Introduction
« Lorsque au XIXe siècle l’administration entreprit de construire des palais de justice sur le modèle des temples antiques, elle compléta en général le programme par l’édification de prisons dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles étaient d’aspect délibérément rébarbatif.
D’évidence ce ne sont pas les soucis d’économie ni même les nécessités de la sécurité qui ont inspiré aux architectes le décor de ces maisons d’arrêt. Un décor qui, notons-le, était tourné non pas vers les détenus qui ne le voyaient guère mais vers l’extérieur, à l’usage de la ville. S’il n’avait été question que d’empêcher les condamnés de fuir, il n’était pas nécessaire de rajouter tant de détails spectaculaires : ces pierres sombres artistiquement mal dégrossies, ces portes ressemblant à des entrées de tombeaux ! » [1]
En premier lieu, il convient de décrypter les obligations qui structurent l’institution prison. La tâche de l’administration pénitentiaire est lourde ; elle doit en plus de sa mission pénale gérer un domaine immobilier considérable, pourvoir à la formation des détenus, leur fournir du travail, faire fonctionner un système hospitalier, et entretenir un embryon de police et une justice intérieure. Autant dire que la prison n’est pas capable de remplir sa mission. Mais, et c’est d’ailleurs ce que tente de démontrer Michel Foucault [2], cette incapacité ne remet pas en question son existence. Selon le philosophe, l’échec de la prison est une des composantes de cette institution. La prison intervient très fortement dans le processus de stigmatisation d’une population marginalisée, et constitue un diplôme jamais dévalué d’entrée dans le royaume des délinquants. Mais ce n’est pas là la moindre des contradictions qui frappent cette institution. La prison est un espace fermé, très violent, où sont reclus celles et ceux qui, ayant enfreints les lois sociales, ont été condamné(e)s par des juges ou des cours. L’administration pénitentiaire est d’une très grande souplesse pour incarcérer les populations qui lui sont confiées, mais elle n’a pas champ libre pour tendre son sens pratique à des situations parfois dramatiques. La prison est un monde littéralement saturé de règles, où de violents rapports de force sont constamment en action [3]. Personne dans une prison ne peut connaître l’ensemble des règles officielles.
Chaque établissement pénitentiaire est régi par un droit différent : les propres règlements intérieurs des établissements pénitentiaires, édictés par les directeurs d’établissement, fondés sur les pratiques internes, s’ajoutent aux règles définies par le Code de procédure Pénale. Cela peut aboutir à un point tel que le résultat obtenu est rigoureusement inverse de celui recherché. Cependant tout est fait pour que l’administration pénitentiaire puisse contourner ce qui ne ressemble plus guère qu’à des directives. Le Code de procédure pénale [4] prévoit que l’encombrement temporaire des locaux suffit à justifier qu’il soit dérogé au principe hérité des philosophies carcérales modernes. Les systèmes pénitentiaires américains modernes, édifiés au début du XIXe, observés par les parlementaires français via la mission d’Alexis de Tocqueville et de Gustave De Beaumont, ont dégagé le principe dit pennsylvanien d’encellulement individuel (de jour comme de nuit), et le système auburnien, qui consiste à regrouper collectivement les détenus dans le cadre d’activités rigoureusement contrôlées, après un certain nombre d’années passées dans l’isolement complet (régime dit progressif, appliqué en France de 1938 à 1975).
En tous les cas, l’encellulement individuel est la règle, d’autant plus pour les prévenus en attente de leur jugement, et des personnes condamnées en première instance et ayant fait appel de leur condamnation, qui sont juridiquement présumées innocentes des faits qui leur sont reprochés. Dans les faits, les juges couvrent les périodes de détention préventive par des peines de prison ferme au moins légèrement supérieures, par esprit de corps et pour éviter le recours aux indemnisations. Dans le cas où l’encellulement individuel n’est pas réalisable, l’article D 85 (du CPP) prévoit que le chef d’établissement choisit les personnes qui seront placées ensemble soit dans un quartier en commun, soit dans des locaux de « désencombrement », soit dans des cellules. C’est cette dérogation qui, avec la construction de nouveaux établissements, permet depuis toujours de répondre au problème récurrent de la surpopulation carcérale. Un problème se pose, dans un système très réglementé et très secret, à savoir l’absence de contrôles que le pouvoir judiciaire (juges d’instruction, mais aussi les préfets...) est pourtant tenu de réaliser. Le mépris et l’oubli dans lesquels sont systématiquement plongés les détenus sont susceptibles de rajouter à la violence de l’enfermement. Un détenu est par définition un individu condamné ou « présumé coupable » de faits suffisamment graves pour avoir justifié une incarcération par un juge. Il n’y a aucune distinction établie entre les détenus provisoires et les condamnés, ni entre les primaires et les récidivistes, et il n’existe pas dans le droit français de description normative des détenus dangereux. Tous les actes de violence commis au sein d’un établissement pénitentiaire sont susceptibles d’être réprimés. Le suicide est traduit administrativement par une violence à soi-même, et les détenus qui commettent cet acte font généralement l’objet de sanctions disciplinaires ( - d’un prévenu suicidé en prison, on dira qu’il s’est soustrait à la justice).
Le propos est ici de tenter de localiser les moments déterminants et cruciaux, qui ont façonné les politiques gestionnaires de la prison contemporaine. Ces instants sont définis par des circonstances très particulières. Les révoltes des détenus, relayées par les intellectuels puis les média, mettent à jour le problème des prisons dans une optique politique de lutte des classes. C’est à partir du moment où les détenus prennent conscience d’appartenir à un même groupe social - pensé comme un concept de lutte - que leur expression se fait politique. Selon Sartre,
« il est vrai que le prolétariat porte en lui la mort de la bourgeoisie ; il est vrai que le système capitaliste est secoué par des contradictions structurelles ;mais ceci n’implique pas nécessairement l’existence d’une conscience de classe ou d’une lutte de classes. Pour qu’il y ait conscience et lutte, il faut se battre » [5].
Or les détenus, instrumentalisés par cette bourgeoisie que le prolétariat est censé détruire, quelles que soient leurs modes de lutte (concrétisés en terme de refus) sont obligés de se battre pour se faire entendre. Aussi le ministère de la Justice est sommé d’apporter, sinon une réponse, un discours clair qui se montre à la hauteur des questionnements. Ces moments décisifs vont dessiner ce qu’il adviendra des formes de lutte possibles des détenus, mais aussi du traitement pénitentiaire : bien qu’ébranlé, il retrouve rapidement sa vigueur et son manque d’originalité.
Mais avant d’évoquer les différentes étapes de la mise au pas des combats politiques menés par les détenus, il convient d’intégrer les temps forts qui ont engendré les politiques d’exécution des peines pratiquées depuis 1970. En 1944, une Commission de réforme des institutions pénitentiaires, réunie sous la direction de Paul Amor, formule un certain nombre de principes, mis en pratique sans tarder. Beaucoup des nouveaux dirigeants ont subi des conditions d’enfermement éprouvantes, et leur premier souci sera de recadrer la mission pénitentiaire [6]. Le premier principe de la réforme stipule que : « La peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement social du prisonnier » [7]. Cette réforme met l’accent sur l’individualisation de la peine, qui participe de la réinsertion future du détenu. C’est à partir des réformes pénitentiaires de 1945 que les médecins entrent en prison, pour prodiguer des soins corporels et prendre en charge l’aspect mental et psychique des détenus. Sous l’impulsion de Marc Ancel, de l’école de la défense sociale nouvelle, sont crées en 1950 le Centre National d’Observation de Fresnes (pour permettre l’individualisation des peines), et le Centre d’Observation pour prisonniers psychopathes de Château-Thierry.
« Si les réformes qu’impulsa Paul Amor sont en parfaite continuité avec les idées qui présidèrent au rattachement, et témoignent de la même volonté d’individualiser la peine, le Code de procédure pénale de 1958 est bien plus le fruit de la « Commission Internationale Pénale et Pénitentiaire » (et de ceux de Marc Ancel) que des travaux que Paul Amor devait poursuivre à l’ONU » [8]. Marc Ancel déclarera : « Le XXIe s’étonnera sans doute de notre étrange fidélité à des modes de réaction criminelle hérités du passé et dont l’expérience démontre l’inefficacité » [9].
Cette déclaration montre l’esprit tourmenté qui anime les « théoriciens » pénitentiaires. La réforme de 1945, belle utopie au départ, s’est peu à peu transformée en une sorte de référence mythique, passage obligé des discours officiels. En 1955, la plupart des condamnés pour faits de collaboration sont sortis de prison. La prison reviendra à l’actualité avec le conflit algérien. Les mouvements indépendantistes algériens, qui se structurent, remplissent les prisons, à tel point que les prisons algériennes deviennent vite surpeuplées par les soutiens du FLN, et du MNA dans une moindre mesure. Pour cela, 1600 prisonniers seront internés en France. Le 16 juillet 1957, les détenus de la Santé, parmi lesquels des algériens du FLN, se mutinent. A l’occasion d’un mouvement des gardiens (réclamant une revalorisation de leur salaire), les détenus, mécontents de ne pas recevoir leur repas, chahutent, comprennent l’absence des geôliers, et brisent quelques cellules. Huit escadrons de gardes républicains et de gendarmes mobiles sont envoyés pour mater les rebelles, dont certains lancent des briques depuis les toits [10]. Parmi les détenus se trouve Ahmed Ben Bella, qui « fait effort pour rétablir le calme » [11]. Il s’agit de la première grande mutinerie française depuis la libération de Paris. Le 18 juin 1959 débute une grève de la faim dans les établissements de Fresnes et de la Santé en vue de l’obtention du statut de détenu politique. Le 2 juillet 1959, le “ régime A ” est accordé aux détenus du FLN. Ce régime spécial se détériore peu à peu pour déboucher sur une nouvelle grève de la faim de 18 jours, qui commence le 2 novembre 1961. La lutte des détenus algériens est suivie du transfert de Ben Bella (et de quatre autres chefs historiques de la rébellion capturés en 1956, dont Boudiaf et Aït Ahmed), de Saint-Martin de Ré à l’île d’Aix, puis au château de Turquant. La pratique du transfert est alors appliquée dans un but politique évident d’apaisement des prisons. Le tourisme pénitentiaire, technique de maintien de l’ordre au sein des prisons, est dicté par le pragmatisme qui tient compte du caractère endémique de la surpopulation carcérale, propice aux mouvements collectifs. Au terme de la signature des accords d’Evian, le décret du 22 mars 1962, portant amnistie des infractions commises au titre de l’insurrection algérienne, entraîne la libération de 5451 détenus. L’arrêt des hostilités provoque également le rapatriement du personnel pénitentiaire stationné en Algérie. Celui-ci se montrera totalement étranger aux principes de la réforme de 1945. Une fois l’indépendance de la France acquise vis à vis de l’Algérie (le pétrole algérien continuant d’être payé en francs, et la France conservant un droit sur le Sahara pour ses essais nucléaires), le pouvoir gaulliste va s’affronter aux activistes de l’Organisation armée secrète. Ceux-ci se sont lancés contre une lutte à mort contre le général. En 1963, 1700 putschistes et membres de l’OAS sont détenus dans les prisons françaises. Nombreux sont les aventuriers, repris de justice utilisés par l’OAS pour des actions coup-de-poing. Ils bénéficient d’une certaine complicité des gardiens de prison, notamment ceux qui ont été rapatriés d’Algérie. Le 4 septembre 1963, Gilles Buscia et René Frassati, membres de l’OAS, s’évadent de Fresnes [12], grâce au surveillant Dominique Ceccaldi. Jean-Jacques de Bresson, conseiller technique au secrétariat général de la Présidence, rédige un rapport peu flatteur qui énumère les nombreux dysfonctionnements qui ont rendu l’évasion possible. De Gaulle [13] s’empresse de manifester son mécontentement par un courrier destiné à Georges Pompidou, le 13 septembre :
« ...Il résulte de ce rapport ;... 5° Qu’au total, il suffit qu’un pied-noir corse, naguère gardien de prison en Algérie, en prenne l’initiative pour que deux criminels condamnés pour atteinte à la sûreté de l’Etat quittent tranquillement la prison. Pourquoi ? Sinon par négligence. « 6° Le ministère de la justice ne fait pas son devoir » [14]
Le Premier ministre Georges Pompidou transmet ce document au garde des Sceaux, Jean Foyer [15], qui l’envoie à Robert Schmelck, alors directeur de l’administration pénitentiaire. En mai 1964, l’adjudant Marc Robin, homme de main de l’OAS incarcéré à Saint-Martin de Ré, s’échappe de l’hôpital civil de La Rochelle. Là encore, les sanctions sont sévères. L’évasion coûte son poste à un préfet [16]. Jusque 1983, une disposition réglementaire rend les chefs d’établissement responsables pénalement et disciplinairement des « incidents ou évasions imputables à (leur) négligence ou à l’inobservation des règlements ». Une certaine « angoisse de l’évasion » va s’installer. Elle est lisible dans le discours du 22 septembre 1964 du garde des Sceaux, à l’attention des directeurs régionaux des services pénitentiaires, en présence du chargé de mission à la présidence de la République pour les affaires judiciaires. Ce discours [17] met en lumière le rôle pratique de l’administration pénitentiaire, qui n’a d’autre obligation de résultat que de maintenir à l’ombre les détenu(e)s qu’on lui confie. Il devient nécessaire pour De Gaulle de mettre un terme aux « prisons passoires ». La tâche assignée par le pouvoir gaulliste à l’administration pénitentiaire est très réductrice. La récidive n’est pas vécue comme un échec pour le législateur. L’objectif de garde des détenus deviendra "satisfaisant", mais il sera atteint au détriment du second volet de la tâche confiée à l’administration pénitentiaire, à savoir la préparation de la réinsertion future des condamné(e)s. Cette orientation particulière modèlera physiquement et durablement la gestion politique des prisons. Les évènements de la Guerre d’Algérie auront permis aux forces de l’ordre de s’exercer à la répression de mutinerie, et d’envisager le transfert pénitentiaire - et l’isolement - comme un moyen d’éviter la propagation de la rébellion. L’héritage de ces années n’est pas neutre dans le sujet qui nous occupe. Les personnels chargés de la direction de l’administration pénitentiaire sont généralement d’anciens préfets, et sont à même de conduire des politiques sécuritaires. Les carrières de ces gestionnaires sont soumises au contrôle absolu des établissements dont ils ont la charge (les petites maisons d’arrêt n’ont pas de directeurs, et c’est le surveillant-chef qui fait figure de responsable). L’évident aspect architectural sécuritaire des prisons, l’esprit du personnel pénitentiaire, l’organisation de la prison comme institution paramilitaire, la dichotomie qui marque le décalage entre sa mission « humaniste » et ses effets sociaux inavouables la rendent sourde à toute velléité de remise en question. Il faut de la rage et du courage pour s’affranchir de son statut de paria et affronter le système même qui vous a jeté en cage, et terribles et dévastateurs ont été les instruments carcéraux mis en place par les gouvernements pour contrer cette émancipation. Le pouvoir gestionnaire, codificateur, qui doit tout à la fois humaniser les lieux de détention et préserver la société de ses éléments les plus incontrôlables, doit apporter des réponses aux luttes légitimes des détenus à faire respecter leurs droits les plus élémentaires -en tous cas de ceux qui sont régulièrement admis dans la société libre. Les gouvernements se sont parfaitement acquittés de leur charge pénale en véhiculant des stratégies sécuritaires, quitte à sacrifier des générations d’hommes et de femmes.
La question est de savoir comment le pouvoir politique a mis en place, et maintenu des structures carcérales rigides, bien que le débat de leur légitimité ait été posé simultanément. Nous nous efforcerons de cerner cette simultanéité à partir des années 1970. Le débat a été introduit par les militants gauchistes, dans un climat de violence sourde. Puis il s’est généralisé à l’ensemble de la population carcérale, après qu’une forte mobilisation ait permis aux détenus de s’affranchir des obstacles à l’expression de leurs revendications. L’époque est propice aux questionnements politiques de toute nature, et l’enfermement est un thème qui soulève de nombreuses questions ( les problèmes dégagés principalement par la pensée marxiste ; le travail, la révolte, la liberté, la légitimité de l’Etat...). Les intellectuels ont développé, au cours des luttes contre la torture en Algérie, puis durant les évènements de mai 68, des capacités phénoménales d’organisation. L’intérêt pour le problème carcéral a bénéficié du concours (moral, financier, médiatique) d’intellectuels de valeur (Sartre, Foucault, Deleuze pour les plus renommés), mais avant tout des détenus eux-mêmes, qui se sont mis en danger par la dénonciation du système carcéral. Le problème est d’identifier les méthodes utilisées par les responsables politiques pour que le débat ne puisse déboucher sur une sérieuse remise en question du système carcéral. Quelles ont été les manœuvres qui ont dépolitisé le problème des prisons, ou anéanti l’aspect politique de ce débat ? Les ministres successifs de la Justice mettront en œuvre un discours teinté d’ambivalence, encore en usage de nos jours. Ce double discours est construit d’effets d’annonce, concrétisés par des transformations du système pénal (lois de juillet 1970, circulaires en 1974, décret du 23 mai 1975...), et d’une violente répression, qui s’oppose par la force physique aux soulèvements de détenus. Il s’agit de confisquer le débat pénitentiaire lorsque celui-ci commence à tourner à l’avantage des détenus, galvanisés par les militants politiques, soucieux d’intégrer la « classe » des prisonniers à leur réflexion. Les détenus se sont organisés, conscients du statut social intrinsèque que l’incarcération provoque, et des mécanismes structurels de la répression. Parallèlement, et conformément à l’ambivalence profonde qui caractérise le fonctionnement de l’institution prison, la relative acceptation des revendications des détenus conduisait à de substantielles améliorations de la condition pénitentiaire. Une frange de détenus a été stigmatisée à outrance, provoquant une escalade dans la violence et les moyens de la contenir. On assiste en effet à la diabolisation de détenus réputés « dangereux ». La construction de la dangerosité n’est pas innocente ; elle figure dans le « traitement spécial » infligé aux divers militants contestataires, puis s’étoffera après la marginalisation des militants d’Action directe. Les détenus politiques (dont l’incarcération est consécutive à des délits ou des crimes motivés politiquement) ne cesseront de dénoncer les conditions de détention qui sont les leurs, et qui par extension sont aussi celles de tous les emprisonnés. Même après que les acteurs politiques, médiatiques auront apaisé leur discours, ces détenus continueront leur combat, que l’on devine à travers les mutineries incessantes. L’isolement se chargera d’éliminer radicalement, et sous des apparences strictement démocratiques, tous ceux qui prétendent lutter de l’intérieur des prisons contre l’enfermement, le concept de justice et l’isolement carcéral. Les tenants d’une ligne dure s’attachent alors à la mise en place de structures qui lui permettent d’étouffer les probables meneurs de mouvements collectifs. Il deviendra ensuite difficile de distinguer qui, des fameux Quartiers de Haute Sécurité (et de ses différents avatars), ou des détenus qui y sont enfermés, lutte pour la destruction de l’autre. Cette lutte sera exploitée (évasions à répétition des « grands criminels ») par les ministres de l’Intérieur et de la Justice pour mieux ancrer l’isolement carcéral comme réponse aux comportements déviants, tandis que les média, l’opinion publique et dans une moindre mesure les intellectuels se désintéresseront du problème carcéral. L’Etat aura alors toute latitude pour consolider un arsenal judiciaire très répressif. Dès lors est hypothéquée toute réflexion crédible quant à l’évolution de la politique d’exécution des peines, et l’abolition de la peine de mort, acte symbolique s’il en est, n’est que la manifestation apparente des réajustements circonstanciels inévitables auxquels les représentants du pouvoir doivent procéder de temps à autre. La dilution des QHS (nés Quartiers de sécurité renforcée, puis quartiers de plus grande sécurité) dans les Quartiers d’Isolement (QI, créés par décret le 19 septembre 1972), opérée par le premier gouvernement socialiste, est à ce titre exemplaire de la continuité de la politique pénale. Cela n’empêche pas les détenus, pris dans un véritable engrenage, de se manifester. Mais il devient plus difficile de contester une institution, toujours plus ancrée dans la tradition pénale, qui se montre parfois étrangère à la légalité. La réforme du code pénal de Badinter amorcée en 1986, suivie de l’introduction des prisons semi privées, fait entrer de nouveaux enjeux, économiques et sociaux, dans le champ pénitentiaire, en même temps qu’elle masque des problèmes dramatiques, tel que le traitement réservé aux personnes atteintes de maladies mentales. Cette construction historique du domaine pénitencier dessine ce qu’il advient de la condition pénitentiaire actuelle, vampirisée par l’éternelle hantise de l’évasion, et rythmée par un recours toujours plus important aux programmes de construction, aptes à juguler l’accroissement pérenne du nombre de prisonniers.
L’opportunité de cette étude est de mettre en évidence les enjeux médiatique et politique qui ont abouti à l’instauration en France des « longues peines », instituées par défaut (en regard de l’abolition de la peine de mort), à la lumière des luttes des détenus politiques. L’objectif est de confronter les paroles de détenus aux discours politiques. De cette confrontation semble naître une dynamique très particulière, qui anesthésie chaque fois un peu plus les espaces ouverts par les détenus. L’intérêt pour la Chancellerie est de disposer de critiques très sévères, qu’elle peut ensuite analyser, détourner et intégrer à sa guise à ses discours, à l’orientation du débat public... Les projets de réforme, qui surgissent de façon purement circonstancielles, consolident la prison comme lieu d’isolement des sujets de droit les plus récalcitrants à son application. Le pouvoir politique affirme clairement son refus de traiter les détenus qui le souhaitent en prisonniers politiques (les militants incarcérés de la fraction armée rouge souhaitaient quant à eux être traités comme prisonniers de guerre, afin de bénéficier de la Convention de Genève). Et la justice prononce des peines très sévères pour ces militants, sous prétexte que les actes qui les ont amenés devant les tribunaux sont motivés par des théories « dangereuses », et intrinsèquement politiques. Or les conditions de détention, tout autant que les méthodes policières utilisées pour criminaliser certains mouvements sont parfaitement étrangères aux principes constitutifs d’un état de droit. Il y a là une hypocrisie flagrante, calculée, dans la mesure où elle permet de condamner lourdement de « dangereux activistes » sur des accusations de grand banditisme, puis d’invoquer le non renoncement de ces militants à leurs idéaux révolutionnaires pour justifier leur maintien en détention, quand bien même la loi stipule qu’une remise en liberté peut être ordonnée ( - de toute façon assortie de nombreux contrôles).
Les historiens ont largement entamé l’étude du système carcéral, notamment après que Michelle Perrot s’y soit intéressée, entraînant dans l’entreprise de nombreux chercheurs (Jacques-Guy Petit). Mais il semble que le système carcéral de la seconde moitié du XXe siècle n’ait pas fait l’objet d’une étude historique approfondie, autre que vue sous l’angle juridique. Les sociologues sont eux mis à contribution pour analyser toujours plus les populations victimes de l’incarcération, et de nombreux rapports confirment un intérêt médical et sanitaire, qui ne paraît pas usurpé. De nombreux travaux abordent des questions annexes au système carcéral, qu’il s’agisse des péripéties relatives à la Gauche prolétarienne, issue des luttes de 68 (et son avatar militaire la Nouvelle Résistance Populaire) [18], de l’usage de la grève de la faim [19]...
Le point de départ qui constitue la première description des rouages qui ont fait émergé le système carcéral du silence, où la Chancellerie souhaitait qu’il subsiste, est un article de Philippe Artières, consacré simultanément au déroulement de la mutinerie de Nancy de janvier 1972, au travail d’enquête du GIP (qui alimente les media en informations rares et riches), au traitement médiatique proprement dit et au procès qui s’ensuivit. Cet article fait état de nombreuses sources (littéraire, périodiques - parmi lesquels prédomine la revue Esprit), qui ont été consultées pour ce travail. Le dépôt récent aux archives de l’IMEC du fonds Foucault/GIP [20] rend compte d’une analyse scrupuleuse de la vie dans les prisons, retranscrite dans les brochures « Intolérable les prisons » (éditées par Champ Libre, puis Gallimard). Ces lectures ont été accompagnées « naturellement » des publications du Comité d’action des prisonniers, né du sabordage du GIP, qui fera œuvre de diffusion de la parole des détenus en lutte. Les textes issus de divers comités de défense ont été associés à la bibliographie, l’intérêt étant qu’ils précisent les informations contenues dans les sources plus traditionnelles, et notamment la violence diffuse et concentrée qui s’est abattue sur les acteurs des combats politiques menés depuis les prisons. Il a été impossible de trouver trace de nombreuses publications éphémères, et de diffusion marginale, parmi lesquelles Tout, Marge, Camarades, Ligne Rouge, Clash, L’internationale, Molotov et confettis, qui ont accompagné la mouvance anarchiste et autonome des années 70 et du début des années 80. La presse nationale a été consultée, et il s’est avéré que bien souvent les principales informations émanaient des déclarations des comités de défense (Association de défense des droits des détenus, CAP). De nombreux témoignages des détenus ont fait l’objet de publications. Très souvent les détenus sont amenés à romancer certains faits, et à occulter certaines précisions. Mais il est une constante qui a émergé de la majorité de ces publications, à savoir la volonté de nommer les responsables (politiques, judiciaires) qui ont facilité, cautionné les abus répertoriés au fil des évènements. Les témoignages de détenus ayant directement participé à des émeutes font désormais l’objet de parutions via L’insomniaque, une société d’éditions qui prend le parti de rendre public des récits infirmant les versions officielles et officieuses (divulguées par la presse) de mutineries, et qui recadrent le débat en s’efforçant de ne pas individualiser les luttes, mais à leur rendre leur caractère collectif, spontané et désorganisé.