Préface de Philippe Jaenada
Comment c’est possible ? Je ne sais pas. (Je n’aime pas les préfaces, je ne les lis jamais, il peut donc légitimement paraître étrange (à moi-même, surtout) que j’en écrive une, mais celle-ci me permet au moins de lever le doigt pour poser une question (on n’a pas toujours la parole) : « Comment c’est possible ? ») Je développe un peu, quand même. A ma connaissance, Carine Lacroix n’a jamais égorgé une rivale amoureuse, ni braqué une seule bijouterie de province, n’a même jamais volé le moindre chapelet de saucisses dans la devanture d’une boucherie (je m’avance peut-être, cela dit), et par conséquent n’a pas passé un seul jour de sa courte existence en prison. Qu’on m’explique alors, si on peut, comment elle réussit à s’infiltrer si naturellement dans l’esprit d’une détenue, à penser comme elle, à écrire comme elle, et à observer avec tant de précision, de vérité et de juste sensibilité ce qui se passe autour d’elle – bien qu’elle n’en ait, donc, jamais rien vu ?
Si je sais qu’elle en parle avec précision, vérité et juste sensibilité, c’est que je suis un spécialiste. Non pas que j’aie volé des ribambelles de saucisses dans ma vie (de toute façon, je ne l’avouerai pas ici, je ne suis pas fou), mais je viens de terminer l’écriture d’un livre sur Bruno Sulak, un gangster (formidable) des années 80, qui a beaucoup écrit en prison – des notes personnelles, du courrier, à sa famille, à ses amoureuses, au juge. Pendant mes recherches, j’ai aussi échangé pas mal de lettres avec des gens incarcérés aujourd’hui. (Du coup, je suis un peu légitime pour rédiger cette préface – ça fait plaisir.) Eh bien quand j’ai lu cette correspondance fictive – sortie l’air de rien de la tête et du cœur de Lacroix Carine, jamais détenue – entre une jeune femme qui tourne en rond dans le rectangle de sa cellule et la prof d’écriture qui lui donne des cours une fois par semaine, j’ai eu l’impression troublante (de celles qui poussent à cligner des yeux et à se gratter la tête) de poursuivre ma lecture des lettres poignantes et malheureuses, ou parfois plus légères, éclaircies d’espoir, de Bruno Sulak ou de ceux de ses anciens amis encore à l’ombre. Dans le fond comme dans la forme, dans le style violent ou poétique comme dans ce dont il témoigne, la colère, l’attente, la rudesse du décor et des personnages qui s’y traînent, l’effroi quotidien et la monotonie usante des jours et nuits dans le béton, ces mots sont ceux d’une personne qui a passé des mois, des années, à Fresnes ou à Fleury. Alors que non. Mystère.
Bien sûr, il n’y a pas, dans Une fille sans personne, que ce réalisme déconcertant, ce vécu créé, cette visite documentaire dans la tête et le monde d’une prisonnière qui n’existe pas. Il y a surtout l’histoire d’une fille et d’une femme qui influent l’une sur l’autre, se rapprochent par correspondance, se mêlent de loin et finissent, comme deux vases communicants, par s’équilibrer à distance avant de s’éloigner l’une de l’autre, par échanger leur solitude et leur malaise, leur place dans le monde – c’est le récit épistolaire d’un transfert de vie, de souffrance. (Dis comme ça, c’est pesant et pathétique – mais pas du tout, c’est plutôt grave et fort. (Ah les préfaces, c’est pas de la tarte. (Et puis l’une des choses qui m’énervent, dans les préfaces, c’est que leur auteur souvent ne peut s’empêcher, comme un gamin au cinéma quand il a déjà vu le film, de tout dévoiler en avance. Donc arrêtons là, c’est mieux.))
En résumé, et pour finir, ce qui suit, ce qui commence maintenant, est triste, douloureux, mais magique.