L’intervention auprès de personnes en situation de précarité fait partie des missions d’éducation pour la santé. Ainsi, le milieu carcéral s’inscrit parmi les lieux privilégiés pour une démarche d’accompagnement. Ce qui singularise les femmes en prison, c’est leur vulnérabilité : 58 % des détenues vivent en dessous du seuil de pauvreté, avec des carences économiques, sociales, affectives, culturelles et familiales importantes. À cela, il faut ajouter une absence d’informations adaptées et des capacités cognitives limitées, responsables des parcours de vie difficiles et des conduites à risques.
À Fleury-Mérogis comme dans les autres prisons françaises, la contamination par le VIH existe parmi les femmes détenues où l’on enregistre une surreprésentation des usagers de drogues et de jeunes femmes étrangères venues des pays où la maladie sévit de plus en plus, comme l’Europe de l’Est, l’Afrique et les pays d’Amérique du Sud (68 %). À cela s’ajoute un renouvellement important de détenues en courtes peines dues à la prostitution.
Tous les lundis après-midi, dans le cadre des projets organisés par le comité départemental d’éducation pour la santé de l’Essonne (CPS 91), depuis sept ans, nous rencontrons des femmes, volontaires, pour parler corps et santé. Le corps des femmes en détention devient le premier lieu d’expression du malaise, de l’agressivité et de la plainte. Les séances se succèdent en abordant des thèmes diversifiés. Pour se mettre dans l’ambiance, nous échangeons sur l’alimentation, faisant écho aux apprentissages de l’enfance et aux racines culturelles. La semaine qui suit, nous débattons sur le sommeil, réveillant les vieux démons des peurs et angoisses de la nuit, de la solitude. Puis nous nous retrouvons sur le thème de l’hygiène, interrogeant l’image du corps de la femme, la féminité et la communication à l’autre ; l’enjeu de ce préambule est d’instaurer un climat de confiance et de libre expression.
Elles connaissent peu leur corps
Avec la plupart des femmes le courant passe, l’ambiance des groupes est joyeuse et enfin nous pouvons aborder la question de la sexualité, de ses plaisirs et de ses risques. Nous commençons d’abord par mettre au point les connaissances sur le fonctionnement du corps car les femmes, en général, ont de grandes lacunes et se connaissent assez peu. Les supports sont ludiques, notre expérience et nos compétences sont essentielles et ainsi nous pouvons employer des mots si souvent tabous. Par exemple, le clitoris est rarement reconnu dans sa fonction du plaisir ; quelquefois les rites initiatiques de l’excision sont passés par là et il n’existe plus. La masturbation chez les femmes reste très confidentielle, le poids des traditions et des cultures est lourd ; le regard du groupe est culpabilisant. Le vagin reste un " trou " profondément obscur, trop souvent à la disposition de l’autre sans sensibilité ; l’utérus : bof ?! Elles en méconnaissent sa réelle fonction.
Lorsque les tensions sont trop pesantes, nous utilisons l’aromathérapie [1] et la relaxation [2] pour faire une pause ; puis la discussion peut reprendre. Parler
des règles, c’est souligner une aménorrhée due au stress de l’incarcération, à des traitements, à une toxicomanie ancienne. Les représentations du sang des règles, les histoires familiales relatives aux menstruations sont l’occasion d’échanger sur la différence et les valeurs dont chacune a hérité de son pays d’origine.
Enceintes, de lunes en saisons
Ensuite, logiquement, nous parlons grossesse : les connaissances sur ce sujet sont très imprécises et basées sur des tabous et les traditions. Pourtant, 65 % des participantes aux séances ont déjà eu des enfants, certaines sont enceintes au moment des rencontres ; c’est l’occasion pour les anciennes de faire passer des messages de savoir-faire. Un jour, une histoire nous a interpellés : deux jeunes gitanes étaient persuadées qu’une femme pouvait être enceinte pendant douze mois, selon les croyances d’une de leurs ancêtres ; elles faisaient un comptage à partir du nombre de lunes et de saisons et non pas selon les principes de la gynécologie classique.
Lorsque nous avons terminé d’aborder la question du déroulement de la grossesse, nous délivrons quelques informations sur l’hygiène intime. Les femmes ont des habitudes étonnantes pour survivre en prison ; elles pratiquent des toilettes vaginales avec l’eau de Javel, du citron, voire avec l’éponge qui sert à récurer les gamelles ; elles évoquent aussi les codétenues qui ne se lavent pas, qui refusent ou qui oublient. Leur relation à la notion de propre et de sale est liée à leur histoire - souillée ou non par un viol - ainsi qu’à leur état psychologique.
Lorsque nous abordons les comportements sexuels, les femmes ont eu le temps de tester le groupe. Elles se sentent en confiance pour exprimer plus aisément la souffrance d’une vie sexuelle antérieure empreinte de violence, de pornographie, de soumission, de prostitution. Peu de place pour l’érotisme, pour le désir et pour le respect, même si la majorité des femmes sont attachées au couple depuis le fond de leur cellule. Elles osent donner des détails de leur quotidien d’avant, souvent sordide. La " scène primitive " relève plus du combat des corps imprégnés de produits psychoactifs pour cacher l’horreur de la réalité que de la mise en scène esthétique des ébats amoureux. Pas de protection, pas de notion du risque, juste attendre que cela se passe vite.
Survivre avec un peu de douceur
L’homosexualité n’a pas sa place, refoulée ou niée par les tabous et autres prescriptions religieuses ; pourtant nous savons qu’elle existe en prison, quelquefois juste le temps de l’incarcération, comme si c’était pour survivre avec un peu de douceur et de tendresse dans ce monde de rudesse et d’abstinence.
À ce moment du projet, les femmes se sont livrées, elles sont fragiles mais à l’écoute ; nous leur suggérons des pistes de réflexion, des informations plus justes, des manières de se protéger surtout des maladies, le sida, les IST. La démonstration, volontairement théâtralisée et drôle, de la pose du préservatif masculin et féminin génère très souvent des fous rires et ramène le groupe à la réalité avec une certaine sérénité. Peu de femmes imposent le préservatif à leur partenaire. Peu d’hommes, d’après elles, sont prêts à se plier au préservatif ou plutôt aux exigences de leurs compagnes. Le sida, ce n’est pas pour elles de toute évidence, ce n’est pas possible ?! Elles évoquent des techniques de " remplacement " en matière de prévention, tout aussi magiques les unes que les autres dans leur efficacité. Elles ont du chemin à faire encore et nous aussi mais nous n’essaierons pas de convaincre, nous voulons juste les faire réfléchir. Elles osent plus d’insolence maintenant, à ce stade du projet, elles savent qu’elles peuvent demander. Elles osent des questions sur le fonctionnement des organes sexuels masculins, sur les besoins et les envies des hommes, sur leurs exigences : fellation, sodomie, pénétrations diverses et variées. Certaines ne parlent pas, mais écoutent attentivement, quelques-unes sont étonnées, choquées, voire offusquées et même offensées. Rarement une détenue quitte la salle. L’éducation religieuse et traditionnelle de chacune vient en permanence nous rappeler jusqu’où nous pouvons mener le groupe dans la discussion pour qu’il ne s’emballe pas dans l’intolérance.
Nous approchons de la fin des séances, les questions se font de plus en plus précises, personnelles. De temps en temps, une femme se sent submergée, lâche prise, se met à pleurer ; le groupe la soutient, la comprend. La douleur est la même pour toutes.
Tous les sujets dont on a débattu interpellent chacune et rattrapent leur quotidien. Demain peut-être, lorsqu’elles seront dehors, elles penseront à elles, à se protéger, à leur santé et à leur bien-être. Elles disent que cela ne sera plus comme avant, sans doute. En attendant nous leur proposons d’établir des liens avec les services Ucsa [3] et SMPR [4] pour continuer leur cheminement.
Pour l’heure, la porte de la salle s’est ouverte, la surveillante annonce la fin : " Mesdames, il faut regagner vos cellules... " On avait presque oublié que nous étions en prison. Certaines ont le sourire en sortant. " Qu’est-ce que vous leur avez fait pour qu’elles sourient ? " interroge la surveillante. " Rien, nous avons juste discuté un peu... ! ".
Claude Giordanella
Sexologue, intervenante des rencontres corps et santé à la prison de Fleury-Mérogis, chargée de projet CPS, Comité d’éducation pour la santé de l’Essonne.
Source : L’INPES