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Un autre regard (Michèle Grinberg)

Mise en ligne : 8 avril 2008

Dernière modification : 7 juin 2008

Texte de l'article :

UN AUTRE REGARD

DE MICHÈLE GRINBERG
(juin 2007)

Avant-propos

J’ai fait partie d’une équipe d’enseignants de l’Éducation Nationale, du supérieur ou du secondaire, tous volontaires, détachés pour une partie de leurs services en milieu carcéral. Nous proposons des cours pour la préparation, du D.A.E.U,.
( Diplôme d’Accès aux Études Universitaires ), et des licences de Lettres et d’Histoire. Nous organisons aussi des conférences.
Il existe, par ailleurs, des cours par correspondance et les établissements pénitentiaires ont tous un service scolaire, sur place, qui s’occupe de l’alphabétisation et de l’enseignement, en général jusqu’au Brevet des Collèges.
L’enseignement en prison est très particulier car il s’agit d’adultes déscolarisés depuis parfois très longtemps, dont le niveau scolaire est totalement hétérogène : certains sont allés jusqu’en Terminale, d’autres ont un BEP ou un CAP, d’autres encore se sont arrêtés en 5ème... Il faut « faire avec » !
Pour la première année, qui mène au D.A.E.U., les groupes d’étudiants sont formés, à partir des détenus qui postulent ; nous leur faisons passer des tests de niveau qui consistent surtout à vérifier qu’ils comprennent le français, le parlent et l’écrivent à peu près correctement. Nous essayons aussi d’évaluer leur motivation, ceci est capital ; l’espoir d’une cellule individuelle ou de quelques mois de remise de peine peut intervenir, mais, comme nous ne pouvons en accepter qu’un nombre limité, il ne faut pas, autant que possible, choisir des candidats qui risqueraient d’abandonner en cours d’année, au détriment d’autres qui n’auraient pas pu s’inscrire. 
La préparation au D.A.E.U. se fait en un an. L’examen comporte quatre matières : Lettres, philosophie, une langue vivante et histoire ou géographie.
En Lettres, par exemple ( c’est à ce niveau et dans cette matière que j’ai enseigné ) le programme change chaque année ; il est composé de quatre œuvres, choisies par les professeurs. À l’examen, uniquement écrit, les étudiants ont le choix entre un exercice par œuvre, composé de questions diverses, d’un niveau assez soutenu, sur un extrait de chacune des œuvres au programme. Cette épreuve peut se préparer en un an, car, contrairement aux types de sujets de français au baccalauréat, elle ne demande pas des années d’acquisition de culture générale et de méthodes spécifiques à la dissertation ou au commentaire de texte. Mais elle n’est accessible qu’à ceux qui travaillent beaucoup, en venant aux cours assidûment et en étudiant dans leurs cellules. Ce n’est pas un diplôme au rabais : il est officiellement l’équivalent du baccalauréat et, bien qu’il ne s’y prenne pas de la même façon, faute de temps, il vérifie, dans chacune des matières, une certaine culture. En effet, chaque sujet ou œuvre étudié, dans chacune des matières, renvoyant à des lectures, le bagage, en fin d’année n’est pas négligeable et l’ensemble du travail effectué garantit une aptitude à poursuivre des études supérieures. Seule la langue vivante pose un problème de mise à niveau pour ceux qui ne l’ont jamais étudiée. Mais le D.A.E.U. est un examen sans coefficients et il suffit d’avoir la moyenne à travers les quatre matières. Malgré les niveaux très disparates de nos étudiants au début de chaque année scolaire, nous arrivons à environ 50% de réussite par an, en ne prenant en compte, évidemment, que ceux qui n’ont pas « décroché », sont venus aux cours toute l’année et se présentent à l’examen.

L’enseignement en prison soulève un problème spécifique de distance et aussi beaucoup de questionnements sur notre rôle
Dans les autres contextes d’enseignement, les professeurs peuvent être plus ou moins familiers avec leurs élèves ou étudiants ; les voir à l’extérieur de l’établissement, aller prendre un verre avec certains d’entre eux, voire, les inviter chez eux. Au contraire, ils peuvent rester dans une stricte relation professionnelle, y compris dans les entretiens particuliers, en ne les faisant pas sortir du cadre d’un renseignement, d’un conseil ou d’une aide ponctuelle.
Dans une classe de lycée, certes, des élèves attirent particulièrement notre attention, pour une raison ou pour une autre, mais en général, ce sont des adolescents qui ne sont pas spécialement différenciés à nos yeux de professeurs, surtout quand ils sont 35 par classe ! De plus, quand l’un ou l’autre a un problème de santé, ou d’ordre familial, ou psychologique, nous pouvons lui témoigner notre sympathie mais le plus pertinent est de l’orienter vers une personne qualifiée. En effet, en dehors de notre stricte compétence, ce n’est pas un professeur qui est le mieux placé pour l’aider à résoudre ses difficultés autres que scolaires.
À tous égards l’enseignement en prison est très différent :
- Nous ne faisons pas partie de l’institution pénitentiaire, nos étudiants y sont très sensibles. Nous venons de l’extérieur et nous y retournons en les quittant. Nous représentons, pour eux, un lien avec la liberté dont ils sont momentanément privés et il est naturel qu’ils veuillent parler avec nous de la vie « dehors », qui ne cesse jamais de les intéresser. Ils lisent les journaux à la bibliothèque, écoutent la radio, regardent la télévision quand ils en ont les moyens. En Maison d’Arrêt, ils ne sont pas privés de leurs droits civiques, ( ils ne le sont pas forcément non plus quand il sont jugés ), et peuvent donc voter. Du coup, les conversations qui s’insèrent dans les pauses, quand nous donnons des cours, ou pendant les discussions, après les conférences, font que nous en connaissons certains mieux que d’autres, et nous sommes amenés à nous intéresser plus particulièrement à eux.
- Nous avons affaire à des adultes, très demandeurs de relations humaines personnalisées. En prison, à l’intérieur des murs, nos interlocuteurs participent, avec nous, à l’instauration de la relation, au niveau collectif et individuel. Quel que soit le tempérament de l’enseignant en prison, il ne peut pas se dérober aux confidences éventuelles de certains détenus. Ce sont eux qui choisissent à qui ils se confient ; par un accord tacite, nous ne leur posons pas de questions sur ce qui les a amenés là. Certains nous choisissent donc, sans que nous sachions pourquoi, ni ce qu’ils attendent de nous en retour. Peut-être une restauration de leur image dans les yeux de quelqu’un qu’ils estiment ou, au moins, dont le jugement leur importe. Cependant, la relation qui se crée ne devient pas amicale pour autant. Les confidences ne sont pas réciproques et nous ne les revoyons pas, pour la plupart d’entre nous, à leur sortie de prison.
- Enfin, quand ils se sont confiés à nous, qu’ils nous ont raconté leur histoire, et que nous connaissons leurs problèmes, nous sommes devant des délits ou des crimes pour lesquels il n’y a pas, à proprement parler, de professionnels de l’aide dont ils ont besoin ( à part leurs avocats, bien sûr, investis de la tâche essentielle pour eux, mais dans le cadre de l’institution judiciaire ). Dans le domaine plus vaste des relations humaines, ils attendent de nous, entre autres, une aide, sous la forme d’un accompagnement jusque, parfois, devant leurs juges. Ils peuvent nous demander une attestation ou une lettre, qui figurera dans leur dossier. Ils peuvent nous demander aussi d’assister à leur procès, ou, plus encore, de témoigner. Nous ne nous dérobons pas.
Au-delà, donc, du rapport strictement pédagogique, il s’instaure, en prison, un lien avec certains détenus, qui nous donne des responsabilités, sans qu’il soit question, bien sûr, d’approuver ou de minimiser ce qu’ils ont fait.
Ce qui est particulier dans notre statut, c’est que nous ne faisons pas partie du système qui les juge.

Introduction
C’est par la rubrique des faits divers, dans les médias, que le public appréhende les détenus qui surpeuplent nos prisons. Quand les journalistes les jugent « dignes » d’un article ou d’un reportage, c’est souvent parce que, selon eux, ce sont des « monstres », des « barbares »...Ils ne peuvent, alors, inspirer que de la répulsion. Il en résulte, dans l’opinion, des appels au rétablissement de la peine de mort et des indignations violentes contre les libérations conditionnelles et les remises de peine. Certains protestent aussi contre ce qu’ils croient être des conditions trop confortables d’incarcération : télévision dans les cellules
( payantes, et fort cher, je tiens à le préciser ), aménagement, très rare encore, d’unités de vie familiale à l’intérieur de l’aire de la détention.
C’est d’un tout autre point de vue que j’aborde ce sujet..
J’ai travaillé un certain nombre d’années dans une Maison d’Arrêt pour hommes, puis j’ai souhaité travailler auprès de femmes détenues. J’organise, depuis quelque temps déjà, des conférences dans une Maison d’Arrêt pour femmes.
C’est dans ces circonstances que j’ai connu les hommes et les femmes dont je raconte l’histoire ici, et c’est à ce titre que je prétends pouvoir parler d’eux. Je prends la précaution, toutefois, de ne donner aucun indice, ni date, ni nom, qui permettrait de les identifier. Quant à leurs « affaires », elles ont toutes été jugées, publiquement, et ont parfois fait l’objet d’articles de journaux ( souvent très contestables, d’ailleurs). Tout ce que j’écris est de première main  : ils m’ont parlé, ils m’ont écrit ou fait lire ce qu’ils avaient écrit, ou alors je l’ai appris au cours de leurs procès. Quand je cite ce qu’eux-mêmes ont écrit, c’est que cela a été dit, analysé et commenté durant leur procès. Je ne dévoile aucun secret mais je préfère, par égard pour eux, décrire les faits qui ont été jugés avec leurs propres mots.
À travers les cas que j’évoquerai, je serai amenée, bien sûr à parler des cours. Mais, au delà d’anecdotes propres à la prison, d’atmosphères particulières aussi, de la réussite des uns, des difficultés que d’autres rencontraient, il est certain que j’ai été entraînée par l’intérêt que leurs vies a provoqué en moi.
Je risque d’être accusée de flatter l’intérêt « voyeur » que suscitent les faits divers. Je sais que cette critique peut m’être adressée, mais je poursuis un tout autre objectif :
J’ai vécu une expérience très forte, pédagogiquement et humainement, et je voudrais en témoigner. Témoigner, grâce au travail que j’ai exercé et que j’exerce encore auprès d’eux, de l’humanité de ces hommes et de ces femmes. Je veux dire et montrer, à travers l’histoire de certains d’entre eux, qu’ils ne se résument pas au délit ou au crime qui les a conduits en prison.

B.

B. était un de mes étudiants lors de ma première année d’enseignement en prison. Il manifestait un grand intérêt pour la littérature russe, il avait beaucoup lu et essayait de “placer” ses connaissances, à tort et à travers, comme c’est souvent le cas des autodidactes.
Il avait environ quarante cinq ans, un physique sympathique, très soigné ; ce n’était pas toujours le cas des autres ( à l’époque, les détenus n’avaient droit qu’à deux douches par semaine ). Toujours présent, il participait activement aux cours, posant des questions, faisant des commentaires pertinents. Il a évidemment réussi l’examen.
Il ne m’a jamais dit pourquoi il était en prison et n’y a jamais fait allusion en ma présence. Aucun indice ne me permettait d’imaginer ce qui l’avait amené là.
Son procès a eu lieu à la fin de cette première année scolaire.
J’ai su la date, mais lui ne m’en a pas parlé et je n’ai pas osé lui demander s’il acceptait que j’y assiste. Il ne l’aurait pas souhaité, probablement, étant donné le silence dont il entourait sa vie. Moi, je voulais savoir, par curiosité, c’est sûr, inspirée par l’intérêt que j’avais pour lui.
Nous pouvions, nous, les enseignants, savoir de quoi nos étudiants étaient accusés en posant la question à quelqu’un de l’administration pénitentiaire. Je ne l’ai jamais fait. Il a même été question à une époque, que nous fassions partie de la commission de remise de peine, nous aurions alors eu accès à leurs dossiers. Moi, j’étais contre. Je ne voulais pas que nous abordions un étudiant en connaissant son affaire ; cela aurait été une source de préjugés et aurait inévitablement influé sur notre attitude envers certains d’entre eux. Alors, ou bien ils me faisaient des confidences, ou je ne savais que des bribes de leur histoire, par allusions faites durant les conversations que les détenus avaient entre eux, devant moi ; mais, le plus souvent, je ne savais rien et ne cherchais pas à savoir.
La curiosité que j’ai éprouvée pour lui, s’explique par la personnalité un peu détonante, dans le contexte, qu’il avait à mes yeux de professeur néophyte en milieu carcéral.
Je suis allée à son procès sans qu’il le sache, donc, en dissimulant mes traits physiques particuliers avec un foulard sur les cheveux et des lunettes de soleil.
Procès d’Assises au Palais de Justice de Paris...
L’émotion, ceci s’est confirmé aux cours de mes expériences ultérieures, est toujours intense quand on connaît le prévenu qui est dans le box des accusés, ( il n’en a jamais été autrement quand j’ai assisté à un procès ).
Il a eu un malaise pendant la lecture de l’acte de renvoi ; l’audience a été interrompue 45 minutes. puis la lecture de ce qui lui était reproché a repris . Lecture toujours faite par un greffier, longue, détaillée, froide, monocorde, où les faits sont mentionnés sans le moindre signe d’appréciation et par conséquent d’émotion. Lecture sans explication surtout, des circonstances dans lesquelles les faits se sont produits et déroulés dans le temps.
J’ai su de quoi on l’accusait : Il était renvoyé devant les Assises pour viol sur la fille de sa concubine lorsqu’elle était âgée de 13 ans 1/2 et pendant des années. « Viol sur mineur de moins de 15 ans par personne ayant autorité », telle était la qualification de son crime ; il encourait une lourde peine.
À mes yeux, l’acte était choquant. Et pourtant, ce n’est pas aussi simple et c’est le procès qui permet de comprendre la complexité des situations et des êtres humains dans ces situations.
Cet homme, à mes yeux, bien sous tout rapport, mais que j’avais rencontré en prison, était d’emblée, complexe, énigmatique. Violeur, abuseur de petite fille ! c’était incroyable ; il n’avait pas le comportement particulier, obséquieux et fuyant à la fois, que j’ai fini par déceler chez la plupart des délinquants sexuels que j’ai croisés, nombreux, en prison.
Son évanouissement m’avait révélé sa fragilité, dissimulée pendant l’année scolaire par les relations uniquement professionnelles que j’avais eues avec lui. Cependant, j’enseignais la littérature et cette discipline, à travers l’explication de textes en particulier, qui permet d’entrer aussi profondément que possible dans le coeur des oeuvres, produit, plus peut-être que d’autres matières, des échanges émotionnels. Très souvent, les détenus s’identifient à des personnages dans les situations romanesques des œuvres que nous étudions. Je me souviens des commentaires sans fin que leur inspirait, par exemple, la scène du bal dans Le Ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras. Ils n’en finissaient pas de réagir au caractère irréversible de l’événement qui fait basculer la vie de l’héroïne. J’avais suggéré la métaphore d’une cassette vidéo qu’on peut rembobiner pour illustrer la différence entre la fiction et la vie. Dans leur vie, ils ne pouvaient pas revenir en arrière !
L’intérêt que j’éprouvais pour B. venait de ce que je percevais de lui à travers ces échanges. C’est toujours pour cela que certains de mes étudiants, plus sensibles que d’autres aux oeuvres que nous étudiions, m’intéressaient davantage.
J’abordais donc le procès avec une attitude partiale en sa faveur, je le reconnais, évidemment, et cela a toujours été le cas quand j’ai assisté au procès d’un de mes étudiants. Toutefois, j’écoutais intensément, j’essayais de comprendre comment pouvaient coïncider la personne que je connaissais depuis un an et les faits qui lui étaient reprochés. J’essayais d’évaluer la gravité du crime. Ma présence, mon écoute, et mon jugement étaient sans enjeu, ni pour lui, ni pour moi. Je n’aurais pas à rendre de comptes sur ce que je pensais, il me semble que de ce fait, je n’étais peut-être pas objective, mais au moins mon appréciation des faits était libre.
Cette histoire avait commencé par un amour d’adolescents entre B. et la mère de la victime quand ils avaient environ 16 ans. Puis ils s’étaient séparés et perdus de vue pendant des années jusqu’à ce qu’ils se retrouvent, par hasard, sur leur lieu de travail commun. Leur relation amoureuse reprend alors. Elle vivait seule avec sa fille, il vient s’installer chez elle. Il vit dès lors sous le toit d’une très jeune fille qui lui rappelle ses premières amours avec la mère. C’est d’elle, qu’en fait il est amoureux, mais elle n’a que 13 ans 1/2.
La mère, interrogée durant le procès, prétend n’avoir rien su, rien vu, rien compris. Un professeur particulier de sa fille l’aurait pourtant alertée à partir d’une vague confidence que lui aurait faite l’enfant...Mais non, la mère n’y a pas cru et la relation amoureuse entre sa fille et son concubin a continué.
Il dit qu’elle était consentante, mais que vaut le consentement d’une enfant ? La majorité sexuelle n’est reconnue qu’à 15 ans et jusque-là, même bien souvent au-delà, non seulement on est mineur mais on est toujours un enfant. Pour la loi, il a abusé d’elle, il a commis un viol. C’était donc d’un crime qu’il s’agissait.
Cependant leur histoire d’amour a duré des années. La petite adolescente est devenue une jeune fille, une jeune femme, consentante au fil du temps, ceci ne fait aucun doute : plusieurs témoins, collègues de travail de B., ont témoigné qu’elle venait l’attendre à la sortie du bureau, joyeuse, amoureuse, faisant devant eux, avec lui, des projets d’avenir, de vie commune. Elle-même l’a confirmé à la barre.
Puis ils se sont séparés... Elle a rencontré un autre homme et à 19 ans, sous l’influence de son nouveau compagnon, ( ce qu’elle a reconnu elle-même ) elle a porté plainte contre B.
Il a été condamné à 9 ans de réclusion ( il risquait beaucoup plus ) et à payer des dommages à sa victime. Je n’ai pu m’empêcher de penser que l’espoir de ce dédommagement financier n’avait pas été étranger à la décision de porter plainte.
Il n’avait certes pas le droit de toucher à une petite fille de 13 ans 1/2 , la loi et le sens commun le réprouvent. Mais l’ensemble de l’histoire laisse perplexe. Cet amour, il me semble, était pur, aussi paradoxal que cela puisse paraître à la simple connaissance des faits. Il n’y avait chez cet homme aucune perversité.
J’ai pensé et je pense qu’il ne représentait aucun risque de récidive, aucun danger pour la société et qu’une peine de prison, dans son cas, était inadéquate.
Mais la justice est passée, comme elle peut. La loi a été appliquée.
Il est libre depuis plusieurs années maintenant - sorti en liberté conditionnelle bien avant la fin des 9 ans probablement - mais avec un casier judiciaire très lourd, non pas de la durée de la peine mais de la nature du crime pour lequel il a été condamné.
De même qu’il avait été très secret quand nous le côtoyions en prison, il n’a plus eu le moindre contact avec nous, l’équipe enseignante, après son jugement

J.

J., lui, ne m’était pas sympathique : il avait l’air d’un “rond de cuir “, d’un petit employé, sérieux, terne. La seule chose qui me frappait chez lui, était que, contrairement aux autres étudiants du groupe, pour la plupart en survêtement, sorte d’uniforme officieux des prisonniers, il était bien mis : pantalon, chemise, pull.
Il avait environ 45 ans, les cheveux grisonnants coiffés en brosse, l’air fermé, presque dur.
Il disait qu’il avait le bac mais suivait les cours du D.A.E.U. pour s’occuper et aussi parce qu’il prétendait avoir perdu son diplôme. Il avait passé des années en Afrique. Il me parlait, donc ; je connaissais des bribes de sa vie et un jour, il m’a dit qu’il avait tué le mari de sa maîtresse.
À l’approche de son procès, il m’a demandé de faire une lettre pour son avocat.
Le témoignage que nous pouvons apporter en faveur d’un de nos étudiants, ne concerne, bien sûr, que la connaissance que nous avons d’eux pendant les cours. En sa faveur, je ne pouvais parler que de son assiduité, de son sérieux, de sa bonne volonté, du mérite qu’il avait de choisir de poursuivre des études plutôt que de regarder le temps passer. Je doutais que cela puisse avoir un quelconque effet dans un procès pour assassinat, mais je m’y suis prêtée et, du coup, j’ai suivi son procès.
Cour d’Assises de Paris, solennité des lieux, décor, rituel, tout est impressionnant.
Les faits ont été exposés, après sa biographie et un portrait psychologique succinct, par la lecture de l’arrêt de renvoi. J’étais abasourdie : il avait porté 17 coups de poignard à sa victime.
Il vivait une histoire d’amour passionnée avec l’épouse de cet homme. Elle était présente au procès et il était difficile de croire qu’elle ait pu inspirer de la passion. Petite femme d’âge moyen, au physique ordinaire, elle sortait d’une incarcération préventive de 6 mois pour non assistance à personne en danger et comparaissait libre au procès. Compromise ( mais pas complice ), ce n’est pas elle qui s’était portée partie civile, mais son fils.
J’étais intriguée, curieuse tout à coup de ce qui avait pu se passer.
Cette histoire d’amour durait depuis des années, et puis ils s’étaient mis à faire des projets ensemble. Il la sommait de quitter son mari, elle promettait, fixait des dates et ne le faisait pas. À la veille de vacances où elle avait promis de le rejoindre pour partir avec lui, elle avait téléphoné encore une fois pour annuler. Il avait pris alors un des nombreux poignards africains qu’il avait chez lui, dont il ne s’était jamais servi et s’était rendu au domicile de sa maîtresse et de son mari. La préméditation du meurtre semblait ne faire aucun doute : il encourait la perpétuité.
C’est le médecin légiste qui a fait la déposition capitale. Il s’est avéré, en effet, que seul le dernier coup de poignard avait été mortel. Les 16 autres étaient superficiels, et ceci corroborait ce qu’il disait lui-même : il ne voulait pas tuer mais faire céder son rival. Le coup fatal n’avait pas été porté, c’est l’homme blessé qui s’était affaissé sur le poignard. Le médecin légiste le démontrait par la trajectoire des blessures. La dernière, profonde, mortelle, avait pénétré le corps de bas en haut.
Pendant les faits, l’épouse était présente mais passive et c’est lui qui, voyant son adversaire gisant dans son sang, avait appelé les secours. L’enregistrement de l’appel au SAMU figurait au dossier, il a été lu et prouvait, là encore, que J. n’avait pas voulu tuer.
Comment juger cet homme ? Certes, il s’était rendu, armé, au domicile de sa victime pour l’agresser mais il n’était pas moins vrai qu’il n’avait pas prémédité un meurtre. Il s’agissait donc d’un homicide involontaire et non plus d’un assassinat.
Cet homme froid, fermé, était en fait un grand sentimental. Des lettres, lues au procès, envoyées à sa maîtresse, de prison, quand elle aussi était en prison, en témoignaient. De très belles, très émouvantes lettres d’amour qui ne « collaient » pas avec le(s), personnage(s), et pourtant, il s’agissait bien d’eux, de lui surtout qui était jugé là. Jamais, pendant les cours, je n’avais perçu cette sensibilité  ; il peinait dans la compréhension des œuvres et ne trouvait pas les mots pour les commenter.
On pouvait penser à ce moment-là du procès, que le verdict serait relativement clément. De la perpétuité potentielle du début, il était envisageable, à la fin des débats, qu’il ne soit condamné qu’à 10 ans, ou moins, car le crime passionnel jouit, en France, d’une tenace indulgence.
Il n’en a rien été. À la toute fin du procès, le Président donne toujours la parole, une dernière fois, à l’accusé ; il lui a demandé s’il regrettait son acte et J.. a répondu « non ». Fatale réponse, honnête, peut-être, mais fatale, qui lui a valu 5 ans de plus, selon son avocat avec qui j’ai commenté la sentence à la sortie du Palais de justice. Il m’a fait remarquer aussi que le Président avait été tendancieux, en ne laissant jamais l’émotion s’exprimer en faveur de J. ; en effet, il interrompait les commentaires des témoins ou de l’avocat quand ils pouvaient susciter une certaine sympathie envers lui. Je l’avais remarqué moi-même après la lecture des lettres, quand le Président avait fait en sorte de passer immédiatement à autre chose.
Il a « pris »15 ans.
Il est revenu aux cours après son procès. J’ai parlé avec lui, il prétendait ne rien regretter, même pas la rupture avec sa maîtresse. Et puis il a été transféré dans un centre de détention pour purger sa peine et je n’ai plus jamais entendu parler de lui.
Il avait tout perdu, y compris une dizaine d’années de sa vie, et disait, par orgueil peut-être , qu’il ne regrettait rien... 

M.

L’histoire de M. est plus légère et, à mes yeux, presque sympathique.
Il était jeune, une trentaine d’années tout au plus, d’origine italienne. Il n’était pas allé bien longtemps à l’école, il avait abandonné le collège en 5ème.
Malgré son faible niveau d’étude, il avait été inscrit et nous n’avons pas eu à le regretter car sa motivation était certaine. Il n’intervenait pas pendant les cours, mais me retenait très souvent après, pour me demander des explications particulières. Je doutais, cependant, qu’il puisse réussir l’examen du premier coup car il écrivait mal le français ( il ne savait probablement pas l’italien non plus ), il faisait, en particulier, d’innombrables fautes d’orthographe. Mais il “en voulait”, cela me donnait envie de l’aider. Et, oh ! surprise, il a réussi l’examen dès la première année : il était bachelier, grâce à sa volonté, son courage, son travail.
Cela arrive et il ne s’agit pas d’un miracle. L’examen est fondé sur un programme limité et conçu pour que les méthodes, dans chaque matière, puissent s’acquérir en un an. La réussite à cet examen est, comme pour le baccalauréat lui-même, une garantie de niveau. Il avait atteint ce niveau.
Il m’avait dit qu’il était en prison pour un hold-up raté. Il m’avait aussi fait l’historique de son parcours : Dès l’âge de huit ans, avec un camarade du même âge, il volait des livres, en vente dans les églises et, au lieu d’aller à l’école, tous les deux faisaient du porte à porte pour les vendre à leur profit. Les deux gamins avaient beaucoup de succès auprès des dames, souvent seules dans la journée, chez qui ils sonnaient.
La réussite de leurs premiers exploits l’avait encouragé à poursuivre dans cette voie, par le vol d’auto radio, passage obligé du parcours, mais ce qui le tentait le plus, lui, c’étaient les beaux vêtements. Il en avait longtemps volé, puis était passé à l’argent nécessaire pour se les offrir.
Il était le plus jeune d’une famille nombreuse et personne ne s’occupait vraiment de lui. Ses parents étaient âgés, ses frères et soeurs aînés, déjà partis de la maison, les plus jeunes, adolescents, n’étaient pas très portés sur la surveillance du petit.
Jamais il n’avait fait partie d’une bande organisée et le hold-up manqué pour lequel il allait être jugé, avait été une entreprise en solo.
Armé d’un revolver non chargé, il avait pénétré dans une banque. Il n’y avait pas de clients, mais il avait fait très peur aux deux seules employées présentes, dont l’une était enceinte. L’alarme avait été déclenchée et il s’était enfui. Poursuivi par la police, il s’était rendu sans résistance et surtout sans armer son revolver ni menacer de s’en servir.
Il était jugé aux Assises puisqu’une attaque à main armée est un crime, même si aucun coup n’a été tiré.
Il m’avait demandé de témoigner, j’avais accepté.
Il avait un avocat célèbre. Je suppose que toute la famille s’était cotisée pour le lui offrir. La famille, elle était là, au procès, apparemment au grand complet : la “ Mamma”, les nombreux frères et soeurs, leurs conjoints, leurs enfants et des amis aussi. C’était un clan qui était venu soutenir « le petit ». Et puis, il y avait sa femme, bien sûr, jeune, amoureuse, s’engageant à le guérir de ses mauvais démons.
Comme j’étais témoin, je n’ai pas pu assister au procès avant d’être appelée à la barre. Là, j’ai dit, avec conviction, que les efforts qu’il avait fournis pour réussir en un an un examen aussi difficile par rapport à son niveau initial, prouvaient à mes yeux, sa volonté de s’en sortir, de changer de vie. Il aurait pu, comme tant d’autres, s’endurcir dans la délinquance au contact des voyous confirmés qu’il a forcément côtoyés pendant sa détention. Nous savons à quel point la prison peut être « l’école du crime ». Il a donc choisi, car c’est forcément un choix, de passer des heures innombrables de son enfermement, à étudier, sans aucun objectif précis d’en faire quelque chose, et, ainsi, de tourner le dos à sa vie de petit truand. 
Il a eu une peine légère. Compte tenu du temps qu’il avait passé en préventive, il allait sortir au bout d’un an au plus.
J’ai parlé avec sa femme et l’une de ses soeurs après le procès. Tout le monde autour de lui s’engageait à l’encadrer pour qu’il ne “retombe” pas. Tous avaient un métier, du travail, d’un niveau assez étonnant pour certains d’entre eux, étant donné leur origine modeste. Il était le “vilain petit canard”, mais il y avait visiblement tellement d’amour dans cette famille, qu’après ce qu’il venait de vivre, il ne risquait sans doute plus rien.
J’ai parlé avec son avocat aussi. Je trouve toujours très intéressante l’analyse du procès par l’avocat de la défense et je la sollicite quand il s’y prête. Pour lui, plusieurs facteurs avaient contribué à la légèreté de sa peine : ma présence, selon lui, n’était pas négligeable, car mon statut de professeur me conférait une certaine autorité dans cette enceinte. C’est parce que nous le savons que, quand un de nos étudiants nous le demande, nous témoignons, au moins des efforts qu’il a fait pour entreprendre des études dans des conditions aussi peu propices. Mais pour expliquer la clémence du verdict, Il y avait eu surtout l’absence des deux seules témoins, les employées de la banque à qui il avait fait si peur. Si elles étaient venues parler de ce qui avait été pour elles un traumatisme, si elles s’étaient portées partie civile, avec un avocat pour plaider les dommages causés dans leurs vies et demander réparation, l’émotion introduite ainsi dans les débats aurait pu lui être très défavorable. Mais seule la banque s’était portée partie civile et la banque n’a pas ému, d’autant plus qu’il n’avait rien volé.
J’ai quitté M. et sa famille dans des remerciements et une sympathie qui m’ont beaucoup touchée. Le lendemain, je recevais chez moi, un énorme bouquet de fleurs de la part de sa femme qui avait trouvé mon adresse je ne sais comment.
Je doute qu’il ait poursuivi des études, mais il était bachelier, cela « changeait la donne » et, finalement, cet événement, dans sa vie, qu’avait été son arrestation, son incarcération et ce qu’il en avait fait, pouvait être considéré comme positif pour lui.

De Vrais Braqueurs

De vrais “braqueurs”, j’en ai connus, bien sûr. Au moins quatre me restent en mémoire, des années où j’ai enseigné dans cette Maison d’Arrêt pour hommes. Je me souviens du niveau et de l’investissement exceptionnels de certains d’entre eux, de l’atmosphère qu’ils créaient dans les cours, aussi. Une année, par exemple, où ils étaient majoritaires dans le groupe, une étudiante, qui faisait un mémoire sur Genet, m’avait été adressée comme stagiaire, parce que nous étudiions Les Bonnes. Elle était jeune, très familière avec les détenus et pour ces hommes enfermés, elle ne manquait pas de mettre de l’ambiance ! Les cours étaient très animés et j’ai dépensé beaucoup d’énergie à faire que les comportements ne dégénèrent pas.
Dans mon souvenir, leurs histoires se confondent. Il ne s’agit pas de l’histoire de leur vie, ils ne me l’ont d’ailleurs pas racontée et je n’ai pas assisté à leurs procès. Il s’agit plutôt d’anecdotes, évoquées de temps en temps, par l’un ou l’autre, ou de réflexions, jetées dans les conversations, au fil des années, et qui éclairaient pour moi, leurs personnalités, leur mode de fonctionnement.
Ils avaient, en effet, des caractéristiques communes et c’est cela qui m’a frappée et dont je me souviens dans leurs cas.
Ils acceptent la prison sans se plaindre. Ils considèrent que c’est un passage obligé dans la vie qu’ils ont choisi de mener. De plus, ils ont de l’argent, des soutiens extérieurs, et peuvent s’acheter tout ce qui se vend en prison. La prison a beau être un lieu de misère, ils y sont sans doute les moins misérables. Ils n’ont pas peur de l’avenir, un magot les attend dehors ; ils ne s’en cachent pas, au contraire, ils en sont fiers comme d’une réussite professionnelle.
Ces traits de comportement n’appartiennent qu’à eux. La plupart des autres se plaignent, parfois à juste titre, d’injustice, de peines démesurées, d’avocats qui prennent leur métier “par dessus la jambe” et ne pensent qu’à leurs honoraires...
Les “braqueurs” ne sont cependant plus les “caïds” des prisons car ils ne sont, aujourd’hui, ni les plus nombreux, ni les plus riches. Ce sont les trafiquants de drogue qui tiennent le haut du pavé. Le “milieu” a changé d’activité principale et la population carcérale en est le reflet. Les premiers n’ont pas de respect pour les nouveaux truands. Ils expriment même, à leur égard, une certaine réprobation. Leur attitude traduit un système de valeurs, révèle qu’il y a pour eux une hiérarchie, comme si “braquer” des banques était une activité noble par rapport au trafic de drogue.
Cette distinction existe aussi dans l’opinion publique, peut-être même dans la police si l’on en croit les films policiers. Ce sont parfois pour les policiers que nous vibrons, mais nous devons reconnaître que nous nous régalons devant des histoires de hold-up audacieux et réussis. Des chefs-d’oeuvre ont provoqué en nous ce sentiment de quasi admiration. Melville, Verneuil... ont fabriqué de véritables héros, tantôt « flics », certes, mais tantôt voyous, auxquels Gabin, Delon, Montand, Ventura... ont prêté leurs visages et pour qui nous souhaitions secrètement la réussite de leurs coups. Mais ce n’est pas moral, nous le savons et l’acceptons. Eux, en chair et en os, sont complètement amoraux. et revendiquent une sorte de “bon droit” : ils volent les riches, ils attaquent des banques, des fourgons qui transportent l’argent des banques, tout le monde est assuré... ils ne font de mal à personne... disent-ils ! Pour ceux que j’ai rencontrés, je crois, qu’en effet, ils n’avaient jamais utilisé leurs armes mais nous savons ce qu’il en est dans les faits divers en général. Quand on soulève le problème de la violence, ils prétendent que, certes, ils sont armés, mais qu’il n’ont pas l’intention de tirer, seulement de se défendre si la police leur tire dessus.
Je disais un jour à l’un d’eux, que je mourrais de peur si je me trouvais dans une banque lors d’un hold up. Il me donnait des conseils : pas d’héroïsme, obéir aux injonctions et il ne m’arriverait rien. Nous savons tous, là encore, que le scénario a des ratés mortels !
Je m’indignais que des braqueurs en soient arrivés à attaquer des fourgons de transport de fonds au bazooka. Bien qu’aucun de ceux que j’ai connus n’ait avoué l’avoir fait, eux s’en prenaient au fait qu’on ait blindé les fourgons ! Ils s’étonnaient aussi, s’indignaient à leur tour, que les convoyeurs défendent cet argent qui ne leur appartenait pas, au péril de leur vie, pour un salaire dérisoire, selon eux.
Tous étaient des récidivistes. J’en ai parlé avec l’un d’entre eux. Il était jeune, beau garçon, soigné, cultivé. Il n’avait pas l’air de sortir du même monde, le monde des voyous, que ceux que j’avais déjà rencontrés. C’était la deuxième fois qu’il se retrouvait en prison. La première fois qu’il avait été arrêté, sa fiancée s’était suicidée. Il avait été condamné à dix ans. Là, il attendait son procès, sans angoisse, sans état d’âme. Je lui ai demandé s’il ne trouvait pas que ça suffisait, s’il n’allait pas être enfin “vacciné” et changer de vie quand il sortirait. Non, pour lui « braquer » était comme une drogue à laquelle il ne pourrait jamais renoncer, disait-il. Il parlait de l’adrénaline, de l’excitation, de la jouissance et nullement du risque ni, à plus forte raison, de la morale qu’il transgressait.
C’était l’époque du passage à l’euro. Je lui avais fait une réflexion sur le fait que son magot ne vaudrait plus rien quand il sortirait. Mais non, là encore, tout était pensé, organisé : j’ai appris que les francs pouvaient être changés pendant des années, éventuellement par quelqu’un à l’extérieur qui le ferait pour lui sans attendre sa sortie, et, qu’à condition de ne pas dépasser une certaine somme à chaque fois qu’on changeait, on n’avait pas à justifier la provenance de l’argent. Il a ajouté, pour parfaire mes connaissances sur la question, que l’argent ne craignait que la pluie et les souris ! cette information m’avait fait rire.
Des confidences ou épisodes comiques, il y en a eu beaucoup avec eux. Un jour, pendant une pause, ( les cours duraient trois heures et nous nous arrêtions 20 minutes environ, une sorte de mi-temps, pendant laquelle ils fumaient une cigarette et c’est là que nous bavardions ), pendant une pause, donc, l’un d’eux me dit qu’il n’aime pas Venise, que c’est sale, que ça sent mauvais. Je m’étonne et je suggère que, peut-être, il y est allé dans de mauvaises conditions : quartier perdu, hôtel minable... Il me regarde avec un air incrédule et il fait, de la main, un geste de va et vient en me disant que c’était l’époque des “fers à repasser”. Je comprends alors que, pour lui, c’était l’époque du trafic des cartes bleues et qu’il n’était pas impossible qu’il ait logé au Danieli ! (Le plus célèbre palace de Venise )
Un autre - il “connaissait” Francis le Belge qui venait d’être assassiné - m’a dit, incidemment, que sa femme et son fils vivaient en HLM mais qu’après son procès ils emménageraient dans “la villa”. Il a précisé, pour ma gouverne, qu’ils ne pouvaient pas déménager avant, car sa femme serait alors accusée de recel !
Ils me donnaient des conseils sur la façon de porter mon sac en bandoulière. Je le portais sur l’épaule, le rabat vers l’extérieur et j’ai, il est vrai, été volée deux fois sans rien sentir. Ils m’expliquaient, forts de leur expérience, sans doute, les méthodes des pickpockets et comment s’en prémunir.
Ils étaient pleins de sollicitude pour moi et à cette occasion, je voudrais dire que je n’ai jamais eu peur d’eux, les détenus, quels qu’ils soient, “braqueurs” ou autres. Deux fois, pendant les années où j’ai enseigné là, il y a eu un début de rixe pendant mon cours. La salle de cours était une pièce qui représentait trois cellules dont les murs intermédiaires avaient été abattus, soit 27m2, dans lesquels nous étions enfermés. À chaque fois, après quelques mots agressifs échangés par deux ou trois, entre eux, ils s’étaient levés violemment, en renversant des tables et des chaises et étaient prêts à se jeter les uns sur les autres. Immédiatement, dans les deux cas, d’autres s’étaient précipités pour les maîtriser et certains pour former autour de moi, une sorte de haie de protection.
J’ai bien voulu croire que ceux que j’ai connus n’avaient pas de sang sur les mains. Je n’en suis pas sûre, il aurait fallu que j’assiste à leurs procès pour en savoir plus. Ils allaient passer devant les Assises pour attaques à main armée, c’est tout ce que j’ai jamais su de leurs affaires. 

 Le Bloc B.

Dans cette Maison d’Arrêt, pendant des années, j’ai enseigné uniquement en Division 1. Les deux dernières années j’ai accepté de travailler aussi au Bloc B.
Cette prison est, architecturalement, comme deux araignées superposées Au rez-de-chaussée se trouvent les divisions, 1 et 2, où nous donnons des cours. Les cellules, sur plusieurs niveaux, y sont individuelles et très recherchées, de ce fait, par nos étudiants. Il y a aussi la division psychiatrique et celle des « VIP ». Au 1er étage se trouvent les blocs, A, B, C, et D, à plusieurs niveaux aussi, où les détenus sont répartis par origines géographiques, plus ou moins respectées en fonction de cas particuliers, mais, en gros, le Bloc B était celui des maghrébins. Cette répartition avait été décidée pour des raisons de sécurité et de convivialité. Comme les détenus y sont plusieurs par cellule, 2, 3, voire 4, l’administration pénitentiaire pensait réduire ainsi les conflits potentiels, d’ordre culturel ou religieux, et permettre une plus grande solidarité entre eux, pour aider les plus démunis, par exemple.
J’ai eu l’occasion d’apercevoir l’intérieur d’une cellule dont la porte était ouverte alors que je passais : il y avait deux fois deux lits superposés dans les 9m2 que mesure une cellule. Je crois que pas 1cm2 n’était vide. Ce n’était, outre les hommes sur les couchettes ( ils ne pouvaient se tenir autrement ), les toilettes et le lavabo, qu’un amas de vêtements, d’objets, d’ustensiles de cuisine, de livres, de journaux... et la télévision était allumée ! Il était inconcevable de pouvoir vivre là-dedans et pourtant, ils étaient quatre à y être enfermés.
En maisons d’arrêt, les détenus sont des prévenus ; ils attendent leurs procès. J’en ai connu qui attendaient depuis quatre ans. Comme ils ne sont pas encore jugés, ils sont enfermés dans leurs cellules 22 heures sur 24. Ils ne sortent que deux fois par jour, en promenade, matin et après midi. Les autres occasions de sortir de la cellule sont, de travailler comme manœuvres dans les ateliers, ou au ménage, de suivre les cours d’alphabétisation ou d’enseignement général, les douches, la musculation, les parloirs avec leurs familles ou leurs avocats, les visites médicales quand ils les sollicitent et qu’elles sont acceptées et les activités dont font partie les cours que nous donnons. Aucune de ces sorties de cellule ne dépend de leur seule volonté ; elles ne sont pas cumulables, ils peuvent tout au plus demander, ils ne sont pas sûrs d’obtenir ce qu’ils veulent ; cela est soumis aux décisions de l’administration et des surveillants, sans que les détenus en comprennent toujours les motivations. Pour ceux du Bloc B, étudier en cellule était une gageure à cause de la promiscuité, du bruit probablement incessant de la télévision et des conversations des codétenus.
Pourtant, ils étaient un certain nombre, chaque année, à s’inscrire à nos cours et les résultats qu’ils obtenaient n’étaient pas, proportionnellement, différents de ceux de la division 1. Il y avait 50% de réussite pour ceux qui se présentaient à l’examen. Ce qu’il faut dire, toutefois, c’est qu’il y avait, au cours de l’année, une déperdition des effectifs, et que, moins nombreux au départ, ceux du Bloc B n’étaient pas plus de 4 à 6 à s’y présenter, à la fin des deux années que j’y ai passées.
Quoiqu’il en soit, dans ces conditions si difficiles, certains avaient la volonté de faire quelque chose de ce temps passé en prison et c’était très méritoire Pourtant je n’en ai connu aucun aussi bien que certains de la Division 1 dont je puisse, ici, raconter l’histoire.
Je n’ai pas aimé travailler au Bloc B. Les professeurs femmes de notre équipe n’ont pas aimé y travailler. Certaines ne l’ont pas dit mais ont démissionné et certains de nos collègues hommes ont fini, plus difficilement, par le reconnaître aussi.
Ce que j’ai éprouvé, globalement, c’est que le groupe ne parvenait pas à constituer un ensemble cohérent, visant le même objectif, réussir le D.A.E.U. Sur les dix inscrits qu’ils pouvaient être au début de l’année, non seulement certains cessaient rapidement de venir aux cours, ou à certains des cours, ce qui équivalait à renoncer à l’examen, mais la présence des autres restait, elle-même , aléatoire, irrégulière, ce qui compromettait aussi l’examen. De plus, ils ne communiquaient pas entre eux, sauf à deux ou trois, éventuellement, parce qu’ils avaient créé des liens ailleurs, en cellule ou en promenade. Mais, pendant les pauses, ils n’adressaient pas la parole aux autres, qui restaient silencieux, solitaires même, dans la salle de cours. Tout ceci rendait l’atmosphère entre nous, très froide. En Division 1, pendant quelques années, nous avons eu l’habitude, à l’initiative des détenus, de prendre le café pendant la pause : ils descendaient les récipients, le faux café soluble, seul admis en prison, la résistance pour faire bouillir l’eau, et j’apportais des biscuits. Ceci n’a jamais été envisageable au Bloc B, il n’y avait, avec moi, aucune familiarité.
Le pire a été ma relation avec un certain H., pendant ma deuxième et dernière année au Bloc B.
Il en était à sa troisième année de détention provisoire mais c’était la première fois qu’il s’inscrivait au D.A.E.U. Le problème avec lui était qu’il ne laissait pas le cours se dérouler. Il prenait la parole à tort et à travers, ( tous cours confondus, je l’ai su après ), interrompant, pour contredire, contester, introduire des commentaires sans rapport, souvent, avec le sujet. Nous étudiions Pascal cette année-là ; il ne connaissait pas, ce qui était le cas des autres aussi, mais il ne comprenait pas les textes et surtout, il ne comprenait pas qu’il ne comprenait pas ! Pascal fait l’apologie du Christianisme, mais ce n’était évidemment pas mon dessein de les faire adhérer à ses thèses. Le but est, toujours, de faire connaître et comprendre un grand écrivain de la littérature française.
H. était musulman et voulait que nous comparions Les Pensées avec le Coran. Toutes ses interventions consistaient à opposer l’Islam et ce que Pascal disait du Christianisme. Au bout de quelques semaines, j’avais compris que je n’en viendrais pas à bout et je lui ai demandé un peu sèchement de se taire. Il s’est levé, a pris ses affaires, et, suivi d’un de ses copains, est sorti en claquant la porte.
Je ne l’ai plus revu, il s’était auto-exclu et je trouvais que c’était la meilleure solution possible car nous avions pour règle de ne pas exclure nous-mêmes un étudiant, ce qui aurait été une tache dans son dossier de détention. Pendant le reste du trimestre, plus personne n’est venu, par solidarité avec lui ou par peur de lui, je ne sais. J’attendais un quart d’heure et puis je partais. Ce n’est qu’après les vacances de Noël qu’un groupe s’est reconstitué, avec d’autres étudiants, et l’année a pu reprendre son cours.
Je dois dire, à la relative décharge de H., que l’année suivante, il a réussi le D.A.E.U. mais surtout, il a bénéficié d’un non-lieu et a été libéré : Il était innocent. Je sais aussi qu’il a été repris depuis.
La salle donnait sur deux cours de promenade. C’est la seule occasion que j’ai eue de voir ce que c’était : deux rectangles , entourés de hauts murs tristes, au ciel barré de filins anti- évasion. Les détenus y tournaient lentement, en bavardant à deux ou trois, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. J’ai appris qu’il en était ainsi dans toutes les prisons de France et personne n’a pu me dire pourquoi. 
 
E

J’ai cru, en le voyant la première fois, qu’il venait de la rue. Il avait l’air d’un
SDF, les cheveux longs, gras, les dents en mauvais état, mal habillé et probablement pas très propre. Il avait 33 ans mais, à mes yeux, il était sans âge.
Et puis, très vite, je me suis aperçue qu’il avait des qualités exceptionnelles en littérature. Nous étudiions Romances sans paroles de Verlaine et, non seulement il a vite acquis la méthode d’explication de texte que j’enseignais, mais il avait aussi l’intelligence, la sensibilité, le talent qui lui permettaient de réussir étonnamment bien dans cet exercice. Les devoirs qu’il me rendait valaient largement les meilleurs commentaires de textes d’élèves qui passaient le bac de français, et je les montrais à mes collègues avec admiration. Or, lui, n’avait qu’un CAP et un BEP de mécanique auto.
Je lui ai fait des compliments, bien sûr ; il était, de loin, le meilleur du groupe et il s’est avéré être le meilleur dans toutes les matières. Je lui ai demandé un jour, où il avait appris à s’exprimer aussi bien. Il m’a répondu qu’il n’avait jamais appris et il a dit une phrase qui m’a émue et marquée : « on ne m’a jamais dit que j’étais bon ».
Il s’est métamorphosé durant cette année-là. Il s’est fait couper les cheveux, il était propre et habillé correctement. Il a pris une sorte d’ascendant positif sur les autres étudiants du groupe car il était l’élément moteur de l’assiduité et de la participation aux cours. Cette position n’était, ni contestée , ni mal vécue par les autres.
Je ne l’ai pas mieux connu pendant cette année scolaire. Il ne m’a jamais dit ce qui l’avait amené en prison. Il a réussi brillamment l’examen comme nous nous y attendions tous et s’est inscrit, l’année suivante, au DEUG de Lettres dont les cours avaient lieu en division 2. Il a donc déménagé et je ne le voyais plus.
Une éducatrice qui s’occupait particulièrement de lui, A.L. ( j’ai appris qu’elle était devenue sa compagne à sa sortie de prison ), m’a demandé de témoigner à son procès. C’était la première fois, alors, qu’on me faisait cette demande. J’étais réticente car je ne savais pas de quoi il était accusé J’ai été mise en contact avec son avocat à qui j’ai fait part de mes hésitations. J’ai appris qu’il était renvoyé devant les Assises de Paris pour tentative d’homicide. J’ai soulevé des problèmes qui étaient déterminants pour moi ; je ne voulais pas avoir à répondre à d’éventuelles questions, du genre : « le recevriez-vous chez vous ? » ou, « laisseriez-vous votre fille sortir avec lui ? » Mais non, il n’y aurait rien de tel. Je devais dire comment je le connaissais et ce que je pensais de lui ; je m’en tiendrais donc au strict cadre de nos relations « prof-élève ». J’ai accepté.
Comme je l’ai dit, déjà, quand on est témoin, on n’assiste pas au procès avant d’avoir témoigné. On attend d’être appelé, dans une salle des témoins ; cela peut et a duré des heures. Il y avait le professeur de philosophie de notre groupe, A.L. et moi.
J’ai été appelée la première. J’étais extrêmement impressionnée et émue. J’ai décrit sa métamorphose au cours de l’année où il avait été mon étudiant, j’ai parlé de ses qualités, à mon avis, exceptionnelles en Lettres, des études qu’il poursuivait et de l’espoir que cela m’inspirait qu’il puisse changer de vie en sortant de prison. J’ai répété la phrase qu’il m’avait dite et qui m’avait tant touchée : « on ne m’a jamais dit que j’étais bon ». Certains membres du jury et l’Avocat Général m’ont posé quelques questions ... Ce fut tout.
J’ai assisté à la fin du procès, au témoignage de mon collègue qui a insisté sur la réhabilitation des prisonniers par les études et sur le devoir que la société avait d’en tenir compte. A.L., était amoureuse de lui et son témoignage en était affaibli tellement cela était visible.
Le moment le plus intéressant et le plus fort, pour moi, a été le réquisitoire de l’Avocat Général, Philippe Bilger, très souvent invité sur les plateaux de télévision, aujourd’hui, dans les débats sur la justice, mais, à l’époque, je ne le connaissais pas.
J’ai compris, à ce moment-là seulement, que E. avait été condamné, par contumace, alors qu’il était en « cavale », à dix ans de réclusion pour une précédente affaire dont je ne savais rien.. Quand je l’ai connu, il était en prison préventive pour l’affaire qui était jugée là. L’enjeu, pour lui, était de voir ses deux peines cumulées ou, au contraire, s’ajouter l’une à l’autre.
L’avocat général est celui qui plaide au nom de la société, qui prend donc en compte le tort qui est fait aux victimes et la menace que représente le prévenu pour l’ordre public. La victime était présente, s’était portée partie civile, mais n’avait pas d’avocat. C’était un homme, prostitué travesti. Il a témoigné à la barre, discret dans sa tenue et son comportement, mais il n’a pas eu le pouvoir de susciter la sympathie, à cause de son statut social vraisemblablement. Le réquisitoire ne l’a guère évoqué. Philippe Bilger a souligné la propension de E. à la violence, lui a vivement conseillé de suivre une psychothérapie pour en venir à bout. Mais il s’est surtout appuyé sur les témoignages que nous avions apportés, mon collègue et moi, pour demander au jury de croire qu’il pouvait changer, que le processus avait commencé, qu’il ne fallait pas l’interrompre ; il fallait, pensait-il l’encourager et donner à E. une deuxième chance. Il plaidait presque comme un avocat de la défense. Cela est rassurant de voir que les rôles ne sont pas figés, que le procès peut apporter des éclairages dont la justice sait tenir compte.
Il a été condamné à une peine cumulée de 12 ans de réclusion. C’était une victoire, à nos yeux et aux siens.
Il m’a fait parvenir par son avocat, sa « confession ». Il l’avait écrite pour la préparation de son procès. Ce sont 22 pages recto verso où il raconte sa vie. Je ne savais à peu près rien de lui avant de les lire.
Il n’a pas eu une enfance malheureuse. La mort de son père, dans un accident du travail, quand il avait 12 ans, est cependant le choc traumatique qu’il considère comme le début d’une lente dérive. J’ai appris en quoi consistait sa première « affaire », et comment il avait vécu ses trois années de « cavale » jusqu’à l’acte qui l’avait amené devant ce tribunal.
Ces deux histoires sont sordides. Mais dans ce texte, il raconte combien il s’est torturé à l’idée qu’il avait pu tuer un homme et comme il a été soulagé lorsqu’il a été arrêté. Il parle, bien avant qu’il n’en soit question au procès, de sa « renaissance » en prison, grâce, essentiellement, aux études qu’il entreprend : « j’accumule les activités...plus pour m’occuper l’esprit, le libérer de la pensée permanente se rapportant aux faits qui m’ont conduit ici. De fil en aiguille, je me découvre beaucoup d’intérêt, puis de passion pour la lecture et les études... Je ne cherche pas les lauriers mais le moindre encouragement est dopant, aussi, lorsque je débute le cursus du bac, je sais déjà que j’irai jusqu’au bout et que je l’aurai. »
Je ne l’ai pas revu après le procès, mais il m’a envoyé une lettre jointe à sa « confession ». Une lettre pleine d’émotion et de gratitude. Il y parle du « moment fort qu’( il ) a vécu » pendant les deux jours du procès ; des « violents chocs émotionnels qui ( l’)ont transpercé » ; de « l’issue inespérée de ce moment de justice »... Il me remercie, bien sûr, parle de l’émotion que lui a procuré ma « sincérité », de mon « angoisse visible », de ma participation à ce qu’il appelle sa « victoire », car, dit-il, « la règle du jeu veut que ce soit un combat ». Il se dit, « dopé, plein d’énergie et de volonté ». Il me dit enfin, à moi, mais aussi pour tous ceux qui l’ont soutenu, ses codétenus, étudiants avec lui, entre autres : « la seule vraie manière pour moi, de vous remercier est de vous confirmer que vous avez eu raison... par mon travail et mon comportement ; je suis très motivé, confiant et « libéré » »
Il termine sa lettre par un extrait d’un poème en prose de Rimbaud dont je ne cite ici que quelques phrases :
« ......
Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir j’ai assis la Beauté sur mes genoux-...Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui...
Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine...
.......
.......Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime...
......
Or, tout dernièrement, m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit  ».

G

G. a été, lui aussi, un de mes premiers étudiants. Cette année-là, il redoublait. Il a voulu comprendre pourquoi il avait eu une mauvaise note en français à l’examen ; il avait sa copie, j’ai tâché de le lui expliquer, ceci a été notre premier contact et nous a rapprochés.
Il s’est toujours assis à côté de moi pendant les cours, et il cherchait une relation plus personnelle que les autres, par des apartés que j’appréciais peu et je m’y prêtais plus ou moins.
Comme pour la plupart, je ne savais pas pourquoi il était là, mais j’ai vite compris qu’il était un « vétéran » des prisons. Il y faisait allusion, en connaissait plusieurs, un peu partout en France. Il a dit, un jour, qu’il avait passé plus de la moitié de sa vie enfermé . Du coup, c’est à lui que je posais des questions pour comprendre un peu mieux le système. Il m’a expliqué, entre autres choses, ce qu’était une commission rogatoire et pourquoi certaines instructions, qui en comportaient plusieurs, pouvaient durer jusqu’à quatre ans, ce qui était son cas. Mais il ne m’a pas dit ce qu’on cherchait, le concernant . Une fois, il a fait allusion à des pulsions et j’ai eu un mouvement d’étonnement qu’il a perçu. Il m’a dit, alors, qu’il n’avait pas de sang sur les mains. Je me suis rassurée, j’ai pensé qu’il était un voleur, multirécidiviste, « pulsionnel » ?... Je ne savais si cela avait un sens.
Il ressemble à Léo Ferré, malgré ses yeux bleus ; les cheveux frisés, en crinière, le front dégarni ( Je l’ai vu blanchir en prison ), Il n’a pas un physique désagréable, et surtout pas inquiétant.
Il intervenait beaucoup aux cours, dans tous les cours, souvent pertinemment. Il s’intéressait surtout à la philosophie et à la théologie, voulait poursuivre des études dans ces domaines au-delà du cursus qu’il entreprenait avec nous. Il assistait à tous les offices, de tous les cultes, catholique, protestant, juif et musulman, qui existent en prison. Sa quête spirituelle se manifestait ainsi.
Il écrivait aussi, des nouvelles, des essais, et durant le temps qu’il a passé dans cette Maison d’Arrêt, après son procès, il m’a demandé de lire quatre ou cinq de ses textes et de lui donner des conseils. Tout ce qu’il écrivait tournait autour de ses problèmes et témoignait d’une réflexion, d’une recherche de sens et de solution. Les textes ne me semblaient pas aboutis, ni dans la forme, ni pour le fond, mais je trouvais la démarche sincère et poignante et j’ai intégré le rôle qu’il m’attribuait là, à ma fonction de professeur en prison.
Il était aussi très habile de ses mains et fabriquait des objets dans sa cellule, avec les matériaux qu’il avait sous la main. Je lui ai acheté - par l’intermédiaire de l’aumônier catholique dont il était très proche, car aucun argent ne circule en prison - un jeu d’échec, qu’il avait peint et que j’ai offert au fils d’une amie. À moi, il a offert un petit bouquet de fleurs en mie de pain peinte, que j’ai gardé, qui est chez moi, sur une étagère.
Il a réussi l’examen à la fin de l’année mais il n’a pas tout de suite déménagé en deuxième division pour suivre les cours du DEUG ; il attendait son procès. Je le rencontrais donc encore. Nous nous croisions parfois dans la travée centrale, moi allant à mon cours ou en sortant, lui, allant à la bibliothèque, par exemple. Nous bavardions quelques minutes alors. Peu de temps avant Noël, à l’approche de son procès qui devait avoir lieu début janvier, il m’a donné un texte épais, qu’il avait écrit et intitulé Mea Culpa. Il me demandait de le lire pendant les vacances.
Ce fut un choc terrible.
J’aurais pu, j’aurais dû peut-être, éprouver une répulsion définitive pour lui.
Et pourtant ça n’a pas été le cas. Je le connaissais depuis plus d’un an et ce que je pensais déjà de lui ne s’est pas effacé. Il ne pouvait plus se réduire, pour moi, au violeur multirécidiviste dont je lisais le récit.
J’appréhendais le moment où je devrais lui rendre son texte et lui dire ce que j’en avais pensé. Je n’arrivais pas à m’y préparer, aussi l’ai-je abordé sans préméditation, dans l’allée centrale, par hasard, comme d’habitude. J’ai voulu lui rendre son manuscrit, il a voulu que je le garde. Je lui ai dit « vous êtes ce que toutes les mères redoutent que leur enfant rencontre sur son chemin ».
En effet, ceci s’est confirmé de façon plus détaillée au procès, que j’ai suivi de bout en bout : il en était à sa troisième incarcération pour viols sur des jeunes gens, garçons et filles, indifféremment, de 15-16 ans, à qui il imposait des fellations sous la menace d’une arme. L’arme était factice, certes, mais ses victimes n’en savaient rien. Trois d’entre elles étaient là, accompagnées de leurs familles et assistées de leurs avocats, sur les quatre agressées dans cette dernière série de viols. Deux filles et un garçon, quatre ans après, venus témoigner de leur terreur, de leur dégoût, de leur haine aussi, de la marque indélébile que cette violence avait laissée dans leurs vies. La quatrième victime n’était pas venue, non par indulgence, mais pour n’avoir pas à revivre « çà » en témoignant, pour n’avoir pas à le revoir surtout.
Il avait écrit Mea Culpa pour le procès. Il avait fait parvenir le texte, par l’intermédiaire de son avocat, au Président de la Cour d’Assises qui a suivi son récit, pas à pas, pour mener les débats.
Il n’a pas été un enfant violé ou, à proprement parler, maltraité, malgré un père brutal, ancien militaire de carrière qui l’a, quand même, frappé plusieurs fois à coups de ceinturon. Mais lui reconnaît avoir été un enfant difficile, du moins l’a-t-il intégré ainsi à force de se l’entendre dire. Il a incontestablement manqué de recours affectif puisqu’à l’âge de 10 ans il a été mis en pension : « Je n’ai pas grandi en famille, je me suis fait tout seul dans les pensionnats » écrit-il.
Dès lors, il n’a plus cessé d’être enfermé, en pension, puis dans un Institut Médico-Pédagogique, conseillé par un ami de son père, psychiatre des armées, après un vol de mobylette : « Je retrouvais la vie de pensionnat. Mais là, pas de curés, pas d’élèves bien élevés. Que des cas psychologiques, à la limite de la délinquance. Je ne rentrais chez moi que pour les vacances. De cette année scolaire, rien à signaler, si ce n’est que..... je découvrais un monde plus dur... Chez les pères on ne se battait pas, à S. j’ai vu briller les lames. J’ai appris à fumer en cachette, des mégots de cigarettes que nous roulions dans du papier w.c. Et bien sûr les bagarres entre bandes rivales de fumeurs. Comme il était strictement interdit de détenir de l’argent, du tabac et des allumettes, le trafic allait bon train. Au cours de ma troisième et dernière année dans ce pensionnat, je deviendrai une sorte de « parrain » du trafic de tabac. ( ... ) On m’envoyait en pension pour me mater (... ). Je vivais sans le savoir la condition de détenu. »
Il décrit sa vie comme « une souffrance rentrée, des pleurs cachés et par devant, l’apparence d’un dur ».
C’est là, à 16 ans, qu’il rencontre un jeune garçon de 14 ans, dont il parle comme du grand et seul amour de sa vie.
La découverte de son homosexualité, dans ce milieu et à cette époque, le désespère. Il fait une tentative de suicide. Il est hospitalisé deux jours, mais personne n’essaie de comprendre, personne n’en parle, comme si rien ne s’était passé. Ce garçon aimé, était, en même temps, pour la première fois, « le bonheur » : « il est la première et la dernière personne qui m’ait dit qu’il m’aimait », écrit-il.
Bien sûr, leur relation finit par être connue de la direction et on les sépare. Lui est renvoyé à trois mois du BEPC, sans autre affectation scolaire.
Là, il « entre en guerre », il achète une arme et veut « prendre d’assaut » le pensionnat pour retrouver et « libérer » son ami. Ce sont, cette fois, les gendarmes qui en viennent à bout.
Il est placé dans un Centre d’Orientation à Action Éducative, une maison de correction en d’autres termes, où se trouvent des mineurs placés par la justice. « C’est là que j’ai appris à voler les voitures et faire les branchements pour un démarrage aux fils ». Comme il voulait poursuivre des études, il est transféré dans un autre établissement, un Institut Spécialisé d’Éducation Surveillée, maison de correction, encore. À la fin de l’année scolaire, le BEPC en poche, il est libre.
Il trouve du travail pour l’été, mais il cherche aussi à revoir son ami. Il n’ose pas s’approcher de sa maison et de dépit, il se saoule. Ramassé par les gendarmes, il se réveille le lendemain à l’hôpital, qu’il quitte en signant une décharge. « Échec, je ne ( l’) ai pas vu, ne lui ai pas parlé ... J’entends des voix de jeunes. Je me détourne de mon chemin et je commets la première agression. » Il y en aura d’autres avant qu’il ne soit arrêté. « Cour d’Assises pour viols. Première condamnation : 8 ans. Je suis entré en prison la première fois j’avais 18 ans et demi. »
Dans cette première prison, malgré sa demande et celle de sa mère, il n’a été suivi par aucun psychiatre ou psychologue.
Il sort de prison au bout de 5 ans et là, il reste trois ans « dehors ». Il cherche à avoir des relations hétérosexuelles en passant des petites annonces ; il essaie aussi de fréquenter des clubs homosexuels, mais cela ne le satisfait pas. Il s’engage dans un parti politique, crée une association...Cependant, ses « fantasmes d’agressions » reviennent le hanter, « occupe ( son) esprit » sans qu’il sache se confier et se faire aider. « ( sa) volonté ne suffit pas ».
Il commet de nouvelles agressions après une lutte vaine contre ses pulsions. Il est de nouveau arrêté, jugé, incarcéré.
Il n’y a ni psychiatre, ni psychologue en permanence dans le centre de détention où il purge cette deuxième peine de 13 ans. Il n’y a qu’un psychiatre qui vient toutes les deux ou trois semaines pour les toxicomanes. Le chef de détention lui dit qu’il n’a rien à lui offrir.
Il commence à réfléchir et à analyser la genèse de son état.
Il sait qu’il souffre d’un blocage pathologique de sa sexualité. Il n’a pas mûri depuis son aventure avec son jeune amant, « j’ai continué les actes que je faisais avec ( lui ), en y ajoutant la contrainte. Pas de sévices, de torture, pas de pénétration. »
Il commence à considérer qu’il est aussi une victime, de toutes les carences de son éducation et du système plus ou moins carcéral qu’il subit depuis l’âge de 11-12 ans. Face à ses victimes, on n’est pas porté à le plaindre, pourtant, je suis sûre que les adultes qui l’ont eu en charge à toutes les étapes de son éducation, ont une responsabilité dans ce qu’il est devenu. Il est révolté, aujourd’hui encore, quand il entend parler de « suivi, de thérapie » par les autorités pénitentiaires. Pour lui c’est du « pipeau ».
Pendant cette incarcération, il fait l’objet d’un film sur un délinquant sexuel, et la relation qui se crée, à cette occasion, avec la personne qui réalise le film, lui fournit un débouché professionnel à sa sortie, en liberté conditionnelle, au bout de huit ans. Mais, s’il a, en effet, du travail, il se méprend sur la nature et l’intensité de cette relation, qu’il croit amicale. « ( Cette personne) n’avait pas besoin de moi, moi d’elle, oui. Je lui avais « donné » mon histoire pour faire le film. C’était son film... Moi, tout au plus la matière première ». Il s’investit beaucoup trop, il en attend beaucoup trop, et quand ses pulsions le reprennent, il croit pouvoir trouver un recours auprès de cette personne, qui, selon lui, se dérobe. « J’ai eu ce dont j’avais le moins besoin, un job à une moyenne de 10 et 12 heures par jour, de l’argent...mais toujours seul et en proie à mes démons ».Ses codétenus, déjà cruels et sadiques, avec tous les « pointeurs »
( c’est ainsi qu’on appelle les violeurs en prison ), les exclus, les maltraités, les continuels insultés, humiliés du monde carcéral, s’étaient acharnés sur lui après le film. Il regrette maintenant ses illusions.
Il lutte pendant deux mois, puis il achète un pistolet d’alarme ; il « s’équipe » donc. Il aurait fallu qu’il soit hospitalisé, peut-être, et soigné pendant quelque temps. Personne ne prend cette initiative et, pour lui, il est trop tard. Il est déjà passé à l’acte quand, pourtant, il rencontre une jeune fille avec qui il vit une ébauche d’histoire d’amour. Mais il ne sait pas comment se comporter. « J’agis et réagis en fonction de codes sociaux issus des pensions et des prisons. C’est à dire de lieux clos, que de sexe masculin, loin de tout environnement familial, chaleureux, affectif, où il y a des recours. »
Il est arrêté alors qu’il vient d’aller au cinéma avec elle.
Il consacre un chapitre de Mea Culpa à ses « agressions ». Il y détaille et analyse, lucidement et honnêtement, je crois, ce qui se passe en lui avant de passer à l’acte* : « Cela commence dans la tête. À un moment donné, commettre une agression devient une nécessité, un besoin...Commence alors une sorte de lutte entre moi et moi... Je suis à la fois très mal et très malheureux...Toutes ces histoires sur la peur du gendarme et de la prison, c’est de la foutaise...ça n’entre pas en ligne de compte. Ça ne monte même pas à l’esprit...Puis je commence à m’équiper, c’est à dire à m’armer. ( Il s’habille aussi comme il a souvent vu son père, en veste de treillis avec un bonnet à visière et oreillettes ). Et je commence à rôder la nuit. Je deviens un loup, un prédateur...Au début...je ne fais pas de victime...j’interromps ce qui est en train de devenir une chasse... Il m’est arrivé de jeter mon couteau, mon pistolet d’alarme, ainsi je n’ai plus les moyens d’agir...Mais fatalement je rachète ( une arme ) et là, je deviens plus dangereux... À un moment, une personne se trouve dans une situation plus exposée et je passe à l’acte. ... Quand ...l’agression est terminée...Je n’ai pas pris de réel plaisir... là, je vois la victime et...je me fais horreur ». « Dans mes agressions , il y a...une recherche d’amour ainsi qu’une explosion de fureur et de haine destructrice. »
Quand il est enfin arrêté, après une série d’agressions dont le rythme, comme à chaque fois, s’est accéléré, il fait le geste de tirer sur la police pour qu’elle riposte et le tue. Il est blessé à la jambe, soigné, incarcéré en Maison d’Arrêt. C’est là que trois ans après, je fais sa connaissance.
Pour la première fois de sa vie, il suivra une psychothérapie et apprendra à reconnaître, peu à peu, le mal qu’il a fait subir à ses victimes. Du même coup, il apprend à relativiser l’incompréhension constante dont il a souffert et qui provoque en lui le sentiment d’être, lui, une victime. Il s’inquiètera auprès du psychiatre, de savoir s’il est « pervers », ce qui voudrait dire incurable ; sur ce point, au moins, il sera rassuré.
Au procès, il n’y a eu aucune révélation, pour moi qui avais lu Mea Culpa, mais des experts se sont succédés à la barre. Un expert psychiatre qui n’avait rien de plus à proposer qu’une psychothérapie en prison ( encore faudrait-il qu’il y ait des psychiatres dans toutes les prisons), et un suivi à la sortie, mais en reconnaissant que ceci est sans garantie et que le suivi, en particulier, est aléatoire, les médecins répugnant à alerter la police au cas où le patient négligerait, voire abandonnerait ses séances.
Un expert endocrinologue est venu parler de ce qu’on appelle la « castration chimique » qui fonctionnerait à coup sûr mais priverait l’individu de toute vie sexuelle et présenterait, par ailleurs, le même risque de ne pas être suivi scrupuleusement. Les médecins refusent d’être des « auxiliaires de justice » et affirment qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à se soigner. Au Président qui lui demandait s’il accepterait de s’y soumettre, G. a répondu « tout de suite, pourvu que je vive un peu ».
Il a été condamné à 15 ans de prison.
Il est évident, étant donné l’importance qu’ont eu, dans le procès, les interventions des experts médicaux, que G. relevait de soins thérapeutiques et non de sanctions pénales qui ne peuvent pas changer son mode de fonctionnement. Or la justice l’a condamné ; elle ne peut, ainsi, que protéger momentanément la société du danger potentiel qu’il représente, sans résoudre le problème.
Pour les mêmes raisons, les prisons renferment des quantités de malades mentaux, criminels, certes, mais malades, qu’on bourre de neuroleptiques et qu’on laisse vieillir là, sources de multiples désordres, alors que les surveillants de prison ne sont évidemment pas formés pour gérer de telles situations. C’est un des plus grands scandales du système pénitentiaire français.
G. est sorti aujourd’hui, en conditionnelle, avec une obligation de suivi thérapeutique qu’il a commencé cette fois, depuis des années, au début de sa dernière incarcération.
Il a une licence de lettres, il travaille et dit qu’il va bien.

 

* Je cite son texte où il dit, mieux que personne n’a pu le dire au procès, ce que sont les faits dont il s’est rendu coupable et le mal dont il souffre.

Maison d’Arrêt pour Femmes

 

J’avais souhaité travailler auprès de femmes détenues. J’ai entrepris, il y a quelques années, d’organiser des conférences dans une Maison d’Arrêt pour Femmes ( MAF ). Je cherche des conférenciers, je les rencontre, je mets au point avec eux, le thème et la forme de leurs interventions, je prépare les séances avec l’administration, le secrétariat, mais aussi la directrice de cette Maison d’Arrêt, qui est, actuellement, une jeune femme remarquable, d’humanité, de générosité et d’ouverture d’esprit, concernant les détenues et tout ce qui peut leur être apporté.
J’ai fait appel à tous mes amis dont les spécialités professionnelles ou les passions me paraissaient pouvoir les intéresser. Les conférences ont été de toutes sortes depuis que j’ai commencé : littéraires, scientifiques, philosophiques, artistiques, politiques... d’autant plus que mes amis, qui ont constitué le premier cercle d’intervenants et qui reviennent chaque année, m’ont mis en relation avec leurs propres amis etc...
La capacité maximum de la MAF est d’environ 100 détenues, mais elles n’ont jamais été plus de 80 depuis que j’y vais. Elles peuvent donc être seules en cellule si elles le souhaitent. Celles qui assistent aux conférences ne sont qu’une quinzaine, au plus, une toute petite minorité, donc. Ceci s’explique, essentiellement, par le fait que le plus grand nombre travaille, au ménage, à l’atelier, pour gagner un peu d’argent. Très peu d’argent, honteusement peu. À l’atelier, où elles exécutent, pour des entreprises extérieures, des travaux manuels répétitifs, comme plier des cartons pour en faire des boîtes, elles gagnent 3 euros 80 ( jusqu’à 7 euros, selon la difficulté du travail ) pour 1000 pièces, et ce rendement est difficile à réaliser en une journée ! Celles qui travaillent n’ont aucune autre ressource, pas de famille qui les soutienne, pas d’économies, or, certaines ont des enfants qu’elles veulent aider. Et puis il faut pouvoir « cantiner », tout s’achète en prison. La faible fréquentation des conférences s’explique aussi par le fait que d’autres activités sont proposées en même temps et, parfois, des activités professionnalisantes, comme l’informatique ou la coiffure. Enfin, il y a aussi celles qui sombrent dans la dépression, et qui ne sortent jamais de leur cellule, même pas en promenade, les infanticides, paraît-il, en particulier

L.

L. était incarcérée depuis six mois quand j’ai commencé à travailler à la M.A.F 
Elle a été jugée après plus de trois ans, mais est restée là, une année encore, avant d’être transférée dans un centre de détention en province pour purger sa peine. Cette dérogation a été décidée pour lui permettre de finir une formation susceptible de l’aider à trouver du travail à sa sortie de prison.
Je l’ai donc rencontrée régulièrement pendant quatre ans. J’ai eu pour elle une compassion que je n’ai ressentie pour aucun autre détenu.
Je me souviens de la première image que j’ai eue d’elle : Elle avait l’air d’avoir 30 ans. Silhouette gracile, cheveux coupés à la Jeanne d’Arc, blondeur, légère coquetterie dans l’œil qui lui donnait, selon certains, un regard étrange. Je me souviens aussi de la vigueur avec laquelle elle s’est adressée à une surveillante. Elle était très revendicative, pour elle et aussi pour défendre les autres quand elle le jugeait nécessaire. Elle avait, du coup, une certaine autorité, reconnue dans la détention, auprès du personnel et de ses codétenues, dont certaines, cependant, ne supportaient pas son ascendant ; elle était donc, aussi, la source de certains différends. Elle était la bibliothécaire de la M.A.F. et « écrivain public », c’est à dire qu’elle écrivait pour les femmes, étrangères ou analphabètes, qui ne savaient pas écrire en français. Sa personnalité était frappante, très intéressante à mes yeux.
Elle était là dès la première conférence et a pratiquement toujours été présente. C’est en janvier de la première année que j’ai su pourquoi elle était en prison. La conférence était assurée par une amie, professeur de sociologie, sur le thème « peut-on rire de tout ? ». J’ai suggéré la lecture d’un passage de Rabelais, approprié au sujet, puisqu’il y était question d’un carnage décrit sur le mode comique. Pendant que je lisais, L. s’est levée et est partie. La conférence s’est poursuivie, sans commentaires sur l’incident, mais je suis sortie pour lui parler. La surveillante m’a dit qu’elle était remontée dans sa cellule en pleurant. J’ai eu du mal à la convaincre de redescendre. Elle a fini par venir pour m’assurer que je n’étais pas en cause, qu’elle ne pouvait pas supporter l’évocation de ce qu’elle avait fait : elle avait tué son amant et l’avait « coupé en morceaux ».
Je me souviens l’avoir saisie par les bras, dans un geste dont je n’interprète pas clairement le sens, mais, en tout cas, pas pour la repousser. Je crois, plutôt, que « je la tenais, je l’empêchais de tomber ». À partir de ce jour-là, elle m’a parlé, à chaque fois qu’il était possible de s’isoler un peu des autres, à la fin des séances, entre deux portes. J’ai connu, par bribes, des détails de ce qui s’était passé. Ce qui nous a définitivement rapprochées, c’est qu’au mois de février, elle m’a demandé de m’occuper de son fils.
Il vivait en province, il n’était pas encore majeur. Elle l’avait enlevé de chez un membre de sa famille qui, sous prétexte de l’élever, la dépouillait d’une partie ses biens. Il était en Terminale, en internat, et le week-end, dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance. Elle me demandait de l’aider, à s’inscrire en faculté à Paris, à trouver une chambre, à obtenir une bourse... C’est l’aumônière protestante de la M.A.F., dont L. était proche à l’époque, qui lui a trouvé une chambre dans un foyer d’étudiants. Nous, l’équipe dont je fais partie, nous sommes occupés du reste. Il n’avait pas un sou, et la bourse ne lui serait pas versée avant trois mois. Nous avons fait une sorte de souscription pour récolter de l’argent, qui lui a été entièrement consacré.
L. était cultivée, distinguée. Tous les intervenants, à qui je ne disais rien de ce que je savais d’elle, ou des autres, pour qu’ils les abordent sans a priori, la remarquaient. Nous en parlions après. Ce qu’elle avait fait était, pour nous tous, incroyable, incompréhensible, malgré ce qu’elle m’avait en partie raconté. Nous spéculions sur la peine à laquelle elle risquait d’être condamnée : la perpétuité, ou, peut-être serait-elle déclarée irresponsable, folle. Certains le croyaient et interprétaient son regard étrange, je l’ai dit, comme un signe de déséquilibre mental. Elle avait fait plusieurs tentatives de suicide depuis son incarcération et avait, à chaque fois, été internée quelques semaines en hôpital psychiatrique. Elle redoutait plus que tout d’être déclarée folle. Elle revendiquait la responsabilité de son crime tout en se considérant comme un monstre pour l’avoir commis. Elle m’a écrit plusieurs lettres où elle exprime le jugement qu’elle porte sur elle-même : « Cela me perturbe énormément que l’on puisse... m’apprécier tout en sachant qui je suis et je me pose la question de savoir si le fait d’être en contact avec des gens comme moi n’abîme pas... le sens des valeurs... Je suis devenue une criminelle, un monstre qui a perdu son humanité... J’exècre ce que j’ai fait ».
Mes efforts, et ceux de la directrice de la M.A.F., ont consisté, avant son procès, à l’empêcher de mettre fin à ses jours. Elle voulait expier et libérer son fils du poids de son crime en disparaissant. Je lui ai écrit plusieurs lettres pour la convaincre, qu’au contraire, elle lui mettrait dans le cœur et pour la vie, la culpabilité de cette « mort pour lui. »
Le procès a eu lieu à la fin de ma troisième année scolaire à la M.A.F.. Je l’ai suivi intégralement, en m’asseyant au premier rang, pour qu’elle me voie et trouve un éventuel réconfort dans ma présence. Quelques intervenants et membres de l’équipe sont passés aussi, à un moment ou à un autre. Nous étions les seules personnes non hostiles dans le public de cette cour d’Assises.
Les débats ont commencé, comme il se doit, par l’examen de sa personnalité.
Elle était la deuxième de trois filles, nées d’un père, ancien des « para-commandos » en Indochine, revenu alcoolique et violent. Il terrorisait sa famille, battait sa femme, courait après ses filles, une hache ou un couteau à la main, au point que, certaines nuits, elles dormaient dans l’escalier. Il jouait à la roulette russe avec L. qu’il appelait « (s)on petit soldat vietnamien » ! Il a violé ses deux autres filles ; elle, non, elle était « le petit soldat... », mais elle a été violée par un cousin. Elle a fait sa première tentative de suicide à 9 ans. ( Elle en fera d’autres à 17 et 19 ans). À 12 ans, elle protégeait sa mère quand son père la frappait et l’a convaincue de divorcer.
Malgré cette enfance martyrisée, ou peut-être à cause d’elle, elle fait des études, d’infirmière puis d’éducatrice spécialisée. Elle rencontre un jeune médecin, qui deviendra Professeur de Médecine. Elle vit 19 ans avec lui, ils ont un fils ; ce pourrait être le bonheur. Mais non, à 3 ans 1/2, ce petit garçon déclare une leucémie. Pendant les deux ans où il est hospitalisé puis pendant des années encore, où il retourne à l’hôpital par intermittence, elle lui consacre ses jours et ses nuits et sa vie, jusqu’à ce qu’il ait dix ans, qu’il soit, en principe, guéri, et qu’il entre enfin à l’école. Le malheur, dont sa vie est jalonnée, ne s’arrête pas là. Son compagnon est malade, lui aussi, il ne peut plus travailler, c’est donc elle qui porte, seule, le poids et la responsabilité de sa famille. Elle dirige une équipe d’éducateurs qui travaille auprès des SDF ou des jeunes des « quartiers ».
Le couple finit par se défaire .
Quand, durant les premiers moments du procès, on lui donne la parole pour commenter ou préciser le récit de sa vie, elle parle d’une voix faible, atone. À propos de son père, elle raconte qu’il tuait devant elle(s), cruellement, les animaux domestiques et qu’après de tels spectacles, elle arrachait les bras et les jambes de ses poupées. Elle raconte aussi la mort de son père, mort d’alcoolisme, à 48 ans, « comme un chien », le soir de Noël, alors que, malgré le divorce, la famille l’attendait. En dépit de tout ce que cet homme leur avait fait subir, à elle en particulier, elle éprouve de la culpabilité de n’avoir pas pu, pas su l’aider.
Elle rencontre C., celui qui deviendra son amant et sa victime, dans son milieu professionnel. Il était éducateur dans l’équipe qu’elle dirigeait.
Cette relation devient vite passionnelle. Leurs collègues sont plus ou moins au courant, par contre son fils est tenu en dehors de cette liaison. Elle a 45 ans, mais en paraît 30, tout au plus, C. a environ 27 ans. Il était très apprécié de tous les témoins, à charge pour L., qui se succèdent à la barre pour l’idéaliser, disant de lui qu’il était beau, sympathique, sportif, sain... :
Elle l’aimait et ne veut pas salir son image, mais la réalité, selon L., était tout autre : il avait avec elle une relation sado-masochiste, à laquelle elle consentait, mais c’était son désir à lui ; il voulait aussi l’entraîner dans un club échangiste qu’il fréquentait avec ses copains de rugby, mais à cela, elle n’avait pas cédé. Il avait d’autres maîtresses et, en particulier, une jeune fille, qu’il connaissait depuis le lycée, la seule qu’il ait présentée à sa famille, qui était censée, pour L., être en Angleterre, mais était revenue et attendait un enfant de lui. C’est à l’annonce de sa future paternité, qu’il acceptait, qu’elle avait décidé de rompre avec lui. Le week-end où elle l’a tué était le moment qu’elle avait choisi pour la rupture.
Tout ressemble à de la préméditation, et l’avocat de la Partie Civile ne s’est pas privé de présenter les faits ainsi : Elle avait envoyé son fils ailleurs, pour être tranquille et avait attiré C. dans un guet-apens ; il aurait voulu rompre et elle aurait préféré le tuer plutôt qu’il soit à une autre ...Tout se tenait, apparemment. Mais elle ne mentait pas. Ce sont des SMS, retrouvés par les enquêteurs, qui ont corroboré son histoire à elle. Alors que C. et sa jeune maîtresse enceinte, passaient une semaine en amoureux, à Venise, au moment de la Saint Valentin, un mois avant le drame, il envoyait à L., la nuit, des messages d’amour. Le week-end où elle l’a tué, il avait menti à sa fiancée, pour se libérer et être avec L., un SMS, là encore, en témoigne.
Le crime, elle s’efforce de l’expliquer. Ils avaient fait l’amour, une fois, deux fois, et là, dans leurs jeux habituels, il lui avait mis sur la tempe, un pistolet d’alarme qu’elle venait de lui montrer. Elle pense - la psychothérapie, commencée en prison, l’a aidée à comprendre, en partie - que ce geste l’a renvoyée à l’horreur de son enfance. À partir de ce moment-là, elle ne sait plus très bien. Elle se souvient avoir tiré sur lui, à bout portant, « à bout touchant », dira le médecin légiste, ce qui rend un pistolet à grenaille mortel ; combien de fois ? Elle ne sait plus, six fois, en fait, mais elle ne se souvient plus vraiment de ce qui s’est passé, jusqu’à ce qu’elle se réveille, le lendemain, une main de son amant dans la sienne.
Elle a alors appelé, le père de son enfant, puis un ami psychiatre qui ne l’a pas trouvée délirante, mais désorientée, puis un ami policier. Les policiers arrivés sur place, l’ont trouvée « calme, assise dans son salon, choquée ». Les constatations faites sur les lieux ont montré qu’elle avait, grossièrement, nettoyé le sang dans la maison, qu’elle avait commencé à creuser un trou dans son jardin ; On a retrouvé, lavée, mais non dissimulée, la hache avec laquelle elle avait coupé les membres de sa victime et qui était là, devant nous, au procès, parmi les pièces à conviction.
Il y a des élément contradictoires dans ce que révélaient tous ces détails. Elle n’a jamais nié les faits mais ne se souvient pas d’un couteau, dont elle se serait servie, selon le médecin légiste, la hache n’avait pas pu suffire . Elle mime la façon dont elle pense avoir tenu la hache, et tous les jurés la prennent en main pour vérifier que ce qu’elle décrit est plausible. L’ébauche de trou dans le jardin reste sans explication ; elle n’est, de toute façon, pas allée jusqu’au bout de ce qu’elle a peut-être voulu faire. L’avocat de la Partie Civile se jette sur ses amnésies et ses contradictions, pour soutenir la thèse de la préméditation. Contre lui qui l’agresse, veut la faire passer pour une affabulatrice, une manipulatrice, elle se défend, sa voix reprend de la vigueur pour lui faire remarquer que les mensonges dont il l’accuse ne serviraient à rien puisque les faits sont avérés.
C’est l’expert psychiatre, l’après-midi du deuxième jour du procès, qui apportera l’éclairage et les explications qui permettront, autant qu’il est possible, de comprendre son geste.
Il présente la synthèse de deux expertises, celle d’un confrère et la sienne. Ils ont rencontré L. à plusieurs reprises depuis son incarcération. Il restera plus de deux heures à la barre, questionné, plus qu’aucun autre témoin, par la Présidente, les avocats, L’Avocat Général, les membres du jury. Il parle d’une « enfance pathogène », corrobore les maltraitances du père, qu’une des sœurs de L. avait déjà confirmées. Il commente les malheurs successifs de sa vie comme autant de causes de « fragilité psychique ». Cependant, elle n’est « ni psychotique ni névrotique ». Il décrit son état comme « limite ». Il explique qu’après le premier coup de feu, elle a dû « sombrer » psychiquement, dans une demi inconscience qui a « altéré son discernement ». Tout le reste est accompli dans un état « stuporeux », « crépusculaire » dira l’expert psychologue. À l’Avocat Général, mais surtout à l’avocat de la Partie civile, qui le harcèle pour lui faire dire que, peut-être, ce qu’elle raconte est un scénario construit a posteriori, pour préparer sa défense, il répond qu’il n’est pas exclu qu’elle ait eu une pensée désespérée, « ni avec toi, ni sans toi », à l’origine de son geste. Mais il répète que, dans l’ensemble, il y a une « certaine logique dans tout ce qu’elle dit, un fond d’authenticité ».
Les témoins continuent de se succéder à la barre, pour l’accabler le plus souvent, mais il y a un coup de théâtre le soir du deuxième jour du procès, vers 22h30*. Une jeune fille, S., qui avait été la maîtresse de C., avant L., et ne la connaissait pas, s’était adressée spontanément au juge d’instruction après avoir lu le récit du fait divers dans le presse. Elle était partie à l’autre bout du monde pour se consoler d’avoir dû rompre avec lui, parce qu’il était infidèle, menteur, violent parfois, quand il avait bu. Elle confirmait, sans le savoir, puisqu’elle avait passé toute la journée dans la salle des témoins, le récit que L. avait fait de son aventure et le portrait qu’elle avait fait de son amant. L. ne mentait donc pas, on pouvait, maintenant, en être sûr. Mais d’autres avaient menti, les copains de rugby de C., qui s’étaient tortillés à la barre quand ils prétendaient ne pas connaître un certain « club 41 », club échangiste, où se jouaient les « troisièmes mi-temps », une très bonne amie, « seulement amie », avait-elle affirmé, émouvante car elle était venue témoigner la jambe dans le plâtre, qui s’est avérée être une de ses nombreuses autres maîtresses ; elle en avait fait la confidence à S...
Tout ceci n’aurait pas eu grande importance, ce n’était pas C. qu’on jugeait, si la Partie Civile ne s’était pas acharnée à faire passer L. pour une femme froide, manipulatrice, machiavélique. Tout ce qu’elle avait dit était vrai et elle voulait qu’on le reconnaisse. Elle assumait son crime mais ne voulait pas qu’on nie son honnêteté et la sincérité de son amour maternel. Sur ces deux seuls points elle se battait. Le reste, qu’elle ait eu des amants, qu’elle avait « dragués » parfois, le fait qu’elle soit jugée, tantôt fragile, tantôt autoritaire et dure, appréciée ou critiquée dans sa vie professionnelle... elle ne commentait pas.
Quant à C., d’autres révélations ont été faites, qui ont aussi mis en cause ses parents, présents évidemment, souffrant évidemment. Leur fils avait été violé par un professeur particulier quand il était enfant et pendant des années, mais il n’en avait jamais rien dit. Cet homme fréquentait la famille, partait en vacances avec eux. C’est un autre de ses élèves qui l’avait dénoncé, il y avait eu un procès, il avait été condamné. Comme C. niait toujours avoir été sa victime, le père avait organisé un comité de soutien en faveur de cet homme et avait obligé C. à témoigner en sa faveur. La mère est venue à la barre pour dire que la pédophilie était condamnée, aujourd’hui, mais qu’il n’en avait pas toujours été ainsi et qu’il se pouvait que les enfants qu’on désignait comme des victimes, ait été heureux de telles relations.
Après ces déclarations, hors sujet pourtant, la Partie Civile perdait de son aura.
Les parents avaient voulu parler de leur fils et avaient été appelés à la barre à plusieurs reprises. Le père, surtout, était très émouvant, pleurait, parlait de sa douleur, mais il n’intégrait pas les multiples liaisons, dérives et mensonges de C. qui avaient été révélés au cours des audiences. Pourtant, l’essentiel n’était pas là.
Ce qui a été fatal à L, c’est que l’avocat de la Partie Civile a obtenu que l’album des photos de la scène de crime circule, de main en main, parmi les jurés. Nous constations l’effet que ces photos leur faisaient. L’Avocat général avait eu beau lire le Code Pénal, pour dire que le meurtre lui-même pouvait être puni de 30 ans de réclusion, mais que le « non respect de l’intégrité d’un cadavre » n’était puni que d’un an et d’une amende, c’est ce corps en morceaux qui a tout emporté.
La Partie Civile s’est accrochée à la thèse de la préméditation, ce qui pouvait valoir à L. une condamnation à perpétuité.
Dans son réquisitoire, l’Avocat Général a dit ne pas croire à la préméditation, mais il n’a pas, non plus, complètement exclu que les jurés la remettent en question pendant la délibération. Il a demandé des circonstances atténuantes au nom des souffrances de son enfance et a finalement requis 20 ans de réclusion criminelle.
L’Avocate de la défense a ramené le débat aux seuls éléments du dossier, or, le juge d’Instruction n’avait retenu ni la préméditation, ni la dissimulation des preuves. Elle a tout analysé avec humanité et pédagogie.
Mais il y avait les faits, atroces, incontournables.
L. a été condamnée à 20 ans de réclusion criminelle et à payer une somme énorme de dommages aux Parties Civiles*, essentiellement à la jeune femme qui avait eu un enfant de C.
J’ai longuement parlé avec son avocate pendant la délibération du jury. L. avait évoqué notre équipe, et je m’étais présentée à elle. Elle savait que le verdict serait celui-là ; moi j’espérais un peu de compassion. Mais non. Même si le manichéisme du début du procès s’était estompé au fil des débats, L’Avocat Général, surtout lui, qui propose la sentence, n’avait sans doute pas osé, devant les parents de ce jeune homme massacré, demander qu’on ait une pensée un peu généreuse pour L.
L .a voulu que ce soit moi qui annonce le verdict à son fils.
Puis je l’ai revue, pendant une année encore, dont une fois, longuement, peu de temps après le procès, grâce à la Directrice de la M.A.F. qui m’a permis d’avoir un « parloir avocat », ce qui veut dire, illimité et seule à seule. Je lui ai suggéré d’écrire, car elle avait beaucoup de choses sur le cœur, qu’elle n’avait pas pu dire, contrainte par les questions qu’on lui posait et la façon dont on les lui posait. Mais elle était trop fébrile encore. Elle avait été hospitalisée en hôpital psychiatrique, quelques jours, dès le lendemain du verdict, parce qu’elle risquait de se suicider. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’elle a voulu avoir son dossier pour se replonger dans cette tragédie. Elle a voulu que je le lise, que j’écrive ou que je trouve quelqu’un pour écrire « sa vérité ». Mais je pense qu’il faudrait qu’elle-même le fasse. Je serais prête alors à l’aider si elle me le demandait. Peut-être, un jour... je crois que ce serait salutaire pour elle.

.
*À cette heure-là, plus aucun journaliste n’est dans la salle, et depuis longtemps, ce qui permet de comprendre, au passage, combien leurs articles, le lendemain, sont sujets à caution !
** Les dommages sont payés par un fond d’aide aux victimes et le condamné doit rembourser, toute sa vie s’il le faut.

 

Les Basques.
Que dire de celles que nous appelons « les Basques », bien qu’elles ne le soient pas toutes ? En effet, certaines sont originaires de différentes régions d’Espagne, mais toutes sont membres de l’ETA ou pour l’une d’entre elles, du GRAPO, vestige du parti communiste clandestin de l’époque de Franco.
Elles ont en commun d’être des terroristes, à différents degrés. Accusées d’association de malfaiteurs à visée terroriste, elles sont arrêtées et traitées comme des criminelles et non comme des « politiques ». Elles revendiquent pourtant ce statut, c’est un de leurs combats en prison. Elles ne sont pas jugées à titre individuel ; elles font toutes partie de groupes, différents, passent en jugement et sont condamnées, collectivement, avec les autres membres de leurs groupes.

F., du GRAPO, était une femme d’environ 45 ans . Son mari était, lui aussi, en prison ; ils avaient un enfant, élevé par ses grands-parents ; c’est tout ce qu’elle m’a dit d’elle. Je lui donnais , à sa demande, des exercices de français à faire dans sa cellule, que je corrigeais d’une conférence à l’autre.
Toutes ses interventions, dans les discussions que suscitaient les conférences, renvoyaient à des explications marxistes-léninistes. Je me souviens d’un exposé : « Masculin / Féminin », fait par un professeur de philosophie. Elle récusait tout ce qui avait été proposé pour expliquer les disparités des conditions entre hommes et femmes à travers les siècles et les cultures, par des clichés sur la lutte des classes. Avant d’être transférée en province, pour purger sa peine, elle m’a donné un texte, intitulé : MANIFESTE PROGRAMME du Parti Communiste d’Espagne (reconstitué ). Ce texte est, pour moi, proprement illisible, tant il est écrit en langue de bois.
Elle attendait son procès depuis 3 ans quand je l’ai connue, procès à l’épilogue duquel j’ai assisté. C’était la Cour d’Assises Spéciale de Paris qui les jugeait.. Quatre ou cinq femmes d’un côté, quatre ou cinq hommes de l’autre, dans des box aux vitres blindées. Chaque prévenu accompagné d’un interprète, car, bien qu’arrêtés et jugés en France, ils refusaient tous de parler français.
Elle a été condamnée à 8 ans de réclusion. Son mari a été condamné à perpétuité.
Ils ont chanté l’Internationale, le poing levé, avant de quitter la salle. C’était surréaliste dans cette enceinte ! Tragi-comique, désolant aussi, de voir F. donner sa vie, pour une cause, de mon point de vue, perdue, insensée aujourd’hui.

Je pense la même chose pour Ll., catalane « convertie » à l’ETA, plus farouche et déterminée que les basques elles-mêmes. J’ai souhaité qu’elle me parle d’elle, mais elle me renvoyait à son organisation, me disant qu’elle n’avait rien d’autre à dire la concernant. Elle m’a demandé d’assister à son deuxième procès mais je n’ai pas pu m’y rendre. Aussi, je ne sais d’elle que ce que j’ai deviné : issue d’un milieu très modeste, petite bonne femme, à la fois très attachante et au physique rude et ingrat, elle a été condamnée à 18 ans puis 17 ans de prison, non cumulables, au cours de deux procès distincts, en même temps que les autres membres de son groupe. Elle a 56 ans et ne devrait sortir que dans 35 ans, autant dire jamais ! Elle était émue quand elle m’a parlé des verdicts, mais elle m’a dit aussi, que si elle sortait un jour, elle reprendrait son combat. Elle prétend n’avoir jamais tué.

Leur combat, c’est R.. qui a essayé de me le faire comprendre. Mais le même mot n’a pas, pour elles et pour moi, le même sens. Pour elles, l’Espagne n’est pas une démocratie et le dialogue, de ce fait, est impossible. En effet, elles récusent les votes et les referendums qui semblent prouver que le mouvement indépendantiste est minoritaire au Pays Basque.
Entre elles, le sens de l’engagement n’est toutefois pas le même. R.. m’a dit que pour Ll., il était idéologique, pour elle, culturel. Elle a dit aussi qu’elle était contre l’action violente, qu’elle faisait partie, en cela, de la minorité de l’organisation, mais qu’elle était solidaire du mouvement tout entier.
R. est très sympatique, intelligente, cultivée, humaine, généreuse... s’intéressant à tous les sujets, essentielle dans les débats que nous avions toujours à la fin des exposés. Toutes ces qualités se sont révélées à moi et à tous les intervenants qui se sont succédés durant les 3 ans où elle est restée là et est venue aux conférences. Elle ne m’a guère parlé d’elle, mais, au fil du temps, j’ai su qu’elle était biologiste et professeur de basque. Le basque, pourtant, n’était pas sa langue maternelle, elle l’a appris, sur le tard, au moment de son engagement politique, probablement.
Elle n’est pas encore jugée mais a été transférée. Après la reprise des attentats en Espagne, les basques ont été dispersés pour casser , sans doute, les petits groupes qui se forment en prison. Son compagnon était en prison, lui aussi ; ils avaient droit à un parloir par semaine, ils ont obtenu d’être transférés ensemble, mais c’est tout ce qu’ils peuvent espérer. Elle sait qu’elle « vieillira en prison ».
Toutes, et tous les membres de leurs groupes, seront extradés et rejugés en Espagne. Ils s’attendent à des peines plus sévères que celles auxquelles ils auront été condamnés en France. Ils acceptent cela, qui fait aussi partie de leur combat
J’avais eu un étudiant basque lorsque j’enseignais chez les hommes. Il restait très à l’écart des « droit commun ». Comme les femmes que j’ai connues plus tard, il avait été jugé avec son groupe et m’avait dit que la peine lui était égale, que lorsqu’on entrait dans ce combat, on savait qu’on allait faire de la prison.
Si je me suis demandé comment parler des « basques », c’est parce qu’elles ne parlent pas d’elles. Elles renvoient à leur cause, à leurs organisations, et même si je les ai régulièrement rencontrées, pendant un, deux ou trois ans, elles ne se laissent pas connaître, elles s’effacent délibérément derrière leur lutte et ne se définissent qu’à travers elle. C’est peut-être cela qu’il faut comprendre finalement, s’agissant d’elles.

Conclusion

Par cet « autre regard » que je peux porter sur eux, du fait que je les ai approchés et pour certains, connus, à travers une fonction qui n’avait rien à voir avec la justice, j’ai voulu montrer ces hommes et ces femmes comme ils ne sont pas perçus d’habitude, car ce sont les parias de la société.
Je n’ai travaillé qu’en maisons d’arrêt, avec des prévenus, dans l’énorme majorité des cas. Ils ont, pour la plupart, commis des délits ou des crimes pour lesquels ils seront jugés et punis ; ceci est dans l’ordre, je ne le conteste pas. Mais ils ne sont pas que cela. La justice ne les a pas exclus de l’humanité.
Dans un procès, les victimes, ou leurs proches, témoignent et pèsent ainsi du poids immense de leur émotion. Il est juste qu’elles s’expriment ; c’est parce qu’il y a victime qu’il y a procès du ou des présumé(s) coupable(s).. Mais dans le système judiciaire français, les voix, de L’Avocat Général, au nom de la société, et des avocats des Parties Civiles, au nom des victimes, multiplient l’accusation et alourdissent les peines. En outre, ceci donne à l’opinion publique le sentiment que les accusés sont jugés au nom des victimes, d’autant plus que des journalistes, après les procès, cherchent à savoir si le verdict a satisfait leurs attentes. L’opinion publique s’identifie à elles, c’est compréhensible mais ce n’est pas dans l’esprit de la loi.
Le symbole de la justice est une femme aux yeux bandés qui tient une balance à la main. Elle ne juge pas au nom des victimes, pour soulager leurs souffrances - ceci est impossible, seule la vengeance immédiate et brutale pourrait éventuellement défouler l’intensité de leur haine et de leur chagrin - elle juge au nom du peuple français, après avoir pris, son temps, ( trop de temps, parfois ) et du recul, pour que les passions s’apaisent et que la raison ait une chance de l’emporter.
Au nom de la raison, qui est censée fonder la loi, il faut savoir et admettre aussi que les condamnés sortiront un jour. Là encore, on n’a pas à demander aux victimes ce qu’elles en pensent ; nous l’imaginons et nous les plaignons. Mais en France, non seulement la perpétuité, au sens strict, n’existe pas, - elle fabrique les bêtes fauves des prisons américaines qui, n’ayant plus rien à perdre, s’entretuent ou tuent leurs gardiens - mais on tient compte de ce que le détenu a fait de sa vie en détention. En fonction de son comportement, sa peine est éventuellement abrégée.
Ce qui est proposé, pour s’occuper, se former à un métier, se restaurer psychologiquement et moralement, est très déficient dans les prisons françaises. C’est cela que nous essayons de pallier, avec les modestes moyens que nous donne l’Éducation Nationale. Notre action concerne une toute petite proportion de détenus, certes. Cependant, occuper sa détention à faire des études est, sans doute, une des activités les plus reconstructives qui existent en prison. Quand nous sommes témoins des explosions de joie indescriptibles de ceux qui réussissent le D.A.E.U., par exemple, parfois le premier succès de leur vie, nous savons qu’ils retrouvent ainsi un peu d’estime d’eux-mêmes. Lorsque nous voyons que certains sont parvenus à être, Docteur en sociologie, titulaire d’une licence ou d’une maîtrise, auteur du premier dictionnaire franco mauricien, ( je pourrais citer bien d’autres réussites encore) nous sommes sûrs qu’ils sont armés, alors, pour une autre vie.
Outre ce qui est uniquement de la responsabilité de l’État et dépend donc des politiques - l’amélioration des conditions de vie matérielle en prison, la mise en place d’un véritable suivi psychiatrique dans tous les établissements pénitentiaires et à leurs sortie, pour les détenus « à risque » - les études en prison apportent à ceux qui s’y engagent, une nourriture pour l’esprit, un espoir pour l’avenir et une possibilité de réinsertion.
Au-delà de la privation de liberté, punition nécessaire ( pas toujours adaptée cependant ) pour l’acte qu’ils ont commis, le but ultime de la justice devrait être, je le pense, et c’est pour cela que je travaille en prison, d’offrir à ces hommes et ces femmes, la possibilité de sortir de leur détention, différents de ce qu’ils étaient en y entrant, dans le but qu’ils n’y retournent pas. C’est leur intérêt, mais c’est aussi celui de la société toute entière.
Enseigner ou organiser des conférences en prison, y apporter de la culture d’une façon ou d’une autre, faire que certains détenus sortent diplômés de leur incarcération, voici tout ce qui nous inspire quand nous choisissons ce travail. En même temps, nous rencontrons des hommes et des femmes dont les histoires nous touchent, nous font réfléchir, nous font percevoir à quel point les faits divers dans les médias déforment leurs vérités et interdisent toute compréhension et compassion. C’est cela que j’ai voulu dire.

 

POSTFACE

J’ai fait ce que je voulais faire, témoigner, le plus honnêtement possible, de l’expérience que j’avais vécue au cours de ces onze années d’exercice de ma profession en milieu carcéral.
J’ai bien conscience qu’en m’en tenant strictement à cela : ma connaissance directe de certains détenus et des faits qui leur étaient reprochés, je n’ai pas couvert tout le champ de ce qu’on peut dire sur la prison et la justice. Mais je ne suis pas qualifiée pour faire des généralités ; il existe des livres, des rapports, des statistiques pour cela. Moi, je veux rester dans l’espace de ce que j’ai su et constaté par mes propres moyens.
Je peux sortir, cependant, des cas particuliers que j’ai décrits, au plus près de ce que je crois être leur vérité, pour évoquer et même développer les réflexions, les émotions qui m’ont été inspirées par ces lieux et par les jugements qui ont été rendus concernant les hommes et les femmes que j’y ai connus. J’entre dans un domaine plus subjectif mais cela est inévitable quand on aborde ce sujet.

La première fois que je suis entrée dans la prison où j’allais enseigner pendant sept ans, j’étais une sorte de radar qui enregistrait tout.
C’est une maison d’arrêt pour hommes, prototype même de la prison : lourde porte qui s’ouvre après que j’aie montré mes papiers et que le gardien, dans sa guérite, ait vérifié que j’étais bien sur la liste des personnes dont la venue était annoncée. Je me trouve alors dans un sas, avec portique et tapis roulant, comme dans les aéroports ; casiers aussi pour laisser tous les objets qu’il est interdit d’introduire, portables en particulier. Une autre porte s’ouvre sur la cour d’honneur ( où avaient lieu les exécutions capitales autrefois ). Dans cette cour arrivent les fourgons cellulaires qui « chargent » ou « déchargent » des prisonniers qui partent ou arrivent, vers (ou de ) je ne sais quelles destinations, encadrés par des policiers armés de mitraillettes, portant parfois des gilets pare-balles. Je me rends dans un bureau où l’on échange ma carte d’identité contre un badge où figure ma photo, mon nom et ma fonction. C’est le sésame qui me permet de circuler partout. Une porte s’ouvre encore, c’est là que le badge commence à jouer son rôle. Quand il y a des mouvements de prisonniers, ils sont prioritaires à cet endroit. Je les laisse passer, ils sont à un mètre de moi, toujours menottés, quelquefois les chevilles entravées. Ceux qui entrent, descendent vers le greffe, moi je me dirige vers une autre porte, faite de barreaux cette fois, qu’un surveillant vient ouvrir avec un trousseau de clés. Toutes les portes sont ouvertes ainsi à partir de là, le surveillant se tenant de l’autre côté des barreaux, jamais à côté de celui qui entre ou qui sort. Quand on en est là de sa progression à l’intérieur de la prison, le bruit des clés ne cesse plus. On se trouve dans une rotonde d’où partent des divisions en étoile, avec au centre, la guérite d’un gardien qui surveille tous les mouvements, en pivotant ou à l’aide d’écrans. Autre porte encore pour entrer dans la première division où doivent avoir lieu mes cours. Porte pleine enfin, banale porte de cellule : je suis dans la salle de cours...
Je voulais décrire ce parcours pour faire comprendre qu’on pénètre dans un lieu fait de cercles concentriques : le mur d’enceinte, la cour, les portes, le couloir qui enjambe le chemin de ronde, les portes encore et toujours et, tout au bout, tout au fond, devrais-je dire, les prisonniers. C’est de cette sensation d’être « au fond », que vient, sans doute, l’expression « être au trou », dans l’argot des prisons.
La porte de la salle de cours se referme sur nous, de l’extérieur, comme il se doit, quand tout le monde est arrivé. Je suis donc enfermée avec eux. À l’époque, il n’y a pas de sonnette pour appeler. En cas de besoin il faut mettre ce qui s’appelle ici un « drapeau », c’est un journal roulé, par exemple, qu’on introduit dans l’œilleton et qu’un surveillant voit de l’extérieur, mais il peut mettre 10 minutes ou plus à réagir !
Pour que les 15 à 18 inscrits aux cours soient arrivés, il se passe environ 20 minutes bien qu’il y ait un surveillant à chaque étage, averti de mon arrivée et qui n’a qu’à ouvrir les portes de leurs cellules marquées du sigle DAEU. C’est excessivement long pour si peu de chose et cela témoigne d’une mauvaise volonté à la limite de la grève du zèle.
Des surveillants, il y en a évidemment de toutes sortes.
Nous avons affaire aux gradés dont certains sont très bien disposés à notre égard, et à de simples surveillants que je trouve bien quand ils sont simplement corrects, quand il n’y a rien à en dire. C’est parmi eux qu’il y a les personnes les plus redoutables, pour nous, à cause de leur mauvaise volonté, mais surtout pour les prisonniers sur lesquels ils exercent leur « petit pouvoir », le pire. Ce sont alors des vexations, des refus gratuits, des ordres arbitraires, comme de demander à un détenu déjà à la porte de la salle de cours, de remonter par un escalier pour redescendre par un autre, ( j’en ai été témoin ).

Quand ils reconnaissent qu’ils sont coupables, les prisonniers acceptent le principe de la punition - ils appellent cela « payer » - mais il faut qu’elle leur paraisse juste. Quoi qu’on puisse penser de leur conception de cette notion, la peine prévue par la loi, c’est la privation de liberté et rien d’autre. Or, en prison, le problème est tout ce qui s’y ajoute et, dans ce domaine, rien n’est défini, tout est entre les mains du personnel pénitentiaire, du directeur au simple surveillant. Plus on descend dans la hiérarchie, plus on est au contact des détenus et plus s’exercent les comportements individuels éventuellement abusifs.
Les détenus ont, en principe, le droit de signaler des attitudes violentes ou vexatoires de la part d’un surveillant. C’est alors la parole de l’un contre la parole de l’autre et c’est rarement le plaignant qui a le dernier mot, les faits, quels qu’ils soient, sont prudemment commis sans témoins.

Les détenus se plaignent beaucoup, même de ce qui est prévu par le règlement : les fouilles des cellules, par exemple. Elles sont imprévisibles, ceci est compréhensible, mais ils vivent très mal qu’on mette leur tout petit univers sens dessus dessous. Tout est ouvert, lu ; rien n’est personnel, intime, secret, en prison. Ils subissent des fouilles au corps en allant ou en revenant de chaque parloir ( cela signifie qu’ils sont contraints de se mettre nus et que tous les orifices de leurs corps sont explorés ). Les toilettes des cellules sont sans cloison, l’œilleton, qui sert à les surveiller, bien sûr, sert aussi à les « mater », d’où le surnom de « matons » donné aux surveillants de prison.
On peut comprendre la nécessité de certaines de ces mesures mais il y aurait, sans doute, une manière de faire plus respectueuse des individus.

Outre ces pratiques, que je décris et dénonce, au moins dans leur forme, il y a aussi les conditions matérielles de l’incarcération qui sont déplorables. Cette prison, par exemple, est vétuste, on étouffe l’été au point que les détenus en viennent à mettre une couverture devant la lucarne de leur cellule pour se protéger de la chaleur extérieure et ils vivent ainsi, dans l’obscurité. L’hiver, il fait un froid que je n’ai jamais eu à supporter ailleurs. Seuls des tuyaux de chauffage à peine tièdes passent dans les cellules et dans la salle de cours qui est composée de trois cellules réunies. Je gardais mon manteau, bien sûr, mais ça ne suffisait pas et eux étaient emmitouflés dans ce qu’ils avaient de plus chaud.
Il y a, paraît-il, des rats. Je n’en ai pas vu mais je veux bien le croire : Au Bloc B ( désaffecté depuis peu ), où ils étaient trois ou quatre par cellule, les lieux que je traversais pour me rendre à mes cours étaient sales, jonchés de détritus, l’eau des douches se répandait dans les coursives.
À l’attitude parfois offensante de certains surveillants, il faut donc ajouter cette promiscuité, cette atmosphère d’étuve ou de froid, la saleté...
La prison c’est tout cela, accumulé, quotidiennement revécu.
Les prisonniers considèrent qu’on porte atteinte à leur dignité et, en plus de la perte de leur liberté, c’est de cela qu’ils souffrent le plus et qui ne contribue pas à les réconcilier avec la société. Beaucoup disent qu’ils ont « la haine », je crois qu’il ne faudrait pas en arriver là.

Ils sont punis au nom de la société et de ce fait, cela nous concerne. La plupart de nos concitoyens ignorent ce qui se passe en prison et, ceux qui le savent, sans faire partie du système, comme moi, ne le cautionnent pas. De plus il est contre productif de maltraiter les détenus, quoi qu’ils aient fait, car la prison n’est pas qu’un lieu de punition, elle est censée être aussi un lieu de réhabilitation, de travail de réinsertion. Il faut ne jamais perdre de vue que tous sortiront un jour ; ils seront parmi nous dans les rues. Pour qu’ils aient des chances de ne plus enfreindre la loi, il faudrait pour le moins que la société qui les condamne ne soit pas elle-même fautive de graves manquements. Or, pour l’état de ses prisons, et pour ce qui s’y passe, la France est condamnée depuis des années, par la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui dépend du Conseil de l’Europe, pour « traitements inhumains et dégradants »....
L’enfermement lui-même, tellement terrifiant pour moi que j’ai du mal à me le représenter, est la seule peine à laquelle ils soient officiellement condamnés et elle est bien suffisante à mes yeux pour les punir.
C’est en Division 2, où nous donnons les cours de DEUG, que se trouvent les cellules des « entrants » . Nos étudiants qui doivent y être transférés pour poursuivre leurs études après leur réussite au DAEU, en Division 1, refusent parfois d’y aller. Ils renoncent ainsi à ce qu’ils ont si courageusement entrepris, à cause des hurlement d’angoisse de ceux qui passent là les premières nuits de leur incarcération. J’ai essayé d’en convaincre certains de surmonter leur peur mais ils refusent d’affronter à nouveau ce qu’ils ont connu eux-mêmes et de réveiller ainsi leurs pires souvenirs. J’ai tenté d’imaginer ce que peut éprouver une personne enfermée dans ces 9m2. Ce qui me fait le plus concevoir la panique qui les prend, c’est cette porte fermée, sans poignée intérieure, sans aucun recours, ni par la voix, ni par le geste. Dans ce lieu-là personne ne les aidera. Ils sont réduits à une impuissance totale, plus rien ne relève de leur propre volonté, sauf mourir... et c’est effectivement parmi les « entrants » qu’il y a le plus de suicides en prison* ! A-t-on besoin qu’il en soit ainsi ?
Dans la maison d’Arrêt pour femmes où j’ai exercé pendant quatre ans, les choses sont sensiblement identiques, sauf que c’est une petite unité, propre et silencieuse. Pour le reste, l’essentiel, on y enferme, des présumé(e)s coupables censé(e)s être, pourtant, des présumé(e)s innocent(e)s selon la loi ! On les jette avant de les juger, quelle que soit la gravité de ce qu’on les soupçonne d’avoir fait, dans la détresse de l’incarcération et dans la solitude morale.
Or chaque histoire est unique, chaque procès est unique ; deux prévenus peuvent être accusés de faits ayant la même qualification, se référant aux mêmes articles du Code Pénal, ils ne seront pas nécessairement jugés de la même façon et condamnés à la même peine. La justice, qui est loin d’être parfaite, se penchera, pour le moins, sur leurs biographies, leur psychologie, les circonstances qui les ont conduits à commettre les actes dont ils ont à répondre. Des experts viendront à la barre pour essayer d’évaluer leur degré de responsabilité. Mais dans une maison d’arrêt, en preventive, avant procès donc, ils sont incarcérés ensemble, sans distinction de quelque nature que ce soit. Traités sans égards, on s’apercevra plus tard , éventuellement, qu’il y a parmi eux des innocents ou des malades mentaux.
Pour tout ce que je viens d’évoquer, je suis contre la prison préventive comme j’ai été contre la peine de mort autrefois, parce qu’elle était cruelle, inutile et pouvait frapper des innocents*. Telle qu’elle est appliquée aujourd’hui et pour les mêmes raisons, toutes proportions gardées, mais aussi parce qu’on enferme des « primo délinquants » avec des malfaiteurs endurcis ; parce qu’elle peut durer plusieurs années ( j’ai connu des détenus qui attendaient leur procès depuis plus de quatre ans ), la prison préventive est révoltante.
Bien sûr, pour la plupart, je le répète, ils ont commis des délits ou des crimes avérés, qu’il y ait des preuves ou qu’ils l’aient reconnu ; je ne l’oublie pas, je ne l’ai jamais oublié. Mais certains seulement, parmi eux, sont dangereux, l’enfermement préventif est alors justifié. Dans la majorité des cas, la punition avant la certitude qu’un individu est coupable, est inadmissible quand le prévenu ne représente aucun risque si on le met sous contrôle judiciaire ou surveillance électronique. Après le procès, ( bien que la culpabilité soit établie sur l’intime conviction des jurés et pas nécessairement sur preuves ou aveux, ce qui laisse passer de dramatiques erreurs judiciaires* ) après condamnation, donc, la privation de liberté, pour punir et pour protéger la société d’un individu malfaisant, oui, mais à condition qu’on s’attaque, pendant le temps de sa détention, à ce qui l’a rendu malfaisant ; qu’on tente de refaire de lui un être sociable. Or, comme je l’ai montré dans certains des cas que j’ai évoqués, rien ou presque rien n’est entrepris en prison, faute de moyens.
Certains ne peuvent s’amender ; il y a la récidive* et à chaque fois c’est un autre drame, mais relever le défi de la réinsertion est, ou devrait être, l’objectif du système judiciaire et pénitentiaire.

 

Les personnes emprisonnées sont mises au ban de la société de la société et de ce fait,, le public, en général, n’est pas enclin à s’y intéresser et encore moins à peser sur les décisions qui sont prises à leur égard. C’est un tort. La société est le terreau dans lequel naît et se développe la délinquance et la criminalité et c’est en son nom qu’on juge et punit : cela nous regarde.

* voir annexes 

 

ANNEXES

n.b. Les données sont actualisées en fonction de l’évolution des statistiques.
1/La récidive en chiffres

Au 1er janvier 2008, selon les statistiques officielles de l’Administration Pénitentiaire, il y avait, en métropole et dans les departments d’outre mer, 61076 personnes détenues dont 27,5% prévenues.
Le nombre de femmes écrouées étaient de 2246 ; les mineurs étaient 724
Le nombre de places opérationnelles est de 50 693

En juillet 2007, 8411 détenus étaient condamnées pour crimes ou délits sexuels, soit 18,1% de l’ensemble des personnes condamnées en France. ( ce chiffre a quadruplé depuis vingt cinq ans ). Parmi eux, 5727 l’étaient pour des infractions sur des mineurs de moins de 15 ans.

1,6% est le taux de récidive en matière de crimes sexuels, contre 2,6% tous crimes confondus.
La récidive des condamnés pour crimes est donc rare et pour récidive criminelle
( par exemple, un nouvel homicide volontaire ) elle l’est plus encore. On l’estime à moins de 1%. Le taux de récidive est de 1,8% chez les condamnés pour viol et de 42% chez les condamnés pour vol et recel.

Les délinquants sexuels représentent un taux de récidive de 14,6% en matière délictuelle ( affaires de mœurs ) et de 1,8% en matière criminelle (viols )

Source : Libération, AFP, Sénat, via émission Ripostes
 
2/Le suicide en prison

3 tentatives de suicide par jour.
3 décisions de grève de la faim par jour.
1 suicide tous les 3 jours
Les personnes incarcérées se suicident 7 fois plus que les personnes libres.
Il y a 10 fois plus d’auto-agression en prison qu’en milieu libre.
Plus de 90% des suicides ont lieu par pendaison.

La moitié des suicides a lieu la nuit
60% des personnes qui se suicident sont en attente de jugement.
1/3 des suicides ont lieu le 1er mois de la détention
90% des suicides ont lieu en maisons d’arrêt

Sources : Direction de l’Administration Pénitentiaire

3/Les erreurs judiciaires

Personnes placées en détention provisoire : 36455
Durée moyenne de la détention provisoire : 23,9 mois
Sur 11 000 personnes mises en examen pour crimes en 2003, 1/4 ont été placées en détention provisoire. À l’arrivée, 2,7% ont été acquittées. Le risque d’être incarcéré par un juge avant d’être reconnu innocent d’un crime est donc faible. (Souvenons-nous toutefois de Richard Romand qui a été emprisonné 4 ans, à l’isolement, pour le viol et le meurtre d’une petite fille dont il était innocent, ce qui n’a été établi qu ‘au procès, et ce n’est qu’un exemple !. )
En 2003, 537 personnes étaient depuis 3 ans ou plus en détention préventive.
Les prévenus ( crimes et délits confondus ) représentent 1/3 de la population
carcérale.
Population incarcérée : 59246 au 31 décembre 2003 ( nous en sommes à plus de 64 000 aujourd’hui )
Taux d’occupation des prisons : 138,3% dans les maisons d’arrêt, 118 dans les centres pénitentiaires ( où les condamnés purgent leurs peines ).

Sources : Annuaire statistique de la Justice

 

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