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Théâtre insulte

Mise en ligne : 7 mai 2002

Dernière modification : 4 novembre 2003

Texte de l'article :

Les derniers arrivés ne sont pas encore complètement installés sur les bancs qui ceignent l’aire de jeu. Les premiers découvrent à peine l’espace plongé dans une pénombre plantée de silhouettes que la lumière se fait brusquement autour d’une personne installée dans le public. Crâne rasé, le buste voûté, bras en porte à faux posés sur les genoux, poignets cassés, elle tient, abandonnée à portée de regard, une liasse de photocopies bordées d’une large plage noire. Aussitôt l’acteur se lance dans l’expédition du faire-part. La diction est rapide, administrative, distante, teintée d’une profonde lassitude. L’homme est proche. J’observe que l’écriture de l’extrait de livre est serrée. Il fait sombre. La lecture trébuche. L’orateur s’agace. Le ton monte brusquement, par intermittence ? Un soupir un peu trop profond qui bouscule une fin de phrase. Des mots font saillie à la surface de la loghorée. Jary, théâtre, soirée, Ubu...

Je ne comprends rien à ces pages interminables copiées d’un livre ancien traitant de la pièce qui s’apprête à être interprétée devant nous. D’autant moins que cette voix m’agresse. J’éprouve la sensation précise qu’un magistrat exaspéré par la routine est en train de me lire mes droits, évacuant à toute vapeur les phrases obligatoires d’une quelconque procédure.

Alors je cesse d’écouter. Mon regard dérive sur les acteurs épars, qui, depuis l’invasion mécanique de l’espace sonore tentent avec application de coordonner ensemble quelques exercices classiques d’échauffement articulaire. Façon Taï Chi. Point de répit. Pendant la préface, mise en scène de la coulisse. Ainsi, dans la tradition des grands maîtres russes les comédiens s’échauffent. Ils parviennent presque à faire la même chose en même temps sans se tromper.

Suspension du regard. De l’autre côté de l’aire de jeu, dans le public, un détail efface le spectacle. Ce géant vêtu d’un ample manteau est en train de s’affaisser doucement. Sa tête s’incline doucement vers sa poitrine. La silhouette… Obscurité ! La lecture du prospectus est terminée. Solos ! Chacun à leur tour la régie découpe les acteurs dans un halo. En conservant un sérieux chancelant ils font un geste quelconque au ralenti, énoncent un prénom puis vont s’asseoir sur le banc près du lecteur. Au bout de trois prénoms je comprends qu’il annonce le comédien suivant. Pendant ce temps là, le menton du géant s’est posé sur sa poitrine, ses fesses continuent de glisser vers l’avant. Ses genoux remontent. Inconscient, il s’enroule sur lui même pour ne pas tomber par terre. Le banc est trop étroit ? Last in, first out. Les nouveaux venus chassent les premiers en coulisse. Un quart d’heure s’est écoulé. Le plateau est désert. Pleins feux ! Comme éléctrocuté, le géant sursaute et se rajuste en lançant des regards ébêtés autour de lui.

Entrée en fanfare d’un personnage affublé d’un pull-over rouge bourré de coussins. Ubu. Un autre, surgi d’une coulisse, se place devant lui. C’est parti ! Les acteurs parlent à toute allure, éjectant une purée de répliques comme des moulinettes à mots, enrayées par les accents, stérilisées par la scansion d’école maternelle. L’émotion étrangle, les masques asphyxient. Ils sont agités, mal à l’aise, secoués de rires nerveux qu’ils se fatiguent à dissimuler, certains effrayés, instables, fuyant dès qu’ils le peuvent l’espace scénique pour repasser tout de suite la tête par la coulisse afin de ne rien perdre de la gaudriole avec les copains. Je regarde le public en face de moi. Les visages des spectateurs sont inexpressifs. Le géant dort. Seule une femme assise sur ma gauche pousse des gloussements, émerveillée. Des intrigues incompréhensibles semblent occuper les multiples personnages incarnés par chacun des acteurs. Ils passent leur temps à entrer et sortir, à mettre et enlever des nez d’arlequin. On comprend que l’artifice permet de désigner les rôles de femmes. On ne peut se tromper : dès que l’un s’adresse à un masque, le fou rire gagne l’ensemble des acteurs, tout comme lorsque l’ours dévore sa victime, ou bien lorsque le père Ubu se fait assassiner. Il y a parfois des silences et des obscurités. Dans l’instant le géant en profite pour s’affaisser sur lui même et se mettre à ronfler. Leit motiv parfait, seul respiration dans le cauchemar. Pris à témoins avec force clins d’oeil par certains des acteurs hilares qui nous font face mon voisin et moi même succombons à un rire douloureux.

Final. Une personne vient se placer au centre de la scène, immobile. Une ampoule à douille accrochée à un fil de pêche descend du plafond devant son nez. La régie allume. Trop fort. Ebloui, l’acteur se protège les yeux. La régie baisse l’intensité. Les autres viennent se ranger derrière lui, en choeur d’esclaves muets, les mains croisées devant la braguette, comme menottées. L’instant d’après, évacuant le cliché, je ne peux m’empêcher d’y voir un rideau de défenseurs protégeant les buts au moment du coup franc. L’homme s’est lance dans un monologue plaqué, étranger au texte, qui rebondit parfois sur des phrases prononcées en coulisse. Il le donne, avec sens et puissance. Le géant ronfle trop fort ? Il s’interrompt, va doucement serrer son genou et revient poursuivre son cadeau jusqu’à la fin. La régie éteint l’ampoule ? Rallume les néons par mégarde ? L’homme est toujours là. Il nous dira jusqu’au bout la souffrance de l’isolement. Le public, atterré par le désastre précédent, tend l’oreille au dessus du vide sidéral qu’il a creusé et tombe dans le piège grossier. La forfaiture atteint alors son apothéose.

C’était le Samedi 3 mars 2001. L’atelier de Théâtre Improvisé à l’Espace du Possible ? Une saynète au camping des flots bleus ? Une animation de passagers en croisière Paquet ? Langue au chat ?

Maison d’arrêt de la Santé, 14 heures 30. 

Les  applaudissements se sont tus. Public et acteurs se répartissent dans l’espace. L’atmosphère prolonge et fixe le malaise. Discrets, les détenus, acteurs et spectateurs, parlent entre eux, heureux du bon moment passé ensemble. Des intervenants locaux viennent congratuler chaleureusement le metteur en scène, le directeur de la compagnie. Le public extérieur éparpillé demeure un peu pétrifié. Un petit groupe s’est formé autour de la personne qui donna le monologue de la fin, seule substance apparente du spectacle. Deux personnes en costume et cravate d’énarque disent leur satisfaction. Ronronnement de grand oral. « Voilà du beau travail, voilà ce que l’on peut faire avec du théâtre réaliste ( ?). Je m’attacherai à faire renouveler cela. » « Décidément cette pièce de Jary est excellente… » « De qui est le texte de la fin ? » « Vous avez été merveilleux, quelle performance... » « On me dit que vous êtes journaliste » La dame qui gloussait pendant le spectacle se trémousse, et rosit de bonheur. Elle se sent visiblement là où ça se passe. Je m’éclipse pour engager la conversation avec un des acteurs qui cherchait et trouvait notre complicité au moment des ronflements. Il commence par s’excuser « Vous savez, nous n’avons eu que quinze heures pour préparer le spectacle... » « Cela se voit sans problème.... » « mais qu’est-ce qu’on a ri ! Hier tous les copains sont venus, ce n’est pas comme aujourd’hui. Je peux vous dire que ça a été un grand moment. Et puis le metteur en scène, c’est vraiment un type comme ça ! C’est un free-lance ( ?). Il a une de ces patiences... ». J’apprendrai plus tard par un témoin que ce jour là la représentation n’a pu se terminer.

Il y a deux ans j’avais déjà assisté à un spectacle au même endroit. Si la forme était plus aboutie, l’esprit était identique. Qu’importait le malaise des acteurs en scène, corsetés dans l’impasse d’une composition inaccessible. La proposition esthétique devait passer coûte que coûte. La maison d’arrêt mythique en pseudopode de la scène parisienne. Exotisme du temps, de l’espace et de l’action. En dépit du manque de temps, de moyens et de vrai désir de scène. Ce jour là on se retrouvait projeté au coeur d’une forêt magique observant poliment roi, parents, portes-flingue, grenouilles transformistes, engagés à la poursuite d’une comédienne libre venue de l’extérieur, déclamant sans plaisir les répliques enluminées d’un conte pour enfant.

Peu de temps après j’avais fait état auprès de l’auteur du texte de mes doutes sur la portée individuelle de ce genre de travail, de mes réserves sur l’utilisation du détenu comme objet plastique, sur les risques d’effondrement d’un propos futile confié à des débutants. Plus avant j’avais soulevé une interrogation sur le danger du dialogue classique en détention, dans la mesure où son développement dans les guides d’une fiction étanche renforce à mes yeux l’ostracisme dans lequel l’incarcération tient les condamnés. Il m’avait été répondu, avec condescendance et sans appel cette phrase fondatrice : « Peut-être, mais moi, je fais du théâtre ».

Voilà donc une variante du « théâtre » : écrivez un texte, prenez dix détenus qui, spécialement en maison d’arrêt, ne demande qu’une chose, sortir de leur cellule. Ils sont cassés, disponibles, vulnérables, inexpérimentés. Vous gagnez leur confiance. Vous les déguisez. Vous leur faites apprendre textes, déplacements et postures. Ensuite vous les envoyez au casse-pipe pour quelques représentations devant un public médiatique dont (au mieux) l’inconscient vient croquer du truand maté, du sans-papier retapissé, du lascar en rédemption, qui vient frissonner, le nez dans les tatouages. Gober de la canaille dressée, amputée de parole, castrée de toute chance de présence, intimidée, jetée sous le scialytique du plateau d’autopsie.

J’appelle cela le théâtre insulte. Ce samedi 2 mars 2001, avec Ubu, il atteint une apothéose. Et que l’on ne me renvoie surtout pas au poncif du concept pour légitimer l’ouvrage ! L’ascension d’une forme quelconque au rang de question par l’unique décision de la placer dans un dispositif de représentation. Concept, d’accord, mais avec le consentement de toutes les parties, sans entourloupe, sans exploitation, humiliation, sans réduction de l’homme démoli et cependant offert, à une simple chair à subvention. Concept d’accord, mais avec le courage d’affronter le risque du regard collectif dans l’espace social. Pas dans le cocon ultra-sécurisé d’une petite enclave douillette, aveugle et insonorisée, perdue au cœur du labyrinthe des douleurs. Pas imposé aux sens d’invités stupéfaits de se découvrir une acuité transcendée, à la fois épurée des empattements laissés de grille en grille sur le chemin qui éloigne de la porte d’entrée et fragilisée par l’absence totale de repères.

Insulte pour les détenus acteurs à qui l’on dissimule par incurie la première force du théâtre en détention, s’approprier la scène comme espace inestimable de parole, de présence et de normalité, comme « ce refuge de la pensée, où peut s’exprimer la crainte de voir disparaître ce qui en l’humain fait l’humain » [1]. Privés par indifférence de la satisfaction d’une nécessité ici prioritaire, devenir, même pour les minutes d’une représentation, un homme libre de circuler, auteur d’un temps, d’une écoute et d’un territoire inviolable. Rétrogradés au rang de primates capables d’apprendre des mots et de les régurgiter à la demande pour bricoler le spectre d’une forme négociée d’avance et sans eux.

Insulte pour les détenus spectateurs condamnés à recevoir en guise d’entrebaillement au monde, de répit, la vision de leurs pairs engagés dans une entreprise de dégradation généralisée, absconse jusqu’au soporifique. Ce spectacle là, partagé et cautionné par le regard cadenassé des invités, ne peut que conforter honte, révolte et incompréhension. « Pourquoi payer si cher des gens de l’extérieur alors que nous pourrions faire tout ça nous-même ? » confiait un détenu du public à une spectatrice.

Insulte pour les invités qui par respect instinctif pour des détenus si étrangement personnes, semblables à eux, et pour des raisons fonctionnelles évidentes ne peuvent quitter la salle et sont donc forcés d’avaliser jusqu’au bout, jusqu’à la sortie, ce que je qualifie de variante supérieure de la vengeance légale [2] distillée par le système carcéral : ils sont condamnés, on fait tout pour eux, on paye pour leur donner une chance de se montrer sous un jour meilleur et voyez ce que ça donne…On ne peut vraiment rien tirer de ces gars là.

Insulte pour les acteurs et les spectateurs réunis condamnés à la fortification des fantasmes et des a priori les plus réactionnaires . Ceux-ci sont souvent arrivés avec une idée préconçue du délinquant, réputé fruste et incontrôlable, ceux là dissolvent leur idée toute neuve du spectacle vivant dans le système de représentation régressif qui serine ses formes people à travers la deuxième lucarne des cellules.

« Il est des spectacles qui passent la rampe grâce à la magie du théâtre, dont ils vont chercher loin les ressorts ultimes. Voici la scène, des corps réels s’y déplacent, chargés de mots et de lumières. Ils font jouer ce réel, à l’état brut. Pas de mouvement d’image et de caméra. La densité des corps interpelle nos corps et les entraîne dans le tumulte de la présence. Le cinéma traite des fantasmes ; le théâtre, des corps présents. » [3]

Insulte pour le théâtre, quand la soif d’exister et la puissance d’écoute insensés que sécrète le contexte sont galvaudés dans le mondain au point qu’aucun espace ne subsiste pour ce moment devenu rare sur et autour des scènes libres : la rencontre. Hors pince-fesse. L’authentique et vital partage par des êtres entiers de leur présence au monde. Avorté au coeur même de la chambre obscure où il concentre ses déviants et où je trouve particulièrement insupportable de voir évacuée « l’inépuisable question de la première fois : celle, inaccessible, que les répétitions pointent du doigt sans pouvoir y toucher » [4] .

Une première fois pour vaincre définitivement la peur de la mort, pour vivre une sensation inédite de sa propre identité, son immersion dans celle de tous les autres et en recueillir le précipité : une conscience indélébile de l’instinct d’humanité.

Voici des personnes qui ont choisi de souscrire à une proposition d’atelier. J’insiste, avant tout pour sortir de leur isolement. Puis pour se connaître ou se retrouver. Ensuite, par ce que les activités sont valorisantes vis à vis de l’administration. Enfin pour le simple contact avec une personne du dehors qui vient « donner », « ici », son temps, son énergie, sa compétence et qui incarne un peu la liberté. En toute fin par curiosité, d’un art, d’une technique, d’un domaine. La superposition de ces approches les conduit, distants et attentistes devant un intervenant décalé qui ne va percevoir l’inertie du système que par fragments, à mesure que les conditions pratiques pour mener à bien sont travail vont révéler leur complexité. Autorisations, retards liés aux mouvements, aux parloirs, démissions viennent sans cesse ronger le temps imparti pour l ‘action. Rien n’est acquis simplement, ni définitivement. Dans ce milieu hostile et irrationnel l’effondrement général guette à tout moment pour réduire l’entreprise, au mieux à néant, au pire à un acte purement alimentaire. Si j’en crois le climat persistant de méfiance, voire d’hostilité, que l’on doit affronter en entamant un travail en détention puis les témoignages livrés par les prisonniers participants, beaucoup d’intervenants renoncent très vite et définitivement à lutter. Il devient alors doublement impossible de construire. En désarmant les ressorts d’un engagement clair et vrai vis à vis des acteurs, du public et de l’institution les conditions du miracle s’évanouissent. Oui, du miracle. Car dans le temps donné, sur la maigre jachère entrouverte par l’Administration Pénitentiaire, l’expression sincère et assumée de quelques responsabilités élémentaires porte et irrigue les germes d’un théâtre rarissime, un théâtre d’acteurs sur-vivants.

Respecter les détenus. Tout comptes réglés avec le syndrome de Stockolm et les errances angélistes. Ils sont humains, oui ou non ? Pour qu’ils le demeurent, je crois qu’il faut commencer par placer la barre très haut, en leur proposant et en se tenant à l’impensable, un projet qui transcende les contraintes matérielles, la vulnérabilité et l’infantilisation que sécrète l’emprisonnement, leur inexpérience et la rareté du temps imparti. Il s’agit de construire, avec, par et pour eux, quelque chose de transmissible à une part de public extérieur, condition sine qua non pour une validation du travail et le retour, même furtif, d’une sensation vitale, la dignité. Il ne s’agit pas de représenter coûte que coûte pour occuper le temps et l’espace contractuel proposé par l’administration. La fenêtre de décollage est trop étroite. Et plutôt ne rien montrer que de forcer le passage. Toute faiblesse, tout pansement, recours prémédité à des comédiens extérieurs, documentation préalable, excuses compassées, tout truquage ’ utiliser la bouffonerie de la pièce de Jary en rideau de fumée pour justifier le vrai ridicule dans lequel on maltraite les acteurs -, place d’emblée le détenu dans une situation d’incapable, d’assisté impotent en promenade accompagnée sous les projecteurs. [5]

Transmettre. Le théâtre est technique. L’accent mis sur quelques bases élémentaires permet ici de retrouver une voix, de porter une parole, de reconstruire un regard, de restaurer un corps en présence, toutes dimensions démolies par l’enfermement et les prétoires. Ces quelques petits pas modestes sont pour moi la base du théâtre en détention, en dehors de laquelle il devient une sorte d’art plastique à base de viande enfermée. Il n’y a pas de temps ici pour la technique ? Question d’éthique. Convaincre les détenus qu’ils auront en scène le droit et la garantie d’exister devant quiconque pris dans le public, civil, gardien, huile ou taulard, d’égal à égal, d’être à être, les yeux au fond des yeux, les persuader qu’on va leur donner le pouvoir inconcevable de suspendre le temps, de faire une pause dans la spirale du destin, réussir sans trahir : Lorsque la plus grande difficulté du travail est surmontée, les règles élémentaires de la scène entrent vite et loin dans les corps et les esprits. Les comédiens apparaissent alors, là et nulle part ailleurs, chargés d’une intention insoupçonnable.

Pour faire la grenouille ?

Ne pas faire dire n’importe quoi. C’est à dire éviter les extrêmes du dialogue inhabitable, gaspillant une occasion de renaître par les mots et, à l’opposé, de la grossière démagogie à l’oeuvre à la fin du spectacle du 2 mars à la Santé, qui vit un acteur soudain transcendé par ce qu’il pouvait se réapproprier le verbe, plaquer à brûle pourpoint sur l’échec collectif l’humiliation d’un monologue sur l’enfermement, ses douleurs et ses solitudes. Deuxième salve de vengeance légale. Tout ce qui dans la bouche d’un détenu le renvoie à l’horreur de sa condition l’enfonce encore plus loin dans la spirale de l’ incarcération. C’est faire plus profond encore le lit du ghetto que de mettre en représentation par et pour des détenus la parole obsessionnelle de l’enfermement. La scène est l’espace universel et atemporel de l’humain dressé. Des fleuves de textes sont là, des quantités de spectacles à inventer pour transcender l’avilissement de la plainte et relever la tête, soit pour entrevoir un petit espoir de franchir une fois pour toutes la porte de sortie, soit simplement pour survivre en homme. Et par la même occasion pour transporter et affranchir les publics.

Problème. Depuis l’impulsion initiale de Badinter aucun cahier des charges précis définissant le contenu des activités culturelles en détention n’a été établi.

Chacun fixe les règles de sa propre action sous les contraintes inertielles des établissements. Sentiment d’injustice, jalousie, incompréhension, ocultage des axiomes d’une réadaptation sociale, la base du personnel pénitentiaire est souvent hostile aux activités culturelles. Un consensus s’établit alors entre cette base, les hiérarchies et les intervenants, définissant un rôle minimal de soupape, d’instrument technique d’apaisement. Il s’agit de distraire les détenus tout en garantissant de façon visible l’exécution de la volonté politique auprès des tutelles et des médias. A l’écart des regards indiscrets.

Le protocole semble fonctionner parfaitement ce samedi 2 mars 2001 à la Santé. Oubliés le malaise et les paniques en scène, les détenus plaisantent entre eux. Une heure en comique troupier devant les copains, ça décontracte, ça fait des souvenirs. Le public extérieur, partagé entre la compassion et le vertige, impressionné par l’univers local et ses hôtes, se fabrique de beaux clichés d’expédition, malheureusement un peu flous, avant de s’engouffrer dans le métro. Des représentants de l’établissement se rengorgent, conscient d’occuper les avant-postes officiels d’une réforme en marche. Les artistes se frottent les mains. Tout le monde semble n’y a vu que du feu et l’administration en redemande. Tout le monde ? J’exagère. En tous cas aucun des acteurs n’était vraiment dupe d’une manipulation que les singeries en scène, le fou rire à peine contenu, le bâclage des personnages s’attachaient à pointer à chaque seconde... Le désastre revendiqué comme expression supérieure de l’instinct de survie. Pour franchir la planche pourrie plombant sur l’offense pédagogique : Mesdames et Messieurs, pour légitimer ce spectacle nul et incompréhensible nous sommes tenus de rappeler où vous êtes et d’abord ce dont il est question. Un petit frisson en champ contre-champ pour bien fixer les idées : le narrateur (un vrai bandit)sera assis en spectateur. Il s’agit de vous aider, vous, le public réputé averti, à vous mettre dans l’alignement de la piste. Au passage nous vous rappelons qu’il suffit de si peu pour que l’on se retrouve à la place de ce garçon... Pour finir, histoire de synchroniser nos montres avant de vous rendre à la rue si proche, un autre bandit viendra vous dire qu’ici on ne rigole pas tous les jours, et là vous allez voir, c’est du sérieux, du vécu, « du brutal ». Dans le même temps vous allez effleurer ce qu’il aurait été possible de faire avec tous. Dommage, nous n’avons pas eu le temps. 15 heures, rendez-vous compte….

Huit paroles données contre une trahison, bradée à la sauvette sur l’étal de l’irresponsabilité : Contourner l’équation posée le 2 mars est un devoir.

Le chemin pour y parvenir commence d’après moi par deux étapes fondamentales.

La première consiste à ménager dans les emplois du temps des établissements des plages fixes assez larges pour donner aux activités la possibilité d’installer en chaque participant la démarche de construction personnelle propice à une sortie définitive de l’incarcération. Elle est indissociable d’une réflexion sincère et lucide sur la nature et les conditions réelles du travail en prison. Pas de contrat, pas de contrôle, pas de sanction des modalités de rupture, pas de garantie de salaire, pas d’expression collective, pas de recours au contentieux individuel, pas de droit aux Assedic en interne en cas de déclassement, pas d’arrêt maladie, embauche illégale et sans contrepartie des sans-papiers . Elles sont dérogatoires du droit du travail (Arrêt du Conseil Economique et Socialde 1988). Comment peut-on alors se fonder sur les dispositifs législatifs comme les 35 heures pour contraindre les horaires destinés à la formation et à la culture ? Plus avant : qui peut honnêtement soutenir qu’il est possible de mesurer la capacité de socialisation d’un prisonnier à sa tolérance au servage en vigueur dans le cadre des concessions attribuées à des entreprises privées féodales ? A quelle type, à quel cadre d’insertion cela le prépare-t-il , lui qui en général n’a jamais travaillé ? Le brevet de bonne conduite qui en résulte est-il réellement transposable à l’extérieur ? Transmutable en diplôme ? Des années de tâches manuelles abrutissantes au même poste de travail forgent le caractère. C’est un point de vue. L’efficacité de la formation ainsi accumulée à longueur de journée soutient-elle la comparaison avec celle reçue dans les petites heures résiduelles et concurrentes dévolues aux cours et aux activités ? Le rôle de la prison est-il simplement de congeler les condamnés à l’écart de la société le temps de leur peine ? Combat-on mieux la récidive par la répression ou par l’accompagnement ? Diminuer le temps de travail amputerait les maigres ressources des détenus. Oui, à condition de laisser stagner le SMAP (variante locale du SMIC) dans la fourchette des 17,55 à 19,01 francs de l’heure. Il va sans dire que le rééquilibrage entre les temps de formation devrait au minimum s’accompagner d’un maintien du niveau de l’obole versée. Business pour business, le surcoût minime pris en charge par les négriers dans le cadre de cette évolution peut-il obérer le bénéfice escompté en matière d’intégration sociale des sortants, même partielle ? Ceci dit il serait vain de dégager du temps pour la formation des détenus sans donner aux Services de Probation et d’Insertion des Etablissements les vrais moyens d’assumer leur rôle de proposition, d’accompagnement et de relais des activités. Dans un contexte patent de sous-effectif, la charge de travail considérable qui incombe aux travailleurs sociaux pour tenter de construire la ré-insertion des détenus les contraint à optimiser leur action en sélectionnant les dossiers les plus efficaces dans la trop vaste population qui leur échoit. J’ai observé qu’à défaut d’un engagement personnel hors du commun peu d’espace demeure pour une coordination sereine des activités. De plus, comme le turn over de la corporation semble important la mémoire des ateliers peut se perdre. La continuité et la qualité du travail de formation pour les prisonniers en souffre.

Deuxième étape. Au delà de la presse, des représentants des Ministères (Justice, Culture), des institutions et des professions affiliées, ouvrir la production des activités à un regard civil élargi afin d’en apprécier l’exigence, et, corollaire, d’asseoir les restructurations individuelles qu’elles devraient avoir comme premier objectif d’engager. Des deux côtés de la rampe le théâtre transforme au plus profond du sentiment, de l’intime et de l’identité ceux qui l’approchent pour le vivre. L’alchimie du respect, de la confiance et du don de soi lâchés au coeur d’un vrai danger de scène tatoue les âmes. A tel point que je crois inachevées, voire coupables, les actions qui tirent un rideau définitif au nez des participants à la fin des représentations, lectures, concerts ou expositions. Chèque en poche. Au nom d’une éthique floue où l’apologie de l’électrochoc et du rôle formateur de la frustration le dispute à la quête énervée d’une reconnaissance d’artiste intégral, d’archange fiévreux condescendant à quelques évangélisations pour le compte de la société. Avec la certitude secrète et jubilatoire qu’on ne reverra jamais ces types. Tel l’autruche absurde qui cacherait sa tête au fond du mauvais trou. Celui qui nous occupe fait partie du champ social. L’hopital, l’école, l’assemblée nationale, la prison nous appartiennent. Seuls des liens tissés avec la vie peuvent les soutenir dans l’architecture d’une démocratie. Elargir le public, donc, pour que de vraies rencontres s’opèrent et, dans la mesure du possible, favoriser la recherche des emplois nécessaires à l’aménagement des fins de peine et à un atterrissage souple dans la vie civile. Par la même occasion, en enrichissant et documentant la réflexion collective sur l’incarcération, ce nouveau contexte permettrait de dissiper un mythe tenace. Les intervenants en détention ne sont pas des héros. Il n’y a aucun héroïsme à jouir du privilège rare de pouvoir éprouver et partager autant de bonheur dans un travail.

11 mai 2001

Jean-Christophe POISSON

Notes:

[1] Olivier Py ’ Entretien ’ Le Monde- Dimanche 8 Lundi 9 avril 2001.

[2] - Dissipons immédiatement toute équivoque. Je ne parle pas de tel ou tel établissement, de telle ou telle personne. Je parle du système carcéral, de cette organisation implacable dont la puissance est fondée au quotidien sur une inconnaissable synthèse d’opacités, d’ordres et de contre-ordres, de décisions individuelles, bonnes ou mauvaises, équitables ou injustes, de règles codifiées, appliquées ou non, d’échanges d’influence et de rapports de force. Une machine autonome, par nature impénétrable, qui fabrique un temps et un espace particuliers, sans commune mesure avec ceux que nous connaissons à l’extérieur. Une architecture humaine secrète, soutenue, servie nuit et jour à la base par deux communautés, les détenus et les gardiens. Ces derniers n’ayant pas toujours, loin s’en faut, fait le choix volontaire d’une condition dévalorisée par la société ’ Contre toute logique de la responsabilité collective, le concours pour accéder à la fonction est l’ un des plus simples de la fonction publique et la solde en est médiocre-, l’expression en vase clos des ressentiments et des volontés de pouvoir, de systèmes de valeurs individuels plus ou moins nuancés, hors de tout contrôle, porte avant tout sur l’autre, le détenu, le coupable, le marginal, qui renvoie aussi parfois, en miroir, l’image insupportable d’une détresse sociale à laquelle on a échappé de justesse. De soustrait à la collectivité par la justice, théoriquement en vue d’une préparation à une insertion, ce dernier devient victime d’un appareil de punition auto-proclamé qui traite de la même façon les malades mentaux, la rue, les enfances brisées, la foule des pauvres et les délinquants professionnels. C’est ce phénomène que je désigne sous le terme de vengeance légale, ou vengeance par abandon d’intention.

[3] Daniel Sibony ’ Evènements II ’ Psychopathologies du quotidien

  • 1995 ’ Points Essais p 312.

[4] Daniel Sibony ’ Evènements II ’ Psychopathologies du quotidien - 1995 ’ Points Essais p 314.

[5] De son côté l’assistance se voit agrégé manu militari à l’espèce subversive dont on se garde un peu partout au point qu’il devient indispensable de lui expliquer spectacle, œuvre ou film avant de les montrer. De les camper en perspective, de préparer entendement et sensibilité à l’objet construit et bientôt représenté. La création, l’entité pleine, finie, extérieure à soi-même que l’on croyait recevoir librement est instituée comme périphrase, extrait d’un discours biographique particulier, interdisant par nature l’incorrection d’une citation retirée du contexte imposé : la posture de créateur. Par un habile transfert de culpabilité de la scène vers les fauteuils, en transmutant l’angoisse du risque en malaise de l’ignorance, la proposition artistique s’inverse pour neutraliser le spectateur disponible avant de lui donner l’illusion d’une possibilité rachat par l’exégèse.