Ulrike Meinhof : Lettre du couloir de la mort (1972)
Sentir ta tête exploser (sentir ta boîte crânienne sur le point d’éclater en morceaux)
sentir ta moelle épinière te remonter au cerveau à force d’être comprimée
sentir ton cerveau comme un fruit sec
se sentir sans cesse et inconsciemment et comme électriquement téléguidée
sentir qu’on te vole tes associations d’idées
sentir ton âme pisser de ton corps, comme si tu n’arrivais plus à fixer l’eau
sentir la cellule bouger. Tu te réveilles, tu ouvres les yeux : la cellule bouge.
L’après-midi quand il y a du soleil, ça s’arrête tout d’un coup.
Mais elle bouge toujours, tu n’arrives pas à te dépêtrer de cette sensation
Impossible de savoir si tu trembles de froid ou de fièvre
impossible de t’expliquer pourquoi tu trembles, pourquoi tu gèles.
Pour parler de façon simplement audible, il te faut faire effort, il faut presque hurler, comme pour parler très fort
Te sentir devenir muette
Impossible de te rappeler le sens des mots, sinon très vaguement
Les sifflantes - s, ss, tz, sch -, supplice intolérable
Les gardiens, les visites, la cour - réalité de celluloïd
Maux de tête
Flashes
Ne plus maîtriser la construction des phrases, la grammaire, la syntaxe.
Si tu écris - au bout de deux lignes, impossible de te rappeler le début de la première
Sentir que tu te consumes au dedans
sentir que si tu étais libérée, dire ce qu’il en est, ce serait exactement comme jeter de l’eau bouillante à la gueule des autres et les ébouillanter, les défigurer à vie
Une agressivité folle, sans exutoire.
C’est le pire.
Etre persuadée que tu n’as pas la moindre chance de t’en tirer : et impossible de faire entendre ça.
Des visites, il ne te reste rien.
Une demi-heure après, impossible de te rappeler, sauf de façon mécanique, si ça a eu lieu aujourd’hui ou la semaine dernière
Le bain de la semaine, c’est la chance de se laisser aller, de reprendre des forces pour un bref instant - pour quelques heures
Sentir le temps et l’espace irrémédiablement imbriqués l’un dans l’autre et te sentir vaciller, piégée dans un labyrinthe de glaces déformantes
Et après : la terrible euphorie d’entendre quelque chose - qui différencie le jour de la nuit acoustique
Sentir que maintenant le temps repart, le cerveau se dilate, la moelle épinière se remet en place pour des semaines
Et te sentir comme dépiautée
Bourdonnements d’oreilles, et au réveil te sentir comme rouée de coups
Et bouger au ralenti
Te sentir comme enfermée dans une cuve plombée, et sous vide
Et après : choc, comme si une plaque de fer te tombait sur la tête
Comparaisons, concepts qui te viennent à l’esprit :
Aux prises avec un fauve psychique.
Tambourinage impitoyable, comme dans une fusée en pleine accélération, où les types sont écrasés sous la vitesse
La colonie pénitentiaire de Kafka - le type sur une planche à clous - et le grand huit sans arrêt.
Quant à la radio : ça permet un minimum de détente, comme un coup de freins, on chute de 240 à 190.
Source : Lycée Bellepierre, Ile de la Réunion