, les détenus classent en première ligne parmi les causes de violence entre eux, visant par exemple un « regard de travers », un « malentendu », il y a les violences qui ont un motif.
Parmi les violences sans contentieux interpersonnel, les plus importantes en nombre visent les détenus incarcérés en tant qu’auteurs d’agressions sexuelles. Ces détenus ont une fonction de bouc émissaire, attirant sur eux une bonne part de la violence déversée en prison. Les moyens destinés à les protéger, qu’on décide de les mélanger aux autres pour leur épargner un stigmate particulier, ou bien qu’on les isole, l’un ou l’autre de ces moyens ne semble pas modifier significativement cette fonction. Non seulement ils sont beaucoup plus souvent en situation de victimes que les autres détenus, mais ils cumulent fréquemment plusieurs sources d’abus : insultes, menaces de mort, agressions physiques, jets d’immondices ou de projectiles divers, racket, expéditions punitives à plusieurs, mises en quarantaine. Ils se plaignent également souvent d’être l’objet d’opérations de « nettoyage », se faisant expulser des lieux d’hébergement, des lieux de travail, où des lieux où se déroulent les activités scolaires et culturelles. Lorsqu’ils investissent à plusieurs ces lieux collectifs, notamment les activités culturelles, ce sont les autres qui peuvent alors les déserter. Ils peuvent aussi être l’objet de pressions et de chantage, devant cacher de la drogue, voire des armes. Les détenus auteurs d’exactions à leur endroit ne s’en cachent pas. Ces personnes par leur présence en nombre de plus en plus important contribuent à mettre en pièces l’image collective du voyou idéalisé à laquelle s’articulait le « code » ou la « culture » des détenus, quand la première cause d’incarcération était le vol. Leur situation de victime s’inscrit dans un cercle vicieux. Haïs des autres, mis en quarantaine et dans le meilleur des cas ignorés, ils recherchent la protection et le contact des surveillants, certains n’hésitant pas à dénoncer des codétenus auteurs d’agressions à leur endroit, ce qui leur vaut d’être doublement victimes et haïs, en raison de leur délit et parce qu’ils sont des « balances », ce qui les pousse plus encore à rechercher la protection de l’organisation, à moins de s’enfermer dans un isolement complet.
Il ressort des entretiens que les violences entre détenus qui ont un motif sont le plus souvent liées à des affaires de drogue. Quasiment inconnue il y a une quinzaine d’années, la circulation de la drogue en prison est aujourd’hui un phénomène massif qui donne lieu à des violences diverses dans l’ensemble des établissements étudiés. Le danger qu’elle représente tient aux nombres de personnes qui peuvent être concernées, impliquant non seulement des détenus mais des personnes extérieures à la prison, la famille, les fournisseurs.... Un réseau de quelques personnes peut ainsi tenir en coupe réglée un nombre important de détenus, par le moyen de la dépendance. Il y a les violences en raison de la mauvaise qualité des produits vendus, des engagements non tenus, des dettes qui peuvent devenir vertigineuses, des refus de donner, d’acheminer ou de cacher de la drogue... Les entretiens montrent ainsi que les personnes dépendantes ou bien incarcérées pour ILS se disent le plus souvent victimes de racket, après les auteurs d’agression sexuelle qui sont les premières victimes de ce type de violences.
La violence a aussi ses degrés. Ainsi du recours à l’usage d’armes. Si, comme le dit un surveillant proche de la retraite « tout détenu en centrale est un individu armé », tandis qu’un chef, de façon moins abrupte nous dit « qu’il y a plus d’armes qu’on ne croit » et que « c’est surtout pour le cas où », les entretiens, les questionnaires et les procédures disciplinaires nous montrent en effet que les détenus, considérant ou croyant que les autres sont armés s’arment également pour le cas où, nettement plus souvent en centrale qu’en maison d’arrêt. Même s’il s’agit d’une précaution a priori défensive, les différentes sources de données montrent, confirmant en cela l’étude de M. Guillonneau et A. Kensey (1998), que les violences avec armes sont en centrale nettement plus fréquentes qu’en maison d’arrêt. A l’inverse la cohabitation forcée en cellule avec quelqu’un avec qui on n’a rien en commun, en maison d’arrêt, conduit à des violences que ne connaissent pas les centrales. Les viols dont les détenus ont fait état ont tous eu lieu en maison d’arrêt (entre 3,8% et 4% des détenus interrogés, selon les entretiens puis les questionnaires).
Les bagarres entre détenus, la forme la plus fréquente de situation où les détenus sont engagés dans un rapport corporel agonistique, ont un statut différent de l’agression, elles peuvent ne pas être considérées comme des violences. En outre elle peuvent suivre certaines règles. Il en est ainsi de la bagarre « en règle » à mains nues après que l’un des protagonistes a accepté le défi lancé par un autre. Un rendez-vous dans ce cas peut être fixé d’un commun accord pour régler un compte en différé. Dans une des centrales étudiées plusieurs détenus diront qu’ils règlent leurs comptes à la salle de boxe, où ils se donnent rendez-vous, tandis que d’autres disent à leur codétenu d’utiliser ce moyen pour éviter la sanction disciplinaire : « La boxe ils y vont juste pour régler des comptes, c’est très bien, personne ne va au mitard et ça se fait en règle ».
Les violences qui peuvent avoir lieu de la part des surveillants envers les détenus apparaissent d’une part comme l’envers de la solidarité qui est exigée du corps des surveillants sur le plan de la sécurité et d’autre part comme une mesure de leur vulnérabilité. La solidarité professionnelle attendue des surveillants en cas d’incident est en effet la conséquence de leur dépendance mutuelle, puisque chacun des surveillants assure sa sécurité en même temps que celle des autres. Cette dépendance est la marque de leur vulnérabilité professionnelle puisqu’ils sont dans un rapport de force numérique avec les détenus qui leur est a priori défavorable. Entre une solidarité destinée à leur protection mutuelle en cas de danger et une solidarité qui s’effectue contre les détenus, la marge est de ce fait fort étroite. Une fois de plus on constate à quel point le rapport sociopolitique aux détenus modélise l’ensemble des relations sociales construites autour de ces derniers, un rapport structurel agonistique en miroir. Les risques de violence sont donc liés aux « incidents » surtout, c’est-à -dire aux situations où plusieurs surveillants doivent intervenir pour se protéger mutuellement, et plus particulièrement lorsqu’un surveillant est l’objet d’une maltraitance ou d’une agression de la part d’un détenu.
6. Les limites de la sanction disciplinaire
La situation de vulnérabilité des surveillants peut se vérifier à différents niveaux. Il y a notamment les sanctions disciplinaires, moyen essentiel de gestion de cette violence.
Les différentes étapes du processus disciplinaire ont été étudiées dans l’un des établissements et sont analysées dans leur rapport avec la question de la violence. Cette analyse montre les limites des sanctions disciplinaires comme moyen de gestion des manifestations de la violence. Il ressort de l’analyse que près de la moitié des comptes rendus d’incident pour insultes, menaces et menaces par gestes qui concernent directement les personnels de surveillance ne fait l’objet d’aucune sanction. On relève en même temps dans les questionnaires et les entretiens que la majorité des surveillants se disent insatisfaits des sanctions concernant les violences dont ils sont les victimes, qu’ils jugent insuffisantes.
De même les violences entre détenus semblent peu sanctionnées. La faiblesse de l’outil disciplinaire comme sanction est à mettre en parallèle avec le fait que beaucoup de surveillants expriment leur mécontentement face à la politique disciplinaire menée dans leur établissement, c’est-à -dire au degré de discipline exigé des détenus, puisque 83,6% des surveillants disent que la politique disciplinaire est peu sévère ou pas du tout sévère et que 73% d’entre eux trouvent cette politique pas du tout satisfaisante. « L’intérêt supérieur de l’établissement », c’est-à -dire l’équilibre social qu’il s’agit d’établir entre les deux principales forces en présence, la règle entre détenus selon laquelle il ne faut pas dénoncer un codétenu, constituent, notamment, les limites de cet outil dans ses deux dimensions.
On note que ces appréciations négatives sont moins le reflet d’une politique disciplinaire réelle qu’une mesure de la légitimité accordée à la hiérarchie et à la direction d’un établissement. Dans leur majorité, excepté dans l’une des maisons d’arrêt étudiées, les surveillants se sentent peu soutenus et reconnus par leur hiérarchie et leur direction alors même que les relations hiérarchiques ont connu depuis une quinzaine d’années un assouplissement manifeste. Cette perception d’une absence de reconnaissance peut-être renforcée de façon massive quand les conditions de sécurité matérielles sont considérées comme défectueuses.
Ces différents éléments de vulnérabilité s’ajoutent à la perception selon laquelle ils se pensent plus exposés aux violences que les détenus, et plus en insécurité que ceux-ci. On rappellera ici que s’ils sont moins souvent victimes que les détenus, ils disent plus souvent avoir peur des détenus que ces derniers. La violence envers les détenus, les représailles et les blocages des détentions, où les détenus sont à leur tour instrumentalisés, lorsque les surveillants estiment les détenus insuffisamment sanctionnés, apparaissent alors comme l’expression de cette vulnérabilité. La difficulté des directions à sanctionner dans ces circonstances les surveillants, renvoie alors à la paralysie qui peut gagner la prison, qui révèle une fois encore la grande faiblesse de sa structure.
7. La question du recul de la violence
La question se pose du recul ou non de la violence en prison. L’affirmation selon laquelle la violence de l’institution recule n’est pas nouvelle. Il s’agit là d’un leitmotiv qui témoigne de la volonté d’y mettre fin et en même temps de sa persistance. Différents changements, qui ont entre eux une cohérence certaine permettraient de penser que cette violence recule, mais d’autres éléments les mettent en ruine.
Parmi les facteurs qui devraient avoir pour effet de limiter la violence, nous mentionnerons d’abord les politiques de décloisonnement. Les relations fonctionnelles se déploient entre les différents services qui travaillent en prison faisant reculer l’organisation dichotomique qui prévalait traditionnellement. Elles introduisent de nouvelles valeurs, une vision multiple et contradictoire de la personne incarcérée, sources de nouvelles médiations dans les rapports sociaux et leurs représentations.
Il y a aussi la progression de la notion de sécurité dynamique, ou active, qui tient compte de l’importance des relations dans la construction de la paix sociale. Non seulement le rôle que jouent les surveillants dans les relations qu’ils construisent avec les détenus est pris en compte comme facteur de sécurité, à côté des moyens de sécurité « passive », mais aujourd’hui celui des détenus commence à l’être également. La création des commissions d’affectation en maison d’arrêt où l’on demande aux détenus s’ils ont un « copain » ou quelqu’un avec qui ils souhaiteraient cohabiter en cellule en est une illustration.
Joue également un rôle la progression de la féminisation qui affecte l’ensemble des corps professionnels travaillant en prison (infirmières, travailleurs sociaux, médecins, psychologues, CSP, directions et, très récemment, les surveillants). La prison est de moins en moins « la maison des hommes », et la mixité constitue selon les uns et les autres un facteur d’apaisement.
On mentionnera aussi le rôle des psychiatres et des psychologues. Depuis la création des services médico-psychiatriques régionaux, il y a une vingtaine d’années, on a vu leur nombre croître. Il en résulte une présence plus importante et plus régulière des psychiatres, des psychologues et des infirmiers psychiatriques dans les prisons. Leur travail contribue de façon directe et indirecte à pacifier les relations. Cela est le cas notamment quand sont nombreux les détenus suivis sur le plan psychothérapeutique, comme dans l’une des centrales étudiées où plus de 60% d’entre eux sont suivis à un titre ou à un autre.
La professionnalisation des surveillants y contribue également : les différents composants de cette professionnalisation constituent autant de médiations, de moyens de mise à distance réflexive dans les relations de face à face. Il en est ainsi notamment du processus de protocolisation des interventions, et des formations continues mises en place en ce domaine.
La judiciarisation des rapports sociaux, qui s’est très rapidement développée dans les prisons est un autre moyen de recul de la violence. Si elle contribue à conflictualiser d’avantage les relations, elle opère aussi en lieu et place de la violence. Certes de nombreux obstacles en limitent la mise en oeuvre réelle, notamment la peur de témoigner chez les détenus et la difficulté à réunir des preuves, mais elle a créé un nouvel état d’esprit : l’idée que le détenu peut aussi être une victime est rapidement entrée dans les moeurs.
Mais certaines de ces évolutions sont mises en cause par d’autres changements tandis que d’autres encore en limitent considérablement la portée. En particulier l’inflation carcérale massive et brutale des dernières années remet totalement ou partiellement en cause certains de ces changements. Par exemple la nouvelle politique d’affectation, en maison d’arrêt surtout, qui permettait d’éviter bien des violences est balayée par l’inflation carcérale. Très récemment la formation des surveillants a été réduite de moitié, ramenée à la durée qu’elle avait plus de douze ans auparavant. La notion de sécurité dynamique recule parallèlement à une offensive de la sécurité en termes répressifs.
Plus en amont et sur un terme plus étendu, l’évolution des politiques pénales a sans doute sur la violence carcérale l’impact le plus important. M. Guillonneau et A. Kensey (1998) ont montré que l’accroissement des violences dont sont victimes les surveillants sur la période analysée sont imputables à l’accroissement de la durée moyenne des peines, notamment des longues peines. Ceci montre que les politiques carcérales sont surdéterminées par les politiques pénales.
Organe d’exécution, l’administration pénitentiaire est par définition extrêmement dépendante des politiques pénales et plus généralement du politique. L’histoire nous montre qu’en la matière aucune évolution ne peut être considérée comme acquise.