Déclaration de Dublin
sur le vih/sida dans les prisons
d’Europe et d’Asie centrale
La santé en prison, c’est la santé publique
Dublin, Irlande
23 février 2004
La Déclaration de Dublin sur le VIH/sida dans les prisons d’Europe et d’Asie centrale a été élaborée par
Rick Lines (Irish Penal Reform Trust, Irlande)
Ralf Jürgens (Réseau juridique canadien VIH/sida, Canada)
Dr Heino Stöver (University of Bremen, Allemagne)
Dr Gulnara Kaliakbarova (Penal Reform International, Kazakhstan)
Dr Dumitru Laticevschi (Moldavie)
Dr Joachim Nelles (Suisse)
Dr Morag MacDonald (University of Central England en Birmingham, Royaume-Uni)
Matt Curtis (International Harm Reduction Development Program of the Open Society Institute, États-Unis)
Publié à Dublin, Irlande
le 23 février 2004
à l’occasion de la conférence
Breaking the barriers : Partnership in the fight against
HIV/AIDS in Europe and Central Asia
Dublin Castle
Dublin, Irlande
23 et 24 février 2004
Avant-propos
Le VIH/sida est un grave problème pour les populations carcérales de l’Europe et de l’Asie centrale.
Dans la plupart des pays, les taux d’infection à VIH parmi les détenus dépassent de plusieurs fois ceux observés dans la population hors prison.* Cette situation est souvent exacerbée par des taux élevés d’hépatite C et/ou de tuberculose (multirésistante). Dans la plupart des cas, les taux élevés d’infection à VIH sont liés au partage de matériel d’injection, tant en prison qu’à l’extérieur, ainsi qu’à des activités sexuelles non protégées en prison. Dans la majorité des pays, on n’a pas mis en œuvre les mesures adéquates de prévention du VIH, en prison, bien qu’elles aient été introduites avec succès dans d’autres systèmes carcéraux et qu’on y ait constaté leur efficacité. En conséquence, d’une part les personnes incarcérées sont en situation de vulnérabilité accrue de contracter l’infection à VIH, et d’autre part les détenus qui vivent avec le VIH/sida sont en situation de risque accru de déclin de leur santé, de co-infection à l’hépatite C et/ou à la tuberculose et de mort précoce.
Le fait que l’on n’implante pas les programmes complets qui sont efficaces pour la réduction des risques de transmission du VIH en prison, et pour protéger la santé des détenus vivant avec le VIH/sida, est attribuable en bien des cas à un manque de volonté politique ou à des politiques qui donnent priorité à une tolérance-zéro de l’usage de drogue, au détriment de la lutte contre le VIH/sida. Dans certains cas, cela résulte d’un manque de ressources nationales ou d’une insuffisance technologique, devant des besoins ahurissants. Parfois, il s’agit d’une combinaison de ces raisons.
Cette crise sanitaire nécessite de toute urgence l’attention et l’action de tous les gouvernements.
En vertu des lois nationales et du droit international, les gouvernements ont une obligation morale et éthique de prévenir la propagation du VIH en prison et de fournir aux détenus séropositifs des soins, des traitements et du soutien adéquats et humains. Il n’y a pas de confusion quant à ce qui doit être fait : il existe déjà dans plusieurs pays des politiques et des programmes qui réduisent effectivement la propagation du VIH en prison, et qui assurent des soins, des traitements et du soutien adéquats aux détenus vivant avec le VIH/sida - et tous les autres pays devraient les répliquer.
Les personnes incarcérées ont le même droit à la santé que tout autre individu. Par ailleurs, les vies et la santé des personnes incarcérées sont liées de plusieurs manières à celles du reste de la société. Protéger la santé des détenus, c’est protéger aussi l’ensemble de nos communautés. Protéger les détenus, c’est protéger aussi les employés carcéraux, qui ont droit à cette protection contre le VIH, l’hépatite C et la tuberculose, en prison, et dont les besoins à cet égard sont tout à fait compatibles avec ceux des détenus.
Les représentants de 55 gouvernements de l’Europe et de l’Asie centrale étant réunis cette semaine à Dublin pour discuter de « Briser les barrières » dans la lutte contre le VIH/sida, nous les exhortons à commencer par briser des barrières qui sont sous leur contrôle complet : les barrières qui ont empêché jusqu’ici la mise en œuvre d’une gamme complète de services en matière de VIH/sida dans leurs prisons.
But
La présente Déclaration offre un cadre pour l’élaboration d’une réaction efficace au VIH/sida dans les prisons d’Europe et d’Asie centrale. Les principes et articles ci-énoncés se fondent sur des pratiques exemplaires et des données scientifiques mondialement reconnues, ainsi que sur les droits humains fondamentaux des personnes incarcérées et l’obligation des États de réaliser ces droits.
Énoncé des principes fondamentaux
Principe 1 : Les personnes incarcérées font partie de nos communautés.
Les personnes incarcérées sont des parents, des frères et sœurs, des fils et filles, des grands-parents, des époux, des êtres chers, des partenaires et des amis. Le fait qu’elles soient incarcérées pendant un certain temps n’y change rien. Les détenus viennent de nos communautés et, en grande majorité, ils y retournent.
Principe 2 : Les personnes incarcérées ont le droit à la santé.
Ce droit est garanti par le droit international et enchâssé dans des règles, directives et pactes internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 12), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 10.1), les Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus (principes 5 et 9) des Nations Unies et la Recommandation du Comité des ministres aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire (recommandation 10) du Conseil de l’Europe. Cela inclut le droit à un traitement médical, à des mesures préventives ainsi qu’à une norme de soins équivalente à celle qui prévaut dans la communauté. Les États ont l’obligation de respecter ce principe. Tout échec à s’y conformer constitue une violation du droit international et des directives internationales sur le traitement des détenus.
Principe 3 : La santé en prison, c’est la santé publique.
La vaste majorité des personnes incarcérées réintègrent éventuellement la communauté. Par conséquent, toute infection contractée en prison, ou toute maladie aggravée par les conditions d’emprisonnement, devient un problème de santé publique lors de leur mise en liberté. Les gouvernements ne peuvent ignorer la santé en prison, puisqu’elle fait partie intégrante de la santé publique. La réduction de la transmission du VIH et du virus de l’hépatite C (VHC) en prison est cruciale pour freiner leur propagation parmi la population générale. De plus, la mise en œuvre de programmes efficaces de traitement de la tuberculose, en prison, préviendra la transmission de souches multirésistantes de cette infection, tant en prison qu’à l’extérieur.
Principe 4 : Protéger la santé des détenus et réduire la transmission d’infections en prison, c’est protéger aussi la santé des employés carcéraux.
L’amélioration de l’état de santé des détenus et la réduction de l’incidence des infections en prison comportent des bienfaits pour les employés carcéraux. Par conséquent, l’amélioration des soins de santé et des programmes de prévention pour les détenus est fondamentale pour rehausser la santé et la sécurité des employés carcéraux.
Principe 5 : Les rapports sexuels et l’injection de drogue sont présents, voire répandus, dans plusieurs prisons.
L’expérience de plusieurs pays d’Europe et d’Asie centrale (et d’autres régions du monde) démontre que l’activité sexuelle et l’injection de drogue sont présentes, voire répandues, dans leurs prisons. Les gouvernements doivent le reconnaître publiquement et mettre en œuvre des mesures de santé adéquates. Le déni gouvernemental de cette réalité entrave la lutte contre le VIH/sida en prison.
Principe 6 : La réduction des méfaits, plutôt que la tolérance-zéro, doit servir d’approche pragmatique aux politiques de lutte contre le VIH/sida et de soins en prison.
Des données internationales montrent que le VIH peut se propager en prison, parfois à un rythme alarmant. Les politiques axées sur une tolérance-zéro de l’usage de drogue peuvent faire obstacle à la lutte contre le VIH/sida en prison. La criminalisation de l’usage de drogue cause une présence disproportionnée d’utilisateurs de drogue parmi la population carcérale. Or, plusieurs ne cessent pas nécessairement l’usage de drogue, en prison : ils sont nombreux à continuer de s’en injecter sur une base régulière ou occasionnelle, pendant leur incarcération. Les approches de tolérance-zéro de l’usage de drogue nient cette réalité et sous-tendent des politiques carcérales qui accroissent le risque de pratiques d’injection non sécuritaires et de transmission du VIH. Par conséquent, pour lutter efficacement contre le VIH/sida en prison, les politiques carcérales et sanitaires doivent se fonder sur la philosophie de la réduction des méfaits.*
Principe 7 : Le VIH/sida est un grave problème dans les prisons de nombreux pays ; les États doivent agir ensemble et collaborer à la lutte contre cette épidémie.
Le VIH/sida est un problème mondial qui nécessite des solutions mondiales. La prévention du VIH en prison et la provision de traitements aux détenus vivant avec le VIH/sida peuvent être coûteuses. Les pays les plus riches ont une obligation morale d’aider les plus pauvres dans cette lutte.
Principe 8 : La lutte au VHC dans les prisons est aussi cruciale que celle au VIH/sida ; elle doit être intégrée dans toutes les initiatives de prévention et de traitement en matière de VIH/sida.
La transmission du VHC [virus de l’hépatite C] résulte en grande partie de pratiques d’injection non sécuritaires. Dans plusieurs pays, les taux d’infection à VHC parmi les détenus sont largement plus élevés que ceux observés dans la communauté générale ; et de nombreux détenus vivent avec une co-infection à VIH/VHC. Par conséquent, la lutte contre le VHC en prison est étroitement liée à celle contre le VIH/sida. Les droits et principes énoncés dans cette Déclaration s’appliquent également au VHC ; et les stratégies gouvernementales de prévention du VIH et de soins aux détenus séropositifs doivent intégrer celles qui touchent le VHC.
Cadre pour l’action
Article 1 : Les détenus ont le droit de se protéger contre l’infection à VIH. Les détenus vivant avec le VIH/sida ont le droit de se protéger contre la réinfection et/ou la co-infection à VHC et/ou à la tuberculose.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Voir à ce que les mesures de prévention disponibles dans la communauté générale le soient aussi en prison. Cela inclut la provision aux détenus d’un accès gratuit à des mesures de prévention du VIH et de réduction des méfaits, notamment des seringues et des instruments d’injection stériles ; des condoms et d’autres moyens de protection ; de l’eau de Javel et des désinfectants ; et des instruments pour le tatouage sécuritaire.
- Fournir aux détenus un accès gratuit au traitement d’entretien à la méthadone ou à d’autres traitements de substitution, dans les pays où ils sont disponibles dans la communauté générale. Cela doit inclure non seulement la possibilité de poursuite, mais aussi d’amorce, d’un tel traitement pendant l’incarcération. Les pays qui n’ont pas légalisé ou mis en œuvre des programmes de traitement de substitution devraient le faire.
- Fournir un accès confidentiel et non discriminatoire aux mesures de réduction des méfaits.
- Fournir de l’information exacte et simple sur l’utilisation adéquate des mesures de réduction des méfaits, par des moyens de communication efficaces.
- Fournir un traitement efficace et en temps opportun pour la tuberculose, en prison, et assurer un suivi adéquat après la mise en liberté.
Article 2 : Les détenus vivant avec le VIH/sida ont le droit de maintenir et de favoriser leur santé.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Fournir aux détenus un accès gratuit à des traitements et soins pour le VIH/sida qui soient équivalents à ceux offerts hors prison. Cela devrait comprendre les traitements antirétroviraux, une alimentation adéquate, des options de promotion de la santé et des médicaments anti-douleur.
- Fournir aux détenus un accès à des thérapies non approuvées, expérimentales, non conventionnelles et alternatives qui soit équivalent à celui offert hors prison.
- Fournir des soins gynécologiques et obstétriques de qualité aux détenues qui vivent avec le VIH et qui sont enceintes, y compris un traitement antirétroviral continu et une prophylaxie à leurs nouveau-nés, durant et après l’accouchement, pour prévenir la transmission périnatale du VIH.
- Fournir des effectifs suffisants de professionnels de la santé en prison.
Faire du traitement d’infections transmissibles sexuellement une composante clé des soins complets pour le VIH.
- Améliorer les conditions de détention (surpeuplement, piètre état des bâtiments, insalubrité, médiocrité de l’éclairage et de la ventilation) qui peuvent affecter les personnes dont le système immunitaire est affaibli.
- Donner accès à des organismes non gouvernementaux et à d’autres professionnels de la santé de l’extérieur, qui peuvent aider à la provision de services de soins, de traitement et de soutien en prison.
Article 3 : Les détenus ont le droit à la confidentialité de leur état sérologique.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Assurer la sécurité et la confidentialité des renseignements médicaux des détenus.
- Ne pas loger, catégoriser ou traiter les détenus d’une façon qui révèle leur état sérologique ; et assurer que leurs dossiers ne soient pas marqués ou étiquetés d’une telle façon.
Article 4 : Les détenus ont le droit au consentement éclairé dans l’accès aux traitements et thérapies anti-VIH, y compris le droit de refus.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Interdire le traitement obligatoire des détenus vivant avec le VIH/sida.
Voir à ce que les détenus reçoivent suffisamment d’information sur les traitements et thérapies anti-VIH pour pouvoir prendre une décision éclairée quant à leur traitement.
Article 5 : Les détenus ont le droit d’accéder à un test du VIH volontaire et confidentiel, assorti de counselling pré- et post-test. Ils ont le droit au consentement éclairé au test du VIH, y compris le droit de refus.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Interdire le test de sérodiagnostic obligatoire du VIH pour les détenus.
Fournir aux détenus un accès à des services de test du VIH volontaires et confidentiels.
- Voir à ce que le counselling pré- et post-test fasse systématiquement partie des protocoles et pratiques de test du VIH.
- Fournir aux détenus un accès à des services de test anonyme du VIH, dans les pays où ce type de test est offert dans la communauté générale.
Article 6 : Les personnes vivant avec le VIH/sida ont le droit à une vie exempte de stigmate, de discrimination et de violence.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Voir à ce que les détenus vivant avec le VIH/sida ne soient pas isolés involontairement du reste de la population carcérale en raison de leur séropositivité.
- Voir à ce que les détenus vivant avec le VIH/sida ne se voient pas refuser la participation à des programmes, à un travail ou à des activités récréatives en raison de leur séropositivité.
- Fournir de l’éducation sur le VIH/sida à tous les détenus et employés carcéraux.
- Combattre la phobie du sida parmi les détenus et les employés carcéraux.
- Fournir à tous les employés carcéraux une formation régulière sur les infections transmissibles et sur l’usage de drogue, et mettre à jour cette formation fréquemment.
Article 7 : Les détenus ont le droit à une éducation sur le VIH/sida qui soit exacte, exempte de préjugés et accessible.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Fournir un accès gratuit et continu à du matériel éducatif sous diverses formes.
- Considérer la prévention du VIH comme un volet d’un programme complet de prévention des infections transmissibles sexuellement.
- Donner accès à des organismes non gouvernementaux et à d’autres professionnels de la santé de l’extérieur, qui peuvent aider à des interventions éducatives en prison.
- Fournir un appui aux initiatives d’éducation des pairs, dirigées par des détenus.
Article 8 : Les populations carcérales ont le droit de voir leur diversité reconnue et respectée, dans la conception et la provision des services liés au VIH/sida.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Fournir des interventions et des services en matière de VIH/sida qui reconnaissent et respectent les différences liées au sexe, à l’âge, à la race, à l’origine ethnique, à la langue, à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre.
Article 9 : Les détenus, employés carcéraux et organismes non gouvernementaux devraient être consultés pour la conception et la mise en œuvre des programmes de lutte contre le VIH/sida en prison.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Élaborer des mécanismes permettant une implication significative des détenus, des employés carcéraux et des organismes non gouvernementaux dans le contenu, la conception et la fourniture des programmes de lutte contre le VIH/sida.
- Encourager et soutenir les interventions d’éducation et de soutien des pairs dirigées par des détenus.
- Assurer la durabilité des interventions à court terme d’organismes communautaires en les intégrant aux programmes carcéraux.
Article 10 : Les détenus vivant avec le VIH/sida ont le droit à la continuité de leurs soins après leur mise en liberté.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Établir des systèmes de référence entre les prisons et les services sociaux et de santé, de traitement de substitution et de réduction des méfaits dans la communauté.
- Voir à ce que les services sociaux et de santé de la communauté reçoivent suffisamment de ressources et de soutien pour pouvoir fournir des soins aux ex-détenus.
Article 11 : Les États les plus riches ont une obligation d’aider et de soutenir les moins riches, dans la provision d’options de prévention du VIH et de traitement aux détenus.
Par conséquent, les États ont la responsabilité de
- Fournir un accès abordable à des traitements et thérapies anti-VIH, des mesures de réduction des méfaits et une expertise technique, aux pays dont les ressources et les infrastructures médicales/pharmaceutiques sont moindres. Cela doit inclure de permettre le développement de versions génériques de médicaments anti-VIH.
Source : Integrations projects