14600 articles - 12260 brèves

Rapport de Serge Portelli,magistrat, vice-président au tribunal de Paris, mars 2007 : Ruptures, Bilan sans concession de 5 ans de gouvernement Sarkozy et les fausses évidences fondant sa politique de sécurité

01 Chapitre I : Les faux bilans de Nicolas Sarkozy

Mise en ligne : 23 avril 2007

Texte de l'article :

Chapitre premier FAUX BILAN

« Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées », Churchill.

La consigne

« Les responsables de la police et de la gendarmerie devront travailler en fonction d’objectifs précis et seront évalués en permanence. De leurs résultats dépendra leur carrière ». La machine à faire baisser les chiffres de la délinquance est en marche depuis le premier jour. Dès juillet 2002 la consigne est claire. Sévère aussi. La philosophie d’ensemble porte un nom, « la culture du résultat » que le ministre explicite dans son ouvrage : « avec l’obsession du terrain, la culture du résultat fut la seconde règle que je nous fixais en prenant la responsabilité du ministère de l’Intérieur. J’exigeai d’avoir chaque soir un état récapitulatif des statistiques de la délinquance et de l’immigration. Je décidai de les publier chaque mois, afin que nos résultats soient vérifiables et connus de tous. Je créai les réunions “3+3” : chaque mois, je recevais les trois préfets dont les résultats étaient les meilleurs et les trois préfets dont les résultats étaient les plus mauvais ; les premiers pour les féliciter, les seconds pour comprendre et les aider à progresser » (“Témoignage”, Nicolas Sarkozy, XO Editions, p 32).

Chaque jour, donc, depuis 2002, policiers et gendarmes se réveillent avec cette double exigence. La première, celle de toujours, la leur : assurer la paix publique, lutter contre la délinquance. La seconde, celle du moment, celle du ministre et futur candidat, celle qui fera ou défera leur carrière et qui tient du casse-tête chinois : faire baisser le nombre des infractions, tout en augmentant celui des interpellations. C’est ainsi qu’après cinq ans de lutte acharnée contre la vérité, épuisante pour les forces de l’ordre, mais totalement inefficace dans la réalité que chaque citoyen peut constater, le bilan officiel a pu être fièrement claironné. Avant moi, le chaos. Depuis moi, la paix. De façon plus arithmétique cela donne, le 11 janvier 2007 : « je le dis sans ambages : je suis fier des résultats obtenus par les policiers et les gendarmes dans notre pays... la sécurité a progressé, la peur a reculé... Alors que la délinquance avait augmenté de 17,8% entre 1997 et 2002, elle a baissé de 9,4% depuis 2002. Cela veut dire que, depuis 2002, plus de 1 153 000 victimes ont été épargnées ».

Nous ne savons pas grand chose de la criminalité réelle

Avant de discuter plus avant ces chiffres étonnants, il est nécessaire d’en passer par cette vérité élémentaire : la délinquance réelle, personne ne la connaît vraiment. Chacun croit - entretenu soigneusement dans cette idée - que la criminalité se mesure facilement, comme on mesurerait la hauteur changeante d’un fleuve, ou qu’on comptabiliserait le nombre de voitures à la sortie d’une chaîne de montage. Le ministère de l’Intérieur publie d’ailleurs doctement la progression de la délinquance mois par mois, au centième de pourcentage près. « Dans toute statistique, l’inexactitude du nombre est compensée par la précision des décimales », souriait Alfred Sauvy.

Il serait plus honnête de dire au citoyen que la délinquance est, en l’état, difficile à appréhender et que sa progression impossible à calculer. Une masse salariale, le poids des impôts, une population sont des domaines qui se prêtent assez facilement au comptage même s’il existe, comme pour toute activité humaine, une part d’erreur inévitable. Mais les crimes et les délits, eux, ont moins d’évidence que la naissance d’un homme, que l’établissement d’une feuille d’impôt ou la création d’un produit manufacturé. La majeure partie des crimes et des délits échappe aux les statistiques officielles ! Cette proposition, assez incroyable quand on l’écoute pour la première fois, nous pouvons pourtant la vérifier nous-mêmes, expérimentalement, en regardant rapidement autour de nous, ou en nous penchant sur notre passé. Combien de fois n’avons-nous pas renoncé à déposer plainte ? Quand notre compagnie d’assurance ou l’administration ne nous contraint pas à le faire, bien souvent, nous évitons d’aller « perdre notre temps » au commissariat ou à la gendarmerie. Même des violences passent inaperçues : il suffit de penser à toutes celles commises au sein des familles, contre les enfants ou les femmes. Elles ne sont pas subitement apparues voici quelques années ; elles existaient de tout temps mais on refusait de les voir, de les traiter et donc de les compter. Autre exemple, parmi tant d’autres, les infractions aux lois sur les stupéfiants. Quand on connaît le nombre réel de toxicomanes on comprend immédiatement une autre face du problème. En France, on compte - les chiffres sont évidemment, là encore, approximatifs - environ 280 000 usagers quotidiens de cannabis et plus de trois millions d’usagers occasionnels (Baromètre Santé 2000, CFES). On estime à plus de 150 000 les usagers d’opiacés ou de cocaïne. Or les interpellations pour usage ou trafic sont, chaque année, de moins de 100 000 par an en France.

Confirmation officielle : les enquêtes de victimation

Cette idée première sur la misère des chiffres et l’impuissance de nos arpenteurs officiels est confirmée par la science elle-même. Des chercheurs ont depuis longtemps validé cette impression d’inexactitude. Ils ont eu l’idée de ne plus s’en tenir au filtre des statistiques policières mais d’aller directement vers les victimes potentielles que nous sommes. Ils ont sélectionné des échantillons de population en demandant aux personnes interrogées si elles avaient été victimes d’infractions sur une période donnée. Ces enquêtes, qui sont menées dans le monde entier depuis une quarantaine d’années, sont admises par la communauté scientifique internationale, même si, elles aussi, posent des problèmes méthodologiques sérieux et que leur marge d’erreur est importante. On les appelle du nom barbare d’ « enquêtes de victimation ». Leurs résultats sont étonnants. Le « chiffre noir » de la délinquance est énorme. L’écart avec les chiffres officiels de la police est impressionnant. L’enseignement est clair : la grande majorité des victimes ne porte pas plainte. Les chiffres officiels ne reflètent absolument pas la réalité de la criminalité. Ils reflètent avant tout l’activité des services de police et la façon dont ils sont utilisés à un moment donné. La première enquête de victimation a eu lieu en 1965 aux Etats Unis à l’initiative de la Commission présidentielle sur l’application des lois de l’administration de la justice. Après quelques autres essais, il fut procédé en 1973 dans ce pays à une vaste enquête appelée « National Crime Survey » (NCS) concernant cinq villes (Chicago, Detroit, Los Angeles, New York et Philadelphie). Cette enquête, rebaptisée « National Crime Victimization Survey » en 1992, est devenue annuelle et porte sur un échantillon très important puisque l’enquête brasse les réponses à un questionnaire soumis à 130 000 personnes. Ces approches statistiques ont donc acquis leurs lettres de noblesse et ont été adoptées dans le monde entier, en Europe notamment, la France étant un des derniers Etats à l’expérimenter. C’est en 1985 que la France s’est intéressée à ce type de recherche : le CESDIP (Centre de Recherche sur le Droit et les Institutions pénales dépendant du ministère de la Justice) a conduit alors la première enquête nationale. Elles sont actuellement faites par l’INSEE sous l’égide de l’Observatoire nationale de la délinquance, instance mise en place en 2003 par le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy.

L’enquête de victimation de 2006 en France : les crimes et délits recensés représentent le tiers de la délinquance réelle

La dernière enquête menée par l’INSEE auprès de 14 000 ménages français, soit 25 000 personnes de plus de 14 ans, a été publiée très récemment, en décembre 2006. Elle porte sur la délinquance de l’année 2005. Ses conclusions sont conformes à toutes les données recueillies à l’étranger et aux précédentes enquêtes françaises. La délinquance est trois fois supérieure aux chiffres officiels enregistrés par les services de police et de gendarmerie. 3 775 000 plaintes et déclarations recensées cette année-là or, selon l’enquête de victimation, plus de neuf millions d’atteintes aux biens ont été commises et près de quatre millions de personnes ont déclaré avoir été victimes d’au moins une agression. Douze millions de faits de délinquance au total : trois fois plus ! L’écart avec les statistiques officielles varie d’ailleurs selon le type de délinquance. S’agissant des atteintes aux biens, (vols, dégradations...), deux millions ont fait l’objet d’un dépôt de plainte sur les 9 millions estimés par l’enquête de victimation. Les victimes réagissent en fait en fonction de la gravité du préjudice et des possibilités d’indemnisation. Ainsi, si moins d’un quart des faits donne lieu à une plainte, les vols de voiture, eux, sont déclarés à 90 % et les cambriolages à 70 % car ils déclenchent des mécanismes d’assurance. S’agissant des atteintes aux personnes l’écart est tout aussi considérable : moins de 30 % des violences physiques (en dehors des vols) sont connues des services de police ou signalés à eux.

Un bilan flatteur, selon le candidat Nicolas Sarkozy

Ce préliminaire fondamental étant posé, il faut bien se tourner vers les statistiques officielles avec toute la prudence qui est donc de mise. Il ne s’agit en aucun cas de jeter par dessus bord ce travail de comptage officiel mais d’avoir conscience qu’il reflète avant tout le travail des services d’enquête et qu’il peut être grandement amélioré. Les 3 725 000 faits de délinquance comptabilisés 2006 s’inscrivent dans une politique particulière d’utilisation des forces de l’ordre et doivent être discutés dans ce cadre-là, sans plus.

Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, pendant près de quatre ans (du 7 mai 2002 au 31 mars 2004 puis du 31 mai 2005 à mars 2007) ,présente, comme candidat, un bilan qui se veut évidemment avantageux. Qui n’en ferait autant ? Là, il n’est pas question de rupture. Le candidat défend son action et le bilan est simple. Il a été dressé solennellement lors d’une conférence de presse par le ministre -ou le candidat - le 11 janvier 2007. La délinquance augmente quand la gauche est au pouvoir, 17,8% entre 1997 et 2002. Elle baisse sous sa férule : - 9,4%. 17,8%, c’est beaucoup au passif de la gauche. Plus que ce que les policiers eux-mêmes annonçaient le jour même : +16,26% de 1997 à 2001. Plus que ce qu’il écrivait lui-même un an plus tôt : « la délinquance avait progressé de 14,5 % entre 1999 et 2002 ». En prenant la bonne année, on arrive toujours à améliorer sa démonstration. Nicolas Sarkozy donc est arrivé et la délinquance a immédiatement reculé. Un million de victimes doivent lui en rendre grâce. Les chiffres sur lesquels il s’appuie sont les suivants

Total des crimes et délits en millions 
1996 : 3,556 
1997 : 3,493 
1998 : 3,565 
1999 : 3,568
2000 : 3,771 
2001 : 4,061 
2002 : 4,114 
2003 : 3,975 
2004 : 3,825 
2005 : 3,775 
2006 : 3.725
Source : ministère de l’intérieur, Documentation Française

Pour apprécier l’argument, il faut évidemment toujours garder en mémoire l’écart considérable entre la criminalité réelle et la criminalité officielle mais il faut aussi se pencher sur ces chiffres officiels-là publiés régulièrement par le ministère de l’intérieur pour en apprécier l’évolution : correspond-elle vraiment à ce qui est annoncé par le ministre-candidat ?

Les violences : une hausse continue, 13,9% dans les cinq dernières années.

Dans un rapport publié récemment (novembre 2006), l’Observatoire National de la Délinquance aligne tranquillement des chiffres tragiques : les actes de violences contre les personnes officiellement recensés continuent d’augmenter depuis que Nicolas Sarkozy est ministre de l’intérieur. L’accroissement est continuel depuis 1996 (date du début de l’étude). Et rien n’a changé à compter du 7 mai 2002.

Actes de violences(en milliers) 
1996  : 228 
1997 : 245 
1998 : 257 
1999 : 281 
2000 : 316 
2001 : 362 
2002 : 381 
2003 : 389 
2004 : 392 
2005 : 411
Source, ministère de l’intérieur, Observatoire National de la Délinquance

En cinq ans, de l’aveu même du ministère de l’intérieur, les violences physiques ont augmenté de 13,9% (conférence de presse du 11 janvier 2007). 434 183 actes de violences volontaires à l’intégrité physique en 2006, soit environ 50 000 victimes de plus qu’en 2001.

On a vu que victimes ne signalent que 30% des violences qu’elles subissent. Mais notons que cette criminalité est plus difficile à maquiller que les atteintes aux biens. Quand une personne vient se plaindre avec des blessures, un certificat médical, il est évidemment plus difficile de laisser dormir le dossier et de ne rien faire. De plus, l’opinion publique est particulièrement sensible à cette criminalité-là : il est difficile de lui faire croire n’importe quoi. Nous vivons dans une société violente. Qui oserait dire que cette violence là diminue ? Le candidat Nicolas Sarkozy n’ose pas le dire mais il a proposé successivement plusieurs analyses du phénomène qui lui permettent néanmoins de faire l’éloge de son action. Sa première argumentation est simple. Les violences se partageraient pour moitié entre les violences familiales et les violences crapuleuses. La hausse statistique résulterait d’une augmentation du dépôt de plaintes en matière de violences conjugales, domaine où il a mené une politique vigoureuse qui expliquerait le surcroît de plaintes [1]. Le mensonge est là aussi énorme et ne résiste pas à un début d’analyse. L’autre argumentation, moins fantaisiste, a été avancée lors de la conférence de presse du 11 janvier 2007. Il est expliqué que l’accroissement des violences tient en fait à l’augmentation d’une partie d’entre elles : les violences non crapuleuses, les violences qualifiées de « gratuites ».

Les plaintes pour violences conjugales n’expliquent pas l’augmentation des plaintes recensées pour violences.

Si l’on prend les statistiques officielles publiées par le ministère de l’Intérieur [2], la répartition de ces infractions de violence n’a aucun rapport avec ce qu’avance le ministre. Pour 2004, on compte 339 882 faits d’atteintes aux personnes. Elles se répartissent comme suit :

Total atteintes aux personnes = 339.882 (100%)
Homicides et tentatives = 2.097 (0,62% )
Coups et blessures volontaires = 137.864 (40,56%)
Autres (menaces, atteintes à la dignité...) = 103.530 (30,46%)
Atteintes aux moeurs (viols, harcèlements, agressions sexuelles) = 43.836 (12,90%)
Infractions contre l’enfant et la famille = 52.555 (15,46%)
Source : ministère de l’Intérieur, Documentation Française

Les violences conjugales ne sont pas répertoriées spécifiquement. Mais on voit déjà qu’elles ne peuvent représenter qu’une part assez faible du total des violences. Pour avoir une vision plus précise il faut se référer à une étude spécifique publiée par l’OND en 2006 : « éléments de mesure des violences entre conjoints » [3]. Cette étude est menée à partir des faits officiellement constatés par les services de police et de gendarmerie Les violences entre conjoints, pour l’année 2004, se montent à 34 848 violences non mortelles et 162 violences mortelles, soit 10,3% seulement des 339 882 atteintes aux personnes recensée. Or ces chiffres n’ont pas varié par rapport à 2003 où l’on comptait 34 721 violences non mortelles et 180 violences mortelles. Il ne s’agit donc pas de la moitié des atteintes aux personnes et il n’y a pas eu d’augmentation des plaintes.

Il est donc grossièrement faux d’affirmer qu’un traitement policier amélioré des violences conjugales explique l’augmentation des faits de violence officiellement répertoriés. Dans ce domaine tout reste d’ailleurs à faire. Plusieurs lois ont été votées ces dernières années aggravant les peines pour ce type de violences ou permettant d’éloigner le conjoint violent en cas de procédure de divorce. Mais il faut une action de bien plus grande ampleur pour tenter de freiner cette délinquance complexe et particulièrement grave. Le Collectif national pour les droits des femmes qui organisait en décembre 2006 au Sénat un colloque auquel nous étions invités propose une politique plus vaste mobilisant l’ensemble des pouvoirs publics et qui ne repose pas sur plus de répression, plus de prison pour les conjoints violents. Si les femmes battues saisissaient toutes la justice, celle-ci serait noyée sous un flot de plaintes : il faut donc trouver d’autres solutions totalement novatrices qui passe avant tout par de vigoureuses actions de prévention notamment auprès des jeunes.

Les violences soi-disant « gratuites ».

Nicolas Sarkozy lors de sa conférence de presse de janvier 2007, reconnaît qu’une partie des violences augmente. Ce qu’il appelle les violences « gratuites ». Elles se décomposent, dit-il, en « deux sous-ensembles : les violences à dépositaires de l’autorité publique... et les violence de la sphère privée, qui vont de l’altercation entre automobilistes aux mauvais traitements à enfants ». Pour expliquer cet échec, son explication est double. En ce qui concerne les violences à dépositaires de l’autorité publique, il affirme que l’augmentation traduit « une agressivité renouvelée à l’égard de tous ceux qui représentent l’ordre public en même temps que l’engagement supplémentaire des forces de l’ordre ». On ne peut que déplorer un tel accroissement. Mais l’explication du ministre de l’Intérieur est un peu courte. On peut légitimement se demander si cette agressivité n’est pas dûe à une utilisation maladroite de la police et à la dégradation progressive des relations entre les forces de l’ordre et les jeunes. S’agissant des violences relevant de la sphère privée, Nicolas Sarkozy se contente de remarquer qu’il « n’est pas aisé pour la police de faire de la prévention à domicile », remarque qui relève d’une conception consternante et de la prévention et du rôle de la police.

Les causes réelles de l’augmentation de la violence

Nous dépassons là, largement, les problèmes statistiques. Il ne s’agit plus simplement d’un comptage ou d’une évaluation mais d’une interprétation. D’où vient la violence ? Cette question peut être posée à plus d’un spécialiste, du psychanalyste au sociologue en passant par le médecin. Les réponses dépendent évidemment beaucoup des options politiques, philosophiques ou religieuses de chacun. Encore faut-il rester quelque peu cohérent dans ses explications, ce qui n’est pas le cas de Nicolas Sarkozy. En effet, lorsqu’il arrive à faire baisser les chiffres d’une délinquance, il s’en attribue immédiatement le mérite. Lorsqu’il n’y arrive pas, assez curieusement, il a recourt à des explications qui d’ordinaire suscite chez lui colère ou sarcasmes : face aux violences contre les personnes qui augmente il ose dire : « hélas ! Ces violences aux personnes sont devenues, sous diverses formes, un phénomène de société » (discours au Sénat le 13 septembre 2006). Tiens ! Y aurait-il des causes sociales à la délinquance ? Peut-être cette pirouette devrait-elle inciter le ministre à plus de modestie. L’origine de la violence ne se trouve pas en un lieu unique, ni dans le seul individu, ni dans la seule société. Ce n’est évidemment pas le ministre de l’Intérieur qui, à lui seul, fait baisser la violence.

Les atteintes aux biens

Les atteintes aux biens officiellement répertoriées par le ministère de l’Intérieur traduisent une évolution moins simple que celle proposée par Nicolas Sarkozy. Là encore, il faut se rapporter à l’analyse de l’OND dans son étude publiée fin 2006. Depuis 1996, l’évolution est la suivante.

Atteintes aux biens (en millions) 
1996 : 2,765 
1997 : 2,685 
1998 : 2,758 
1999 : 2,717 
2000 : 2,821 
2001 : 3,064 
2002 : 3,059 
2003 : 2,882 
2004 : 2,709 
2005 : 2,634
Source, ministère de l’Intérieur, Observatoire National de la Délinquance

La lecture de ces chiffres est simple. Les atteintes aux biens recensées par la police ont connu en 2001 et 2002 une augmentation réelle. Pour le reste nous sommes, depuis 10 ans, dans une fourchette variant entre 2,6 et 2,8 millions de faits ce qui reflète une certaine stabilité de cette délinquance officiellement répertoriée. Que s’est-il réellement passé en 2001/2002 ? Personne pour l’instant n’a proposé d’analyse sérieuse du phénomène. De tels pics de criminalité existent depuis un quart de siècle. Quiconque a étudié un peu l’histoire de la délinquance (globale) constatée depuis 1950 sait que les chiffres ont fortement progressé essentiellement à compter des années soixante (à population constante) sur une quinzaine d’année, communication à l’Académie des Sciences, octobre 2006 [4]. Le taux de criminalité pour 100 000 habitants a fortement progressé, passant de 10-20 ‰ à 70-80 ‰. Mais depuis de début des années 80, le taux de criminalité constatée reste stable mais connaît régulièrement des pics. De 1982 à 1985, de 1991 à 1994 et donc de 2001 à 2003. Cette évolution cyclique est reconnue par tous les spécialistes.

Dire que la gauche est responsable de cette dernière augmentation-là et que l’arrivée de la droite et plus particulièrement de Nicolas Sarkozy explique le retour aux chiffres habituels relève de la plaisanterie, d’autant que les chiffres qu’il avance, nous allons le voir, sont manipulés. En fait, la baisse récente de la délinquance de l’atteinte aux biens constatée en France correspond à une évolution dans toute l’Europe. Elle n’est pas l’apanage d’un ministre français, belge ou autrichien. On constate moins de vols de voitures, moins de vols dans les magasin mais cette décrue est due à une amélioration des systèmes de protection. Sous la pression des assurances notamment, les constructeurs de voiture ont créé et développé des systèmes d’alarme, les magasins ont mis au point des systèmes de vidéo-surveillance perfectionnés. Entre 2000 et 2003, les vols de voitures ont diminué de 18% en France, de 17% en Finlande, de 33% en Belgique, de 25% au Danemark, de 14% en Allemagne et de 16% au Royaume Uni...

Les statistiques officielles manipulées : un demi-million d’infractions à la trappe.

Ce bilan flatteur de l’action d’un ministre est faux. À plus d’un titre. Un rapport établi par les trois inspections générales (administration du ministère de l’intérieur, police nationale et gendarmerie) en décembre 2005 mais non publié par le ministre de l’intérieur - on comprend pourquoi - recense les différentes causes de manipulation des statistiques policières [5].

 La disparition statistique. On a du mal à le croire mais il suffit de se rendre dans un commissariat pour comprendre. Nombre de personnes qui veulent déposer plainte sont tout bonnement découragées de le faire. Au mieux, on établit une main courante. « La propension des services à ne pas systématiquement prendre de plaintes pour des faits apparemment avérés » permet de faire baisser les statistiques. En 2004, « plus d’un demi-million de faits commis (et de tentatives) de vols, de vols avec violence et de violences physiques contre les personnes, bien que signalés aux services compétents, n’ont pas été enregistrés comme plaintes ». Les chiffres de la délinquance ont été ainsi sous-estimés de 13% en 2004. Ce demi-million de faits ont basculé sur les mains courantes : ces registres tenus dans les commissariats pour relater des événements mineurs, de menus incidents qui ne sont pas susceptibles de poursuites pénales. Le rapport fait état de la disparition statistique de « près d’un quart des vols et tentatives de vols, soit près de 400 000 faits, près d’un tiers des violences physiques, soit plus de 92 000 faits et près d’un quart des vols avec violence, soit plus de 36 000 faits ».

 Les causes de cette disparition : les pressions du ministre de l’Intérieur pour améliorer les statistiques. Le rapport est tout à fait explicite sur les causes de cette disparition : il s’agit tout bonnement d’une manipulation permettant de faire baisser l’image officielle de la délinquance. L’existence de « pareilles dérives » provient notamment de « la pression exercée sur les services en matière de statistiques de la délinquance ». On ne peut être plus clair ! Il suffit de s’entretenir un instant avec un policier en France pour comprendre que cette pression est colossale, à tous les niveaux, de haut en bas de la hiérarchie policière.

Où est passé le rapport ?

Lors de l’émission Ripostes, le 10 décembre 2006, sur France 5, nous avions interpellé le ministre sur l’existence de ce rapport des inspections. Après avoir fait l’étonné et feint de croire qu’il n’existait pas, Nicolas Sarkozy nous avait promis de nous le faire parvenir [6] J’avais fait part de mon scepticisme, soulignant que je n’étais pas le seul à l’espérer et qu’il ferait le bonheur de beaucoup de journalistes. Apparemment le ministre a, depuis lors, été trop occupé pour tenir sa promesse mais tout porte à croire, qu’après son départ du ministère de l’Intérieur, son successeur se fera un plaisir de faire resurgir ce rapport.

La pression exercée sur les services en matière de statistiques : la culture du « résultat »

La formule soigneusement soupesée utilisée par les services de l’inspection - « pression exercée sur les services en matière de statistiques » - se comprend très aisément lorsqu’on se rappelle la stratégie du 3+3 fièrement prônée par le ministre de l’Intérieur convoquant chaque mois les bons préfets et les mauvais préfets. On imagine aisément ce genre de réunions, la félicitée des premiers de la classe et l’angoisse des petits derniers. On imagine encore plus facilement comment cette « culture » a pu se transmettre du haut en bas de la hiérarchie policière, dont on sait qu’en temps ordinaire elle est déjà pour le moins rigide, des commissaires aux officiers puis aux gardiens de la paix. Le mot d’ordre permanent est donc de faire baisser à tout prix les statistiques, l’obsession perpétuelle la diminution des crimes et délits enregistrés. Concrètement, comment faire ? Recueillir le moins de plaintes possibles, s’en tenir si possible à des main-courantes, renvoyer le plaignant vers un autre service, ce qui n’améliore évidemment pas la qualité du service ni les relations avec la population. Ou tout simplement truquer purement et simplement les statistiques. Peu de policiers osent évidemment l’avouer publiquement. Mais personne ne conteste ces témoignages anonymes faute d’être courageux, comme celui d’un commissaire de banlieue : « quand une bande fait une descente dans un parking et casse 30 voitures, on devrait faire 30 procédures, une par véhicule dégradé. En fait, pour alléger les stats, il suffit de tout rassembler dans un seul fait, et la délinquance baisse » [Le Nouvel Observateur, 11 janvier 2007, p. 20]].

Le paradoxe est qu’il faut parallèlement multiplier les interpellations et les gardes à vue pour démontrer que les policiers sont actifs et efficaces. Le nombre de mis en cause doit donc croître. A cette pression permanente est venue s’ajouter la carotte des primes « au mérite », individuelles et collectives dont les critères d’attribution ne brillent pas par la clarté.

Les effets pervers de cette politique sont connus. La police recherche les infractions les plus faciles, celles qui permettent facilement des faire des « crânes », qui ne nécessitent pas d’investigations trop longues et qui améliorent sans coup férir le taux d’élucidation. Que trouver de mieux qu’une interpellation pour usage de haschisch qui est élucidée immédiatement, automatiquement même ? Il ne s’agit évidemment pas d’accuser les policiers eux-mêmes de telles pratiques. Après un premier temps de séduction, le désenchantement s’est installé et « l’obsession statistique » est aujourd’hui dénoncée par des syndicats devenus de plus en plus rebelles.

Le comble du ridicule a été atteint à la fin de l’année 2006 lorsqu’il a fallu démontrer aux Français que le nombre de voitures incendiées était en baisse. Le ministre de l’Intérieur n’a pas hésité à inventer la nouvelle catégorie statistique des « incendies par propagation ». N’étaient officiellement comptabilisées que les voitures incendiées directement : là le chiffre baissait effectivement. Mais dès lors que le feu avait eu la maladresse d’atteindre un véhicule avoisinant, nous n’étions plus dans la criminalité ordinaire, en tout cas plus dans la statistique officielle. Le tour était joué.

En finir avec les manipulations : une institution indiscutable qui remplacerait l’OND et verrait sa mission élargie. L’appel des 115.

Le 25 février 2006 nous étions 115, chercheurs, sociologues, criminologues, enseignants, médecins, psychologues, magistrats, avocats... à signer un appel demandant que soit créée une structure multidisciplinaire d’études et de recherches sur les infractions pénales, leur prévention, leur sanction et leur réparation. L’un des buts de cette structure devant être de « participer à l’information de l’ensemble des citoyens ». Plusieurs parlementaires ont depuis lors signé ce texte  [7].

Les constatations que nous venons de faire expliquent le besoin urgent d’un tel organisme indépendant chargé d’apporter un éclairage propre. La délinquance fait nécessairement l’objet d’interprétations mais aussi de manipulations à visée politique et électoraliste. Il ne s’agit pas de se substituer aux politiques. Ils ont, de toutes façons, le droit et le devoir de s’intéresser à la criminalité et de définir une politique de sécurité. Les électeurs en sont juges. Mais par-delà ce débat, quel que soit son niveau, une démocratie s’honorerait à posséder un organisme de référence regroupant les plus hautes autorités en la matière. Les querelles de statistiques doivent cesser. L’Observatoire National de la délinquance créé en 2003 est un bon début mais il n’apporte qu’une réponse partielle et, de plus, son rattachement au ministère de l’Intérieur pose problème. Développer et animer la recherche en liaison avec l’étranger, définir de nouveaux outils statistiques incontestables, sont des missions indispensables. Mais l’essentiel est dans l’information du public. Un immense travail pédagogique est à faire. A partir de zéro. Peut-être même d’en dessous de zéro. Car il faut avant tout désapprendre une série de mauvaises habitudes. La lutte contre l’insécurité est en priorité un combat à mener sur le terrain. Mais elle ne peut être fondée sur des peurs irraisonnées, des estimations erronées ou des idées faussement simples. Il existe un savoir sur la criminalité et son traitement ; il est encore maigre mais ce que les sciences de l’homme ont accumulées depuis deux siècles ne doit pas rester la propriété d’une élite. Il sera impossible de progresser vers une approche plus intelligente et plus démocratique de la sanction si nous en restons à un niveau de réaction primaire fondée sur l’ignorance et la peur. Supposons qu’au prochain meurtre commis par un criminel sexuel, Patrick Poivre d’Arvor, après avoir obtenu du prochain ministre de l’intérieur la promesse d’une nouvelle aggravation des peines, annonce le sujet suivant. « Nous allons maintenant passer la parole au président du Conseil national de Politique Criminelle. Pourriez-vous nous dire rapidement les caractéristiques et l’importance de cette délinquance-là et nous préciser quels sont les moyens dont dispose la France ou d’autres pays pour lutter contre elle ? »

Mais le débat ne deviendra sérieux qu’une fois le rôle du ministère de l’Intérieur remis à sa vraie place dans la lutte contre la délinquance. Les forces de l’ordre ont certes un rôle essentiel dans cette lutte. Leur action, leur présence joue un rôle dissuasif majeur et les enquêtes qu’elles mènent sont décisives. Mais, pour autant, la police n’est pas la seule à pouvoir influencer le phénomène criminel, loin de là. Dans une vision simpliste de la délinquance où seuls comptent la peur de la sanction, la présence du gendarme ou l’exemplarité de la peine, il est cohérent de penser que l’action de la police peut, à elle seule, faire reculer la délinquance. Mais la vie est un peu plus compliquée et les circonstances du passage à l’acte infiniment plus difficiles à cerner. De multiples facteurs influent sur l’évolution de la criminalité. Les lois sociales, l’activité économique, la politique de la ville, le contexte éducatif, la politique de santé... Tous les responsables de ces secteurs d’activité peuvent et doivent revendiquer un rôle. La criminalité n’est pas un produit boursier. On peut admettre qu’un chef d’entreprise, un directeur de société affirme : « nous augmenterons notre chiffre d’affaires de 2% en 2007 », ou « nous réduirons notre frais généraux de 2% ». Il est dommage qu’un ministre de l’Intérieur puisse affirmer sans aucun haussement d’épaule dans la salle qu’il demande en 2007 à la police de faire baisser la délinquance de 2% et de faire passer le taux d’élucidation à 35%. Ce qui est en cause ce n’est même plus la qualité du thermomètre, c’est la compréhension de la maladie. Il y a peu de chance, dans cette hypothèse, que le malade y trouve son compte.

Notes:

[1] “Les violences aux personnes se divisent en deux, les violences dites crapuleuses, violences quand on fait un
braquage ou un viol, et les violences dites intra-familiales, 5% chacune (en fait 50%). Les violences crapuleuses ont diminué depuis 2002, vous le savez aussi, et celles qui ont augmenté ce sont les violences intra-familiales, violences extrêmement préoccupantes. La question que je me pose, Monsieur le Président, et je le dis en toute humilité, est-ce que les violences faites aux femmes ont-elles augmenté ou est-ce que, heureusement, les femmes victimes aujourd’hui osent porter plainte alors qu’il y a trente ans ou quarante ans elles n’osaient pas porter plainte et c’est ma seule remarque. Je veux dire d’ailleurs une chose c’est que j’ai changé la législation parce que une femme victime de son bourreau et peu lui importe que le bourreau soit le mari ou le conjoint, devait quitter le domicile conjugal la nuit avec les enfants, j’ai fais en sorte que dorénavant c’est le bourreau qui devra quitter le domicile conjugal”. Emission Ripostes France 5, 10 décembre 2006

[2] Aspects de la criminalité et de la délinquance constatées en France en 2004 par les services de police et les unités de gendarmerie, La Documentation Française, PARIS 2005

[3] “Éléments de mesure des violences entre conjoints” , Valérie BONVOISIN, OND, 2006

[4] Alain BAUER, “c’est en 1964 que la criminalité en France va prendre son essor”, communication à l’Académie des Sciences, octobre 2006

[5] L’Express du 18 mai 2005, Le Canard Enchaîné du 24 mai 2005, Le Nouvel Observateur, 11 janvier 2007

[6] “un rapport sur quoi ?... je vous garantis que si vous voulez ce rapport, je vous le communiquerai”. Emission Ripostes France 5, 10 décembre 2006

[7] Nous avons signé cet appel et proposé dans notre ouvrage “Traité de démagogie appliquée” (Michalon 2006) de créer un “Conseil National de Politique Criminelle” chargé d’une mission de recherche et d’information